L`usage de psychotropes en free-party : désordre ou critique ?

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L`usage de psychotropes en free-party : désordre ou critique ?
Emmanuelle HOAREAU
L’usage de psychotropes en free-party :
désordre ou critique ?
Emmanuelle HOAREAU
Étudiante en DEA de sociologie à Aix-en-Provence,
Émail : [email protected]
Résumé – Cette recherche repose sur mon expérience personnelle des freepartys : ce qui m’intriguait était l’aspect répété de la pratique des états de
conscience modifiés dans un espace-temps ritualisé, bien qu’étant stigmatisée car induisant des modifications physiologiques et psychologiques
plus ou moins importantes et réversibles chez les individus. Le problème
était de savoir si les free-partys, en rassemblant plusieurs centaines ou
milliers de personnes autour de l’accès à un état modifié de conscience,
favorisent l’adoption d’un mode de consommation régulier, voire exponentiel de substances psychotropes, hors de tout contrôle social et policier. Or, dans le discours des teufers, la pratique de modification de l’état
de conscience est surtout une composante de la fête, et non un but en soi.
La pratique prend sens par rapport à l’éventualité des risques elle même :
ses significations sociales se distribuent sur deux axes socio-anthropologiques, le rite ordalique et le rite initiatique.
Abstract – This research is inspired by my personal experience of freepartys : what interested me was the practice of altered states of
consciousness’s repeated aspect in a ritualized time-space, although it’s
stigmated because it induces physiological and psychological modifications, more or less important and lasting. The question was to know if
free-partys, gathering hundreds or thousands people around the access to
altered states of consciousness, incite people to adopt a regular
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consumption, or an increasing consumption of psychotropes substances
out of all social or police control. But in the teufers’s speech, the practice
of altered states of consciousness is chiefly one feast’s component, and not
a purpose. The practice get signification related the risk’s contingency :
its social significations distribute itselves over two anthropologicals axis,
the ordalist rite and the initiatic rite.
Mots clés – Rave – Milieu festif – Psychotropes – Consommation – Rite –
Ordalie – Initiation – Bad trip – État modifié de conscience.
Ma démarche a donc consisté à passer de la « participation observante » à
l’observation participante1 afin de saisir les significations et les représentations de la pratique festive des états de conscience modifiés dans les free partys.
L’observation s’est attachée principalement aux interactions, aux attitudes et
aux conversations collectives avant, pendant et après la free-party. Cette enquête a été réalisée dans l’intention de restituer des savoirs propres aux teufers
et ravers sur les états modifiés de conscience (EMC) et de mettre en mots une
expérience sociale trop souvent interprétée comme une volonté de rupture avec
la société, et comme la satisfaction d’un plaisir égoïste.
Présentation de la recherche
L’ambivalence de la pratique
L’enjeu était de comprendre les effets de la répétition des EMC sur la vie quotidienne des teufers, tant d’un point de vue physique que de la définition de
leur identité et de leur position dans la société. Nombre de recherches en sciences sociales et humaines ont interprété cet aspect répétitif comme la mise en
1 Le passage de la participation observante à l’observation participante n’est pas facile et sa
valeur épistémologique est équivoque. Certes, la modification de l’état de conscience peut
être un moment privilégié pour mettre en œuvre un raisonnement qui ne soit ni cartésien ni
rationnel, mais analogique, comparatif et déductif : le déconditionnement social et culturel
opéré par les psychotropes permet de comprendre autrement les faits observés in situ en
relation avec les logiques à l’œuvre dans la société globale. Mais ce déconditionnement laisse
aussi une place prépondérante à l’imagination du chercheur qui, au départ « sociologique »,
peut devenir fantaisiste et égocentrique… Cependant l’expérience d’un rapport au monde où
l’imaginaire, la culture générale et les représentations personnelles sont inextricablement
liés dans l’observation et l’analyse de la ‘réalité’, m’a convaincue que l’objectivité, non
seulement est illusoire, mais, de plus, ne suffit pas à elle seule à expliquer une expérience
sociale – d’autant plus lorsqu’il s’agit de celle de la modification de l’état de conscience.
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œuvre d’un rite ordalique. Mais dans le discours des teufers la pratique de la
free-party, recouvre une signification festive et hédoniste. En outre, la majeure
partie d’entre eux a déjà une expérience du cannabis et de l’alcool, en connaît
les risques physiques, psychologiques et sociaux qui leur sont liés, et a constitué peu à peu un savoir expérimental et « théorique » sur les différents produits
à partir de ces substances. En fait, tout se passe comme si c’est l’éventualité du
risque lui même – et non son déni — qui donne sens à l’expérience : quelle
représentation les teufers ont-ils des dangers liés à l’utilisation de substances
psychoactives ?
