2012. Sheela-na-gig
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2012. Sheela-na-gig
Inédit (expressément demandé puis refusé par Rire et émancipation féminine, volume collectif dirigé par Florence Fix et Ariane Bayle, 2013). Déméter, Baubô et Sheela-na-gig. La vulve comme figure de la résistance féministe de la Grèce archaïque à l’art contemporain. Par Anne Larue, professeure à l’université Paris 13. Motif « folklorique » bien connu, Baubô montrant sa vulve à Déméter pour la faire rire, alors que la déesse vit dans la plus sombre des colères n’accède pas vraiment, quoique grec, à la dignité implicite que semble revendiquer le seul mot de « mythe ». La vulve scandaleuse de Baubô, et la réaction non moins scandaleuse qui consiste à prendre le parti d’en rire, tout cela est étroitement lié avec l’établissement des « cultes à mystères », attribué par la légende à Déméter elle-même ; mais ces cultes à mystères, dont nous faisons aujourd’hui grand cas, en les investissant de notre plus grave conception du « religieux », ne sont peut-être pas, en réalité, à inscrire dans un tel registre sérieux et « savant ». Comme l’écrit Florence Dupont dans Homère et Dallas, comment peut-on oublier que les Grecs en question, loin de coïncider avec nos actuels préjugés, vivaient et ressentaient leur « pratiques cultuelles » d’une manière qui ne correspond en rien à nos projections « religieuses « et « mythiques », qui nous appartiennent, à nous, beaucoup plus qu’à eux1 ? Le motif de la vulve, féminin par excellence, lié qu’il est aux fameux cultes à mystère, d’origine féminine, n’aurait en somme rien de religieux. Quand on ne sait quoi dire d’une pratique ou d’un rituel ancien qu’on ne comprend pas, on le taxe de « religieux » pour en finir et faire taire toute discussion. Religieux, c’est le mot de la fin, la clôture du débat, le coup d’autorité qui laisse coi. Mais en réalité, cette façon de faire est grande paresse de l’esprit, car il existe – aujourd’hui encore – de nombreux rituels qui n’ont rien de religieux. Il faut donc d’emblée se débarrasser de l’idée qui voudrait que, parce que c’est ancien, c’est religieux, préjugé assez commun de l’anthropologie. L’idée que l’humain est obligatoirement religieux est récente et infondée : on la doit principalement à l’influence de Mircea Eliade et à l’effet d’autorité produit par « l’anthropologie du sacré ». Or on sait fort bien, depuis les analyses de Daniel Dubuisson sur Mircea Eliade2, complétées par celles de Robert LLoancy sur l’inconsistance de la notion de sacré3, que le préjugé anthropologique du religieux, pour tenace qu’il soit, n’a aucune valeur et aucun fondement. On peut donc se demander si ces histoires de femmes, Perséphone, Déméter, Baubô, ne représentent pas, plus qu’une « religion », tout autre chose : une forme de résistance féminine dans la culture occidentale, résistance cachée, secrète, « occulte » au plein sens du terme. Des (oc)cultes à mystère, nous ne savons pas grand chose, tant le secret en a été bien gardé, par des femmes qui avaient à la fois de puissants motifs de garder silence et de bonnes raisons de s’opposer à un ordre patriarcal triomphant. 1 Florence Dupont, Homère et Dallas. Introduction à une critique anthropologique, Paris, Kimé, 2005. Daniel Dubuisson, Mythologies du XXe siècle. Dumézil, Lévi-Strauss, Éliade, Lille, Presses universitaires de Lille, 1993, et Impostures et pseudo-science. L'OEuvre de Mircea Eliade, Villeneuve-d'Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2005. 3 Robert LLoancy, La Notion de sacré, Paris, L’Harmattan, 2008. 2 La légende raconte que Perséphone est violée ; que sa mère demande justice aux dieux de l’Olympe et plus particulièrement à leur chef, qui la lui refuse au titre que le mariage résultant de ce viol ne serait finalement pas désavantageux pour la victime. Justice n’est pas faite, malgré la tromperie avérée, et renouvelée, du violeur (qui non content de son forfait d’enlèvement et de viol, garde de force sa victime en lui faisant manger par ruse des pépins de grenade). Déméter se fâche avec tous les dieux, renonce à leur boisson comme à leur nourriture, prend les traits d’une vieille femme et quitte l’Olympe. Chez les humains, elle rencontre des femmes : trois jeunes filles qui la conduisent à une maîtresse de maison, puis une servante qui lui montre sa vulve. Après cela, Déméter, qui a refusé nettement de boire du vin, rit et fonde les « mystères d’Éleusis ». On se demande quel est le lien logique entre ces différents éléments. C’est toute la difficulté des histoires féminines que le caractère mutilé