Juan Manuel de Prada - Le septième voile

Transcription

Juan Manuel de Prada - Le septième voile
Le septième voile, Juan Manuel de Prada – Editions du Seuil
Traduit de l’espagnol par Gabriel Iaculli
Critique parue dans LE MAGAZINE DES LIVRES, n° 16, mai 2009
Par Marc Villemain
Un coin du voile
Nous autres qui lisons peut-être un peu plus de livres que la
moyenne des Français (ne serait-ce que pour étoffer le Cahier des
livres du Magazine du même nom...) faisons d’authentiques
efforts pour n’avoir affaire qu’à de non moins authentiques chefsd’œuvre. Moyennant quoi, il nous arrive de faire
d’enthousiasmantes découvertes, de tomber sur des perles, des
petits bijoux, quelque objet définitif et très précieux qui console
du reste. Un chef-d’œuvre, c’est autre chose. J’entends bien que
cette qualification est sujette à caution, le triomphe du spectacle
vivant (sic) incitant parfois à qualifier ainsi des livres qui seront
seulement remarquables, voire magistraux, donc à propos desquels
les controverses demeurent possible. Le chef-d’œuvre, lui, ne
saurait souffrir aucune chicane : nous sommes face à une pièce
dans le jugement ou l’appréciation de laquelle n’entre aucune subjectivité, une édification à ce
point historique et monumentale que l’inconstance congénitale aux jugements humains ne
laisse guère de place à la moindre discorde. Nous savons que nous sommes devant un chef
d’œuvre comme nous savons que le soleil chauffe et qu’une roue tourne : c’est l’exact
jugement qu’inspire la lecture du dernier roman de Juan Manuel de Prada, Le septième voile.
Il ne sera pas question ici de l’histoire, d’une richesse et d’une complexité qu’il serait
coupable de vouloir résumer. Tenons-nous en, donc, aux quelques indices distillés en
quatrième de couverture : alors que sa mère vient de mourir, l’homme qui l’a élevé apprend à
Julio Ballesteros qu’il n’est pas son vrai père. S’ensuivra une quête exaltée à travers l’histoire
et les continents, qui nous conduira sur les pas de Jules Tillon, héros de la Résistance connu
sous le nom de Houdini en raison de ses talents d’évasion, et devenu amnésique à la fin de la
guerre des suites d’une blessure. Roman d’une double quête, donc : celle du fils cherchant le
père, celle du père se cherchant lui-même.
Juan Manuel de Prada réussit là ce dont rêvent sans doute, peu ou prou, tous les écrivains : la
fresque parfaite des passions universelles. Le livre qui parvient à embrasser la totalité des
raisons, des actes et des affects. Celui dont il était logique, inscrit, consubstantiel au propos,
qu’il intègre et résume ce qu’il y a de plus retranché et de plus extrême en l’homme, toutes les
questions que nous nous posons, quels que soient notre temps ou notre génération : notre
attitude devant la vie et devant la mort, devant la paix aussi, l’impossible absolu à l’aune
duquel nous sommes voués à nous juger – et peut-être à être jugés –, les irréversibles passions
que nous fomentons à l’égard de nos parentèles et de nos familles, tout ce à quoi nous devons
faire face et que nous savons, ou ne savons pas, affronter. Dit comme cela, on pourrait certes
penser qu’il s’agit d’un tour de force, voire d’un coup de force. Or, non. Comme dans La vie
invisible, son précédent et sublime roman qui, déjà, se colletait avec les méandres de la
culpabilité, l’histoire, chez Juan Manuel de Prada, vient de l’Histoire. Chaque phrase en est
taraudée. Chaque idée s’y nourrit. Chaque affect y puise. Cela tient à la minutie de Prada, à
son souci de la justesse, mais aussi à son style, qui ne se contente pas d’être d’une très grande
élégance mais qui à lui seul suffirait à charrier l’émotion et la gravité, portant tout à la fois le
regard vers le fuyant horizon et l’attention vers l’intouchable psyché. D’où l’épaisseur des
personnages, leur beauté à la fois puissante et fragile, cette humanité qui, à force d’incessants
mouvements internes, ceux de la conscience, ceux des désirs, s’approche toujours plus près
des gouffres. Charge aux lecteurs alors de prendre partie, car Prada ne le fera pas pour nous.
Ils sont beaux, ces personnages avides de vie, ils sont beaux quand ils aiment et qu’ils
désaiment, quand ils se sacrifient et qu’ils tuent, quand ils s’accrochent et qu’ils abdiquent,
quand ils tiennent leur rang et qu’ils trahissent. Ils ne sont des personnages de roman que
parce que les personnages de roman naissent de nous-mêmes. De quoi sommes-nous, de quoi
serions-nous capables ? quid de notre aptitude à la souffrance de vivre une vie finie ? qui de
notre aptitude à la conscience ? à l’histoire ? à l’autre ? Il y a chez Prada un va-et-vient
constant entre un prométhéisme qui nous sauve de l’idée que nous nous faisons de nous
mêmes, et une sorte de défaitisme qui pourrait apparaître comme l’autre nom d’une sagesse
ou d’une raison ancestrales ; quelque chose d’un mysticisme originel, constamment mis à
l’épreuve de la culpabilité, mû par la promesse intenable de la rédemption et du salut.
Quelque chose d’un spleen euphorisant, donc, si le rapprochement n’était par trop saugrenu,
une douleur qui remonterait des siècles et qui se résoudrait dans une certaine frénésie à la
saisir, à en distinguer l’origine, à en maîtriser la destination.
Il faudrait être beaucoup plus précis et complet pour parler de Juan Manuel de Prada, de ce
livre-ci comme de la totalité de son œuvre. On ne le peut. Mais on peut au moins regretter
qu’il ne soit pas davantage lu en France, lui, si jeune encore, dont on sait déjà que l’histoire
dira qu’il aura porté très haut le flambeau d’une littérature de dimension mondiale, une
littérature poignante et raisonnée où chacun aura parfait sa connaissance du monde, et de soi.
*

Documents pareils