Retour à Fukushima - Association Henri Pézerat

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Retour à Fukushima - Association Henri Pézerat
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2e semestre 2011/HesaMag #04
Actualité internationale 1/6
Retour à Fukushima
Depuis mars 2011, de nombreux experts du nucléaire se sont exprimés.
Bien plus rares sont les acteurs et victimes du drame à avoir pris la parole.
Rencontre avec un "liquidateur" et de simples riverains de Fukushima.
Leurs témoignages sont comme des échos à ceux de travailleurs de Tepco
recueillis dix ans plus tôt, lors d’une enquête sur la sous-traitance dans
le nucléaire japonais.1
Paul Jobin
Sociologue, directeur du CEFC Taipei (Centre d’études français sur la Chine
contemporaine, antenne de Taipei) et maître de conférences à l’université Paris
Diderot, département des langues et civilisations de l’Asie orientale
Pour participer aux
opérations d'urgence,
Tepco a recruté des
intérimaires dans les
quartiers défavorisés.
Tomioka (préfecture de
Fukushima), le 18 avril
2011.
Image : © Zumapress
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2e semestre 2011/HesaMag #04
Actualité internationale 2/6
1. Ce texte est une version
abrégée d'un article à
paraître prochainement dans
Annie Thébaud-Mony, Paul
Jobin, Véronique DaubasLetourneux, Nathalie
Frigul, Santé au travail,
de quoi parlons-nous ?, La
Découverte, Paris, 2011.
2. Selon l’usage japonais,
le nom précède le prénom
(idem par après).
3. Le sievert est l’unité
utilisée pour la mesure
des expositions aux
rayonnements ionisants
subies par la population
générale, les travailleurs ou
les patients. Ces expositions
sont habituellement
de l'ordre de quelques
millisieverts (mSv) par an.
Le 19 juin 2011, Kimura Shinzô2, un chercheur spécialiste de radioprotection, a donné
une conférence dans la ville d’Iwaki (30 km
au sud de Fukushima Daiichi) sur l’état de la
radioactivité dans la région, notamment pour
signaler les "points chauds" à éviter, et faire
part de son expérience à Tchernobyl.
Lors de la première explosion, le 12
mars, alors qu’il travaille depuis dix ans
comme chercheur dans un organisme semipublic (National Institute of Radiological
Sciences), M. Kimura informe son supérieur
hiérarchique qu’il va se rendre au plus vite
dans la région pour effectuer des relevés sur
la radioactivité. Se voyant signifier un refus,
il donne sa démission et prend contact avec
des collègues universitaires. Dès le 15 mars,
ils entreprennent ensemble une série de relevés qu’ils partagent avec les populations les
plus menacées, prenant ainsi leur spécialité,
la radioprotection, au plus près de sa vocation initiale : protéger autant que possible des
conséquences de la radioactivité.
Le 19 juin, plus de 900 personnes se pressaient dans la salle pour l’écouter attentivement
et lui poser des questions, comme ce jeune père :
"Combien de temps est-ce que je peux laisser
mes enfants jouer dehors ?", ou ce paysan : "Que
faire des légumes irradiés puisqu’on ne peut
pas les brûler ?", et cette femme de réagir : "Les
apporter à Tepco ! Mais comment puisque la
zone est interdite d’accès ?"
À l’issue de cette conférence, j'ai pu faire
la connaissance de T.S., un ouvrier employé
depuis une dizaine d’années par un sous-traitant de la région, spécialisé dans le nucléaire
pour le compte de Tepco — Tokyo Electric
Company — et d’autres sociétés d’électricité.