ou tronqué des structures narratives, souvent conservées avec moins de soin que dans le cas des mythes patriarcaux. On dirait que la logique de l’histoire a échappé à son principal narrateur, l’anonyme auteur de l’Hymne à Déméter, et qu’il n’en est plus resté que de bribes à la signification en dérive, faute de cohérence avec un contexte perdu. On isole néanmoins, dans ce tissu parcellaire, le motif de Baubô qui a survécu et qui resurgit, témoignage d’un travail de résistance de ce qu’il faut bien appeler « folklore », n’en déplaise aux structuralistes qui ont œuvré à la fragmentation et à la dispersion de la notion de folklore au profit de celle, idéologiquement plus consensuelle, de mythe. Aujourd’hui encore, le « mythe » se porte plutôt bien et le « folklore » est méprisé ou minoré avec l’aide de la fonction péjorative de la langue, « folklorique » renvoyant au populaire ridicule ou au pittoresque pas sérieux. Pour valoriser idéologiquement une légende, on préférera toujours parler de « mythe » que de « folklore ». Les « mythes grecs » sont, de fait, tous bâtis sur le même modèle, avec des dieux masculins et des héros masculins (les héroïnes féminines finissant emmurées, violées ou assassinées), l’obsession de la lignée mâle et de la mémoire, la gloire, les hauts faits, le souffle épique, la présence insistante de la hiérarchie sociale et de la guerre, et une certaine idée de la mort en lien avec la lignée et la mémoire (qui permettent au « héros » de « survivre »). Les mythes ne racontent, en somme, que le légendaire du patriarcat ; le folklore, morcelé, enseveli, minoré, raconte toute autre chose, une histoire parallèle à l’histoire officielle, une histoire de vaincus qui s’entête à ne pas disparaître, à revenir sans cesse comme un fantôme. Je formulerai dans un premier temps une hypothèse concernant les sheela na gigs, petites statuettes féminines présentes surtout en Irlande, au Moyen Age, et montrant dans les églises leur sexe grand ouvert : je me demanderai dans quelle mesure on peut y voir, au-delà d’une représentation symbolique de l’accouchement et de la fécondité, une figure de la résurgence ou plutôt de la survivance occulte de Baubô ; dans un second temps, je me pencherai de plus près sur l’origine de l’histoire de Baubô, c’est-à-dire l’affaire complexe du deuil de Déméter telle qu’elle est connue par un texte très ancien ; enfin, je reviendrai sur Déméter elle-même, initiatrice des « cultes à mystère » après sa rencontre avec Baubô (mot qui justement signifie « vulve » en grec), en montrant comment le texte en question manifeste de façon très nette son opposition à l’ordre des dieux de l’Olympe. Dans un livre écrit en anglais, non traduit et consacré à au phénomène étonnant des « Sheelana-gigs », petites statuettes médiévales britanniques qui, sur des monuments religieux principalement, exhibent assez comiquement (ou parfois avec des grimaces) leur vulve disproportionnée, Barbara Freitag4 passe en revue les différentes hypothèses qui ont été formulées à et égard depuis le XIXe siècle (date de leur « découverte »), avant de supposer que ces statuettes sont celles de divinités païennes protectrices, liées à l’accouchement. Elle s’appuie, pour formuler cette conclusion, sur la taille de la vulve ouverte – qui correspond à la dilatation pendant l’accouchement. Effectivement, il n’est pas du tout anormal de trouver dans les églises des représentations païennes de toutes sortes : c’est là une association plus commune qu’on ne le pense. En revanche, le problème de l’expression des statuettes demeure entier. Même si certaines (comme celle que B. Freitag utilise pour la couverture de son livre) ont un visage mystérieux, légèrement inquiétant et douloureux, propre à étayer l’hypothèse de la parturiente de type chrétien (celle qui doit souffrir pour enfanter), la plupart arborent au contraire une bouille ronde, des yeux grands ouverts, un sourire fendu et des sourcils rehaussés : une expression de surprise, d’étonnement, d’amusement. Ou bien ces figures souriantes évoquent la réalité d’un accouchement sans douleur (mais où diable peut être le fruit de leurs joyeuses entrailles ? Aucun bébé n’est sculpté auprès des sheelas) ou bien ces statuettes évoquent le sexe féminin, la vulve, présentée avec une taille énorme dans un but comique. Pantalon ne fait-il pas rire le public de la commedia dell’arte en arborant un gros phallus rouge en tissu, qui lui donne justement son nom ? Il existe un personnage antique qui lie humour et féminité : Baubô. Barbara Freitag n’évoque pas, dans son livre, la possible ascendance de