A PROPOS DU ROLE SOCIAL DE LA SCIENCE AUGUSTE COMTE
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A PROPOS DU ROLE SOCIAL DE LA SCIENCE AUGUSTE COMTE
A PROPOS DU ROLE SOCIAL DE LA SCIENCE AUGUSTE COMTE ET LES SAINT-SIMONIENS Communication présentée au colloque "Auguste Comte : science et politique", organisé à Paris les 14 et 15 mai 1998 par l'Association pour le Bicentennaire d'Auguste Comte Autour de 1830, les relations entre Auguste Comte et les Saint-Simoniens sont devenues franchement mauvaises. L'époque où Comte collaborait au Producteur dans l'espoir d'attirer à lui les disciples de Saint-Simon est bien révolue. Dédaigneux à l'égard de son ancien maître, Comte se montre encore plus sévère à l'égard de ceux qui se réclament de son enseignement. Aux insuffisances théoriques de ces derniers s'ajoute à ses yeux le caractère résolument théologique de leur doctrine, caractère qu'il interprète comme une impardonnable régression. Ces motifs généraux d'hostilité se conjuguent avec le sentiment d'avoir été trahi par son élève, Gustave d'Eichtal, qui a rejoint les rangs saint-simoniens en 1829[1]. Plus généralement, l'audience grandissante de l'enseignement saint-simonien l'irrite. Elle a de quoi l'ébranler dans la mesure où de nombreux Polytechniciens, des savants comme Lamé et Clapeyron, des ingénieurs comme Fournel ou Talabot, se montrent sensibles à ses sirènes[2]. Ils constituent autant de recrues perdues pour la philosophie positive. Côté saint-simonien, l'itinéraire d'Auguste Comte se révèle tout aussi dérangeant. N'est-il pas l'un des rares à avoir connu personnellement Saint-Simon, ce qui donne un poids particulier à ses prises de position critiques, à commencer par le long droit de réponse qu'il fait paraître en 1832 dans Le Globe à la suite des attaques dont il fait l'objet[3] ? Tout en fustigeant la sécheresse de son âme, les Saint-Simoniens ont généralement conscience de sa supériorité intellectuelle. A plusieurs reprises Enfantin évoque dans sa correspondance la réponse argumentée qu'il compte adresser à l'auteur du Cours de philosophie positive. Cette réponse ne viendra jamais, preuve s'il en était besoin que ce "mauvais coucheur" de Comte représente un adversaire formidable[4]. Entre Comte et les Saint-Simoniens, la cause paraît généralement entendue. Le premier aurait misé uniquement sur la science pour instaurer une ère nouvelle, tandis que les seconds se seraient concentrés sur l'industrie, suivant en cela les conseils de leur maître. "On me dit que vous vous occupez de doctrine : c'est fort bien, mais vous avez affaire à un terrible homme. M. Comte veut tout pour la science ; et si nous n'y prenons garde, ces savants deviendront aussi intraitables que des théologiens catholiques[5]", aurait déclaré Saint-Simon au jeune d'Eichtal. Autour des années 1830, les Saint-Simoniens contribuent à populariser ce jugement que de nombreux commentateurs ultérieurs reprendront sans nuances. A y regarder de plus près, l'opposition est moins tranchée qu'il pourrait y paraître. L'amélioration matérielle de la condition humaine au travers des progrès de l'industrie constitue l'un des objectifs essentiels d'Auguste Comte, même si l'établissement de la philosophie positive constitue à ses yeux la première condition de cette amélioration et de ces progrès. C'est dans cette perspective qu'il envisage la rédaction d'un "traité systématique de l'action de l'homme sur la nature" à la suite de son Cours de philosophie positive[6]. De leur côté, les Saint-Simoniens ne séparent pas la science et l'industrie. Les deux volumes de la Doctrine de Saint-Simon qu'ils rédigent collectivement en 1829-1830, sous la conduite de Bazard et d'Enfantin, accordent d'ailleurs davantage de place aux considérations sur la science et les savants qu'à l'évocation de la marche en avant de l'industrie. Cet accent mis sur la science se renforce dans les réflexions menées par les membres du mouvement demeurés fidèles à Enfantin après sa rupture avec Bazard. Les spéculations scientifiques ne manquent pas dans les textes du Livre nouveau élaboré à l'époque de la retraite de Ménilmontant[7]. S'il est possible de dégager les grands traits d'une vision de l'industrie propre à l'auteur du Cours de philosophie positive et du Système de politique positive, on peut aussi mettre en évidence une conception saint-simonienne de la science. En se limitant au terrain scientifique, la philosophie positive et la doctrine saint-simonienne peuvent être comparées, nous semble-t-il, avec profit. Elles présentent de nombreux traits communs que nous voudrions commencer