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Chroniques bleues
Thibaud Leplat : « Et si on étudiait dès maintenant les candidatures ? »
mercredi 19 octobre 2016, par Bruno Colombari
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Thibaud Leplat est journaliste et écrivain, auteur de biographies de José Mourinho et de Pep Guardiola. Cette année,
il a publié chez Solar Football à la française [1] et Les Bleus c’est nous [2]. Il revient sur l’Euro, les Bleus, Deschamps,
Zidane et Henry. Bien loin du politiquement correct et du discours formaté, ses réflexions bousculent les certitudes
et affirment qu’un autre football est possible.
Revenons sur l’Euro 2016. Comment expliquer le peu d’emprise de l’équipe de France sur le jeu pendant le tournoi,
hormis la deuxième mi-temps contre l’Irlande et la première contre l’Islande ?
C’est une idée générale à l’œuvre depuis de nombreuses années en équipe de France. On considère qu’une sélection éphémère ne
peut pas développer un style de jeu propre et ne peut/doit avoir aucune autre prétention que celle d’être composée uniquement des
« joueurs en forme » du moment. Le rôle du sélectionneur ne se résume dans ce cas qu’à celui de gestionnaire de ressources et
d’opportunités. C’est une vision qui est confortable pour celui qui l’occupe parce qu’elle minimise sa responsabilité mais qui pose
des problèmes en terme de continuité. On ne construit pas grand chose en se fondant sur une politique d’opportunisme.
« Les équipes réactives
n’ont d’initiative ni sur le jeu,
ni sur leurs émotions »
Du coup l’équipe de France a été contrainte de jouer contre les équipes qui avaient fait le choix de lui laisser l’initiative pour des
raisons techniques. Paradoxalement, c’est lorsqu’elle s’est trouvée menée que l’équipe a le mieux fonctionné. Elle semblait comme
débarrassée de ce maudit dilemme : dois-je attaquer ou défendre ? C’est le propre des équipe réactives, elles n’ont d’initiative ni sur
le jeu, ni sur leurs émotions.
Dans quelle mesure ce manque d’ambition dans le jeu explique la défaite en finale contre un Portugal largement
prenable ?
Si la France avait gagné, les Portugais auraient dit la même chose de la France. Il faut se méfier des explications simplistes mais il
me semble qu’à trop répéter que « seule la victoire est belle », qu’une finale « ne se joue pas elle se gagne » et une incalculable
série d’autres dictons, on n’a fini par le croire. En finale il ne faut pas jouer, il suffirait uniquement de « saisir l’occasion » et « ne pas
commettre d’erreur ». L’histoire du football est remplie de contre-exemples. En finale nous sommes tombés sur plus opportunistes
que nous, voilà tout.
« Cruyff disait à ses joueurs :
amusez-vous ! »
Ce qui est rageant c’est que la France était largement capable de prendre l’initiative, jouer dans le camp adverse et donner le
tournis aux Portugais. Elle a préféré le choc physique et s’est crue déjà vainqueur à la sortie de Ronaldo. Mais je crois que cette
blessure lui a ajouté un peu plus de pression et donné encore moins envie de commettre une erreur. Je me souviens d’un Cruyff
disant à ses joueurs en 1992 en finale de C1 « amusez-vous ». J’aimerais qu’on soit capable de dire ce genre de choses. Gagner
n’est que la conséquence logique de cette philosophie, pas sa cause principale.
Voyez-vous Deschamps évoluer d’ici la CM 2018 dans son schéma de jeu, compte tenu du potentiel offensif de l’EdF,
notamment chez les jeunes joueurs (Dembélé, Coman, Martial...) ?
Deschamps va désormais tout miser sur Griezmann comme auparavant il le faisait avec Benzema. Ce qui est pour le moins
paradoxal quand on sait que Griezmann a été refusé par tous les centres de formations français et qu’il est un joueur profondément
espagnol dans sa manière d’interpréter le jeu. On sent cette équipe tentée par la possession, le jeu dans le camp adverse (Kurzawa,
Griezmann, Gameiro, Payet, le nouveau Sagna made in Guardiola), par un besoin de prendre le jeu en main.
La FFF semble beaucoup miser sur l’image de l’EdF au travers de joueurs lisses et consensuels comme Lloris, Varane
ou Griezmann. Dans quelle mesure cette orientation pèse-t-elle sur les choix du sélectionneur ?
La FFF a une peur panique des scandales. On a bien compris, avec les dernières déclarations de François Hollande, que cette peur
est partagée jusqu’au plus haut niveau de la hiérarchie. Il a donc fallu trouver un capitaine qui ne trahisse pas les bonnes intentions.
Or, quel joueur, après Knysna, est titulaire en club, a un comportement sobre et parle bien aux médias ? Hugo Lloris. C’est ensuite
Varane.
Depuis 2010, les faits et gestes de l’équipe de France dépassent largement le cadre sportif pour investir le champ
politique ou les faits divers. Cette évolution est-elle spécifique à la France ?
C’est un fait général (en Espagne c’est arrivé pendant la coupe du monde au Brésil ou récemment avec Piqué et ses opinions
indépendantistes) mais qui n’est pas vraiment nouveau. Kopa a longtemps essuyé les sifflets. On le traitait de « déserteur » quand il
avait fait le choix de quitter Reims pour le Real. Ce qui est nouveau ce sont les proportions que prennent les faits. Le jeu de la
concurrence des médias a donné lieu à une chasse à la confidence qui a converti les joueurs français en cible de toutes les
considérations morales.