Baubô sur la représentation des Sheela-na-gigs. Elle ne se tourne nullement vers cette hypothèse. Voyons néanmoins dans quelles conditions elle pourrait être défendue. Découvertes (non sans répulsion, précise B. Freitag dans l’introduction de son livre) il y a 160 ans, en Irlande, les Sheela-na-gigs apparaissent dans de simples églises de campagne, pas du tout en milieu urbain. En 1853, l’archéologue Hitchcock les identifie comme des figures païennes. Elles sont liées aux aires agricoles. Elles mesurent entre 9 et 90 cm. Certaines sont sculptées avec maladresse, d’autres sont très habiles. Placées dans les églises, elles forment des sculptures isolées, même si parfois elles font partie d’un décor (par exemple de chapiteau). Certaines sont couchées sur le côté ; l’une est complètement à l’envers ; mais elles sont toujours représentées de face, même dans le cas de ces variantes. On ne les trouve que dans les îles britanniques, majoritairement dans les zones les plus isolées de l’Irlande5. Le nom de ces statues a une origine mystérieuse. Archéologues et historiens l’emploient mais personne ne sait exactement d’où vient cette appellation. B. Freitag cite la lettre (mal écrite) d’un archéologue qui semble très sûr de lui et emploie le terme avec aplomb – mais sans l’expliciter malgré sa bizarrerie. On ne parvient pas à lire clairement ce manuscrit ; l’expression pourrait être « Sheela ni ghig », où « ni » voudrait dire : « fille de ». Sheela est la version diminutive de Cécilia. C’est le nom féminin irlandais par excellence. Très populaire, il est lié à la personnification féminine de la nation. La supposée femme de saint Patrick se serait appelée Sheela. Certains allèguent que le peuple aurait donné ce nom aux statues dans un sens péjoratif (genre « marie-couche-toi-là »). Le mot Sheela-na-gig aurait été d’usage commun pour désigner une traînée. Cela semble difficile à croire : le « prénom » de Sheela, si aimé en Irlande, invite à ne pas considérer les statues en question comme des figures méprisables, ou des prostituées. B. Freitag constate que même si les érudits ne connaissent pas le terme, « sheela-na-gig » renvoie tout simplement à une danse assez remuante, encore connue du peuple dans les campagnes (on pense bien sûr à la gigue, qui en est très proche)6. C’est au départ un air de 4 Barbara Freitag, Sheela-na-gigs. Unravelling an Enigma, Routledge, 2004. Id., introduction et chapitre 1. 6 Ibid., p. 51 et suivantes. 5 danse plutôt allègre que fredonnent les paysans irlandais. Le contexte du nom des statues est donc festif et allègre. La vulve n’est pas étrangère à l’affaire : « sheela-na-gig » est aussi le nom d’un bateau (féminin en anglais). « Gig » semble renvoyer à la forme sexuelle de l’embarcation. Certains l’écrivent « Shell in a gig », coquillage dans une vulve, ou vulve-coquillage7. B. Freitag n’évoque Baubô qu’accessoirement et sans s’y arrêter. Elle cite les travaux de l’égyptologue Margaret Murray8, qui en 1923 avait identifié trois types récurrents de déesses : le type Isis, véritable mère universelle, aux gros seins, enceinte, portant souvent un enfant dans ses bras (« Vénus » de Laussel, Diane d’Éphèse aux innombrables mamelles) ; le type Ishtar, vierge, séduisante, nue ou voilée ; et enfin le type Baubô, « the Personified Yoni », déesses réservées aux femmes, liées à la naissance des enfants et à la fertilité. Les sheelas se rapprochent de ce type en ce qu’elles exhibent leur vulve. Est-là une simple ressemblance de surface ? L’exemple donné par Margaret Murray, citée par B. Freitag, est celui de la Bona Dea romaine9. Cette déesse assez mal connue aurait eu un culte d’état secret et réservé aux femmes, lié, dit-on, à la fécondité et à la fertilité des champs. Bona Dea unit dans son histoire le fouet et le vin, ce qui n’est pas sans rappeler les mystères d’Éleusis selon certaine fresque de Pompéi, vouée justement à ces Mystères. D’après l’étude de Gilles Sauron10, la fresque en question aurait été commanditée par une riche initiée aux mystères – sachant qu’il était du dernier chic, pour l’aristocratie de l’époque, d’avoir des « cultes » secrets et personnels ; celui de Bona Dea est justement réservé aux matrones les plus en vue et aux vestales. La fresque de la Villa des Mystères représente une ambiance dionysiaque de libations ; sur un des panneaux, une jeune femme à genoux, la tête dans le giron d’une compagne, semble attendre le fouet tandis que d’autres femmes nues dansent et font de la musique. Comment sont associés la gaîté, le fouet, la fertilité, un avant-goût du petit air de danse qui plaît aux