par passer en revue avant de détailler leurs différences. Il n'est pas question de mettre sur le même plan l'entreprise comtienne et celle des disciples de Saint-Simon et d'Enfantin. L'ampleur et la cohérence de la première contrastent avec le caractère fragmentaire, contradictoire et parfois même délirant de la seconde. On serait bien en peine de trouver chez Auguste Comte l'équivalent de cette recherche de "la formule générale de l'esprit humain et la courbe correspondante[8]" qui confère aux réflexions d'Enfantin et de son groupe une étrangeté rappelant celle des spéculations de Fourier. La comparaison entre les conceptions positiviste et saint-simonienne de la science nous paraît néanmoins révélatrice de la nature profonde de l'approche comtienne. Formé à l'école des utopies de la première moitié du XIXe siècle par l'intermédiaire de Saint-Simon, Comte s'en distingue sur toute une série de points. Ceux-ci permettent de mieux appréhender son originalité de philosophe et de réformateur social. Parmi ces points, deux nous retiendrons plus particulièrement : la question de l'unité des sciences et celle de leur possible appropriation par le peuple. Que ce soit chez Auguste Comte ou chez les Saint-Simoniens, ces deux questions sont intimement liées, on le verra. Profondément dissemblables quant à leur conception de l'unification des sciences, Positivisme et Saint-Simonisme divergent également quant à la diffusion des connaissances scientifiques qu'ils envisagent au sein de la société de l'avenir. Du terrain scientifique, on passe insensiblement à celui du politique. Avant même la rédaction du Système de politique positive s'exprime chez Comte un dessein d'émancipation intellectuelle du peuple au moyen de la diffusion de l'esprit positif qui est sans équivalent véritable du côté des Saint-Simoniens. LA SCIENCE COMME THÉORIE Le premier terrain de rapprochement entre Comte et les Saint-Simoniens tient aux diagnostics comparables qu'ils portent sur la société des premières décennies du XIXe siècle. Issue de la Révolution, cette société leur semble désemparée, divisée. Facilement décelable dans les soubresauts qui agitent périodiquement la nation française, l'inquiétude se fait également sentir au plan des existences individuelles. "Nous vivons dans une atmosphère où nous respirons malgré nous, et à notre insu, mille pensées incertaines, mille inquiétudes vagues[9]", écrit Ballanche dans Le Vieillard et le jeune homme. Le fondateur du Positivisme ne voit rien à redire à ce constat sur lequel s'accordent aussi les auteurs de la Doctrine de Saint-Simon. Mais constater ne suffit pas. Comte et les Saint-Simoniens partagent le même souci de remonter aux véritables causes d'un tel désarroi, à l'apparition de ferments critiques qui se sont progressivement développés pour donner naissance à la Révolution, avant de déboucher sur la crise politique, intellectuelle et morale de leur temps. Certes, les modalités de ce développement ne sont pas tout à fait les mêmes chez le fondateur du Positivisme et chez les héritiers de Saint-Simon. L'état métaphysique de la philosophie positive et l'âge critique de Bazard, Enfantin et leurs disciples n'en jouent pas moins des rôles comparables. Tous deux débutent avec la Réforme avant d'atteindre leur point culminant à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles. Dans le Cours de philosophie positive, comme dans la Doctrine de Saint-Simon, le désordre croissant qui les caractérise sert de repoussoir, que ce soit par rapport à la cohérence de la civilisation médiévale, ou au regard du nouvel âge de plénitude vers lequel s'achemine l'humanité. En germe dans l'oeuvre de Saint-Simon, cette opposition présente des répercussions immédiates quant à la fonction sociale de la science. Dans l'état métaphysique ou à l'âge critique, Comte et les Saint-Simoniens lui attribuent un rôle destructeur. Elle contribue à renverser les fausses évidences héritées du passé, comme en témoigne le long travail de sape qu'elle a mené contre les fondements de la religion catholique de Galilée à l'Encyclopédie. Elle possède du même coup une dimension révolutionnaire. Dans l'avenir, lorsqu'un nouvel organique aura été instauré, la science devra au contraire participer à la stabilisation de l'édifice social. Elle s'érigera pour cela en un corps de doctrine, en une sorte de dogme[10]. Ce corps de doctrine n'a pas exactement le même contenu dans la philosophie positive et dans le Saint-Simonisme. Comte juge la méthode positive plus importante que les résultats sur lesquels elle débouche, tandis que les Saint-Simoniens