Depuis début avril, il intervient à Fukushima
Daiichi, en rotation de quatre jours. À la question de savoir pourquoi la centrale d'Onagawa, pourtant située plus près de l’épicentre
du séisme, n’a pas été plus touchée que celle
de Fukushima Daiichi (centrale numéro 1 de
Fukushima), T.S. mentionne des caractéristiques géographiques — située dans une baie,
Onagawa se trouve moins directement exposée à l’océan — pour aussitôt souligner le fait
que cette centrale n’est pas gérée par Tepco
mais par la société d’électricité Tohoku Electric Power. Et d’insister sur le fait que cette
entreprise consacre une centaine de jours à
l’arrêt de tranche du réacteur, période pendant laquelle s’effectuent le remplacement du
combustible et la vérification de l’ensemble
du système (réacteur, circuit de refroidissement, turbine, génératrice, etc.). De leur côté,
les dirigeants de Tepco ont pris pour habitude
d’imposer à leurs employés et sous-traitants
d’expédier en moins de cinquante jours cette
phase cruciale pour la sûreté d’une centrale
nucléaire. Comme me le rappelle T.S., en cinquante jours, on a tout juste le temps d’enchaîner les vérifications au pas de charge, et
d’apposer son sceau au bas des documents
administratifs. Depuis son retour à Fukushima Daiichi en avril, T.S. a déjà accumulé une
dose de 50 millisieverts3 (mSv). Comme il
est encore jeune et célibataire, il s’inquiète
pour son avenir, mais ne s’estime pas parmi
les plus en danger. Il craint plus encore pour
tous ceux qui sont embauchés dans des conditions sauvages pour ramasser les débris des
explosions : "Comme il y a des endroits où ça
crache très fort, en quelques jours, ces gars
peuvent prendre plus de 100 mSv."
Des mesures exceptionnelles
qui tendent à durer
Depuis le 15 avril 2011, le ministère japonais
du Travail et de la Santé a accepté d’ouvrir
des négociations avec les associations en
lien avec les organisations syndicales au sujet des conditions de travail et d’exposition
aux rayonnements ionisants des personnels intervenant à la centrale de Fukushima.
Ces militants avaient été révoltés par la décision du ministère, le 14 mars, de relever
les normes d’exposition annuelle de 20 à
250 mSv compte tenu de l’état d’urgence à
Fukushima. Entendue de cette façon, la radioprotection est-elle encore une protection ?
N’est-ce pas une façon de légaliser la mort ou
de limiter les demandes prévisibles d’indemnisation ? Lors de séances de négociations,
auxquelles j’ai pu assister en juin et juillet
derniers, un des représentants du ministère
a confié que cette décision émanait en fait de
Tepco et de la NISA, l’autorité de sûreté nucléaire japonaise dépendant du ministère de
l’Économie (METI). Le même fonctionnaire
avouait en outre son impuissance à contrôler
vraiment la situation sur place, sa hiérarchie
l’ayant jusqu’alors empêché de s’y rendre. Ce
fonctionnaire pointait les contradictions inhérentes aux normes de radioprotection, pas
seulement en situation de crise, mais aussi en
temps ordinaire. Suivant les recommandations de la Commission internationale de protection radiologique (CIPR), la norme maximale est fixée à un maximum de 100 mSv
sur cinq ans, soit 20 mSv par an. Mais au
Japon, il suffit d’avoir été exposé à 5 mSv par
an pour pouvoir effectuer une demande de
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Actualité internationale 3/6
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Une étude interrompue
Tableau 1 Irradiation externe des travailleurs intervenant
à la centrale de Fukushima Daiichi (au 18 juin, depuis mars 2011)
Dose en
millisieverts (mSv)
> 250
200 — 250
150 — 199
100 — 149
50 — 99
20 — 49
10 — 19
< 10
Total
Salariés de
Tepco
Entreprises
partenaires
9
4
20
59
179
271
232
650
1424
Total
0
4
6
22
109
352
523
1074
2090
9
8
26
81
288
623
755
1724
3514
Source : Tepco, 20 juin 2011
Tableau 2 Contamination interne des travailleurs intervenant à la centrale
de Fukushima Daiichi (au 18 juin, depuis mars 2011)
Dose en
millisieverts (mSv)
> 250
200 — 250
150 — 199
100 — 149
50 — 99
20 — 49
10 — 19
< 10
Total
Salariés de
Tepco
Entreprises
partenaires
7
3
8
10
97
252
255
792
1424
0
2
3
9
50
108
173
1745
2090
Total
7
5
11
19
147
360
428
2537
3514
4. Jusqu’en 1959, les
recommandations étaient
de 5 mSv par an pour
l’ensemble de la population.