Pour Martine Xiberras, la prééminence des représentations individuelles
de l’usage des psychotropes sur les effets neurophysiologiques de l’intoxication contraint à parler d’« ambivalence de l’intoxication volontaire », — et
non de « conduite à risque » – et à repérer deux tendances symboliques dans la
pratique : l’une est dionysiaque, vise la démultiplication de son rapport au réel ;
l’autre est ordalique, cherche le passage à un autre état de soi – la mort ou la
régénérescence.
La première est incarnée par les hippies : les substances sont un outil,
conduisant à la transe, et à une meilleure connaissance de soi. La pratique
s’inscrit dans un projet de changement de la société : aussi les quantités, les
types de substances et le rythme de consommation individuels font l’objet en
permanence d’un autocontrôle2 personnel et d’un hétérocontrôle par le groupe.
Mais pour les punks, après la défaite des idéaux révolutionnaires, la pratique
se radicalise. Les substances doivent apporter l’extase, et détruire la part sociale en soi, préalable nécessaire à l’avènement d’une autre société et d’un
autre Humain. Le décontrôle des quantités, des rythmes, du cadre de la prise et
du choix du produit doit favoriser le passage à une autre identité personnelle.
La répétition de la pratique n’a pas seulement un sens mortifère : elle peut
aussi constituer une source d’apprentissage des EMC et de redécouverte de soi
2 « Le contrôle » vise la maîtrise de la pratique par la sélection des substances consommées et
la régularité des quantités, des rythmes, des modes et des contextes de prises, afin d’en limiter les effets négatifs – physiques, psychologiques ou sociaux. Ce contrôle s’inscrit dans un
discours de justification de la pratique et mobilise des valeurs, des normes et des représentations, collectives et individuelles, auxquelles le sujet a été socialisé, non seulement au sein de
son groupe de pratique, mais aussi dans les autres sphères de sa vie sociale. L’autocontrôle,
c’est l’exercice d’un contrôle de l’individu sur lui-même – notamment à travers le choix des
produits, des fréquences, et des circonstances de prises – ; l’hétérocontrôle, c’est celui du
groupe sur les pratiques individuelles de ses membres. Celui-ci est mis en œuvre au moyen
de différents procédés : le choix et l’achat collectif des substances, leur prise collective, les
réflexions directes aux personnes sur leur choix des produits ou des modes de prises, ou sur
les effets de leur pratique sur leur vie personnelle et leur entourage, la définition d’un cadre et
d’un sens collectif de la pratique stigmatisant l’usage individuel et solitaire. Ce sont deux
dynamiques qui interagissent dans l’orientation des pratiques individuelles.
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et de son environnement social et naturel. Ce n’est donc pas seulement la connaissance du risque qui oriente la pratique individuelle, c’est la représentation
dionysiaque/ordalique que le sujet a de l’expérience des EMC, soit l’ensemble
des représentations collectives auxquelles il a été socialisé, issues de son groupe
de pratique ou de la société générale.
La préparation au risque de la perte de contrôle
La modification de l’état de conscience peut être découpée en trois phases, que
les ravers ont appris à nommer : « la montée », soit la désorganisation de l’état
de conscience ordinaire, le déconditionnement socioculturel de la pensée et du
comportement ; « le plateau », la réorganisation de l’état de conscience ordinaire autour de repères de l’action et de la pensée modifiés par les substances ;
enfin, « la redescente », la désorganisation de l’EMC et le rétablissement du
rapport socialisé au réel – structuré par des représentations collectives, des
valeurs et des normes acquises au cours de la socialisation.
Martine Xiberras remarque que ce n’est que dans les sociétés modernes
occidentales, que se sont développées des « pratiques d’intoxication volontaire de masse » où les individus risquent réellement leur intégrité physique et
psychologique. Lorsque la pratique est intégrée à la culture d’appartenance et
fait l’objet d’une organisation sociale et symbolique, les individus exercent un
autocontrôle sur leur envie éventuelle de répéter ou d’intensifier l’expérience
parce qu’ils ont été socialisés à ses significations collectives, et donc en même
temps à ses limites telles qu’elles ont été définies par le groupe.
La socialisation du sujet aux effets positifs et négatifs de la modification
de son état de conscience structure son vécu de l’expérience et favorise son
intégration psychologique et cognitive. L’attribution d’un sens à l’expérience
n’est pas laissée à sa liberté d’imagination — ce qui le plongerait dans l’anomie
et pourrait le mener à adopter des conduites mortifères -, mais encadrée par les
représentations collectives qui lui permettent de l’intégrer comme une expérience ordinaire.
Ainsi, le véritable risque couru dans l’usage de psychotropes, n’est pas
tant contenu dans la substance, ou la personnalité du consommateur, que dans
l’absence d’une socialisation préalable préparant au risque spécifique des
EMC : la déstabilisation des repères sociaux de la perception, de la pensée et
de l’action, qui induit plus ou moins une perte de contrôle de la pratique –
rythme et quantités exponentiels. Cette « virtualisation » du rapport au réel
altère la capacité du sujet à comprendre et communiquer avec autrui, et rend
problématique la poursuite de ses rôles sociaux (Verbanck, De Backer, Pelc,
1992). Les teufers ont élaboré une représentation de ce risque : « l’état de
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perche » et désignent les personnes qui se retrouvent momentanément ou
« définitivement » dans cet état comme « perchées ».