Irlandais, sheela-na-gig… et le vin de Dionysos ? C’est là le point clé. On considère ordinairement qu’à Éleusis tout se mélange dans un merveilleux syncrétisme dionysiaque, le vin et l’orge, Dionysos et les deux femmes, Perséphone et Déméter ; mais il se pourrait bien qu’au contraire, dans les mystères d’Éleusis, les deux représentations symboliques, vin rouge et orge blanc, soient opposés de manière rigoureuse (et non sans une certaine force subversive, comme on va tenter de le démontrer). Dans l’Hymne homérique à Déméter11, l’ordre du vin est clairement refusé, et opposé à celui de la boisson d’orge que la déesse en deuil finit par boire après plusieurs jours d’abstinence ; l’histoire de Bona Dea, qui me sert ici de contrepoint, renvoie également à une vision négative du vin, du moins si l’on s’en tient à un sens littéral. Dans une version de l’histoire, Bona Dea s’enivre, son mari la fouette à mort ; le vin n’est donc pas, pour elle, une libération réussie. Dans une autre version, Bona Dea est victime de son propre père qui l’enivre pour la 7 Ibid., p. 53. Première femme à marquer l’égyptologie, auteur de 80 livres et articles, morte après avoir fêté ses 100 ans, Margaret Murray a travaillé sur l’Égypte et sur les cultes religieux médiévaux dans l’Europe occidentale. 9 B. Freitag, op. cit., p. 26. 10 Gilles Sauron, La Grande Fresque de la villa des Mystères à Pompéi. Mémoires d'une dévote de Dionysos, Éditions A. et J. Picard, 2000. 11 « Homérique » signifie que pour valoriser un texte et lui donner un certain poids d’autorité, on prétendait qu’il était d’Homère. Ce qu’on appelle hymne est un poème narratif et épique, assez long. Il existe une édition en français des Hymnes homériques (trad. Louis Dimier, Garnier Frères, sans date, livre fort ancien, disponible à la BNF), dans laquelle figure celui de Déméter, et une traduction de Lecomte de Lisle (1868) disponible sur Internet (http://www.mediterranees.net/mythes/hymnes/hymne33.html, consulté le 14 juillet 2010). 8 violer après l’avoir fouettée, ce qui, semble-t-il, n’est pas mieux (toujours de son point de vue à elle). Ceci dit, il est en réalité difficile d’interpréter symboliquement ces narrations, qui lient femme, vin, sexe et fouet d’une façon peut-être plus complexe que ne le laisse penser le simple énoncé de l’histoire. Le fléau avec lequel on bat les moissons à l’époque ressemble à un fouet ; l’acte sexuel commis par le père déclenche la fertilité de la terre ; de fait, Bona Dea, en tant que déesse, est du côté des femmes et du sexe en ce qu’il est lié au secret, au monde agricole et à la fertilité féminine. Donner le fouet dans le but d’exacerber la fécondité est une pratique « folklorique » connue. Le vin, quant à lui, symbolise l’apport dionysiaque : il est le rouge, la transe, le danger, l’excitation par laquelle il se passe enfin quelque chose, fût-ce dans la violence. Gardner, lecteur de Margaret Murray et fondateur, dans les années 50, de la « wicca » comme une sorte de culte sexuel sadomasochiste, est peut-être bien plus proche qu’on le croit de l’esprit « dionysiaque » du fouet, du sexe et de la fertilité que traduit l’histoire de Bona Dea. Bona Dea est dans le dionysiaque ; viol, fouet et vin forment une chaîne de significations cohérente. Mais ces éléments sont-ils la traduction romaine du fond grec issu de l’histoire de Déméter ? On peut sérieusement en douter, même si le vin, le viol et la fécondité de la terre sont communs aux deux motifs. En effet, dans l’aventure de Déméter, le vin est un repoussoir. Le monde des femmes l’écarte délibérément, et choisit résolument ce qu’on pourrait appeler « l’ordre du blanc ». Pour le montrer, revenons précisément au texte. Déméter, voile baissé, en longue robe sombre, passe le seuil de la belle demeure où, sous l’apparence d’une misérable mortelle, elle a été accueillie par des femmes. Soudain elle manifeste malgré elle un éclat divin. Métanire prend peur et lui donne son propre siège. Déméter refuse. Elle n’accepte qu’un siège de bois ordinaire sur lequel on jette une toison, dont il est précisé qu’elle est blanche12. La déesse reste sur ce siège ordinaire, accablée de douleur. Iambé, la servante, finit par la faire rire, avec de piquants propos. En réalité, les propos de Baubô (ici appelée Iambé) sont peut-être des propos obscènes. La servante fait enfin sourire, puis rire Déméter affligée. Le texte ne parle pas de la petite danse amusante de la vulve, dont on trouve en revanche mention dans le texte d’un père de l’église, Clément d’Alexandrie, dans un autre texte, mal conservé et corrompu13, mais qui