Pour les travailleurs, elles
étaient fixées à 460 mSv/
an jusqu’en 1950, puis à
150 mSv/an entre 1950
et 1956, et à 50 mSv/an
jusqu’en 1990.
5. Le risque de criticité
est défini comme le risque
de démarrage spontané
d’une réaction en chaîne
lorsqu’une quantité de
matière fissile dépassant
une certaine valeur seuil
est rassemblée au même
endroit et en présence
d’une matière comme l’eau.
6. Takagi, J. (2000)
Criticality Accident at
Tokai-mura, CNIC, Tokyo et
Kamata, S. (2001) Genpatsu
retto o iku (Parcourir
l’archipel des centrales
nucléaires), Shueisha, Tokyo.
7. White, P. (2004)
"Five killed in Mihama-3
Accident", Nuke Info,
n° 102, CNIC, Tokyo.
Source : Tepco, 20 juin 2011
reconnaissance en maladie professionnelle.
Rappelons que cette norme d’exposition
recommandée pour les travailleurs du nucléaire est vingt fois supérieure à celle préconisée pour le reste de la population (1 mSv par
an). Et, par ailleurs, ces normes n’ont cessé
d’être révisées à la baisse4, sans pour autant
qu'en soient tirées les conséquences pour les
travailleurs jusqu’alors "surexposés".
Selon les chiffres publiés par Tepco,
entre le 12 mars et le 30 avril, 565 salariés
de la société d’électricité et 3760 employés
d’entreprises partenaires (sous-traitants
ou intérimaires), soit un total de 4325 travailleurs, auraient pris part aux travaux sous
rayonnements. Et au 18 juin, sur les 3514
intervenants qui ont été examinés par un
Whole Body Counter — WBC, un appareil
ressemblant à un scanner qui permet de mesurer la radiation accumulée dans le corps —
549 d’entre eux ont subi une contamination
interne supérieure à 20 mSv (voir tableau 2)
ce qui est déjà très préoccupant pour ces
personnes. Mais que dire des intérimaires
embauchés de façon sauvage par le biais de
petites annonces ou dans les quartiers de
travailleurs journaliers ? Comme l’a reconnu
à mots couverts le cadre du ministère de la
Santé, il est fort probable que toutes ces petites mains, embauchées quelques jours puis
relâchées dans la nature, ne passeront jamais
sous un WBC. Lors de la réunion du 26 juillet,
le fonctionnaire présent (un autre que la fois
précédente, et beaucoup moins compréhensif) est même allé jusqu’à dire que de toute façon beaucoup d’ouvriers étaient prêts à s’exposer à des doses importantes pourvu qu’ils
aient du travail. Les militants associatifs lui
ont répondu, fous de rage : "Dans ce cas, à
quoi servez-vous si vous faites fi du code du
travail ? À quoi bon avoir un ministère de la
Santé et du Travail ?" La dernière réunion, en
août, n’a guère permis de progresser sur le
dossier. Autrement dit, les normes exceptionnelles de 250 mSv par an tendent à s’installer
dans la longue durée.
En 2002, alors que je me trouvais à l’université de Hitotsubashi à Tokyo, j’avais entrepris
une recherche sur la maintenance de l’industrie nucléaire japonaise, ce qui m’avait notamment amené aux centrales de Fukushima,
Hamaoka (au sud de Tokyo) et Shimane (qui
fournit en électricité la région de Hiroshima),
pour y interroger des responsables de la sûreté et de la radioprotection, et quelques ouvriers de la sous-traitance. Au regard de la
catastrophe du 11 mars 2011, qui oblige de
nouveau à appréhender le trou noir de l’industrie nucléaire, je tente ici une première
synthèse rétrospective.