La ritualisation de la pratique des états de conscience
modifiés
Afin de prévenir tout risque de perte de contrôle, certaines sociétés ont ritualisé l’expérience des EMC en lui donnant un sens, la modification de l’identité, et des limites, spatiales, temporelles, et sociales — en choisissant les
candidats à l’initiation. La ritualisation repose sur un savoir spécifique aux
EMC mobilisé par un guide pour maintenir un contact physique et cognitif
avec les novices, afin d’orienter leur « voyage » par le rappel des représentations du réel qu’ils connaissent déjà à travers l’histoire et les mythes collectifs
(Perrin, 1989).
Certains rites initiatiques de passage de l’enfance à l’âge adulte utilisent
les substances psychotropes afin de démultiplier l’état de vulnérabilité physique et de sensibilité psychologique extrême dans lequel se trouvent les novices, et de les rendre plus « réceptifs » aux enseignements qu’ils vont recevoir.
Le rite initiatique répète les acquis de la première socialisation qui permettent
de communiquer et d’échanger avec les membres de son groupe d’appartenance ; il renforce, par cette « seconde socialisation », la faculté du sujet à
contrôler ses pensées et ses émotions, et à distinguer entre un rapport socialisé
au réel – structuré par les représentations, normes et valeurs collectives – et le
« réel » tel que son imagination et ses fantasmes peuvent le lui faire voir.
Depuis leur enfance, les novices font l’apprentissage de la signification
initiatique de l’EMC : ils se représentent l’expérience comme un passage unique et obligé pour la totalité des membres de la communauté car elle conditionne l’accès à l’identité et au rôle d’adulte. Le désapprentissage des codes
collectifs de compréhension et de communication du réel – la première phase –
sont interprétés par le sujet comme des signes du changement de son statut et
de ses rôles, à partir desquels sa nouvelle identité pourra être reconnue par son
groupe de pairs – les initiés – et l’ensemble de la communauté ; et lui permettra
de s’inscrire dans l’histoire et l’expérience collectives.
L’expérience représente une étape de formation à la vie d’adulte, et les
substances des liants sociaux entre le sujet et son groupe, entre les différentes
générations et entre pairs. Le rite constitue un dispositif d’intégration et de
cohésion sociales, fonctionnant sur la redécouverte des fondements culturels
de sa communauté et la réaffirmation de son lien à la société. Il fournit un
cadre d’interprétation mystique à la première expérience de modification de
l’état de conscience – l’entrée dans le cycle des morts-renaissances – permettant au sujet de la comprendre, de l’accepter et de l’assimiler.
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Une expérience initiatique ?
Pour Xiberras, l’expérience des EMC contient une signification initiatique intrinsèque, car elle est une initiation à une expérience fondamentale de l’humanité, transversale aux époques et aux sociétés, et s’accompagne toujours de la
socialisation à un groupe et à son système de valeurs et de représentations du
monde.
En free-party, l’usage de psychotropes est avant tout « un rite de participation » (Fontaine, Fontana, 1996) à un événement festif et d’initiation à une
socialité secrète et stigmatisée, dont l’identité se construit autour de la mobilité, de l’autonomie, de la création esthétique et des EMC. La pratique est collective, chacun exerce plus ou moins un hétérocontrôle sur les autres, et la
musique soutient l’autocontrôle des sensations et des effets. Mais, dans les
rites initiatiques traditionnels, des rituels d’incorporation des drogues facilitaient le rétablissement de l’état de conscience ordinaire et confirmaient la
place et le rôle de l’initié dans la communauté au sortir de l’épreuve.
Or, comme dans beaucoup de sociétés modernes, en France, pays à l’héritage cartésien et positiviste, l’expérience des EMC représente une transgression par rapport aux valeurs collectives, et la pratique de la free-party est perçue
comme une tentative d’évasion hors de la réalité, le symptôme d’un désordre
dans la société. Comment à partir de ces représentations collectives négatives,
entamant – au moins temporairement – l’image et l’estime de soi, les sujets
peuvent-ils donner un sens positif à leur expérience de « désapprentissage »
temporaire de façon à ce qu’elle soutienne – et non qu’elle entrave – la modification de leur sentiment d’identité en tant qu’adulte ? Comment intègrent-ils
cette double appartenance, cette alternance entre légalité et illégalité, EMC et
états de conscience ordinaire, entre une socialité déviante et stigmatisée et une
poursuite de leurs rôles sociaux quotidiens, dans la construction de leur identité d’adulte ?
