Le jeu des chiffres - Forced Migration Review

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Le jeu des chiffres - Forced Migration Review
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LES CHANGEMENTS CLIMATIQUES ET LES DÉPLACEMENTS
Le jeu des chiffres
Oli Brown
Il existe des écarts énormes dans les estimations du nombre de
‘migrants dus aux changements climatiques’. En vue de persuader
les preneurs de décisions de la nécessité d’agir et de fournir une
base solide aux réponses appropriées, il y a nécessité urgente
d’élaborer de meilleures analyses, de meilleures données et de
meilleures prédictions.
Inondations de
bidonvilles dans
le district de
Ebute Metta de
Lagos, Nigéria,
Septembre 2007.
C’est peut-être le Professeur Norman
Myers de l’Université d’Oxford qui a
fait l’estimation la mieux connue des
migrations futures dues au climat. En
examinant l’horizon 2050, il a affirmé
que “ lorsque le réchauffement de la
planète sera bien établi, il pourrait se
trouver jusqu’à 200 millions de personnes
[déplacées] par les perturbations des
systèmes de moussons et d’autres régimes
de pluie, par les sécheresses d’une durée
et d’une sévérité sans précédent, et par
la montée du niveau de la mer et les
inondations côtières. ” 2 Ceci représente
un chiffre effrayant, une multiplication
par dix du nombre documenté à ce jour
de personnes déplacées et de réfugiés.
Cela signifierait qu’en 2050, une personne
sur 45 dans le monde serait déplacée
à cause des changements climatiques
(sur la base des prédictions d’une
population globale de neuf milliards).
D’autres estimations présentent des
variations importantes en termes de
chiffres, de durée et de causes. En
2005, l’Institut pour l’environnement
et la sécurité humaine de l’Université
des Nations Unies a prévenu que la
communauté internationale devait
prendre des dispositions pour 50 millions
de réfugiés environnementaux dès 2010.
Toutefois, l’estimation du Professeur
Myers de 200 millions de migrants
environnementaux en 2050 est devenue
le chiffre généralement accepté et le plus
souvent cité. Pour autant, la répétition
ne garantit pas l’exactitude de ce chiffre.
Le Professeur Myers est le premier à
admettre que cette estimation, bien qu’elle
ait été calculée à partir des meilleures
données disponibles (et limitées), a exigé
des “extrapolations héroïques”. En vérité,
personne ne sait avec une quelconque
précision quelles seront les conséquences
des changements climatiques sur la
distribution de la population humaine.
Nous savons que les changements
climatiques vont redessiner nos côtes,
IRIN/Dulue Mbachu
Dès 1990, le Groupe d’experts
intergouvernemental sur l’évolution
du climat (Intergovernmental Panel on
Climate Change (IPCC)1 maintenait que
l’impact unique le plus important des
changements climatiques porterait sur les
migrations humaines. Jusqu’à présent, la
communauté scientifique s’est concentrée
sur l’établissement de l’étendue et la
nature des changements climatiques
anthropogéniques et leur impact sur nos
systèmes météorologiques et sur nos
lignes côtières. Toutefois, bien moins
de temps et d’énergie ont été dévoués à
l’analyse empirique des impacts sur la
distribution de la population humaine
des changements climatiques. Par
conséquent, les chiffres produits jusqu’à
présent par les analystes ne représentent
guère plus que des estimations bien
fondées. Cela n’est pas surprenant ; la
science des changements climatiques
est assez compliquée en elle-même,
avant même de prendre en compte leur
impact sur des sociétés possédant des
ressources très disparates, ainsi que
des capacités diverses à s’adapter aux
traumatismes de l’extérieur. Evaluer
les impacts futurs des changements
climatiques sur des communautés
complexes en évolution ne fait qu’empiler
prédiction sur prédiction, ce qui multiplie
la marge d’erreurs potentielles.
ouragans, et 645 millions par les projets
de barrages et d’autres développements.