La question qui avait amorcé ce choix
d’étude est devenue un leitmotiv presque banal depuis le 11 mars 2011 : comment se fait-il
que le pays qui a subi Hiroshima et Nagasaki
ait construit autant de réacteurs nucléaires
(51 alors, 54 aujourd’hui), qui plus est, dans
un pays aussi fréquemment touché par les
séismes ? L’affaiblissement du mouvement
antinucléaire japonais répondait en partie à
la question du développement de l’industrie
nucléaire. Les années 1960 et 1970 ont été
marquées par une période d’intenses mobilisations, puis la protestation antinucléaire
a décliné en même temps que ses principaux
appuis politiques, le parti socialiste et le parti
communiste japonais. Le slogan lancé en
1953 par le Président américain Eisenhower
"Atoms for Peace" aura eu raison du mouvement pacifiste et antinucléaire, conduit principalement par deux organisations, la Gensuikyô, proche du parti communiste, et la
Gensuikin, proche du parti socialiste.
Sollicité par cette dernière, j’ai eu l’opportunité de servir de guide et d’interprète
à une délégation de victimes des essais nucléaires français dans le Sahara algérien et à
Mururoa, lors des cérémonies commémorant
le bombardement nucléaire à Hiroshima, le
6 août 2002. Si la Gensuikin avait encore la capacité d’organiser une manifestation de cette
ampleur, hormis cette mémoire des premiers
"essais nucléaires" que furent Hiroshima et
Nagasaki, pour l’opinion publique japonaise,
la césure était confirmée entre la contestation à l’encontre des centrales nucléaires et
celle en direction de "l’atome" symbolisant la
bombe et le nucléaire militaire dont officiellement le Japon s’était interdit la fabrication ou
l’usage. Des organisations comme le Citizens’
Nuclear Information Center (CNIC) ont tenté,
non sans difficultés, d’enrayer la diffusion du
nucléaire civil en le plaçant sous un contrôle
citoyen. À défaut de faire entendre facilement
leur voix auprès des médias, ces militants
n’auront cessé de surenchérir en vigilance et
en analyse technique, pour se trouver prêts
à répondre aux demandes d’information des
médias soucieux de contrebalancer la propagande de l’industrie et de l’État. Ce fut le cas,
par exemple, lors de l’accident de criticité5
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Actualité internationale 4/6
Les normes exceptionnelles
de 250 mSv par an tendent
à s’installer dans la longue durée.
survenu à la centrale de Tokaimura en 1999,
qui irradia gravement trois ouvriers entrainant la mort de deux d’entre eux en quelques
mois et dans d’atroces souffrances6, et à celle
de Mihama en 20047, marquée par la mort de
cinq ouvriers, tous des sous-traitants.
Camouflages, velléités de sûreté et
libéralisation du marché
Depuis plusieurs années des révélations importantes secouent l’industrie nucléaire japonaise, à commencer par Tepco. Ainsi, fin août
2002, des ingénieurs de General Electric8
font état de pratiques de falsification et de
camouflage que l’autorité de sûreté nucléaire,
placée sous la coupe du ministère de l’Économie, du Commerce et de l’Industrie (METI),
avait fini par reconnaître. L’affaire fait grand
bruit. Ces révélations surgissent alors que
tarde à se concrétiser la libéralisation du
marché de l’électricité souhaitée par le METI
depuis le début des années 1990. L’Assemblée
japonaise des industriels nucléaires (Japan
Atomic Industrial Forum, JAIF) s’est rangée à
cette idée. Elle appelle les sociétés d’électricité
à s’engager résolument dans la libéralisation,
afin de rationaliser leurs effectifs et d'œuvrer
pour une plus grande transparence, à l’instar
d’une industrie nucléaire qui aurait su regagner de la sorte la confiance du grand public.
Selon la JAIF, les centrales japonaises emploient alors proportionnellement le double
de personnel de leurs homologues américains. La cascade des sous-traitants japonais est dénoncée comme une multiplication
inutile de la durée des interventions et donc
des coûts de maintenance. Les révélations
8. General Electric est à
l’origine de la technologie
des réacteurs nucléaires
à eau bouillante, qui
constituent la majeure
partie du parc nucléaire
japonais, dont les six
réacteurs de Fukushima
Daiichi.