clairement n’approuve pas tout ce paganisme : « découvrant ses parties, les montre à la déesse ». Baubô montre sa vulve, et cela fait rire la déesse. On ne sait si la servante fait une danse du ventre bien rythmée (sheela-na-gig !) en agitant sa vulve, si elle a grimé sa vulve de manière amusante, ou si elle représente avec sa vulve quelque chose de drôle, comme par exemple, qui sait, un bébé qui fait coucou depuis la matrice, un petit théâtre vulvaire animé ; en tous cas, elle fait avec son sexe quelque chose qui est fort amusant. Tourner ainsi la vulve en dérision permet à Déméter de prendre la décision qui suit immédiatement dans la narration : elle refuse une coupe de vin rouge (le détail est dans le texte) qu’on lui offre et demande à la place une boisson blanche comme du lait. C’est la première chose qu’elle accepte de boire depuis neuf jours de deuil et dépression. Elle demande de l’orge et de l’eau avec de la menthe. Certaines traductions parlent d’eau, de farine et de pouliot ; le pouliot est une menthe sauvage ayant certaines vertus pharmaceutiques. Cette boisson nourrissante évoque l’agriculture céréalière, associée éventuellement à la maîtrise d’une plante sauvage dans un but thérapeutique. L’acte de 12 Traduction de Lecomte de Lisle : « Dèmètèr, dispensatrice des saisons et des présents splendides, ne voulut point s'asseoir sur le siège éclatant, et elle resta muette, baissant ses beaux yeux, jusqu'à ce que la sage Iambè eût approché pour elle un siège solide qu'elle recouvrit d'une peau blanche ». 13 Clément d’Alexandrie, Exhortation aux Grecs (Le Protreptique, édition, traduction, annotation et traduction par Claude Mondésert, 2e édition revue et augmentée avec la collaboration d'André Plassart, éditions du Cerf, collection « Sources chrétiennes », 2004. Déméter consiste à boire et se nourrir des produits de la terre des humains et de la terre sauvage, à refuser le nectar et l’ambroisie des dieux, et à présent à refuser le vin de Dionysos. Peut-on y lire une condamnation de l’Olympe et de ses habitants ? Déméter tourne le dos aux autres dieux et déesses, elle va parmi les humains : elle élève le fils de Métanire. Finalement déçue par l’aveuglement des humains (Métanire la surprend en train de tenter de rendre cet enfant immortel, et prend peur, faisant échouer la manœuvre), Déméter avoue sa vraie nature et demande qu’on construise un temple pour ses mystères. Elle s’y retire pour ruminer la douleur de sa fille absente, insensible aux délégations des dieux. Rien ne pousse dans la nature, jusqu’au compromis final qui partage le temps de Perséphone : deux tiers pour la mère et la cour des dieux, un tiers pour le violeur souterrain qui l’a épousée. On peut se demander si les Mystères d’Éleusis ne contiennent pas une exclusion affirmée, voire marquée de colère et de haine, de l’ordre des dieux (liés au vin de Dionysos) au profit des femmes et des déesses qui vivent avec elles (ordre céréalier de l’orge). Déméter vit son deuil dans un pauvre village sous la forme d’une vieille femme misérable, égale à toutes. Elle prend un siège humble, et non un trône de déesse ; elle boit un mélange céréalier, refusant le noble vin, les dieux de l’Olympe, leur nectar et leur ambroisie. Elle refuse la solution du délire dionysiaque, s’alliant au contraire les forces calmes de la terre – un lait d’orge blanc, sans doute fabriqué comme aujourd’hui à partir d’orge germé et broyé. Elle est extrêmement en colère contre le principe masculin, lié au viol de sa fille ; son rire libérateur, suscité par la vulve de Baubô, est aussi un acte de refus du monde des hommes (vin, hiérarchie, domination, couleur rouge sang), au profit du féminin (vulve, rire, égalité, agriculture céréalière, couleur blanche). Imaginer à Éleusis un cri de rage féminin collectif contre la domination des dieux masculins est une hypothèse aventurée ; mais séduisante, car rien ne dit (et particulièrement pas les scènes de fouet, si les fresques de la Villa des Mystères sont représentatives du « rituel ») que la « célébration » devait ressembler à l’équanimité d’une grand-messe aujourd’hui. Si l’époque présumée de l’écriture de l’Hymne homérique à Déméter est bien celle d’Hésiode, la date en est relativement récente au sens où le système patriarcal est bien implanté à cette époque ; il aura pu susciter d’emblée quelques critiques internes. Ce n’est nullement exclu, en tous cas. Il semble évident de faire le rapprochement entre les Sheela-na-gig et Baubô : même face souriante, même malice, même rire, même danse joyeuse de la vulve offerte au regard dans un contexte