se montrent assez indifférents aux questions méthodologiques. Par dessus tout, la transformation de la science en un corps de doctrine qu'envisagent les disciples de Saint-Simon, Bazard et Enfantin est conçue dans une perspective religieuse. "Nous marchons vers un monde où la religion et la philosophie, le culte et les beaux-arts, le dogme et la science, ne seront plus divisés[11]", s'enthousiasment les auteurs de la Doctrine de Saint-Simon. Rien de tel dans le Cours de philosophie positive où la science demeure profondément laïque. Il faudra attendre l'"année sans pareille" pour voir le Positivisme s'infléchir dans un sens religieux, au grand dam d'un Emile Littré. Afin de se transformer en corps de doctrine ou en dogme de l'avenir, la science doit se réunifier en dépassant les clivages disciplinaires qui la caractérisent au début du XIXe siècle, à commencer par le fossé qui s'est creusé entre les sciences physico-mathématiques et celles qui ont trait au vivant. Le fondateur du Positivisme et les SaintSimoniens se rejoignent autour de cette exigence d'unité. Ils n'éprouvent que mépris pour les "savants spéciaux" qui demeurent enfermés dans le cercle étroit de leur discipline. Dans son Cours, Comte évoque leur "radicale inconséquence philosophique[12]", bien différente du véritable esprit positif. Dans la Doctrine de Saint-Simon, les disciples de Bazard et d'Enfantin poussent plus loin leur analyse en mettant en cause l'organisation institutionnelle de la science française de leur temps, son caractère individualiste qui compromet la qualité de ses résultats[13]. La contribution de la science à la société organique à venir ne doit pas se limiter aux aspects doctrinaux, loin s'en faut. Car la science a aussi pour fonction d'améliorer le bien-être matériel des hommes en servant de guide à leur industrie. Elle doit pour cela permettre d'effectuer des prévisions. Comte est très clair sur ce point dans son Cours comme dans ses écrits ultérieurs. "Ainsi, le véritable esprit positif consiste à voir pour prévoir, à étudier ce qui est afin d'en conclure ce qui sera[14]", déclare-t-il notamment dans son Discours sur l'esprit positif. Les Saint-Simoniens sont profondément d'accord avec lui. "Le travail scientifique doit être principalement dirigé dans la vue des besoins de l'industrie, et c'est principalement dans la science que l'industrie doit chercher les lumières qui lui sont nécessaires pour éclairer ses pratiques[15]", peut-on lire dans la Doctrine. "Voir pour prévoir", "être principalement dirigé dans la vue des besoins de l'industrie" — on aurait tort d'interpréter ces mots d'ordre comme autant de manifestations d'un utilitarisme étriqué. Pour Auguste Comte, comme pour les Saint-Simoniens, la science n'est jamais aussi utile que lorsqu'elle parvient à préserver son autonomie, le privilège qu'elle accorde à la contemplation sur le souci de rentabilité immédiate. Un tel privilège constitue l'une des conditions permettant d'en faire une doctrine ou un dogme. Utilité différée et préoccupation doctrinale se rejoignent et s'incarnent dans l'usage répété du terme théorie. La science est théorie au sens originel de contemplation ; elle constitue également la théorie d'une pratique visant à transformer le monde. Dans les premières années du XIXe siècle, le terme théorie connaît une fortune particulière à l'Ecole polytechnique. Destiné à former aussi bien des savants que des ingénieurs, le cursus polytechnicien se veut en effet apprentissage des sciences dans leur double aspect de connaissance générale et de propédeutique à l'action[16]. Les conceptions saint-simonienne et positiviste de la science portent à coup sûr l'empreinte de ce moule polytechnicien par lequel sont passés Auguste Comte et Prosper Enfantin, ainsi que d'autres saint-simoniens de premier plan comme Michel Chevalier, Henri Fournel, ou Charles Lambert. En définissant la science comme un édifice théorique, le fondateur du Positivisme et les Saint-Simoniens prennent du même coup leurs distances à l'égard de l'empirisme. On comprendrait mal sans cela le caractère exemplaire qu'ils accordent à des démarches comme celles de Fourier ou Carnot. Si la théorie de la chaleur ou les réflexions sur la puissance motrice du feu incarnent à leurs yeux la quintessence de l'esprit scientifique moderne, c'est qu'elles procèdent d'une intuition théorique irréductible à l'accumulation de données empiriques — intuition que l'outil mathématique permet de formaliser dans le cas de Fourier —, tout en possédant une réelle capacité prédictive. C'est la "relation intime et continue de l'abstrait