9. Thébaud-Mony, A.
(2000) L’industrie nucléaire,
sous-traitance et servitude,
éditions EDK-INSERM, Paris.
des ingénieurs de General Electric, relayées
par le METI, rejoignent donc une "révolution
vertueuse" souhaitée par l’industrie nucléaire
qui estime que la libéralisation permettra de
conjuguer transparence en matière de sécurité et réduction du coût de fonctionnement.
Au terme de cette tempête médiatique
d’environ deux mois, tout se sera passé
comme s’il avait fallu camoufler au grand
public l’usure pourtant normale et inéluctable des éléments du réacteur ainsi que des
nombreuses canalisations qui parcourent les
centrales nucléaires. Or les centrales thermiques qui nécessitent des réparations analogues n’ont jamais fait l’objet de tels mystères.
On aura compris que le nœud du problème
concerne une fois de plus les rayonnements et
leurs diverses conséquences sur les hommes
et le matériel.
Si la NISA publie chaque année des
statistiques qui révèlent que l’essentiel de
la dose collective est absorbé par les employés extérieurs aux sociétés d’électricité,
les chiffres n’entrent pas dans le détail de la
sous-traitance.
Or pour tous ces ouvriers extérieurs,
c’est justement la position dans la cascade
de sous-traitance qui détermine la dose dont
ils seront inévitablement "aspergés" (irradiation externe), ou qu’ils risquent fort d’"avaler"
(contamination interne, qui présente encore
plus de risque à long terme). Dans les échelons intermédiaires se trouvent les ouvriers
qualifiés, mais néanmoins exposés à des
risques fréquents comme en témoignent les
demandes post mortem de reconnaissance
en accident du travail. Et tout en bas, se trouvent les ouvriers qui effectuent les premières
tâches de décontamination afin de limiter la
dose des ouvriers plus qualifiés, ceux qu’on
appelle en France "les bêtes à rems", et qui au
Japon sont parfois recrutés parmi les populations les plus démunies comme les sans-abri
des grandes villes. Mais les niveaux intermédiaires, techniciens et responsables d’équipe,
ne sont pas pour autant épargnés. À ce niveau,
le réseau complexe des micro-sous-traitants
permet de camoufler une part majeure de la
dose collective, et donc de limiter la facture
sociale du nucléaire.
La radioprotection comme
mode de gestion
Dans le cas de la France, la sociologue du
travail Annie Thébaud-Mony9 a montré que
le recours à la sous-traitance avait été motivé pour parer à l’augmentation des coûts
de main-d'œuvre induits par la maintenance
en veillant à ne pas dépasser les limites d’exposition. Ce qu’elle a nommé la "gestion de
l’emploi par la dose" consiste à répartir la
dose collective sur un nombre important
de travailleurs intermittents en la diluant
au point de la rendre socialement invisible.
Plus les centrales vieillissent, plus elles
"crachent", plus il faut d’ouvriers pour effectuer les tâches de maintenance. D’autant
que, et quoiqu’en disent nombre d’experts,
le témoignage des ouvriers tend à montrer
que la radioactivité contribuerait de façon
non négligeable à l’usure des installations.
À charge pour les intervenants en zone
contrôlée (radioactive) de gérer cette
contradiction majeure entre, d’une part,
une exigence de sûreté et de protection des
travailleurs et, d’autre part, les impératifs
économiques de gestion des coûts.