résolument humoristique. Les Sheela-na-gig se rencontrent uniquement en milieu agricole : encore un signe de convergence. Se pourrait-il que les Sheela-na-gigs témoignent de la survivance des dieux antiques, et plus particulièrement, en ce qui nous concerne ici, de l’histoire de Déméter et de Baubô ? Ces statuettes seraient « païennes » au sens où elles véhiculeraient un mythe grec, ou plus subtilement, peut-être la trace folklorique d’une histoire qui n’a pas eu les honneurs d’un vrai mythe – manquant de dieux et de héros positifs, critiquant au contraire leurs hiérarchies arrogantes. L’histoire peut nous sembler peu importante. Dans notre culture gréco-romaine actuelle, elle n’est qu’un tout petit élément d’érudition, connu de quelques happy few. On peut donc se demander pour finir si notre actuelle conception « évidente » et « naturelle » du monde ne conduit pas à occulter les liens que l’archéologie permet heureusement de reconstituer. Nous vivons en effet sur l’idée que l’histoire de Baubô est anecdotique, épiphénoménale, en tout cas peu digne d’être citée. Il paraît étonnant de penser que cette historiette ait eu assez de poids pour susciter, jusqu’au Moyen Âge, et plus tard encore, tant de statues montrant leur sexe grand ouvert ; mais les fouilles faites à Priène en 1898 prouvent que ce n’est nullement le cas. L’histoire de Baubô, en rapport avec Déméter, n’est pas une simple récréation amusante, à oublier rapidement : au contraire, elle est essentielle. De très nombreuses statuettes en terre cuite représentant Baubô, ayant survécu à la période romaine, ont été retrouvées dans un temple du 4e siècle avant J.-C. voué à Déméter et Perséphone. Elles sont constituées d’une paire de jambes directement surmontées d’une tête hilare, toujours de face, au visage épaté (souriant ?) avec sous la bouche la marque d’une vulve. « De la région des oreilles naissent deux bras » aux allures de moignons, note Maurice Olender14. On commence à comprendre comment ont été formées les Sheela-na-gigs, en référence à Baubô personnifiée. En effet, dans le cas des Sheelas, la tête, et pas seulement la vulve, est énorme et disproportionnée ; la position est obligatoirement frontale ; et les bras et jambes sont extrêmement grêles. Maurice Olender souligne chez les Baubô « le regard et la frontalité absolue de cette face pubienne15 », ce qui correspond idéalement aux Sheela-nagigs : une sorte d’équivalence est proposée entre la face et la vulve, l’une et l’autre hilares. On peut supposer une filiation entre ces figurines, une continuité de représentation. Pour Déméter, le « moment du rire » (associé à la vulve tournée en dérision) est aussi le moment de l’insoumission : Déméter boit son mélange d’orge et de menthe à l’eau avec aplomb, ce qui représente un affront fait aux dieux dont elle est issue. Aller du côté des femmes et des céréales est chez elle une décision délibérée. La suite du texte invite à lire cette décision comme irrévocable, puisque Déméter résiste à toutes les hypocrites ambassades que les dieux bien ennuyés par sa colère dépêchent en vain auprès d’elle. Déméter est en colère, inflexible et déterminée : sa rencontre avec l’humour lui a fait prendre un tournant capital. C’est en ce sens qu’on peut dire que l’humour est « libérateur » : non pas parce que, grâce aux pitreries de Baubô, Déméter « pense à autre chose » et « se libère » au sens du poids psychologique, mais au contraire parce que, grâce à l’humour, Déméter repousse le vin, boit de l’orgeat et se trouve en mesure de dire non à tous les dieux du vénérable Olympe. Faudraitil, en l’honneur de Déméter, boire du sirop d’orgeat dans toutes les manifestations féministes ? Les Sheela-na-gigs constituent une « survivance des dieux antiques », une mémoire de l’épisode, faussement réputée mineur, de l’humour féminin de Baubô. Sans doute ces statues n’ont-elles pas de « fonction » véritablement opérationnelle (comme celle de « protéger l’accouchement »). Si l’on en croit les auteurs d’Image et Transgression au Moyen Âge, la notion de transgression par les images, aujourd’hui essentielle, n’était pas à l’ordre du jour au Moyen Âge. Dans le livre de prière médiéval, en marge des psaumes, s’ébattent des sodomites, des singes moqueurs, des évêques déguisés en chien. Dans la nef de l’église, une femme sculptée ouvre son sexe avec les mains. Dans le chœur, des petits monstres de bois, les mamelles pendantes, regardent les moines chanter. Plus bas, sur le même mobilier, un homme baisse ses braies et chie. Sur le chapeau du pèlerin, à côté des coquilles Saint-Jacques, une vulve couronnée est portée en triomphe par des jeunes phallus. Toutes ces images, le Moyen Âge les a produites et regardées sans gêne pendant des siècles16. 