au concret[17]", en d'autres termes de la théorie aux faits, qu'admire par dessus tout l'auteur du Cours de philosophie positive. LA OU LES SCIENCES Entre Comte et les Saint-Simoniens les divergences sont tout aussi importantes que les points de convergence. S'agissant de la science, on pourrait penser qu'elles s'expliquent dans une large mesure par l'orientation religieuse prise par le Saint-Simonisme autour de 1830. A cette époque, la philosophie positive n'a pas encore donné naissance à une religion. On est encore loin du ton qu'adoptera son fondateur dans le Discours sur l'ensemble du Positivisme et dans le Système de politique positive. En réalité, certains germes de l'évolution ultérieure de Comte sont déjà décelables entre les lignes du Cours de philosophie positive. Plus qu'à la distance entre une religion et une philosophie d'essence laïque, c'est à une opposition plus profonde entre Saint-Simonisme et Positivisme qu'il faut tenter de rapporter certaines des différences que l'on observe dans leurs conceptions respectives de la science et de son rôle social. Dans la perspective adoptée par Auguste Comte, l'homme constitue toujours la référence ultime, l'horizon indépassable de toutes ses analyses. La distinction entre l'homme et le reste de l'univers constitue l'un des ressorts essentiels du relativisme comtien. Aux yeux du philosophe, l'un des intérêts de l'astronomie tient précisément au rappel du caractère relatif qu'imprime aux sciences le point de vue humain sous lequel elles sont constituées. Pas d'astronomie pour une espèce dont l'organisation serait trop différente de celle de l'homme. "Aucune science ne peut mieux manifester que l'astronomie cette nature nécessairement relative de toutes nos connaissances réelles, puisque, l'investigation des phénomènes ne pouvant s'y opérer que par un seul sens, il est très facile d'y apprécier les conséquences spéculatives de sa suppression ou de sa simple altération. Il ne saurait exister aucune astronomie chez une espèce aveugle, quelque intelligente qu'on la supposât[18]", déclare Auguste Comte dans son Discours sur l'esprit positif. Ce relativisme subsistera après la transformation du Positivisme en une religion. Dépourvue de Dieu, indifférente à l'univers dans son ensemble, la religion positiviste restera d'ailleurs sur l'homme ; son culte sera rendu à l'humanité passée, présente et future. Rien de plus étranger à la sensibilité saint-simonienne que cette ligne de partage tranchée entre l'homme et ce qui l'entoure. Plus qu'une religion de l'humanité, le Saint-Simonisme se veut une religion de l'homme indissociablement uni au reste de l'univers, ainsi qu'en témoignent les références répétées que font ses membres les plus éminents à Spinoza et à sa philosophie qu'ils se proposent de "compléter[19]". Bien qu'ils se défendent d'être panthéistes au sens strict, Bazard, Enfantin et leurs disciples utilisent à dessein un vocabulaire le laissant supposer[20]. Cette tendance ne fera que se renforcer dans le groupe resté fidèle à Enfantin après sa rupture avec Bazard. Dans des écrits comme Le Livre nouveau, les liens multiples que ce groupe en vient à postuler entre l'homme et le grand tout semblent rendre possible le développement de l'astronomie chez une espèce aveugle. Séparation entre l'homme et le monde d'un côté, fusion de l'autre : sur cette divergence fondamentale viennent s'en greffer d'autres, plus directement liées aux questions scientifiques. Chez Auguste Comte, on le sait, il ne saurait être question d'une unité de la science qui verrait fusionner les différentes disciplines scientifiques en un corps de doctrine monolithique[21]. Entre sciences physico-mathématiques, sciences du vivant et science sociale, l'écart ne peut que subsister. L'unité de la science est affaire de méthode, et encore ne s'agit-il que de la méthode positive réduite à un certain nombre de préceptes si généraux qu'ils arrivent presque à se confondre avec la sagesse commune. C'est dans le droit fil de cette attitude non réductioniste que Comte se refuse d'envisager la mathématisation de la sociologie, et qu'il se désintéresse ostensiblement de la statistique[22]. Les mathématiques, comme tous les autres outils scientifiques, ne possèdent qu'un domaine d'application limité. Science de l'homme indissociable de l'univers, corps de doctrine transcendant, la science saint-simonienne se présente quant à elle comme un ensemble de connaissances totalement unifié, sur le modèle de la scolastique médiévale. Au sein de cet ensemble cohérent, les mathématiques peuvent se propager de la physique