Bonnes feuilles

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Bonnes feuilles
CHARITY-BUSINESS BIEN ORDONNÉ…
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– Ça, c’est un restaurant pour Barang.
– Ils mangent comme nous, les Barang ?
– Ah non. D’abord, leur nourriture est fade, dit Peou
en faisant une grimace de dégoût, et puis elle coûte très
cher. Il me faudrait trois mois de salaire pour pouvoir y
manger un seul repas.
– Comment ils font, alors, les Barang ?
– Les Barang, ils sont riches et ils nous exploitent. Pour
un travail identique au nôtre, ils gagnent mille fois notre
salaire. Et, quand ils nous achètent les produits de notre travail, ils vont les revendre mille fois plus cher dans leur pays.
– Et il y a des gens qui les leur achètent ? Mais ils sont
fous, ces Barang !
– Fous, peut-être… Certainement riches, en tout cas,
conclut Peou d’un air résigné.
– Et ce truc tordu, là devant, qu’est-ce que c’est ?
– C’est des jeux mécaniques pour les enfants.
– Tu m’y emmèneras, après la manifestation ?
– Non, on n’a pas assez d’argent, c’est pour les enfants
des riches. Un tour de dix minutes sur cette machine-là
me coûterait quatre jours de salaire.
Déçue, Siam demeura silencieuse tandis que le petit
cortège s’engageait dans la rue Sothearos (ex-Lénine) qui
mène au palais royal. En face du monument à la gloire de
l’armée vietnamienne, les mots d’ordre prirent une autre
tonalité – et ces slogans-là, les conducteurs de cyclopousse les plus illettrés en comprenaient le sens et les répétaient avec conviction :
« Les Yuon au Viêt-nam ! Trung Ping, ayang yuon * ! Les
communistes yuon au lampion ! »
La manifestation s’arrêta un moment puis reprit son
parcours le long du parc, pour s’immobiliser définitivement deux cents mètres plus loin, face au Parlement. Là,
* Ayang yuon : marionnette des Vietnamiens.
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PETITS CARNAGES HUMANITAIRES
devant la beauté du bâtiment, Siam, qui ne connaissait,
en fait de belle architecture, que le Voat Chumliep, une
pagode au bord du Tonle Bassac où elle allait à l’école,
reprit ses questions :
– Et ça, c’est une pagode ?
– Non, répondit Peou, c’est le Parlement.
– Ah… Et c’est quoi ?
– C’est là que les gens que nous avons choisis aux élections de l’Apronuc pour nous représenter, viennent nous
trahir et nous vendre tous les jours. Le seul qui ne nous a
pas trahis, c’est Kat Sary, qui est là, au milieu de la foule.
Et, parce qu’il refusait de nous trahir, le gneubor * Trung
Ping l’a chassé du Parlement.
Une compagne de Peou lui demanda d’être plus précise. Kat Sary était à l’origine de la création récente des
nouveaux syndicats indépendants, opposés à ceux de l’exparti communiste mis en place par le Viêt-nam après l’invasion de 1989 et qui régentaient les ouvriers depuis
quinze ans dans toutes les entreprises du pays. Cet exministre des Finances était décrié par tous les investisseurs
étrangers, ainsi que par les organisations internationales
de planification du développement, car les premières
revendications salariales – quarante dollars par mois ! –
allaient diminuer les bénéfices des patrons, et, donc, les
inciter à investir dans un autre pays. Peou reprit :
– C’est vrai, ce que je dis. Il y a trois ans, parce qu’il
votait contre le gouvernement et qu’il voulait débarrasser
l’administration des puk roloy **, ils lui ont d’abord retiré
son emploi de ministre de Finances, et puis les autres
* Verlan de « borgne ». La langue khmère regorge de verlan et de constructions
contrepétriques ; dans le cas du dictateur Trung Ping, qui est borgne, ce qui se dit
a khwa me khang, c’est-à-dire textuellement « le connard à qui il manque un
côté », cela devient a khwang me kha.
** Puk roloy : littéralement « la compagnie pourrie », expression populaire khmère
pour désigner les fonctionnaires corrompus.