En juin 2002, je m’étais rendu à la
centrale de Fukushima Daiichi. Les cadres
responsables de Tepco m’avaient reçu avec
courtoisie, mais lorsque je leur avais demandé la liste de leurs sous-traitants
pour me permettre d’effectuer des entretiens systématiques avec leurs collègues qui
effectuaient de fait l’essentiel du travail de
maintenance, ils m’avaient signifié un refus
embarrassé. J’avais néanmoins pu interroger un technicien responsable des tâches de
vérification et de réparation des pompes, un
élément important du circuit de refroidissement, salarié d’une entreprise de Kobe opérant en sous-traitance pour le compte des
trois grands fabricants japonais (Hitachi,
Toshiba et Mitsubishi). Il m’avait confié que
dans certaines centrales nucléaires, et c’était
le cas à Fukushima Daiichi, il fallait désormais faire intervenir deux fois plus d’ouvriers que dix ans plus tôt pour effectuer des
réparations analogues. Or selon lui, depuis
deux ans, l’objectif de durée de l’arrêt de
tranche avait été réduit à 45 jours, en prenant exemple sur la France. Ce qui signifiait
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2e semestre 2011/HesaMag #04
donc plus d’intervenants sur une période plus
courte. Compte tenu des quotas de radioprotection (un maximum de 0,1 mSv par jour et
par intervenant), cette réduction de l’arrêt de
tranche contraignait les ouvriers soit à faire
l’impasse sur certaines réparations pourtant
indispensables à la sûreté des installations
nucléaires, soit à poursuivre leur intervention
aux dépens de leur santé. Muni de son dosimètre et de son carnet de dose, à chaque ouvrier donc de "bien gérer" sa radioprotection.
Cette individualisation du risque explique partiellement la contradiction initiale de la loi établissant qu’une dose totale
de 5 mSv est suffisante pour effectuer une
demande de reconnaissance, alors que le
niveau maximum d’exposition est fixé à
100 mSv en "temps ordinaire", soit 20 mSv
par an sur 5 ans. Et de fait, selon les statistiques de la NISA, très peu d’ouvriers dépassent les 20 mSv annuels (voir tableau 3).
Mais présentées centrale par centrale, ces
statistiques ne permettent pas de savoir ce
qu’il en est pour tous les "gitans" qui se rendent d’une centrale à l’autre. En outre, ne
disposant pas eux-mêmes de leur carnet de
dose, il est d’autant plus difficile pour les ouvriers de "gérer" leur dose.
Des cas emblématiques de
reconnaissance
Depuis le début de l’industrie nucléaire japonaise, selon les informations rendues
publiques par le ministère du Travail et de
la Santé, il y aurait eu, en tout et pour tout,
quatorze cas de reconnaissance parmi les
ouvriers du nucléaire. Le premier cas est celui, posthume, en 1991, de M. K., mort d’une
leucémie à 31 ans, après avoir accumulé une
dose totale de 40 mSv pour des interventions
à Fukushima Daiichi entre novembre 1978
et septembre 1980 ; la maladie s’était déclenchée dès 1982. Sa famille a déposé une demande de reconnaissance en maladie professionnelle après sa mort en 1988.10
Les cas les mieux documentés sont ceux
qui ont donné lieu à une bataille publique et
dont certains ont obtenu gain de cause. Le
premier cas reconnu et médiatisé dont le
nom a été rendu public par la famille est celui
de Shimahashi Nobuyuki, mort à 29 ans de
leucémie, après avoir travaillé de 1981 à 1988
pour un sous-traitant de la société d’électricité Chûbu qui possède la centrale de Hamaoka, au sud de Tokyo. Affecté au bâtiment
du réacteur pendant les périodes de vérification périodique des trois réacteurs, il avait
accumulé une dose de 50 mSv. En guise de
condoléances, l’entreprise offre une somme
de trois millions de yens aux parents, mais
contre une promesse de s’en tenir là. Choqués et se sentant coupables d’avoir incité
Actualité internationale 5/6
Tableau 3 Nombre de travailleurs par sites (centrales nucléaires et autres établissements de la filière)
et quantités moyennes de radiation (en 2009)
Nombre de sites
d'intervention
Dose en
millisieverts (mSv)
< 5
5–10
10—15
15—20
20—25
Total des travailleurs
En pourcentages
arrondis
Dose moyenne (mSv)
1
2
3
4
5
> 6
Nombre de travailleurs
Total
54 666
1 366
459
176
—
56 667
11 028
1 119
505
183
1
12 836
3 386
551
306
102
1
4 346
1 039
214
129
69
5
1 456
358
89
45
16
2
510
137
—
—
—
—
137
70 614
3 359
1 444
546
9
75 972
75 %
17 %
6%
2%
0,7 %
0,2 %
100
0,6
2
3
3,8
3,8
2,9
1,1
Source : CNIC d'après l’Office national de mesures dosimétriques des travailleurs sous rayonnements (Hôshasen jûjisha chûô toroku sentâ)
leur fils à poursuivre ce travail malgré des
signes de fatigue, ses parents introduisent
une demande de reconnaissance. Les parents
s’apercevront après coup que le jour même de
sa mort, l’entreprise avait falsifié son carnet
de dose. Lorsque celle-ci tente de dissuader
les parents de déposer une demande, sous
prétexte qu’ils seraient utilisés par le mouvement antinucléaire, la mère leur répond :
"Mais non, c’est nous qui allons les utiliser !"