à l'étude de l'homme et la société, même si leur contenu devient de plus en symbolique au fur et à mesure que l'on s'élève vers la sphère des grandes interrogations intellectuelles et morales. En aval des spéculations de Bazard, Enfantin et leurs disciples, on retrouve l'écho de ce projet de fusion des connaissances chez un Lamé. Sa Note sur la marche à suivre pour découvrir le principe seul véritablement universel de la nature physique de 1863 conserve une saveur toute saint-simonienne dans son refus d'admettre qu'il puisse subsister plusieurs principes concurrents au sein de la physique de son temps[23]. Le refus de la fusion pure et simple caractérise en revanche de nombreux aspects du positivisme, même dans sa version religieuse, que l'on songe au principe de la séparation des pouvoirs spirituel et temporel, ou encore à la coexistence de républiques positivistes distinctes les unes des autres dans les derniers projets de réorganisation politique d'Auguste Comte. Sur tous ces points, il est frappant de voir les Saint-Simoniens effectuer des choix inverses de ceux de l'auteur du Cours de philosophie positive et du Système de politique positive. Bien que la société saint-simonienne de l'avenir se fonde sur la distinction entre prêtres, artistes, savants et industriels, l'autorité ne s'y partage pas. La spécialisation fonctionnelle n'entraîne aucune séparation des pouvoirs. Quant à l'organisation politique de la planète, elle est conçue dans une perspective beaucoup plus unitaire que celle de Comte. Un seul régime doit s'imposer de l'Occident à l'Orient. La "manie d'une unité philosophique[24]" que Stuart-Mill reproche au Saint-Simonisme s'enracine dans un désir fusionnel autrement plus profond. HERMENEUTIQUE OU SCIENCE POPULAIRE Chez les Saint-Simoniens, l'accent mis sur l'unité de la science va de pair avec une conception volontiers herméneutique de ses outils et de ses résultats. Les tentatives d'inteprétation du calcul infinitésimal auquelles se livre Margerin[25], ou la recherche de "la formule générale de l'esprit humain et la courbe correspondante" d'Enfantin doivent être replacées dans ce cadre. La science, les mathématiques en particulier font figure de textes qui ne demandent qu'à être lus et interprétés. Plus généralement, le monde des Saint-Simoniens est peuplé de signes et de symboles, de correspondances mystérieuses et de sympathies agissantes. Rien d'étonnant à cela, si l'on songe que l'homme et l'univers sont reliés l'un à l'autre par des milliers de fils invisibles. On comprend mieux du même coup l'intérêt voué par certains des disciples d'Enfantin à une doctrine comme l'homéopathie. L'un d'entre eux, le médecin Léon Simon, collaborera d'ailleurs à l'édition française de l'ouvrage majeur du docteur Hahneman, l'Exposition de la doctrine médicale homéopathique[26]. L'influence du Fourier de La Théorie des quatre mouvements sur la conception saint-simonienne de la science et du monde est réelle. Un Charles Lambert s'y réfère d'ailleurs explicitement dans ses spéculations sur l'astronomie. Mais la conception saint-simonienne fait aussi songer à celle du second romantisme allemand, à la vision d'un poète comme Novalis en particulier. Comme celui de Novalis, l'univers des Saint-Simoniens porte l'empreinte de "cette grande écriture chiffrée qu'on rencontre partout", "sur la coque des oeufs, dans les nuages, dans la neige, dans les cristaux, dans les formes des rocs, sur les eaux congelées, à l'intérieur et à l'extérieur des montagnes, des plantes, des animaux, des hommes, dans les clartés du ciel, sur les disques de verre et de poix lorsqu'on les frotte et lorsqu'on les attouche : dans les limailles qui entourent l'aimant, et dans les étranges conjectures du hasard[27]." On est très loin, on le voit, d'Auguste Comte. Si ce dernier reconnaît volontiers le caractère heuristique du raisonnement analogique, il reste bien en-deçà de la saisie des symboles et des correspondances sur laquelle les Saint-Simoniens entendent refonder la science. Les conceptions positivistes et saint-simoniennes de la démarche scientifique se distinguent du même coup l'une de l'autre, même si elles envisagent toutes deux la science comme une activité fondamentalement théorique. Les SaintSimoniens accordent en effet beaucoup plus d'importance à l'intuition qu'au raisonnement, à la faculté imaginative qu'à la rigueur hypothético-déductive. Aux termes d'une telle démarche, la science ne cherche pas à se distinguer de la théologie, bien au-contraire. Tandis que Comte décrit inlassablement l'itinéraire qui mène de l'état théologique à l'état