Les forteresses, les repaires
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Les forteresses, les repaires
Les forteresses, les repaires Michael Jackson a ses « châteaux », ses thébaïdes, ses forteresses imprenables, comme Louis II de Bavière, sainte Thérèse d’Avila ou le marquis de Sade. Il faudra attendre les accusations de « pédophilie » et les confessions d’anciens domestiques pour aller voir derrière les hauts murs de ses propriétés. Chacune a sa fonction rituelle particulière. Neverland, dans la vallée de San Fernando, au lieu-dit Ancino à l’ouest de Los Angeles, abrite les femmes du clan Jackson – Katherine, sa mère, et ses deux sœurs Janet et La Toya. Les hommes – le père et les frères de Michael MICHAEL JACKSON 29 Jackson – ne franchissent jamais la grille du manoir d’Ancino. Seuls les éphèbes androgynes de huit à douze ans sont admis à Neverland. Pour eux, on déroule les tapis rouges, on illumine le parc et la grande roue se met à tourner. Michael préfère l’entourage des femmes, et l’intimité des jeunes enfants, dans sa chambre monacale, portes fermées. La seconde propriété, baptisée aussi Neverland, est dans la vallée de Santa Ynez, à deux heures de route de Los Angeles, en direction de Los Olvivos. Michael l’a achetée dixsept millions de dollars à l’ex-Beatles Paul McCartney. Chacune de ces places fortes est protégée par des alarmes électroniques, des gardes armés et des écrans de contrôle. « Neverland » (littéralement le « pays de jamais » fait référence au Neverland de Peter Pan, « le pays imaginaire où les enfants ne grandissent jamais »). Le King of Pop dispose aussi de deux garçonnières à Los Angeles, qu’il appelle ses « repaires ». Un appartement situé au quatorzième étage d’un immeuble de luxe, le Westford, avec vue 30 LES FORTERESSES, LES REPAIRES sur l’océan – et un « deux-pièces », le Galaxie Way, dans Century City. Le repaire du Westford est vide en permanence, murs nus, absence de meubles, ce qui lui donne un aspect clinique, opérationnel. La planque d’un maniaque, d’un terroriste, ou d’un guerillero en cavale. Marcia, la domestique du Westford, déclara aux policiers que Michael « gardait les rideaux tirés la plupart du temps ». Sur la moquette de la chambre, un téléviseur et un sac de couchage – images de l’urgence, du bivouac, de la planque secrète. « Dès qu’il venait au Westford, dira-t-elle, la première chose qu’il me demandait c’était de lui apporter son sac de couchage et sa couverture bleue. » Le 21 août 1993, la police fit une descente au « Galaxy Way », considéré comme l’une des adresses les plus protégées de Los Angeles. À l’intérieur du sanctuaire, aucune tête coupée, aucun trophée de guerre sanglant, comme on s’attendrait à en trouver dans la piaule de l’American psycho modèle. MICHAEL JACKSON 31 « Les murs étaient couverts de posters de Walt Disney, les pièces remplies de jeux électroniques, de puzzles, de livres pour enfants et d’une multitude de gadgets plus sophistiqués les uns que les autres2. » Derrière les murs de ses repaires, Michael Jackson vit une sexualité fantasmée, faite d’attouchements, de jeux secrets, comme dans les arrière-cours, les patronages ou les dortoirs de filles. Les « châteaux » du King of Pop n’ont pas tous la même fonction rituelle. Neverland I, près de Malibu plage, est la maison de l’inceste. On y règle de vieux drames familiaux, traumatisant, de façon lucide et légère. Michael se comporte comme un roi inca, tout puissant et incestueux. Ses sœurs ne sont qu’une extension de sa propre personnalité, ses doubles féminins, dont il se nourrit sexuellement. 