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députés ont voté une loi comme quoi il ne représentait
plus le peuple, et ils l’ont exclu du Parlement. Mais taisezvous et ouvrez vos oreilles, il s’apprête à parler.
Pendant que Kat Sary se perchait sur une petite caisse
en bois faisant office de piédestal, les soldats de la garde
privée de Trung Ping, le doigt sur la détente, s’étaient rapprochés pour former un cordon serré autour du groupe
épars des manifestants, dont une bonne partie s’était déjà
assise ou allongée sur l’herbe du parc. Kat Sary prit son
mégaphone, le porta à hauteur de sa bouche et entama sa
harangue :
– Chers concitoyens, je vous remercie tous d’être venus
participer à cette manifestation… Et je remercie en particulier les ouvrières des ateliers textiles de Chak Angre Leu
qui, malgré les intimidations violentes dont la police a fait
preuve ces derniers jours pour casser leur grève, ont eu le
courage de venir ici exprimer leur dégoût du système judiciaire communiste…
Il n’eut pas le temps d’en dire davantage… Une explosion violente retentit et son garde du corps se jeta sur lui
pour le plaquer à terre. Trois autres explosions se succédèrent, suivies de cris et de gémissements. De nombreux
manifestants demeuraient étendus sur le sol ; ceux qui
étaient encore valides refluaient dans la panique vers la
partie nord-est de la place, qui n’était pas bouclée par la
garde de Trung Ping. Les deux lanceurs de grenade qui
venaient de frapper coururent vers le quartier réservé à la
nomenklatura, poursuivis par une poignée de manifestants
éloignés du point d’impact. Les grenades visaient, à l’évidence, Kat Sary. Les terroristes atteignirent le cordon de
soldats, qui s’ouvrit pour leur laisser le passage et se
referma derrière eux. Les gardes, menaçants, pointèrent le
canon de leurs M-16 vers les poursuivants, qui s’arrêtèrent
net. En se retournant vers le lieu du rassemblement, ils
purent contempler un spectacle de désolation : des dizaines de corps gisant ou rampant dans le désordre des
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paniers et des sacs abandonnés, des carrioles renversées,
d’aliments et de marchandises diverses éparpillés.
Kat Sary, blessé au front mais indemne, se débattait
pour se débarrasser du cadavre inerte de son garde du
corps, qui l’inondait de sang. Un autre garde du corps vint
l’aider à se relever, et il réussit à apercevoir les deux lanceurs de grenade s’enfoncer dans une ruelle bordant le
Voat Botum. Son lieutenant, l’organisateur de la manifestation, gisait sans vie à côté de lui. Bien qu’en état de choc,
il réunit trois de ses hommes de confiance, légèrement
blessés mais valides, et leur donna comme instruction de
réquisitionner immédiatement les cyclo-pousse disponibles dans les environs pour emmener les blessés au plus
vite à l’hôpital. Leurs efforts furent vains car les premiers
cyclos arrivés près de la place furent repoussés par la garde
de Trung Ping. Kat Sary s’éloigna rapidement avec ses
hommes valides vers l’hôtel Renakse, situé en face du Voat
Phra Keo, et dont il connaissait la propriétaire. Il y téléphona aussitôt à l’hôpital Calmette, tenu par l’ONG française Médecine planétaire, pour demander l’envoi d’urgence de quelques ambulances pour y recueillir les blessés.
On lui répondit que la direction de l’hôpital ne s’occupait
pas de politique. Il téléphona aussitôt après à l’ambassadeur de France, qui était en pleine séance d’aérobic. Celuici lui répondit d’un ton offusqué :
– Mais, monsieur Kat, savez-vous que nous sommes
dimanche ? Comment osez-vous troubler mon repos dominical ? Avez-vous à ce point perdu le sens des convenances ?
Kat Sary s’énerva :
– Excellence, la politique de soutien de la France à
Trung Ping va-t-elle jusqu’à condamner à mort tous ses
opposants ? Est-ce que vous vous rendez compte que vos
organisations soi-disant humanitaires sont en train de
refuser la moindre assistance à plus de cent blessés devant
le Parlement ?