positif, les Saint-Simoniens aspirent à parcourir ce chemin en sens inverse. Un autre clivage tient à la question des lois naturelles et de leur invariabilité. Cette invariabilité constitue un principe intangible aux yeux de l'auteur du Cours et du Système. Comment prévoir, en effet, si les régularités du monde physique ne sont pas absolues. Cette invariabilité est en revanche remise en cause par les Saint-Simoniens qui imaginent volontiers un monde en progrès, jusque dans les lois qui le gouvernent. C'est ainsi qu'un Charles Lambert déclare : "La perpétuelle stabilité déclarée par les astronomes me fait mal. Aussi leurs motifs n'ont-ils aucune base, comme on peut le vérifier sur leur terrain même. Cette immobilité me fait mal, dis-je, non pas que je craigne la réalisation des prophéties scientifiques qui ont cette allure ; mais cette stagnation, cette privation d'enthousiasme képlérien qui puisse chanter une Jérusalem nouvelle, me paraissent être la cause du malaise général de la science[28]." L'"enthousiasme képlérien" de Lambert est aussi très fouriériste d'inspiration. Comme Fourier, Lambert évoque d'ailleurs la perspective d'un changement radical de climat de la terre lorsque les conditions du nouvel âge d'or annoncé par les Saint-Simoniens seront réunies. Avant Fourier, Saint-Simon lui-même s'était élevé contre le caractère statique de l'univers tel le décrivait la science laplacienne de son temps dans ses Lettres au Bureau des longitudes et à l'Institut de 1808[29]. Auguste Comte reste étranger à ce genre de spéculation. Dans son acception positiviste, le progrès ne concerne que l'humanité. Intuition, imagination, accent mis sur le caractère dynamique de l'univers : ces caractéristiques de l'approche saintsimonienne de la science pourraient bien contribuer à jeter un jour nouveau sur une question ancienne, celle de l'accueil des idées exprimées par Sadi Carnot dans ses Réflexions sur la puissance motrice du feu. Si la théorie de la chaleur de Fourier possède un caractère exemplaire aux yeux de Comte, les Réflexions, ainsi que l'avait souligné autrefois Pietro Redondi[30], rencontrent un accueil particulièrement favorable dans le milieu des savants et des ingénieurs Saint-Simoniens. Emile Clapeyron et Stéphane Mony-Flachat vont jouer un rôle déterminant dans leur diffusion. Une telle réceptivité se comprend mieux si l'on prend la mesure exacte de l'audace théorique de Carnot, de sa dimension visionnaire dans laquelle le raisonnement mathématique tient peu de place. La théorie de Carnot en appelle d'autre part à l'imaginaire de la transformation perpétuelle, de la transmutation même, puisqu'elle annonce que la chaleur peut se transformer en travail. C'est cet aspect dynamique qui retient l'attention de Mony-Flachat dans son Traité élémentaire de mécanique industrielle de 1835. "Partout où il existe une différence de température, partout où il peut y avoir passage alternatif d'un corps, ou d'une partie de ce corps, à des degrés différents de chaleur, il peut y avoir aussi production de force motrice. La vapeur d'eau est un moyen de réaliser cette puissance ; mais elle n'est pas le seul[31]", écrit ce dernier en s'inspirant du mémoire de Carnot. Ce que cherchent à identifier en définitive les Saint-Simoniens, c'est un ensemble de symétries, de sympathies, de phénomènes de résonance, de circulation et de transformation au sein du grand tout. L'un des problèmes qu'ils cherchent à résoudre ce faisant, problème que Comte évacue peut-être un peu rapidement, consiste à rendre compte du phénomène d'individuation qui donne naissance au sujet humain, sans rien ôter à la plénitude de l'espèce et de l'univers. Comment peut-on être à la foi soi-même, une partie de l'humanité et une portion de l'univers ? Telle est au fond la question centrale que ne cessera de se poser Enfantin des textes du Livre nouveau à La Vie éternelle. Passée, présente, future, qu'il publiera à la veille de sa mort[32]. Dans la perspective saint-simonienne, il ne saurait y avoir de rupture entre science et poésie. C'est à une tentative consciente de réenchantement du monde que procèdent les auteurs du Livre nouveau. Le projet d'en revenir à un état théologique de l'humanité peut aussi se lire sur ce plan. Les différences que l'on vient de passer en revue sont lourdes de conséquences quant aux modalités de diffusion de la science qu'envisagent les Saint-Simoniens. Herméneutique dont les secrets ne peuvent être percés à jour que par de grands initiés, la science saint-simonienne conserve un caractère fondamentalement élitiste, même si l'art et la poésie