Dans la société occidentale contemporaine, où il existe peu de rites sociaux de changement de statut clairement définis reconnaissant « l’accès du
jeune à la maturité physique, intellectuelle et spirituelle » (Abecassis, 1995),
on assisterait à l’émergence d’un « imaginaire initiatique », qui se répand tant
dans les loisirs que dans le domaine du travail (Le Breton, 2000). Cet imaginaire véhicule des valeurs et des normes incitant les sujets à mettre en œuvre
des conduites d’affrontement réel ou symbolique à la mort, à travers lesquelles
ils donnent sens aux changements survenus dans leur vie quotidienne, modifient et stabilisent leur sentiment d’identité.
Par ailleurs, l’aspect rituel de l’organisation et de l’expérience des freepartys renvoie au phénomène actuel de « ritualisation du quotidien » (Riviere,
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1996), qui repose sur « la volonté de réenchantement perpétuel du quotidien »,
soit la transformation positive du rapport au monde, à l’autre et à soi-même.
Aussi l’objectif méthodologique a été de mettre à jour l’aspect ritualisé de la
free-party, soit « la référence inconsciente à des valeurs et à des symboles
appréciés socialement » (Riviere, 1996) soutenant le sujet dans l’intégration
de son expérience. Les valeurs initiatiques contemporaines permettent-elles au
sujet de donner un sens initiatique à leur pratique festive des EMC et de réduire l’écart normatif et cognitif entre l’expérience sociale de la free-party et
celle de la vie quotidienne ?
Les significations sociales de la pratique
Une seconde socialisation
La free-party mobilise l’imaginaire initiatique contemporain, qui incite chacun à se mettre à l’épreuve physiquement et psychologiquement, comme moyen
de formation à la vie sociale et de maintien dans la socialité. Le risque d’une
perte de contrôle des effets prend ainsi une valeur initiatique :
–
Le mythe de l’aventure (Le Breton, 2000) et la curiosité d’une fête déviante sont les motivations principales à la première sortie en free-party.
Ils incitent aussi les sujets à vouloir repousser leurs limites physiques et
psychiques, et à surestimer leurs forces par rapport aux effets des substances.
–
La construction autoréférentielle du sujet (Ehrenberg, 1999), que traduit
l’absence d’encadrement social et culturel explicite de l’expérience individuelle – à l’inverse des discothèques. Cette valeur est illustrée par la
norme de non ingérence dans la pratique d’autrui, tant qu’elle ne met pas
en danger son intégrité physique et psychologique ou celle d’un autre.
Mais elle évacue le problème de la méconnaissance de soi, des produits et
de sa réaction spécifique au (x) produit(s) des utilisateurs et court-circuite
la transmission des savoirs entre pairs.
–
Le réenchantement du monde (Riviere, 1996), qui stimule l’imaginaire et
oriente positivement le vécu et l’interprétation des effets. Mais cette valeur peut aussi favoriser chez certains, le désir de répéter ces expériences
de « réalité virtuelle », jusqu’à construire une représentation onirique ou
délirante de la réalité, allégeant le poids des incertitudes quant à son identité et à sa future place dans la société.
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La pratique est aussi socialisante : en modifiant leur état de conscience,
les ravers cherchent à atteindre un état de déconditionnement social et culturel
de la pensée, pour stimuler et faciliter la communication avec l’autre. Le terme
de « free » renvoie à l’idée que l’appartenance sociale et culturelle n’est plus
un critère pertinent dans la communication avec autrui ; la construction de
nouvelles relations repose sur le partage d’émotions, de sensations, de valeurs,
d’idées. À travers l’expérience de la fusion sur le dance-floor, le système de la
donation, le troc et le partage de substances – psychoactives ou non –, le soutien moral d’un inconnu lors d’un bad trip3, les ravers (re) prennent conscience
de la fonction qui est au cœur du lien social : l’échange. En outre, le partage
d’un secret collectif génère un sentiment d’appartenance et d’obligation entre
pairs ayant suivi la même initiation.
En mettant en œuvre son propre système de don/contre-don, hors du contrôle de l’État, la free-party fait redécouvrir aux teufers certains aspects du
sens et des règles de la communication sociale, matérielle et symbolique : la
reconnaissance sociale de sa place et de son rôle au sein du groupe. De fait, à
l’instar des rites initiatiques, elle confirme au sujet son lien à la société humaine – à défaut de confirmer son lien à sa société d’appartenance. Elle procède ainsi à une seconde socialisation des sujets qui met en valeur l’échange
social et leur permet de trouver des repères esthétiques, idéologiques et éthiques dans les relations à soi, à autrui, à la nature et à l’organisation socioculturelle.
Les valeurs initiatiques contemporaines incitent les teufers à démultiplier
leurs relations à eux-mêmes, à autrui et à l’environnement naturel et matériel.
En cela, elles orientent l’expérience d’EMC dans un sens dionysiaque et positif : en ritualisant les relations entre les participants, la free-party les inscrit
dans l’impératif social de participer matériellement et symboliquement à la
socialité teufeuse en particulier, à la société humaine en général. Elle rend la
pratique des EMC collective et non pas solitaire, et permet l’exercice d’un
hétérocontrôle des pratiques individuelles par le groupe de pairs.