– Comment cela ? Je ne suis au courant de rien…
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– Trung Ping vient de faire lancer des grenades sur la
manifestation pacifique qui avait lieu à cet endroit…
– Et qu’est-ce que j’ai à voir là-dedans, moi ?
– C’est bien une ONG française qui assure maintenant
la gestion de l’hôpital Calmette, n’est-ce pas ?
– Oui, c’est Médecine planétaire, et alors ? Je ne vois
pas où est le problème…
– Je viens de téléphoner à Calmette, et ils m’ont dit
qu’ils n’enverraient pas d’ambulance parce qu’ils prétendent ne pas se mêler de politique. Pensez-vous, Excellence,
qu’il y ait de bons et de mauvais blessés ?
– Bon, monsieur Kat, puisque vous me prenez par les
sentiments, je vais voir ce que je peux faire pour vous…
De mauvaise grâce, il appela Jehan de Bout d’Incourt,
représentant de Médecine planétaire au Cambodge. Il
était à ce moment-là en train de voguer sur le Mékong, à
hauteur de l’île de la Soie, à bord d’un bateau financé par
des citoyens français compatissants – et destiné à mettre
en œuvre une campagne antipaludique sur les rives du
Tonlé Sap. Ses invités, en maillot de bain sur le pont, une
flûte de champagne à la main, se laissaient dorer par le
soleil, les cheveux au vent. Bout d’Incourt, prétextant un
coup de soleil, s’était éclipsé dans une cabine aménagée
dans la cale en compagnie de trois infirmières qui lui prodiguaient un massage spécial. Au moment où le téléphone sonna, l’une d’entre elles lui titillait le dessous de
la langue, la deuxième lui ramonait l’anus, la troisième
asticotait fermement son organe gonflé, et il sentait venir
l’orgasme. Les branleuses interrompirent aussitôt leurs
attouchements. Intensément frustré, le médicamenteux
réagit violemment et hurla :
– Bordel ! Qui est-ce qui se permet… Foutez-moi ce
téléphone dans le Mékong !
Trop tard, l’une des soignantes avait déjà ôté ses doigts
merdeux du rectum dilaté et ouvert la petite boîte magique :
– Allô !
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– Allô, c’est l’ambassadeur de France, qui souhaite parler à Monsieur de Bout d’Incourt…
– Un instant, je vais vous le passer…
– C’est l’ambassadeur de France, chuchota-t-elle en
tendant la petite boîte à son patron.
De fort mauvaise humeur, Bout d’Incourt se sentit
cependant obligé de répondre :
– Monsieur l’Ambassadeur, c’est dimanche et je suis de
repos… Je m’apprêtais à plonger dans le Mékong. Est-ce
que vous ne pourriez pas me rappeler plus tard ?
– Mais, Bout d’Incourt, vous déraillez. Il y a des centaines de blessés devant le Parlement, il faut agir vite. Téléphonez immédiatement à Calmette pour qu’ils envoyent
des ambulances.
En pestant, Bout d’Incourt s’exécuta et, un quart
d’heure plus tard, deux ambulances, capables chacune de
contenir tout au plus quatre personnes, firent irruption
dans le parc. Elles furent arrêtées à hauteur du monument
vietnamien par la garde de Trung Ping, qui les obligea à
rebrousser chemin.
Pendant ce temps, les survivants les moins grièvement
blessés s’étaient esquivés par la rue 240, qui n’était pas bouclée, pour aller chercher sur le boulevard Norodom les
quelques cyclos assez audacieux pour s’y aventurer au
mépris de l’interdiction faite aux deux et trois-roues de
dépareiller l’artère principale de la capitale. Ils les menèrent
sur la place et purent évacuer quelques blessés graves.
Couchée dans l’herbe au moment des explosions, Peou
avait reçu un éclat dans le coude et un autre à la cuisse – et,
même si les deux blessures saignaient abondamment, elles
étaient sans gravité. Siam, qui était debout à l’instant fatidique, était lardée d’éclats, dont un l’avait atteinte au ventre, et l’on pouvait voir, sous les lambeaux de sa chemise
rougie et de sa jupe déchiquetée, une plaie béante d’où
s’écoulait un flot de sang. Elle gémissait et ne pouvait plus
bouger. Peou déchira le bas de son sampout pour en faire
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une longue bande de tissu qu’elle enroula autour de l’abdomen de Siam, dans le vain espoir de juguler l’hémorragie.
