Elle enquête sous les coups de pinceau

Transcription

Elle enquête sous les coups de pinceau
Planète Série 4/5 - Drôles de Labos
Elle enquête
sous les coups
de pinceau
Reportage Sophie Devillers
P
our pousser la porte et entrer
dans cette pièce aménagée
sous les combles d’un immeu­
ble de Louvain­la­Neuve, il
faut taper un code secret. Car
derrière, soigneusement déposés sur les
tables ou protégés dans un coffre­fort, il
y a des œuvres d’art de grand prix. Ou
pas.
C’est en fait Jacqueline Couvert qui
doit le déterminer. Il y a quelques semai­
nes, une personne a poussé la porte du
laboratoire d’analyse des œuvres d’art
de l’UCL (Musée de Louvain­la­Neuve),
avec sous le bras, une peinture présu­
mée d’un maître du XXe siècle, célèbre
pour ses couleurs vives. Il a suffi de deux
secondes à Jacqueline Couvert pour bri­
ser le rêve du propriétaire et ses espoirs
de fortune. “A première vue, le châssis de
la peinture apparaissait récent. Puis, j’ai
regardé au microscope. Et là, j’ai vu deux
ou trois pixels. En fait, c’était une photoco­
pie collée sur une toile! Qu’on avait recou­
vert d’un vernis pour bluffer les gens…
Après deux secondes, j’avais compris que
c’était un faux!”
L’œil nu
Couvert. Ça y ressemble, mais ça n’a pas le
trait de Rubens. Son trait est incroyable. Il
y a une telle légèreté dans son coup de pin­
ceau! Et puis, il y a la façon de faire les car­
nations, Rubens emploie des couleurs fon­
cées avant le clair, pour modeler le visage.
Pas ici. Regardez, c’est simplement clair…
Et puis les mouvements sont figés; là, la
réalisation du visage laisse à désirer…”
L’infrarouge
Elle l’admet, une partie de son analyse
est subjective. Mais la science est aussi là
pour lui fournir des indices. Pour la suite
du travail, il faut escalader, avec la pein­
ture sous le bras, un escalier de bois tout
raide, pour parvenir à la mezzanine. La
toile est fixée sur un chevalet de bois,
placé devant une caméra reliée elle­
même à un ordinateur. A l’écran, l’image
de la toile s’affiche en noir et blanc…
La “réflectographie infrarouge” est en
train de révéler ce que la peinture gar­
dait cachée: les traits de dessin, prépa­
rant le coup de pinceau. Le geste semble
libre, rapide. On distingue déjà les con­
tours bien marqués des personnages, les
traits du visage, les cheveux… “Ça permet
de mieux connaître la peinture, les habitu­
des du peintre, ses repentirs…” Et ici, cela
Ce boulot, la chimiste et historienne
de l’art le mène pour des particuliers
mais aussi pour des toiles sorties des ré­
serves du Musée de Louvain­la­Neuve,
qui reçoit beaucoup des dons privés. Et
parfois pour assurer de l’authenticité et
mieux caractériser la toile, l’investiga­
tion prend plusieurs semaines. Cela
commence par une observation visuelle.
Sur sa grande table, éclairée par les lar­
ges fenêtres qui donne sur la place Car­
dinal Mercier, la scientifique a déposé
une toile représentant une descente de
Croix, où un personnage vêtu d’un man­
teau d’un rouge profond, décroche de la
Croix un Christ, drapé d’un tissu blanc.
Le tableau vient des collections du
Musée mais ressemble comme une sœur
à la célèbre peinture de Rubens, à la ca­
thédrale d’Anvers. Du moins pour le
profane. Peut­être le génie en aurait­il
fait une série? “Non, assène Jacqueline
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confirme aussi l’idée d’une copie à partir
d’une œuvre existante: “Il n’y a pas beau­
coup d’hésitation, de rature…” La scientifi­
que du “Lab Art” se base aussi sur l’his­
toire de l’art, qui indique que beaucoup
de copies furent réalisées à l’époque.
“Chaque église voulait en quelque sorte
avoir sa “Descente de croix” de Rubens…”
Le microscope
La spécialiste a aussi sur sa table de tra­
vail cette petite peinture sur support de
bois, une représentation d’Anne
d’Autriche par Antonio Moro, selon les
archives. Ce peintre flamand du
XVIe siècle a ici dressé le portrait d’une
femme aux cheveux clairs, au cou garni
d’une collerette, et dont la gorge arbore
un luxueux bijou, le tout baignant dans
un somptueux clair­obscur. “C’est un ar­
tiste de grande valeur, il faut voir si ce ta­
bleau peut correspondre à ce qu’on sait de
lui, pour assurer l’authenticité.”
Cette fois­ci, la scientifique est nette­
ment plus optimiste. Mais il lui faut un
regard plus affûté. Elle glisse la toile sous
le microscope, installée au fond du labo.
Grossie des dizaines de fois, la peinture
laisse apparaître ses craquelures, confir­
mant son âge avancé. Cela permet aussi
d’observer chaque coup de pinceau, dé­
voilant le secret de fabrication: “Regar­
dez là, la pointe de blanc qu’il a utilisé sur
la perle grise. C’est très bien fait. On peut
regarder le geste du peintre en détail. Au
fur et à mesure, je m’approprie l’œuvre, je
saisis toute la création du tableau, je rentre
dans l’œuvre du peintre. A la fin, je suis
triste de voir le tableau partir…”
Les ultraviolets
Dans la salle à côté, elle place aussi
l’œuvre, sous une lampe spéciale, la
lampe de Wood. Dans la petite pièce
plongée dans le noir, une lumière ultra­
violette s’attarde sur les détails de la
toile. Les retouches sur la couche de ver­
nis apparaissent. Un signe de contrefa­
çon? Au contraire! “Si vous n’avez pas de
retouche, ça peut être bizarre, toutes les
peintures anciennes sont malmenées. La
fluorescence permet aussi de repérer cer­
tains pigments, comme le blanc de zinc, le
blanc de titane, ou la laque de garance.”
Les rayons X
Mais pour le pigment, une autre tech­
nique est encore plus complète: celle de
la microfluorescence X, un rayonne­
ment appliqué à la peinture. Retour dans
la mezzanine et au chevalet, devant le­
quel on place à nouveau un tripode, sup­
portant cette boîte qui est le générateur
de rayons X. Cette fois, plus d’images,
mais des graphiques en escalier qui ap­
paraissent sur l’écran d’un ordinateur.
Ces spectres indiquent la présence plus
ou moins importante d’éléments chimi­
ques. Ils permettent de reconstituer la
composition en pigments de la zone
analysée.
Et leur emploi est différent selon les
époques: impossible de trouver du blanc
de titane, apparu vers 1920, dans un ta­
bleau du XVIe siècle. Pas de signe suspect
ici. “Pour faire ce travail, il faut à la fois être
chimiste et historienne de l’art. Mais je suis
d’abord historienne de l’art car il faut une
certaine sensibilité… C’est aussi un peu un
travail de détective, on mène notre enquête,
on rassemble et on confronte les indices…”
La Libre Belgique - vendredi 1er août 2014
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