3 Le bad trip peut être défini comme l’envahissement par une sensation et/ou une image de soi,
d’autrui ou de l’environnement, négative et très angoissante, qui génère, sur le moment au
moins, un sentiment de vulnérabilité et de faiblesse face aux « pouvoirs » des substances. Il
peut se traduire sur le long terme par une modification générale – négative ou positive – des
représentations de soi, de l’autre et du monde et une mise en question de sa vie quotidienne,
de son histoire personnelle, de l’organisation de sa société : il n’est pas seulement décrit en
terme d’angoisse irrépressible, mais aussi de révélation, de prise de conscience plus ou moins
supportable.
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Le rôle autothérapeutique de la répétition :
un second apprentissage de l’autocontrôle de soi
(Schott-Billman, 2001)
Sans compter le « couloir de la drogue », la free offre trois espaces entre lesquels les ravers évoluent au gré de leurs envies, de leurs rencontres et de leurs
émotions : le dance-floor, espace de la transe ; le parking, espace de la conversation et de la consommation collectives ; la nature celui de l’introspection, du
repos, de la contemplation et des discussions intimes. Les « allers-retours »
entre ces trois espaces cognitifs différents contraignent les sujets à orienter
leur discours et leur comportement en fonction de la situation d’interaction
dans laquelle ils se trouvent. Ils apprennent ainsi à contrôler certains effets et à
en stimuler d’autres s’ils veulent garder possibles les interactions avec leurs
pairs, et ne pas être désignés comme « perchés ».
De plus, le vécu d’un EMC peut varier qualitativement, pour un même
individu, d’une fête à l’autre, d’un produit ou d’une association de produits à
l’autre, selon les derniers événements de sa vie personnelle, les personnes avec
lesquelles il se trouve, sa santé physique et son alimentation de la journée, la
musique qui est diffusée, le nombre de participants, le lieu et le climat : les
teufers parlent de « paramètres » de l’expérience. C’est donc à travers ce processus permanent de redécouverte de soi, de l’autre et de sa relation à l’autre,
dans de multiples états cognitifs et sensitifs différents, que le sujet améliore la
connaissance qu’il a de lui même et de la façon dont il construit sa relation au
monde.
Le passage répété par l’état de désorganisation-réorganisation
psychophysiologique fonctionne comme un processus d’apprentissage des
modes d’induction et d’autocontrôle de son état de conscience. La transe permet aux ravers d’exprimer corporellement leurs émotions et leurs tensions de
la vie quotidienne, mais aussi de redécouvrir leur corps et les potentialités de
leur psyché à travers la musique et les substances. À l’instar des candidats des
rites initiatiques, ils répètent l’apprentissage primaire chez l’enfant : identification et autocontrôle de ses émotions et des images de soi et du monde, aussi
ambivalentes que l’expérience.
En répétant – parfois de façon hebdomadaire – leur participation à une
socialité stigmatisée et l’abandon de leur identité personnelle au sein d’une
foule, les teufers expriment leur angoisse, au moment d’entrer dans la vie adulte,
quant à la possibilité de se faire une place dans une société « en crise » et
souhaitent voir confirmer la force du lien qui les relie à elle. Or, la fonction
anthropologique de la répétition – notamment dans le rite – est la stabilisation
des représentations de soi et la réduction du sentiment d’incertitude des individus
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quant à leur identité et à leur devenir (Riviere, 1996). Ainsi, la free-party, en
ritualisant l’expérience des EMC et les relations entre pairs, au travers des
valeurs initiatiques, soutient les participants dans la stabilisation de leur
sentiment d’identité. En outre, cette ritualisation permet la constitution d’un
savoir personnel et collectif sur les produits et les EMC et, surtout, la
stabilisation des représentations individuelles et des attentes quant aux effets
des substances, soutenant le sujet dans l’apprentissage de l’autocontrôle de sa
pratique.
Une initiation imaginaire
Le rappel des représentations et les images collectives de la vie ordinaire permettent de vivre l’expérience de façon impersonnelle : elles constituent une
forme de langage grâce auquel le sujet nomme et interprète ses sensations physiques et mentales, et peut contrôler l’angoisse induite par les effets. En freeparty, il n’existe aucune instance chargée de sélectionner les candidats à
l’initiation en fonction de leur maturité physique et spirituelle ; ni aucun guide
– sauf, musicalement, le D.J. – chargé d’orienter la modification de l’état de
conscience vers un ailleurs symbolique familier aux individus mobilisant un
savoir spécifique aux EMC.
L’expérience de la free-party se distingue par l’absence de langage symbolique explicite, d’un univers de représentations et de significations communes, à partir duquel le sujet puisse exprimer ce qu’il a vécu, se faire comprendre
par autrui et interpréter son expérience à l’aune d’une expérience collective.