14 Maurice Olender, « Aspects de Baubô. Textes et contextes antiques », Revue de l’Histoire des Religions, tome 202 n°1, 1985, p. 5. 15 Id., p. 53. Gil Bartholeyns, Pierre-Olivier Dittmar et Vincent Jolivet, « À l'arrière de nos images », Introduction à Image et Transgression au Moyen Âge, P.U.F., 2008. 16 Supposer que l’exhibition de leur vulve par les Sheela-na-gigs n’est pas un acte obscène digne d’une traînée demande de lever un certain nombre de barrières mentales. Passe encore pour Pantalon avec son gros phallus ; mais on ne peut montrer une vulve dans un but comique. Alors que le sexe masculin possède son petit dessin abstrait fixé, aisément reconnaissable comme un logo sur la porte de toilettes, la vulve n’a pas de logo codifié pour la représenter. Deux représentations au moins se font concurrence : ovale plus ou moins garni de plis, simple triangle fendu d’un trait. Une rapide histoire de la représentation de la vulve témoigne de la faible veine comique qui s’y attache, hors Moyen Âge, Sheela-na-gigs et représentations liées à l’histoire de Baubô. Fréquente dans les grottes paléolithiques, où on ne peut savoir quelle dose d’humour elle véhiculait, l’image de la vulve féminine a peu a peu disparu des représentations courantes. Au XIXe et XXe siècle, L’Origine du monde de Courbet circule discrètement comme œuvre érotique ; la vulve en question n’a rien de comique. En revanche, Marcel Duchamp, dans les années 1950, est séduit par les vulves, qu’il représente à son habituelle manière ironique. Not a Shoe, 1950, n’est effectivement pas une chaussure ; Feuille de vigne femelle, même année, est l’empreinte d’une aine féminine ; Objet-Dard, 1951, est très probablement un moulage profond d’un vagin ; Coin de chasteté, 1954, un moulage de vulve orné d’un coin de charpentier17. Le « grand œuvre » du musée de Philadelphie, Étant donnés, etc. présente un personnage manifestement féminin dont l’absence de vulve tire l’œil et interroge18. Les performeuses des années 70 font retrouver à la vulve ses lettres de noblesse dans les représentations. On peut citer ainsi, pour un rapide tour d’horizon, quelques exemples issus de l’ouvrage illustré de Helena Reckitt et Peggy Phelan, Art and Feminism19 : Judy Chicago assistée d’une centaine de femmes, réalise en 1974-79 The Dinner Party, installation gigantesque en forme de table triangulaire comme un pubis féminin, sur laquelle sont déposées des assiettes représentant chacune une vulve traitée en « mandala » indien. L’œuvre fait ironiquement signe vers les cènes religieuses, et la vulve participe de ce combat critique. En 1966, Niki de Saint-Phalle avait exposé Hon, « elle » en suédois (l’œuvre est au musée de Stockholm) : c’est une statue géante, en papier mâché coloré, de femme couchée, jambes entrouvertes ; les visiteurs du musée entrent par sa vulve. On peut ici dénoter sans risque d’erreur une intention, sinon comique, du moins assez proche du geste désinvolte de Baubô. En 1965, Shigeko Kubota, performeuse, réalise une peinture en se servant de son vagin comme réservoir de couleur : Carolee Schneemann, une autre performeuse, déroule un texte féministe enroulé dans son sexe et le lit (Interior Scroll, 1975). Une photographie noir et blanc par Hannah Wilke qui se représente nue, affalée dans un coin, jambes négligemment ouvertes, et intitulée What Does This Represent ? What Do You Represent ? (1978-84), en hommage à l’interrogation d’Ad Reinhardt, pourrait être classée dans les avatars de Baubô : ce que cela représente est aussi ce qui nous représente, dans une optique féministe. Valie Export, dans Genital Panic, en 1969, exhibe à la fois son sexe et une mitraillette : ce « terrorisme » de la vulve est assez drôle, même si on peut légitimement s’effrayer quelque peu de l’arme braquée. Dans les années 90, des pictoresses comme Marlene Dumas (Porno Blues, 1993) ou Jenny Saville prolongent sur la toile l’esprit et la mémoire de ces installations et performances, en représentant la vulve de façon insistante et récurrente. Leur intention n’est ni comique ni humoristique, mais elles veulent que la vulve trouve place dans la représentation. Aujourd’hui, sauf en contexte pornographique, la vulve est rare (et encore : même dans les films de ce type, la vulve se trouve minorée ou dissimulée, l’action du pénis étant privilégiée 17 Jean Clair, « Moules femâlics » dans Marcel Duchamp et la fin de l’art, Paris, Gallimard, 2000. Marcel Duchamp, Étant donnés : 1. La chute d’eau, 2. Le gaz d’éclairage, installation, 1946-1966, Musée d’Art de Philadelphie. 