Le Programme des Nations Unies pour
l’environnement (UNEP/PNUE) estime
qu’en 2060, il pourrait y avoir 50 millions
de réfugiés environnementaux en Afrique
uniquement. De manière encore plus
apocalyptique, en 2007 Christian Aid
suggérait que près d’un demi-milliard
de personnes pourraient être déplacées
de façon permanente en 2050 : 250
millions à cause des phénomènes dus
aux changements climatiques tels que
les sécheresses, les inondations et les
nous faire relocaliser nos lieux de
production de nourriture, nous faire
déplacer vers l’eau selon le temps, et nous
exposer à des tempêtes plus féroces ou à
des sécheresses plus sévères. Nous savons
que la ‘capacité de soutien’ de grandes
parties du monde –la capacité de divers
écosystèmes à fournir de la nourriture, de
l’eau et de l’abri aux populations humaines
- sera compromise par les changements
climatiques. Nous savons intuitivement
que les migrations causées par le climat
RMF31
RMF31
LES CHANGEMENTS CLIMATIQUES ET LES DÉPLACEMENTS
seront probablement un sérieux problème
à l’avenir. Nous ne savons pas jusqu’à
quel point. Et, sans chiffres concrets (ou
tout au moins plus sophistiqués), il est
impossible de convaincre les preneurs de
décisions de l’importance du problème.
Les estimations dont nous disposons
jusqu’à maintenant ne forment pas une
réelle fondation à une réponse appropriée.
Le défi à présent est de mieux comprendre
comment les changements climatiques
peuvent toucher la distribution de la
population, puis d’élaborer des moyens
efficaces de répondre aux conséquences
possibles des migrations forcées, telles que
le démembrement économique et social,
les délais dans le développement, ou les
conflits. Dans ce but, nous devons trouver
des réponses plus claires à certaines
questions-clé : combien de personnes
vont-elles être probablement déplacées
par les changements climatiques ?
D’où viendront-elles et où iront-elles ?
Seront-elles en mesure de revenir ?
Des données de meilleure qualité sur
une ou plusieurs des questions ci-dessus
aideront à identifier les populations
les plus vulnérables, les régions les
plus inquiétantes et les effets potentiels
des migrations dues au climat sur le
développement et sur la stabilité. En
fin de compte, de meilleures données
feraient avancer le débat vers les trois
questions de plus grande pertinence pour
les preneurs de décisions : qui devrait
assumer la responsabilité de pourvoir aux
besoins des migrants environnementaux ?
Pendant combien de temps auront-ils
besoin de soutien, typiquement ? Et
combien tout cela va-t-il coûter ?
Le problème des prévisions
L’élaboration de prévisions plus solides
va demander beaucoup de traitement de
données, et ceci ne fait que commencer.
Ces prévisions sont compliquées
par quatre facteurs au moins :
Le désagrégement de la causalité: Les
décisions des migrants de quitter leurs
foyers sont influencées par une foule de
facteurs complexes ; la détermination de la
causalité entre ‘l’attraction’ économique et
la ‘poussée’ environnementale est souvent
très subjective. Le désagrégement du rôle
des changements climatiques des autres
facteurs environnementaux, économiques
et sociaux demande d’entreprendre une
démarche analytique ambitieuse dans le
noir. En bref, il est très difficile de déduire
les causes et effets entre les changements
climatiques et les migrations forcées.
L’élimination du ‘son blanc’ dans les
statistiques: Les futures migrations
dues au climat auront lieu sur un fond
de changements sans précédent dans le
nombre et la distribution de la population
du monde. Actuellement, la population
globale croît à un taux annuel de 1.1%
et elle devrait atteindre un maximum de
9.075 milliards en 2050 (depuis le seuil
de 6.54 milliards en 2005). Cependant,
le mouvement vers les zones urbaines
s’accélère. Plus de la moitié de la
population mondiale vit déjà dans des
zones urbaines et le taux de croissance
de la population urbaine est le double de
celui de la croissance de la population
totale. Il serait clairement absurde
d’attribuer la totalité du déplacement vers
les villes aux changements climatiques
mais il est très difficile de désagréger
le rôle additionnel des changements
climatiques sur les migrations existantes
des zones rurales vers les zones urbaines.