Sa collègue de l’atelier de couture, couchée aussi au
moment de l’explosion, n’avait que des blessures superficielles, dont une au cuir chevelu qui ruisselait de sang. Peou
éprouvait une douleur violente à la cuisse, mais la situation
critique de sa petite sœur faisait taire son mal. Elle
demanda à sa collègue de l’aider à transporter Siam.
– Il faut se dépêcher, disait-elle, elle se vide de son sang.
– Mais où aller ? demandait sa collègue.
– À l’hôpital, là, au coin, derrière les tamariniers,
répondit-elle en désignant les grilles de l’hôpital pédiatrique de Sanctoviolo à trente mètres de là.
Peou soutenant Siam sous les aisselles et sa copine la
tenant par les jambes, elles traversèrent cahin-caha le
champ de désolation qui les entourait. Elles se faufilèrent
entre les corps étendus, inertes ou appelant à l’aide, et suivirent une traînée de sang qui dessinait un sentier pourpre
tracé par une vingtaine de personnes qu’elles trouvèrent
accrochées aux grilles de l’hôpital – dont le portail d’entrée était implacablement fermé. Tous ces blessés imploraient dans un concert déchirant la pitié du personnel présent, massé devant la porte d’admission des patients mais
ne bronchant pas. Dans leurs tenues blanches impeccablement repassées, infirmiers et aides-soignants, parfaitement
impassibles, observaient comme à la foire ce flot de blessés déguenillés s’agglutiner devant les grilles.
Peou passa son petit nez mutin à travers les grilles, et
hurla :
– Il y a des enfants en train de mourir ici, qu’est-ce que
vous attendez pour nous ouvrir le portail ?
À ces mots, la foule des infirmiers s’ébranla vaguement,
il y eut un conciliabule entre eux. Finalement, un infirmier s’approcha des grilles pour vérifier ce qu’il avait
entendu. Il dit à Peou :
– Où sont les enfants ?
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– Voilà ma petite sœur, qui va mourir si vous ne vous
occupez pas d’elle.
– Mais ce n’est plus un enfant, quel âge a-t-elle ?
– Elle a neuf ans, mais qu’importe, que ce soient des
enfants ou pas, vous pourriez secourir tous ces gens-là,
c’est bien un hôpital, ici, non ?
– C’est un hôpital pédiatrique, ta sœur est trop âgée…
Ici on ne soigne que des enfants dans le besoin.
– A chhoy meray ! Parce qu’elle n’est pas dans le besoin,
là, maintenant ?
– Je vais aller voir la personne en charge. Attendez un
peu.
– On ne peut pas attendre ! Tu ne vois pas qu’elle se vide
de son sang, et tous ces gens-là aussi ? Ouvre le portail !
– Et puis, on ne fait pas de politique, nous autres,
ajouta-t-il en tournant les talons.
Il rentra dans le bâtiment et se dirigea vers le bureau du
directeur. Celui-ci lui demanda :
– Qu’est-ce qu’il se passe donc, dehors ?
– Ce sont les partisans de Kat Sary, il y a une vingtaine
de blessés devant la grille qui réclament du sang. Qu’est ce
qu’on fait, on les laisse entrer ?
– Pas question, ce sont des fouteurs de merde… Et puis
de toute façon, ici, c’est un hôpital pédiatrique, on ne va
pas vider nos stocks de sang pour cette racaille. Vous ne
bougez pas.
Par acquit de conscience et pour se couvrir, il téléphona
à Sanctoviolo, qui se trouvait justement à l’hôtel Intercontinental de Phnom Penh, occupé à offrir un brunch aux
représentants des ONG. Sanctoviolo fut agacé d’entendre
son portable sonner car il tenait à ce moment-là entre ses
doigts une bouchée de langouste enrobée de mayonnaise.
En voulant s’essuyer en relevant sa serviette, il salit au passage la soie de sa cravate, puis déclara à sa voisine :
– Je me demande quel est l’enfoiré qui ose me déranger à cette heure-ci !