Aussi, le vécu et l’interprétation des effets dépendent étroitement de son histoire personnelle et de sa situation sociale et affective au moment de l’initiation, et de sa préparation par les pairs aux effets. La plupart des utilisateurs
parlent de « révélation » et d’« apprentissage » et disent ne plus être les mêmes personnes qu’avant l’expérience : la pratique s’est accompagnée d’une
réelle modification des représentations de soi, de sa place et de son rôle dans
la société, voire dans le cosmos en tant qu’être humain ; mais tous les teufers
n’attribuent pas à leur expérience le sens d’une modification de leur identité.
L’absence de cadre social et symbolique explicite nous amène à parler
d’initiation imaginaire : c’est en puisant non pas dans leur apprentissage socioculturel, mais dans la représentation qu’ils ont d’eux-mêmes et dans les
représentations collectives stigmatisantes de l’expérience, que les teufers attribuent un sens et des limites à leur pratique. Aussi, l’expérience est vécue « en
décalage » avec celles de la vie quotidienne : elle est interprétée à l’aune de
représentations collectives pathologiques et mortifères sans rapport avec celles, positives, de la socialité techno. Ce décalage symbolique/sémantique résultant de l’absence de rituel d’incorporation des drogues rend problématique
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le rétablissement des repères ordinaires de la pensée et de l’action dans la vie
quotidienne et la poursuite de ses rôles sociaux.
Cette socialisation centrée autour de l’imaginaire initiatique contemporain banalise la prise de risque – notamment à l’adolescence -, elle en exacerbe
implicitement la valeur comme critère de formation à la vie sociale, mais en
estompe les limites physiques et psychologiques. Cet imaginaire en effet ne
prépare pas aux risques spécifiques contenus dans l’usage de psychotropes, ni
ne s’accompagne d’une explicitation de la signification anthropologique de la
prise de risque comme productrice et modificatrice de l’identité. Aussi, la pratique prend pour certains une signification festive et ludique qui relègue à l’arrière plan la nécessité d’autocontrôle de la pratique.
Les représentations collectives
qui orientent la pratique
Transgression, image de soi, et perte de contrôle
Depuis le Moyen Âge, à la suite de l’Église qui assimilait hérésie et utilisation
de plantes psychotropes, l’État et la science médicale ont participé à la constitution d’un imaginaire mortifère des EMC. L’usage ludique, politique et mystique de certaines catégories de psychotropes – hallucinogènes, délirogènes et
opiacés – est stigmatisé à travers une sémantique démoniaque, mortifère, et
psychopathologique. La disparition du cadre symbolique, mystique des rites
dionysiaques de l’antiquité, thérapeutique des guérisseuses ou idéologique des
« hippies » s’est traduite par une socialisation par défaut à une imagerie occidentale des psychotropes comme véhicules d’extase, d’indifférence au monde
et à soi, de déchéance physique et psychologique.
« Rester perché », c’est perdre les repères de sa pensée et de ses actes, au
point de devenir incapable de communiquer et d’interagir avec autrui. Le terme
est à la fois objectif et stigmatisant : il désigne « l’arrêt » de la conscience dans
un état modifié, et l’incapacité ou le refus du sujet à « redescendre » dans un
état ordinaire. Cette représentation de « l’état de perche » comme le refus ou
l’incapacité à réorganiser son état de conscience renvoie à une représentation
collective des EMC comme l’abandon, à la fois volontaire et induit par les
substances, de son apprentissage et de ses rôles sociaux, mais aussi de son
autonomie de sujet.
De même, le bad trip est induit par le surgissement à la conscience de
représentations collectives de l’utilisateur de psychotropes comme aliéné à son
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produit, perdant au fur et à mesure sa capacité à communiquer et à agir selon
les normes et les valeurs collectives. Il illustre aussi la socialisation des teufers
au langage psychopathologique utilisé dans notre société pour décrire les EMC :
le sujet, vivant les effets comme une désorganisation totale et irréversible de
son être, se croit devenir fou et incapable de vivre en société.
Au sortir de l’expérience, il peut alors construire un rapport ordalique à la
pratique : la substance est personnifiée en un Autre (Valleur, 1989), chargé de
mettre à l’épreuve sa capacité d’autocontrôle et d’interaction avec son environnement. L’angoisse d’avoir « perdu » son autonomie de sujet peut être la
réactivation d’une situation déjà vécue par le sujet, où il s’est senti en insécurité physique et affective, incapable de modifier cette situation. L’expérience
démultiplie un sentiment de vulnérabilité qui le déstabilise d’autant plus et
qu’il interprète comme le signe de son manque de valeur personnelle et d’une
incapacité à mener sa vie. Cette interprétation de type ordalique de l’expérience justifierait alors à ses yeux le décontrôle de son rapport au réel et à soi,
à travers une consommation exponentielle de substances, la mise en œuvre
d’autres pratiques à risque, et l’abandon des cadres sociaux qui définissaient
son identité – d’où la pratique des modifications corporelles – afin de passer à
un autre état de soi.