2. Andersen, op. cit. 32 LES FORTERESSES, LES REPAIRES La Toya Jackson, surtout. Elle est sa compagne mystique, son double androgyne. « Je l’adore ! dit-il. Et je l’adorerais tout autant si aucune parenté ne nous liait. » En 1983, ils apparaissent dans les lieux branchés de New York ou de Los Angeles, comme le couple infernal Mickey et Mallorie Nox – Natural Born Killers, version disco. « Ils arrivaient vêtus du même ensemble violet, ou des mêmes pantalons en Lycra, assortis d’un pull rose vif ou angora, raconte un proche. Tout le monde faisait comme si de rien n’était. » J’ai vu une très belle photo couleurs de La Toya Jackson, à la fois féline et désincarnée, puissante et légère. Elle porte une robe de soie rouge et des bottes de daim noir. Sa beauté est vénéneuse. Elle propose des violences et des empoisonnements – une forme d’amour mutant, avec des sensations vives comme l’éclair du magnésium. J’ai eu envie d’elle, tout de suite. J’ai voulu arracher ses fringues, ouvrir ses jambes, violer la déesse. Je me souvenais d’une chanson de La Toya qui avait marqué la période disco et les folles nuits du Club 54 de New York. Elle chantait MICHAEL JACKSON 33 Sexual Feelings, des râles des gémissements dans la voix, sur une rythmique violente, hypnotique. Je m’imaginais très bien avec elle, dans la Dodge modèle 70, sur la Highway 666, le canon scié à l’avant du véhicule – le soleil rouge, les pueblos, les motels, et la mort au bout. Je l’ai aimée. Pendant quelques instants elle a été ma compagne virtuelle, et nous formions un couple de prédateurs, en phase avec le cerveau paléolithique de l’Amérique. Je ne suis pas le seul à avoir succombé au charme vénéneux de La Toya. Le 15 juillet 1983, un type se présenta devant la grille de Neverland, un couteau à la ceinture. Il réussit à franchir le mur d’enceinte mais il fut aussitôt maîtrisé par les gardiens. C’était la sixième fois que le dénommé Clarence Porter essayait de s’introduire dans le manoir. Il confia aux policiers médusés : « J’aime La Toya. Nous sommes faits l’un pour l’autre. Je veux l’épouser. Nous vivrons comme n’importe quel couple, avec des enfants… Peut-être qu’au début, nous habiterons chez Michael. » 34 LES FORTERESSES, LES REPAIRES Je comprends Clarence Porter. On pourrait se damner pour La Toya. Pour moi, son prénom évoque à la fois une marque de voitures japonaises, moteur gonflé, et la chanson She Drives Me Wild de Michael Jackson. Elle partage avec son frère de curieux fantasmes, comme celui d’un monde futur, dont ils seraient le couple fondateur : « Une cité futuriste construite dans la jungle du Paraguay, où des bolides spatiaux robotisés assureraient le transport des habitants. » À Neverland, Michael Jackson vit en monarque, au milieu du gynécée, réglant à sa manière ses problèmes œdipiens et ses traumatismes d’enfant. Ses seules relations avec des femmes sont des relations incestueuses. En dehors du clan féminin familial il s’imagine menacé, réellement en danger. « Seul une femme aurait le pouvoir de me détruire », dit-il, révélant son talon d’Achille, la fissure dans l’armure du samouraï. Neverland est à la fois la maison Usher de Poe et la cité du magicien d’Oz, un délire architectural fait de passages secrets, de niveaux dimensionnels, MICHAEL JACKSON 35 derrière son décor de baraques foraines. Un monde en basculement, en perte de gravité, en absence de repères – une sorte de psychoorganisme vivant, connecté aux fantasmes et aux terreurs de Michael Jackson. Le premier enfant, attiré dans l’antre du monstre, fut Emmanuel Lewis, la star de la série télévisée Webster. « Un soir, écrit Andersen, Michael proposa à son jeune ami de lui dévoiler un secret. Devant Lewis, stupéfait, il poussa le mur du fond de sa chambre, et le garçon découvrit avec ahurissement un couloir rempli de livres pour enfants. Ce passage secret donnait directement sur l’extérieur. » À l’arrière de la maison, il suffit de descendre quelques marches pour se retrouver dans un couloir qui s’élève comme une rampe, un plan incliné. L’espace est volontairement brouillé. Difficile de savoir à quel niveau de Neverland on se déplace. Les murs sont décorés d’images du film Star Wars, grand format, baignées dans un éclairage bleu sombre qui installe une ambiance hallucinatoire. Au bout du couloir, il y 36 LES FORTERESSES, LES REPAIRES a la lourde porte avec ses ferrures