se nourrissent de ses enseignements. On comprend mieux du même coup que l'artiste soit le complément nécessaire, une sorte de vicaire du prêtre et du savant. Son art a pour fonction de populariser un dogme dont les véritables principes demeurent voilés. Il flotte au dessus de cette conception du rôle social de la science comme un parfum d'Egypte ancienne. Benjamin Constant n'avait peut-être pas tort de taxer les Saint-Simoniens de "prêtres de Thèbes et de Memphis[33]" dans un des numéros de la Revue encyclopédique de Charles Dunoyer. Chez Auguste Comte, en revanche, l'édifice de la science ne présente rien de mystérieux. Sa compréhension détaillée nécessite bien sûr des connaissances qui ne sont pas à la portée de tout le monde. Mais le public peut saisir l'essentiel de son message, des principes de la méthode positive à ses résultats essentiels. Le Traité philosophique d'astronomie populaire veut en faire la démonstration. La science positiviste est sociale non seulement parce que la sociologie représente son aboutissement, mais aussi parce qu'elle participe du règne universel de la raison et d'un contrôle permanent de la recherche par le peuple qui doit être capable d'en apprécier le bien-fondé[34]. UNE ETHIQUE DE LA SEPARATION Comparer la philosophie positive aux spéculations saint-simoniennes est un exercice qui possède bien sûr ses limites. L'édifice conceptuel d'Auguste Comte est sans équivalent côté saint-simonien. Mais l'entreprise se révèle instructive. On ne peut qu'être frappé en effet par la parenté qui unit Comte aux socialismes utopiques de la première moitié du XIXe siècle. Est-ce en raison de cette parenté que le Positivisme possède une dimension onirique, et ce bien avant l'"année sans pareille" ? Comment ne pas songer à ce propos à ce qu'écrivait Walter Benjamin dans Paris capitale du XIXe siècle, lorsqu'il faisait coïncider l'essor du capitalisme et de la rationalité scientifique et industrielle moderne avec "un sommeil nouveau, plein de rêves, qui s'abattit sur l'Europe, accompagné d'une réactivation des forces mythiques[35]". L'unité, la synthèse font partie de ces mythes réactivés par le Positivisme et le SaintSimonisme, alors même que l'édifice de la culture se lézarde durablement. L'une des originalités de Comte consiste à refuser de donner à cette synthèse un caractère fusionnel. Il y a une sorte d'éthique de la distance, de la séparation à l'oeuvre tout au long de son itinéraire intellectuel, séparation entre l'homme et le monde, séparation des pouvoirs ou des disciplines scientifiques. La positivité est précisément conditionnée par la reconnaissance de ce genre d'écart. L'abolition de toute distance est pour lui synonyme de régression à l'âge théologique. Pour les Saint-Simoniens, la positivité réside dans ce qui relie l'homme à l'univers, dans les flux qui vont de l'un à l'autre. Pour Comte, la positivité est activité d'un sujet, d'où cette préoccupation d'une "synthèse subjective" sous laquelle se trouvent placées ses dernières années. Plus encore que le contenu définitivement dépassé de sa sociologie, c'est ce réseau de prises de distance, ce que Comte appelle son relativisme, qui en fait l'un des pères fondateurs de nos sciences sociales contemporaines. -------------------------------------------------------------------------------[1] Sur l'itinéraire de Gustave d'Eichtal, on pourra consulter W.-H. Chaloner, B.-M. Ratcliffe, A French sociologist looks at Britain. Gustave d'Eichtal and British society in 1828, Manchester, Manchester University Press, 1977. Sur les doutes que provoque sa conversion au Saint-Simonisme dans l'esprit d'Auguste Comte, cf. M. Pickering, Auguste Comte. An Intellectual biography, volume I, Cambridge, Cambridge University Press, 1993, p. 425. [2] Sur les recrutement polytechnicien du Saint-Simonisme, cf. A. Picon, Les Polytechniciens saint-simoniens au XIXe siècle, Paris, Fondation Saint-Simon, 1994. [3] Sur les relations entre Comte et Saint-Simon, l'ouvrage de base demeure H. Gouhier, La Jeunesse d'Auguste Comte et la formation du positivisme, Paris, Vrin, 1933-1941. La mise au point d'Auguste Comte dans Le Globe du 13 janvier 1832 se trouve reproduite intégralement dans E. Littré, Auguste Comte et la philosophie positive, Paris, Hachette, 1864, pp. 191-197. [4] L'expression figure dans P. Enfantin, lettre à Fournel, 13 mars 1833, Arsenal FE 7647. [5] G. d'Eichtal, lettre à Rességuier, 26 février 1831, Arsenal FE 7644. [6] A. Comte, Cours de philosophie positive, Paris, 1830-1842, rééd. Paris, Hermann, 1975, t. 2, p. 791. On retrouve le même projet, baptisé cette