Cette angoisse d’un désapprentissage irréversible est aussi une réaction
anthropologique à la mort symbolique qu’imposent les psychotropes : soit la
sensation de perdre le contrôle de ce qui fait l’humain, sa conscience (Mac
Kenna, 2000). Alors que la fonction des chants, du décor, des mises en scènes
dans les rites d’initiation aux EMC est de « lier (cette) angoisse existentielle »
par la mobilisation d’un symbolisme et d’une histoire collectifs qui donnent
sens à la désorganisation psychophysiologique – la modification de l’identité
(Sueur et al.).
À l’inverse, les représentations psychopathologiques et stigmatisantes des
EMC entravent la faculté du sujet à distinguer entre sa représentation émotionnelle des effets – la perte de son apprentissage social et de son essence d’être
humain – et la découverte d’un processus psychophysiologique – le
déconditionnement social et culturel de sa pensée. D’autre part, le sentiment
de culpabilité – pas ressenti par tous les utilisateurs – qui résulte de la transgression l’empêche de maintenir une représentation stable et satisfaisante de
soi-même pendant et après les effets, qui le soutiendrait dans la compréhension de son expérience, non comme le symptôme d’une pathologie, mais comme
un simple changement de perspective. Il existe donc un lien étroit entre représentation de soi – positive ou négative – et interprétation de son expérience
personnelle à l’aune des représentations collectives de la société ordinaire :
socialisée, la pratique des EMC en free-party est un outil de stabilisation
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identitaire ; mais elle déstabilise, parfois de façon croissante, ceux qui ne contrôlent pas les images de soi négatives induites par la socialisation à un imaginaire mortifère.
La représentation ambivalente de la pratique des EMC
Les teufers ont une représentation ambivalente des EMC : ils distinguent les
produits plutôt «planants», anesthésiants, dissociant l’esprit du corps et ruinant l’esprit de fête (crack, héroïne, kétamine, protoxyde d’azote…) ; des produits plutôt « speedants », stimulant les sensations, favorisant le dialogue et
l’intercompréhension avec l’autre (cannabis, Ecstasy, cocaïne, speed…). Une
place un peu à part est faite aux hallucinogènes – LSD et champignons, essentiellement –, auxquels est attribuée une signification néo-mystique plus ou moins
explicite. Ainsi, ils différencient les « drogues » créatrices de lien social et
celles qui le détruisent, selon leurs effets sur la communication sociale, tant
matérielle – le partage de substances et des objets de consommation ordinaire
– que symbolique – la participation à la fête, notamment à travers la danse, le
regard et la parole.
Le discours de justification de la pratique des EMC en free-party, est structuré par les deux axes de signification des rites de passage, l’ordalie et l’initiation, et oriente les pratiques individuelles sur un axe sociologique allant de
l’anomie, le décontrôle du rapport socialisé au « réel », à la déviance,
l’autocontrôle de la pratique et son intégration dans un mode de vie, modifiant
le rapport au réel tel qu’il a été acquis.
L’attitude par rapport à la pratique et aux risques qui lui sont liés ne sont
pas les mêmes selon « l’effet principal recherché » (Xiberras, 1989). Certains,
une majorité, se représentent l’utilisation des substances comme une consommation ordinaire, cherchent le plaisir avant tout, hors de tout contrôle social, et
ne s’intéressent pas aux acteurs, à l’éthique et à la pensée du mouvement techno.
Ils ne s’interrogent pas sur la toxicité ou le sens collectif de leur pratique et ne
lui donnent d’autre signification que la rupture avec leur vie quotidienne et la
modification du rapport à soi et à l’autre. Cette signification hédoniste se traduit souvent par une absence de limites à la pratique autres que ses moyens
financiers et la disponibilité des produits, et peut installer le sujet dans une
pharmacodépendance, voir une réalité virtuelle.
Pour d’autres, la pratique devient un repère identificatoire positif : le sujet
inscrit son expérience subjective dans une expérience collective singulière,
distincte de l’expérience collective de l’ensemble de la société, celle, plurigénérationnelle de la contre-culture. La conscience de cette filiation permet de
lui donner le sens positif d’une initiation à la même expérience que les généraPsychotropes – Vol. 9 nos 3-4
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tions précédentes, et de son entrée dans l’histoire collective « souterraine » de
l’occident, et au-delà, dans celle de l’humanité. Souvent socialisés aux « idéologies » alternatives à celles du productivisme et du capitalisme, ceux-là interrogent le sens de la position déviante qu’ils occupent en free-party, et choisissent
d’assumer une identité collective stigmatisée en mettant en œuvre les valeurs
et normes de comportement et de langage acquises en free-party dans leur vie
quotidienne. Pour eux, la pratique festive des EMC joue un rôle structurant
dans la modification de leur identité en tant qu’adulte.
L’orientation individuelle de la pratique dépend de la socialisation du sujet, par des pairs, des proches ou les médias culturels, au sens anthropologique
– initiatique — de l’expérience des EMC, à ses significations culturelles –
mystiques, idéologiques ou thérapeutiques – qu’elle a ou avait dans d’autres
espaces ou époques, et à ses significations sociales aujourd’hui – une forme
festive de participation au réenchantement du monde (Fontaine, Fontana, 1996).
