Claude Farrère

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Claude Farrère
Claude Farrère (1876-1957) :
Une description de la société coloniale
Propos attribués à un gouverneur général
Le Chinois est voleur et le Japonais assassin ; l'Annamite, l'un et l'autre. Cela posé, je reconnais
hautement que les trois races ont des vertus que l'Europe ne connaît pas, et des civilisations plus
avancées que nos civilisations occidentales. Il conviendrait donc à nous, maîtres de ces gens qui
devraient être nos maîtres, de l'emporter au moins sur eux par notre moralité sociale. Il conviendrait
que nous ne fussions, nous, les colonisateurs, ni assassins, ni voleurs. Mais cela est une utopie (...)
Aux yeux unanimes de la nation française, les colonies ont la réputation d'être la dernière ressource et
le suprême asile des déclassés de toutes les classes et des repris de toutes les justices. En foi de quoi la
métropole garde pour elle, soigneusement, toutes ses recrues de valeur, et n'exporte jamais que le rebut
de son contingent. Nous hébergeons ici les malfaisants et les inutiles, les pique-assiettes et les videgoussets. –Ceux qui défrichent en Indochine n'ont pas su labourer en France ; ceux qui trafiquent ont
fait banqueroute ; ceux qui commandent aux mandarins lettrés sont fruits secs de collège ; et ceux qui
jugent et qui condamnent ont été quelquefois jugés et condamnés. Après cela, il ne faut point s'étonner
qu'en ce pays l'Occidental soit moralement inférieur à l'Asiatique, somme il l'est intellectuellement en
tous pays... ( ... )
Dupont, qui déteste le fracas, résolut d'exiler amiablement son protégé d'antan. Le pavillon de Flore
n'est pas loin de la place Vendôme, Dupont alla trouver Dubois et lui tint ce langage : « J'ai un
imbécile à caser. Avez-vous un coin convenable ? lointain, j'aimerais mieux. –Parbleu ! dit Dubois.
Amenez-moi votre imbécile. » On amena Portalière qui émit des prétentions. – « Que savez-vous ?
demanda Dubois. –Un peu de tout. – C'est-à-dire rien. Bachelier ? – Non. – Parfait. Je vous offre une
place de commis, commis des services civils de l'Indochine. Ça vous va, j'espère ? – Guère, dit
Portalière dédaigneusement. Commis ! Peuh ! Vous n'avez pas mieux ? – Vous êtes dégoûté ! Enfin,
pour obliger Dupont... Voulez-vous gagner six mille francs dans un beau pays bien sain ? – Où ? – En
Annam. – L'Annam en Afrique ? –Oui. – Six mille... Je ne dis pas non... six mille pour commencer?
Qu'est-ce que je serai ? – Chancelier de résidence. » Immédiatement, la figure de Portalière s'épanouit.
– « Chancelier ? dit-il. Ça, j'accepte. Quelque chose dans le genre de Bismarck?» ( ... )
C'est bien nature ! Voilà nos aspirants coloniaux – pourris, et ignares davantage –, prêts d'ailleurs en
toutes circonstances à jouer les Napoléon au pied levé. Ils arrivent à Saigon viciés déjà, tarés souvent ;
et la double influence du milieu anormal et du climat déprimant les complète et les achève.
Promptement ils font litière de nos principes, tout en renchérissant sur nos préjugés ; et bientôt, à
l'inverse des gens de 1815, ils ont tout oublié, quoique n'ayant rien appris. – C'est un fumier humain. –
Et peut-être vaut-il mieux qu'il en soit ainsi...
( ... ) Sur ces terres coloniales fraîchement retournées et labourées par le piétinement de toutes les
races qui s'y heurtent, il vaut peut-être mieux qu'un fumier humain soit jeté, pour que, de la
décomposition purulente des vieilles idées et des vieilles morales, naisse la moisson des civilisations
futures. ( ... )
J'ai aperçu, parmi cette plèbe coloniale si méprisable, quelques individus supérieurs. A ceux-ci le
milieu et le climat ont profité, et ils sont devenus comme les avant-coureurs de ces civilisations de
demain. Ils vivent en marge de notre vie trop conventionnelle ; ils en ont abjuré tous les fanatismes et
toutes les religions ; et s'ils acceptent d'observer notre code pénal, je crois bien que c'est par esprit de
conciliation. L'éclosion de pareils hommes n'était possible que dans cette Indochine à la fois très
vieille et très neuve : il y fallait l'ambiance des philosophies aryenne, chinoise et malaise lentement
usées les unes contre les autres ; il y fallait la corruption d'une société en qui la morale d'Europe a fait
faillite ; il y fallait l'humidité brûlante de Saigon, où tout fond au soleil et se dissout, – les énergies, les
croyances, et le sens du bien et du mal ! Ces hommes en avance sur notre siècle sont des civilisés.
Nous, des barbares.
Les Civilisés, Prix Goncourt 1905.

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