Le bureau du travail de Shizuoka leur donne
raison en 1991.11
En 2004, Nagao Mitsuaki, a été reconnu pour un myélome, le premier cas autre
qu’une leucémie (et si l’on fait exception des
trois ouvriers grièvement irradiés à Tokaimura) ; pour parvenir à ce résultat, lui aussi a dû
bénéficier d’une mobilisation importante et
d’une pétition de soutien à travers tout le pays.
Et puis il y a les cas plus secrets, les familles craignant de subir l’opprobre de l’entreprise, ou du voisinage, car il ne fait pas
bon d’être un parent d'irradié. Ainsi en 2000,
le bureau de Tomioka a également reconnu
le cas de H.E., un ouvrier d’un sous-traitant
de Tepco, qui travaillait comme soudeur aux
centrales de Fukushima 1 et 2 depuis 1988, et
décédé d’une leucémie à 46 ans, en novembre
1999. Selon sa famille, cet ouvrier avait été
exposé à un total de 75 mSv. Dans deux
autres cas, d’après les documents que m’a
montrés un employé du Bureau du travail de
Tomioka, "la dose totale d’irradiation était inférieure aux normes de protection", sans qu’il
soit précisé la fiabilité de ces relevés dosimétriques ou que soit évoqué l’impact éventuel
des faibles doses.
Au cours de mon enquête, j’avais pu
rencontrer M. Yokota, le patron d’une petite
entreprise chargée de la radioprotection des
ouvriers sous-traitants de General Electric,
Hitachi, Toshiba, Mitsubishi (les quatre fabricants de réacteurs nucléaires existant au
Japon). M. Yokota était atteint de cancer, et
contraint au chômage par son état de santé. Il
était tellement dégoûté par l’attitude de Tepco,
qu’il m’avait expliqué par le menu comment il
s’était rendu complice de tout un système de
falsifications dont personne n’était dupe, surtout pas Tepco. Il m’avait ainsi montré le faux
tampon "aucune anomalie" qu’il utilisait pour
falsifier les carnets d’irradiation des ouvriers
dont il avait la responsabilité, par exemple, à
l’issue de la visite médicale annuelle réglementaire, si le médecin avait constaté des
perturbations de la composition sanguine signalant un risque de leucémie.
Mais quel est au fond l’intérêt des responsables du parc nucléaire : s’agit-il de fermer les yeux sur ces pratiques de falsification
pour limiter la quantité officielle de radiation
à laquelle ces travailleurs sont officiellement
exposés ? Ou bien, au contraire, s’efforcent-ils
de maximiser les doses réellement encaissées
pour limiter la perception que le grand public
pourrait avoir de la dangerosité des "faibles
doses" ? La réponse tient sans doute dans un
subtil dosage des deux stratégies.
43
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Actualité internationale 6/6
Impuissant devant
l'ampleur de la
catastrophe, le
gouverneur de la
province de Fukushima,
Yuhei Sato, se
recueille devant un
autel improvisé.
Namie (préfecture de
Fukushima), le 15 mai
2011.