Résoudre le manque de données:
Les données de base pour les flux de
migrations actuels sont éparses et
incomplètes dans beaucoup des pays
en voie de développement considérés
comme susceptibles d’être vulnérables
aux changements climatiques. Il n’existe
pas non plus beaucoup de capacité dans
les pays en voie de développement ou
dans la communauté internationale
à rassembler ce type de données, en
particulier sur les déplacements internes.
Les données fournies par les recensements
contiennent rarement le type de questions
qui permettraient de comprendre de façon
plus nuancée les raisons poussant aux
mouvements internes de populations.
Les capacités limitées existantes se
concentrent sur le suivi des migrations
transfrontalières – ce qui ne cerne qu’une
partie du tableau, étant donné que la
majorité des migrants environnementaux
forcés resteront probablement à
l’intérieur de leurs frontières.
Ajouter le facteur d’incertitude: Enfin, bien
que les techniques de modèles climatiques
aient énormément progressé durant ces dix
dernières années, nous n’avons toujours
pas élaboré des techniques de modèles qui
ne feraient qu’effleurer adéquatement les
réponses à l’impact des choix individuels,
au potentiel d’action internationale, ainsi
qu’à la variabilité des émissions futures
et des scénarios météorologiques.
Vers de meilleures données
Il nous faut consacrer plus de temps,
d’effort et d’énergie afin d’élaborer une
meilleure compréhension des futures
migrations forcées. Ceci demandera
de tenter d’élaborer des scénarios
chiffrés détaillés, objectifs et sur une
base empirique. Pour ce faire, il nous
faudra créer des modèles informatiques
plus poussés, trouver de meilleures
données de base et établir les capacités
des institutions et des gouvernements
à suivre les mouvements des migrants
forcés à l’intérieur de leurs frontières ainsi
qu’au travers des frontières nationales.
Certains aspects de ce processus sont
déjà en cours. Par exemple, l’UNHCR
tente de suivre les réfugiés partout
dans le monde, l’UNFPA (le Fond des
Nations Unies pour la Population) suit les
tendances dans la croissance et dans la
localisation de la population du monde,
alors que les analystes investissent dans
des ordinateurs d’une puissance sans
précédent dans le de créer des modèles
informatisés du climat mondial. Il ne
nous est pas nécessaire de partir de zéro ;
nous pouvons démarrer par l’application
de l’expertise et des connaissances
existantes au problème spécifique des
migrations environnementales forcées.
Il nous faut entreprendre des études
de cas plus détaillées et plus nuancées
afin d’établir comment, pourquoi et où
les personnes migrent. Nous devons
comprendre ce que cela signifie pour la
condition et pour l’avenir des endroits
qu’ils quittent, des endroits où ils se
rendent et pour les migrants euxmêmes. Il nous faudra décider de la
durée de leur statut de migrants forcés
(un an, cinq ans, une génération ?) et
d’évaluer quels seront leurs besoins
à différentes étapes du processus de
réinstallation. Pour tirer tout cela au
clair, une démarche multidisciplinaire
sera requise, combinant au minimum les
perspectives sociologiques, économiques,
géographiques, des modèles informatisés
et un ajout de science climatique.
En fin de compte, l’impact des migrations
dues aux changements climatiques
sur le développement, la sécurité et
le bien-être des personnes dépend,
bien sûr, du déplacement de 20 ou
200 millions de personnes. Et si nous
savons à quoi nous attendre, nous
pourrons mieux nous préparer.
Oli Brown ([email protected]) est directeur
de Programme auprès de l’Institut
International de Développement Durable
(International Institute for Sustainable
Development) (www.iisd.org).
1. www.ipcc.ch
2. Myers, Norman, ‘Environmental Refugees: An
emergent security issue’, 13th Economic Forum,
May 2005, Prague. www.osce .org/documents/
eea/2005/05/14488_en.pdf
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