19 Londres, Phaidon, 2001. 18 dans les gros plans). Ce contexte régressif et répressif nous conduit « naturellement » à minimiser l’idée que les Sheela-na-gigs exhiberaient leur vulve gratuitement, par amusement, dans l’esprit de la survivance des dieux antiques les moins bien panthéonisés – Déméter la révoltée, Baubô l’audacieuse. Les affiches des espaces publics nous donnent aujourd’hui à voir des hommes graves vendant des chaussures de sport, des joueurs de tous jeux de ballon qui semblent souffrir énormément, des anatomies masculines exaltées mais douloureuses, de vraies têtes d’Assassins sous des capuches20, l’armée des anges avec Dieu et de gros Famas21, Robin des bois version Russell Crowe22 ou Le Choc des Titans23 (empoignons à mains nues une tête de Méduse, peut-être une forme inversée de Baubô, et réduisons-là à quia). Ce genre d’iconographie publique, qu’on pourrait trouver à la limite d’un certain fascisme si on avait mauvais esprit, est redoublée sur les écrans et dans les jeux vidéo : les hommes des affiches sont descendus dans l’arène et, horreur, ils parlent, se plaignent de leurs fusils, se cachent derrière des sacs de sable et pulvérisent leurs ennemis dans des décors, chose curieuse, délicatement antiques ou renaissants – il est donc agréable de réduire virtuellement en poudre une telle architecture ? Il est clair en tous cas que dans une telle ambiance, la représentation d’une vulve – drôle, de surcroît – n’est vraiment pas à l’ordre du jour. La question se pose néanmoins des survivances souterraines qui continuent à conduire non « les mythes » (triomphalement illustrés, aujourd’hui, dans le discours de la masculinité et du « héros » qui leur donne un effet d’autorité époustouflant) mais plutôt « le folklore », cette tradition occultée, méprisée, minorée, oubliée mais qui n’en est pas moins, en sous-main, plus vivace que le prétendent les arrogants mainstreams. L’histoire des Sheela-na-gigs est-elle celle d’une survivance, dans les îles britanniques à l’époque médiévale et plus particulièrement en Irlande, de cette aventure qui dès l’époque grecque n’avait pas statut de « mythe » majeur, se liait à l’occultation des Mystères et racontait d’ailleurs (déjà) une histoire de souterrain – et de résistance : Déméter vêtue d’un manteau sale, pas lavée, semblable à une vieille femme, nourrice ou femme de charge, prend effectivement le maquis. Le rire, l’allusion sexuelle contribuent à « déclasser » encore plus un mythe déjà bien marqué du côté de la minorité subversive – mythe de femmes, de pitreries avec une vulve, de déesse en colère, de rupture avec l’autorité de la hiérarchie, et de refus musclé de se plier au lénifiant jugement de Zeus, qui trouve très honorable le mariage ayant résulté du viol de Proserpine. Le panthéon idéal évoque la grandeur, la souffrance, l’épopée, les valeurs héroïques, l’exaltation du héros masculin guerrier (ou sportif, dans sa version contemporaine), la « mémoire des hommes » et l’immortalité du souvenir – autrement dit, le plus grand sérieux. Se moquer de cette outrance creuse, trouver dérisoire l’obsession (typiquement patriarcale) de laisser son nom à la mémoire de ses descendants, et s’amuser avec les vulves n’est pas sérieux, donc pas mythique. En dernier recours, les chercheurs tentent de rabattre sur une fonction utilitaire les Sheela-na-gigs, car ce serait enfin une excuse possible pour justifier leur existence : ces statues sont là pour chasser le mauvais œil, conjurer la passion de la volupté chez le chrétien, le tenter au contraire, aider à l’accouchement, que sais-je ! Qu’importe, pourvu qu’elles aient une raison d’être, qu’elles ne soient là pour rien, pour rire, pour faire rire les femmes, car c’est un rire qui conduit joyeusement à la révolte et à la contestation de l’ordre établi. 20 Assassin’s Creed Brotherhood, jeu vidéo médiévalisant et patriarcal publié par Ubisoft, sorti en 2007. Legion, film américain long métrage patriarcal réalisé par Scott Charles Stewart, avec Paul Bettany, Lucas Black, Kate Walsh, Sony Pictures, 2009. 22 Robin Hood, film américain long-métrage réalisé par Ridley Scott, avec Russel Crowe, Cate Blanchett, Max von Sydow, Universal Pictures, 2010. Le film propose aux femmes une nouvelle voie pour s’intégrer sans faire de remous dans l’espace patriarcal. 21 23 Clash of the Titans, film américain long métrage patriarcal réalisé par Réalisé par Louis Leterrier, avec Sam Worthington, Liam Neeson, Ralph Fiennes, Warner Bros., 2010.