Lettres en héritage

Transcription

Lettres en héritage
Lettres en héritage
Il vient soudain de comprendre. De comprendre la tristesse infinie de sa mère. Betty s'est
arrêtée de rire un jour d'ouragan. De rire et de parler. Le traumatisme l'a enfermée dans le silence.
Elle est morte hier, sans une parole, tout près de ses cent ans. Il se souvient.
La matinée avait commencé joyeuse et animée dans la grande maison forestière de ses
parents. Son père Rémi l'avait assis à califourchon sur ses épaules, la grande hache
soigneusement mise à l'abri dans son sac. Sa mère Betty chantait à tue-tête le "Prends-garde à
toi" de la cigarière. Les aiguilles sèches crissaient sous les semelles. L'enfant riait aux éclats.
Le vieil homme s'assit lourdement dans le fauteuil. La première lettre, dans sa main,
tremble devant le feu. Il n'a jamais pu revenir se promener dans une forêt. Il a passé sa vie
d'adulte à se protéger en ville.
Betty a crié grâces. Trop marcher, sa mère n'aimait pas ça. Pour elle, la première clairière
faisait toujours l'affaire. Son père râlait. Sur les genoux de sa mère, il entend encore le chant de la
cigarière. Betty était une passionnée d'opéra. Son père s'était éloigné pour finir sa parcelle.
Bûcheron des Eaux et Forêts, il adorait son métier. Pour rien au monde, il ne l'aurait quitté. C'est
au moment du pique-nique que les choses se sont gâtées.
Le vieil homme se met à sangloter. Il a lâché la lettre qui retombe sur le tapis sombre,
rejoignant toutes les autres, qui forment la mosaïque de son malheur. La violence de l'instant
aveugle ses rétines. Il se souvient.
Le ciel s'est obscurci de suite. Les rouleaux de nuages noirs se sont avancés en armées
rigides et ont déferlé dans les hurlements des branches. La pluie a giflé les visages tandis que le
vent crissait sur les vêtements. Betty a poussé un cri, a protégé l'enfant dans ses bras fins. Rémi
a couru vers eux, le vent l'empêchait d'avancer. Il les a rejoints dans un infini ralenti. Il a jeté à
terre la hache inutile. Des arbres ont commencé à tomber. Etincelles d'or et grondements
sinistres. L'enfant a vu le cerf terrorisé qui ne bougeait plus.
Le vieil homme se bouche les oreilles. Il entend encore le craquement des branchages.
Soudain, sur la clairière, a déboulé un collègue de son père. Entièrement trempé, aux
abois. L'ouragan avait arraché son véhicule à la route et l'avait projeté contre un arbre. Il s'en
sortait avec une fracture qui lui martyrisait l'épaule. Ils ont couru s'abriter dans la cabane. Betty a
tenté de lui immobiliser le coude dans un morceau de la nappe du pique-nique. Le vent sifflait
dans les lattes de bois, emportait les tuiles qui se fracassaient sur le sol. Betty lovée contre le mur
enserrait l'enfant dans ses bras. Les deux hommes à voix basse que le mugissement emportait,
ne cessaient de se disputer.
Et depuis ce jour, l'enfant devenu grand souffre d'insomnie. Dormir, c'est laisser mourir.
La tempête a fini par se calmer. L'enfant s'est réveillé. Sur les joues de sa mère, des larmes
ruisselaient, et l'hébétude, installée dans ses grands yeux, n'a plus cessé. Le collègue avait
disparu. Son père semblait dormir, l'angle de sa tête, bizarrement tourné, vers la fenêtre. Bleue.
Parce que la tempête avait enfin nettoyé le ciel.
Le vieil homme, devenu Commissaire, n'a jamais retrouvé l'assassin de son père. C'est sa
blessure, la douleur de l'échec tenaillée au corps toutes ces années. Et maintenant, ce paquet de
lettres. Lettres d'un amour désespéré, retrouvé dans les affaires de sa mère. Elle les a gardées.
Cela le sidère. Elle les a gardées. Les lettres de l'ami, de l'amant, qui la supplie de venir le
rejoindre. Il est sauf, elle est libre, l'autre n'est plus là. Le rejoindre, là tout de suite. Il lui a écrit
tous les six mois, sans exception, depuis l'Amazonie.
Le vieil homme ramasse lentement toutes les lettres. Il hésite, se décide, les lance dans le
feu, qui grésille de haine. Les mots d'amour ravagés par les ors ambrés fusillent son cœur de vieil
homme.
Qui s'écroule.
Fin
Agnès Landaburu