« L’acculturation de la communauté toxique »
(Xiberras, 1989)
La censure idéologique et culturelle qu’ont subie les mouvements psychédélique
et punk, et leur intégration dans les circuits institutionnels et marchands de la
culture ont eu pour conséquence la substitution de la signification à la fois
subversive et mystique de la pratique des EMC par une signification hédoniste
et consumériste, levant toute notion d’autocontrôle. Aujourd’hui, les novices,
non préparés par un discours pratique et symbolique, se représentent la pratique
comme une expérience individuelle, ne nécessitant aucun encadrement
psychologique ou symbolique, mais de la résistance, de l’endurance et de
l’expérience personnelle – autant de normes véhiculées par l’imaginaire
initiatique.
D’autre part, l’expérience se verbalise dans un langage bricolé par les
teufers, mais ne renvoie pas à un système autonome de représentations, de
valeurs et de savoirs issus de l’expérience plurigénérationnelle et festive des
substances psychotropes. Le mouvement ne socialise pas explicitement les
novices aux significations, aux fondements et aux perspectives contre-culturelles alternatives de la pratique des EMC à travers un rite d’accès et de sortie
de la free-party. Ceci rend d’autant plus difficile pour le sujet l’intégration de
cette expérience déviante dans la vie de tous les jours.
La stigmatisation de la pratique et de ses adeptes exclut de fait le mouvement free-party de l’histoire de l’occident, et rend bancale la signification initiatique de l’expérience des EMC en free-party. En outre, les rites d’initiation
aux psychotropes ne sont pas répétés à l’envi des individus et ne vont pas à
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l’encontre de l’organisation du temps et de l’espace social : c’est cette valeur
de première et dernière fois qui confère à l’expérience sa signification de modification de l’identité. La possibilité de répéter sans fin l’expérience des EMC
en free-party a pour double effet pervers d’invalider aux yeux des profanes la
signification initiatique qu’elle recouvre pour les initiés, et d’inciter ceux ci à
multiplier leurs prises pour se confirmer à eux-mêmes la réalité d’une initiation.
La dimension individuelle de l’interprétation de l’expérience se traduit
par un sentiment de décalage entre son expérience individuelle et l’expérience
collective de la société d’appartenance. La dimension transgressive de l’expérience rend impossible sa reconnaissance sociale comme initiatique, et favorise son interprétation par le sujet comme le stigmate d’une incapacité à exercer
un autocontrôle sur soi, interprétation qui peut devenir handicapante dans la
vie de tous les jours si le sujet se croit « perché ».
Conclusion
L’usage de psychotropes et la danse en free-party remplissent une fonction
initiatique et autothérapeutique de stabilisation du sentiment d’identité, soutenant les jeunes dans leur changement identitaire en tant qu’adulte. L’imaginaire de réenchantement du monde occupe une grande place dans les
représentations collectives des teufers ; ils utilisent les substances chimiques
comme des outils chargés de transformer leur relation à soi et au monde et de
modifier imaginairement, au niveau de la représentation de soi, leur identité et
leur place dans la société. Leur pratique des EMC témoignerait plus d’un désir
d’être et de participer différemment au monde, que d’un désir d’oubli de la
réalité et de soi : non par le travail ou l’engagement syndical et politique –
comme à l’époque industrielle –, mais au travers de la création et du partage
d’émotions collectives fortes, hors de toutes contraintes sociales et hiérarchiques entravant la communication et l’échange avec l’autre.
La free-party représente une forme festive de ritualisation de la pratique
dans des espaces temps hors de la vie quotidienne, qui soutient les teufers dans
l’effort de distinction entre EMC et états de conscience ordinaires, et dans le
renforcement de leur capacité à autocontrôler leur comportement, leur discours
et… leur pratique de consommation. Mais l’interprétation de l’expérience des
EMC en free-party est plus de l’ordre de l’imaginaire, des représentations individuelles du sujet et du vécu psychosomatique de l’expérience, que d’un symbolisme collectif explicite reposant sur un savoir spécifique aux EMC qui
encadrerait l’interprétation et définirait les limites de l’expérience.
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La ritualisation initiatique de l’expérience des EMC repose sur une représentation de leur expérience comme fondamentale dans l’histoire de l’humanité, et sur la nécessité de socialiser le désir – et non de le nier — des êtres
humains de modifier leur état de conscience. Le stigmate ressenti par l’usager
de produits psychoactifs, incapable d’exercer un autocontrôle sur les effets,
sur soi et donc sur sa pratique de consommation, semble avoir pour effet pervers de créer chez certains sujets un sentiment de culpabilité et de vulnérabilité
quant au contrôle de leur pratique, leur en faisant perdre réellement le contrôle.
L’usage abusif de psychotropes serait donc aussi le résultat d’une socialisation
à la pratique des EMC intègrant les stigmates qui lui sont associés.
Reçu en juillet 2003
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