dorées : la chambre des androïdes, où Michael communie avec son robot Lincoln, et d’autres figures programmées, animées par des ordinateurs. Les techniciens de Disneyland lui ont construit des robots humanoïdes, des créatures armées d’électronique, faites d’acier, de cire, de carbone et silicium, une garde sainte, fantomatique, comme ces cavaliers d’argile, grandeur nature, qu’on trouvait dans la sépulture des empereurs chinois. La seconde chambre est beaucoup plus affective. On y trouve les femmes virtuelles de Michael Jackson – six mannequins, incarnant différents aspects de la femme mythique, inaccessible, celle qu’on n’atteint jamais. La Vierge, ou la Pute Suprême – un paradis fœtal traversé par les perversions, et qui s’éclaire somptueusement, comme un paysage d’orage. « Il y en avait six : une Asiatique, une Noire, une Hispanique, une rousse et deux blondes. Michael les habillait en costumes des années 20 et 30 – de longues robes à franges, des tenues MICHAEL JACKSON 37 de soirée, des boas de plume et tout un assortiment de chapeaux. Il leur donnait des noms et entretenait avec elles des conversations inspirées, bien qu’à sens unique. Pour leur tenir compagnie, une cinquantaine de poupées – certaines habillées, d’autres non – étaient disséminées parmi les papiers, les posters et les jouets3. » On ne saura jamais ce que Michael Jackson raconte à ses femmes virtuelles, s’il les caresse et s’il leur fait l’amour. Il dira simplement : « Elles sont plus vraies que nature. » Plus bas, s’ouvre l’antre du docteur Faust, le laboratoire de Fu Man Chu. C’est une pièce froide, aseptisée, tapissée de blanc, avec un éclairage de bloc opératoire. Michael la considère comme le cœur de sa pyramide du futur. Au centre, la place magique, rituelle, est occupée par un caisson à oxygène, un sarcophage de verre qui a coûté la modique somme de 85 000 dollars. C’est là qu’il se régénère, 3. Andersen, op. cit. 38 LES FORTERESSES, LES REPAIRES comme les vampires, essayant d’empêcher le processus de vieillissement des cellules, dans l’espoir de vivre jusqu’à 150 ans, et peut-être plus. Franck Dileo, son manager – opposé à l’achat du caisson hyperbarre, préviendra : « Je suis inquiet. Après tout, nous ne savons pas jusqu’à quel point la machine est fiable. Je ne veux pas être celui qui mettra ce truc en marche. » Une photographie publiée par le Sun le 15 septembre 1986 montre Michael allongé dans son caisson à oxygène, les bras le long du corps, le visage fermé, les yeux clos. Le marketing Jackson laisse filtrer certaines images, joue avec la lunette astronomique des médias, et Michael s’exhibe dans son rôle d’Alien descendu sur terre, se cache, apparaît, disparaît dans une nuée de brouillard – insaisissable. Ce jeu de curiosité-fascination amplifie l’image de la star, lui donne une résonance plus haute, plus forte, qui s’infiltre jusque dans sa musique, l’entoure d’une aura quasi divine – ou démoniaque – quand il est sur une scène. MICHAEL JACKSON 39 Dans la salle du caisson d’oxygène il a installé sa bibliothèque médicale, son gant de chirurgien blanc qu’il porte dans les concerts et le bocal de formol contenant un cerveau humain. Ici, on est à l’étage obsessionnel de Neverland. C’est le lieu où Michael se régénère et se déshumanise. Il n’éprouve aucun sentiment affectif à l’idée de la mort des autres, de leurs corps qu’on peut voir dans les morgues. Il pourrait graver au fronton de Neverland cette phrase de l’écrivain Bruce Sterling, prophète de la culture cyberpunk : « Dans mille ans, nous serons des machines ou des dieux. » Il y a aussi la chambre « Shirley Temple » et l’oratoire dédié à Liz Taylor. On y accède par un passage secret qui évoque l’atmosphère lourde, pharaonique, des pyramides égyptiennes. C’est une chambre solitaire, un espace de prière, de réclusion, où il vient se recueillir sur l’Égypte des dynasties, dont certains extrémistes noirs disent qu’elle fut la patrie d’origine du peuple noir, la preuve de sa noblesse, de