Image : © MaxPPP
épidémiologique basée sur une cohorte impressionnante de 212 000 personnes, sur
un total de 277 000 personnes ayant travaillé dans l’industrie nucléaire entre 1990
et 1999.12 L’étude a trouvé une augmentation
significative de la mortalité pour un type de
leucémie, mais a estimé que pour les autres
formes de cancer, il n’y avait pas de différence
avec le reste de la population. Comme l’a remarqué Watanabe Mikiko, militante du CNIC,
le problème majeur de cette étude, comme
celles qui l’ont précédé, est de prendre en
compte uniquement la mortalité, et d’ignorer
la morbidité, c’est-à-dire les personnes déjà
atteintes de cancer, mais encore en vie au
moment de l’enquête. Depuis avril 2011, des
initiatives ont déjà pris forme à Fukushima
autour d’associations locales de professeurs
et de parents d’élèves, ou bien les relevés effectués par l’équipe de Kimura Shinzô, ou encore ceux d’organisations étrangères comme
Greenpeace et la Commission de recherche et
d'information indépendantes sur la radioactivité (Criirad). Ces relevés sont d’ores et déjà
utiles pour permettre aux habitants de la région de faire fi des propos rassurants du gouvernement ou de l’autorité de sûreté nucléaire
et de se prémunir autant que possible des
risques radioactifs. À l’avenir, ils pourraient
aussi, le cas échéant, servir de point d’appui
pour mener une épidémiologie populaire et
identifier les victimes de la catastrophe.
L’épidémiologie dévoyée
Constituée sur la base des études des victimes
de Hiroshima et Nagasaki, la radioprotection
est devenue au cours des quarante dernières
années la pierre angulaire d’un système sophistiqué qui, faute de pouvoir véritablement
protéger, tend souvent à minimiser les conséquences des rayons ionisants sur la santé
humaine, par le biais d’une grille de normes
qui n’a cessé d’être révisée à la baisse depuis
sa création, ou encore, en aplatissant la complexité de la cancérogenèse. Les ouvriers en
sont les premières victimes. Et d’autres suivent, comme en témoigne la démission, en
larmes, le 29 avril 2011, du professeur Kosako Toshiso, conseiller pour les questions
de radioprotection du premier ministre Kan
Naoto, parce qu’il n’avait pas réussi à dissuader le ministère de l’Éducation d’envisager
20 mSv par an comme un maximum d’exposition possible pour les enfants de Fukushima. Il n’était pourtant pas, loin de là, un antinucléaire, mais sans doute la contradiction
inhérente à la radioprotection lui sera-t-elle
apparue ce jour-là dans toute sa violence.
Au côté de la radioprotection, l’épidémiologie peut être elle aussi dévoyée de sa
vocation initiale pour devenir un outil complémentaire dans le dispositif de minimisation des conséquences des rayonnements
sur la santé humaine. Ainsi, en mars 2010,
l’Association japonaise de radioprotection a
rendu au ministère des Sciences une étude
10. Fujita, Y. (1996)
Shirarezaru genpatsu hibaku
rôdô (Un inconnu : le travail
sous rayonnements dans
les centrales nucléaires),
Iwanami, Tokyo.
11. Fujita, op.cit. et
Shimahashi, M. (1999)
Musuko wa naze
hakketsubyô de shinda no
ka (Pourquoi notre fils est-il
mort d’une leucémie ?),
Gijutsu to ningen, Tokyo.
12. Hôshasen eikyô
kyôkai (Radiation Effects
Association) (2010),
Genshiryoku hatsuden
shisetsu nado hôshasen
gyômu jyûjisha nadi ni
kakaru ekigakuteki chôsa ;
dai 4 ki, heisei 17-21 nendo
(Étude épidémiologique
des personnels affectés aux
travaux sous rayonnements
dans les installations
nucléaires et autres. 4e
période, 2005-2009).
•
Pour en savoir plus
Jobin, P. (2006) Maladies industrielles et renouveau
syndical au Japon, Éditions de l’EHESS, Paris.
Jobin, P. (2010) "Les cobayes portent plainte.
Usages de l’épidémiologie dans deux affaires de
maladies industrielles à Taiwan", Politix, vol. 23,
n° 91/2010, p. 53-75.
Entendue de
cette façon, la
radioprotection est-elle
encore une protection ?
N’est-ce pas une
façon de légaliser la
mort ou de limiter les
demandes prévisibles
d’indemnisation ?

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