fois Système d'industrie positive ou Traité de l'action totale de l'humanité sur sa planète dans le Système de politique positive. A. Comte, Système de politique positive, Paris, 1851-1854, rééd. Paris, Société positiviste, 1929, t. IV, pp. 246-247. [7] Ces textes ont été malheureusement laissés de côté dans l'édition donnée par Philippe Régnier. Le Livre nouveau des saint-simoniens, édité par Ph. Régnier, Tusson, Du Lérot, 1991. Nous avons déjà consacré un article aux conceptions scientifiques des Saint-Simoniens : A. Picon, "Entre Romantisme et technocratisme. Les SaintSimoniens et la science", in Sciences et techniques en perspectives, actes du colloque "Les Enfants du siècle. Sciences et savants de l'époque romantique (1815-1830)", t. I, vol. 35, 1996, pp. 11-21. [8] Livre nouveau. Notes sur l'architecture et les mathématiques, 7 septembre 1832, Arsenal F.E. 7825. [9] P.-S. Ballanche, Le Vieillard et le jeune homme, Paris, 1819, rééd. Paris, F. Alcan, 1829, p. 48. [10] Sur l'importance des notions de doctrine et de dogme dans les débats de la première moitié du XIXe siècle, lire M. Riot-Sarcey, Le Réel de l'utopie. Essai sur le politique au XIXe siècle, Paris, Albin Michel, 1998. [11] Doctrine de Saint-Simon. Exposition. Deuxième année, Paris, bureau de l'Organisateur, 1830, p. 164. [12] A. Comte, Cours de philosophie positive, t. 1, p. 530. [13] Doctrine de Saint-Simon. Exposition. Deuxième année, p. 150 et suivantes. [14] A. Comte, Discours sur l'esprit positif, Paris, 1844, rééd. Paris, P.U.F., 199, p. 74. [15] Doctrine de Saint-Simon. Exposition. Deuxième année, p. 164. [16] Cf. B. Belhoste, A. Dahan-Dalmedico, A. Picon (dir.), La Formationpolytechnicienne 1794-1994, Paris, Dunod, 1994. [17] A. Comte, Cours, t. 1, p. 511. [18] A. Comte, Discours sur l'esprit positif, p. 68. [19] Ch. Lemonnier, Notes concernant le Saint-Simonisme, Arsenal FE 7826. [20] Une note rédigée par Enfantin au début de 1830 semble même indiquer qu'il est en réalité impossible de s'extraire de la perspective panthéiste, puisque la succession des religions se réduit à autant d'inflexions apportée au principe fondateur de l'union entre l'homme et l'univers. P. Enfantin, Note du père sur la succession des religions, 1830, Arsenal, FE 7644. [21] Cf. A. Petit, Heurs et malheurs du positivisme. Philosophie des sciences et politique scientifique chez Auguste Comte et ses premiers disciples (1820-1900), thèse de doctorat dactylographiée, Paris, Université de Paris ISorbonne, 1993. [22] Cf. T.-M. Porter, The Rise of statistical thinking 1820-1900, Princeton, Princeton University Press, 1986, pp. 155156 en particulier. [23] G. Lamé, Note sur la marche à suivre pour découvrir le principe seul véritablement universel de la nature physique. Extrait des Comptes rendus de l'Académie des sciences, tome LVI, séance du 25 mai 1863, Paris, MalletBachelier, 1863. [24] J. Stuart-Mill, Correspondance inédite avec Gustave d'Eichtal, Paris, F. Alcan, 1898, p. 35. [25] H. Margerin, Disseration philosophique sur les mathématiques, Arsenal FE 7856. [26] S. Hahnemann, Exposition de la doctrine médicale homéopathique ou organon de l'art de guérir, précédée d'une notice sur la vie, les travaux et la doctrine de l'auteur, par M. Léon Simon, Paris, J.-B. Baillière, 1856. [27] F. von Hardenberg, dit Novalis, Les Disciples à Saïs, 1802, rééd. in Romantiques allemands, t. 1, Paris, Gallimard, 1976, pp. 343-379, p. 347 en particulier. [28] Ch. Lambert, Travail de Lambert sur le Livre nouveau, 1832, Arsenal F.E. 7640. [29] Cf. A. Picon, "Entre Romantisme et technocratisme. Les Saint-Simoniens et la science". [30] P. Redondi, L'Accueil des idées de Sadi Carnot, Paris, Vrin, 1980. [31] S. Mony-Flachat, Traité élémentaire de mécanique industrielle. Résumé des traités de Christian, Poncelet, d'Aubuisson, Coriolis, Hachette, Lanz et Bétancourt, Ch. Dupin, Borgnis, Guenyveau, Leblanc, etc., etc., Paris, L. Tenré, H. Dupuy, 1835, p. 71. [32] P. Enfantin, La Vie éternelle. Passée, présente, future, Paris, E. Dentu, 1861. Il est regrettable que ce texte n'ait jamais fait l'objet d'une étude approfondie. [33] L'expression se trouve dans la Revue encyclopédique, t. XXIX, février 1826, p. 29. Elle suscite aussitôt une réaction indignée du rédacteur en chef du Producteur, t. 2, 1826, pp. 531-532. [34] Cf. B. Bensaude-Vincent, "L'Astronomie populaire, priorité philosophique et projet politique", in Revue de synthèse, t. CXII, n° 1, janvier-mars 1991, pp. 49-59. [35] W. Benjamin, Paris capitale du XIXe siècle. Le Livre des passages, Francfort, 1982, trad. fr. Paris, Cerf, 1989, p. 408.