sa royauté. Liz Taylor n’est pas un androïde bourré d’électronique, mais une femme de chair et de sang, la meilleure amie de Michael Jackson, sa mère, sa 40 LES FORTERESSES, LES REPAIRES sœur, sa reine. Dans la chambre de Neverland elle est d’abord Cléopâtre, la souveraine d’Égypte. Au centre de la pièce trône le buste d’Elisabeth Taylor, très années cinquante – lèvres rouges, poitrine provoquante – et sur un écran vidéo géant le film Cléopâtre passe en boucle, même quand la pièce est vide. Dans Neverland circulent les animaux fétiches de Michael Jackson, librement, comme ceux du paradis d’Éden, les incroyables pensionnaires qu’il élève et cajole comme des bébés. Le chimpanzé nommé Bubbles, Blackula, la tarentule d’un film d’horreur, et Crusher, un python de 150 kilos qu’on voit ramper sur les tapis des couloirs et Muscles son boa constricteur. Michael avouera à un journaliste de Rolling Stone : « Si j’aime tant les reptiles, ce n’est pas sans raison. Je sais ce que représente, du point de vue de l’isolement, de la douleur, du malaise le plus effrayant une “mue”. La plupart des gens, eux, ne muent pas. Ils grandissent, vieillissent. J’ai, pour ma part, vécu vraiment une métamorphose, et je puis vous assurer que c’est intolérable… » MICHAEL JACKSON 41 De quelle métamorphose parle-t-il ? Les multiples opérations de chirurgie esthétique, le blanchiment de sa peau, cette couleur laiteuse, blafarde, spectrale, qui n’existe pas dans la palette humaine génétique – ou une plongée dépressive à l’intérieur de lui-même, avec ses angoisses, ses désirs et sa peur panique de la mort ? Neverland est construit de façon souterraine, labyrinthique – les plans se superposent, se croisent, flottent et se déplacent comme autant de rêves dans la conscience. Le chanteur James DeBarge, l’amant de La Toya Jackson, surnomma Neverland « la maison de la peur ». Il confia que « tous ceux qui demeuraient un certain temps au manoir avait le sentiment qu’une menace pesait dessus ». Le manoir d’Ancino évoque le château du poète anglais William Beckford, son alter ego dans la fantasmagorie. C’était une nuit de Noël 1781. Le vent et la neige déferlaient sur le comté de Wilshire. William Beckford qui vient d’avoir vingt et un ans fête le Noël chrétien à sa manière, derrière les hauts murs de son 42 LES FORTERESSES, LES REPAIRES domaine de Fonthill. Il y a là le comte de Loutherbourg, émule de Cagliostro, le peintre Alexandre Cozens, confident de Beckford et adepte de la Kabbale. Seules quelques femmes de la société anglaise sont admises, ou plutôt choisies, en raison de leur beauté un peu funèbre. L’une d’elle est l’âme damnée de William Beckford, sa propre cousine Louisa. De sa cape, elle couvre l’épaule d’un jeune éphèbe de douze ou treize ans… car Beckford a décidé d’offrir aux dieux de la nuit un jeune garçon vierge, d’offrir ce Jésus adolescent aux démons de la luxure… la nuit de Noël 1781. « William, mon infernal adoré ! lui écrit Louisa. Combien magnifiquement vous parlez du crime. » L’abbaye de Fonthill où Beckford déflore de jeunes enfants annonce déjà l’atmosphère de Neverland, sa géométrie compliquée : « Grands halls, passages voûtés, galeries, appartements d’apparat, escaliers monumentaux, hall égyptien couvert des plus précieux tapis d’Orient, plongent, selon les désirs du maître des lieux, dans les jeux de lumière MICHAEL JACKSON 43 savamment distribués jusqu’aux étages supérieurs4. » Et cela à l’aide de ce que Beckford appellait un « éclairage nécromantique ». La source en est un étrange appareil manipulé par le comte de Loutherbourg. Tous se sont enfermés dans ce tombeau baroque, portes et fenêtres closes, pour une durée de trois jours et trois nuits. « Ni la banale lumière du jour, ni le visiteur banal ne pourront entrer », écrira William Beckford. C’est un rêve à la Sardanapale, où l’on peut transgresser tous les tabous, toutes les lois. 4. Marc Chadourne, Eblis ou l’enfer de William Beckford, éditions J.-J. Pauvert, 1967.