« On fait la morale
au lieu de jouer au football »
Je pense que tout repose d’abord sur une affaire de jeu. Quand on fait le choix délibéré de ne jamais parler de football en se
contentant d’évoquer « l’état d’esprit » , « l’aventure humaine », on s’expose à être jugé sur des critères moraux. C’est dommage.
On fait la morale au lieu de jouer au football, de parler de notre passion commune pour ce sport. Prenons exemple sur les grands
entraîneurs actuels (Simeone, Sampaoli, Guardiola, Klopp, Favre, Bielsa…) ils ont un vrai souci pédagogique, et un amour pour la
conversation de football. Personne n’a jamais eu l’idée de leur poser des questions extra-footballistiques tellement leur conversation
est riche… Ils ne communiquent pas, ils parlent football. Nous n’avons pas encore pris ce virage. Ça viendra.
Plus que les clubs, qui sont largement internationalisés depuis l’arrêt Bosman il y a vingt ans, la sélection nationale
doit-elle être la vitrine de ce que vous appelez le football à la française ?
Je pense qu’il faut renouer le fil avec la tradition de notre football et accepter que comme dans toutes les autres disciplines, le
football a une histoire dans laquelle s’oppose plusieurs courants de pensée. On parle toujours de Guardiola mais le football qu’il
prône est un football qui a été longtemps pratiqué en France. Albert Batteux est à ce titre son plus fidèle représentant. Ce que
j’appelle le football à la française c’est une manière de jouer historiquement très ancienne en France (le beau jeu) et surtout une
manière de l’aimer.
« Depuis Boulogne, l’école du béton
a pris le pas sur celle du jeu »
Pourtant, depuis l’avènement de Georges Boulogne puis de Gérard Houllier à la DTN, l’école du béton a pris le pas sur celle du jeu. Il
y avait pourtant de prestigieux prédécesseurs desquels s’inspirer : Denoueix, Suaudeau, Hidalgo, Arribas, Batteux, Domergue,
Sinibaldi aujourd’hui Wenger, Puel, Gourcuff. Mais pour des raisons politiques beaucoup de ces hommes ont été tenus à l’écart des
sélections mais aussi de l’histoire officielle (Hidalgo est une parenthèse enchantée). C’est dommage, ce sont ces hommes qui ont
fait et font toujours aimer le football aux Français.
On dit partout que Zidane sera le prochain sélectionneur des Bleus. Pensez-vous que ce soit la garantie de choix
tactiques plus audacieux ?
C’est la garantie d’une unanimité autour de lui. Et c’est son plan de carrière. Mais malheureusement il a fait le choix d’une carrière
très politique. D’abord en choisissant de se former en France (tuteur Guy Lacombe) alors qu’il vit dans le pays où depuis 10 ans a
été menée une révolution incroyable des méthodes de préparation. Il aurait été intéressant que Zizou s’en imprègne et nous les
transmette. Il a fait pourtant le choix d’entrer dans la ligne des Jacquet, Lippi et Deschamps en parlant d’équilibre, d’intensité et de
travail. J’aurais préféré l’entendre parler football.
« Thierry Henry peut être
un entraîneur convaincant »
Thierry Henry me semble en revanche dans une démarche plus intéressante. Il s’est formé en Angleterre et en Ecosse (comme
Mourinho en partie), a connu de grands amateurs de jeu (Wenger, Guardiola) et choisi d’être l’adjoint d’un des entraîneurs les plus
intéressants actuellement (Roberto Martinez). J’espère que le chauvinisme n’aura pas raison de sa détermination à être un jour
entraîneur en France. Thierry Henry a toujours été un grand passionné de l’histoire du football, je suis sûr qu’il peut être un
entraîneur convaincant.
Les entraîneurs les plus créatifs ne désertent-ils pas les sélections nationales ? Ces dernières ont-elles encore un
avenir face à des clubs de plus en plus puissants ?
C’est très difficile de trouver des hommes prêts à détourner les offres millionnaires des grands clubs pour accepter d’entraîner une
équipe nationale. Je me demande si on ne devrait pas confier ce job, plutôt qu’à de futurs retraités, à de jeunes entraîneurs brillants
mais en manque d’opportunités. C’est bien sûr difficile à faire pour un président de fédération car il faut assumer et prendre des
risques. Mais c’est ainsi qu’on reconnaît les plus grands dirigeants : ils sont prêts à ce sacrifice et savent très bien qu’il n’y a pas
responsabilité plus intéressante que de donner à son pays une identité de jeu.
J’aimerais que le successeur de Deschamps ne soit pas Zidane mais Puel, Gourcuff, Rémi Garde ou un entraîneur avec des idées
(plutôt que des numéros de téléphone). La fédération belge a bien organisé un appel à contribution pour sélectionner son prochain
entraîneur, pourquoi pas nous ? Si on étudiait dès maintenant les candidatures ?
Notes
[1] Lire l’article Football à la française, l’élégance du style.
[2] Lire Les Bleus c’est nous : le pari de la bienveillance
[3] Il s’agit en fait du France-Autriche, premier match du second tour, pour lequel Platini était forfait. Il est revenu contre l’Irlande du Nord,
constituant avec Giresse, Tigana et Genghini le premier carré magique.