Intervention de Pierre WAUB "L`ecole : bonne à tout faire ?"
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Intervention de Pierre WAUB "L`ecole : bonne à tout faire ?"
6(0,1$,5(©(FROH(QYLURQQHPHQWVRFLDOª qPHDQQLYHUVDLUH ±±PDUV Intervention de Pierre WAUB "L’ecole : bonne à tout faire ?" 1 Pierre WAUB Nous démarrons cette dernière après-midi ensemble avant de clôturer ce soir ce séminaire de trois jours. Nous avons cet après-midi le plaisir d'accueillir deux orateurs: Pierre WAAUB et Vincent CESPEDES. Nous allons commencer cet après-midi par Pierre Waaub. Pierre Waaub est enseignant, licencié en sciences économiques et dans son parcours il a notamment été chercheur à l’Institut de sociologie à l'ULB. Il est notamment aussi intervenant dans un mouvement socio-pédagogique : à Cgé (Changements pour l’égalité, ex Confédération générale des Enseignants). Ce matin, nous avons pu travailler en ateliers et vous posez quelques questions qui vont alimenter tant les interventions que les réflexions et les questions qui auront lieu après ces interventions. Ces différentes questions, c'est - évidemment, et on y revient puisqu’on avait commencé par là il y a dix ans rappelez-vous : la violence. Je pense qu'on y reviendra encore peut-être longtemps. Les événements d'ailleurs très récents nous montrent comment la violence peut être évidemment importante et saccageante. Et donc la violence - une des questions était "la violence, symptôme d'une société incohérente?" ou la tension dans les discours entre les valeurs et les réalités, en matière de respect de ces valeurs, de droit, de justice et de solidarité. Et c'est donc toute cette fracture qui existe actuellement entre une idéologie que l'école devrait porter et tout le discours qui est porté à l'extérieur de l'école, dans un environnement social parfois destructeur pour le jeune. Quelle est la mission de l'école? Comment y travailler? Pourquoi? Quel est actuellement encore le sens de l'école? Est-on dans l’apprentissage des savoirs? Dans le savoir être ou dans le savoir-faire? Quel sens, quel rôle l'école doit-elle se donner, la société doit-elle donner à l'école, le jeune peut-il donner à l'école? L'école peut-elle donner du sens aux jeunes? Et alors - la cerise sur le gâteau, désolée! - L'enseignant est-il une « bonne à tout faire » et jusqu'où? Quel programme! Vous avez bien travaillé. Je vois qu'il y a des bonnes questions qui se posent. D'abord, je commencerais par la violence. Je suis venu ici il y a quelques années, sur le thème de la démocratie et pour moi la question de la violence est vraiment indissociable de la question de la démocratie. C'est-à-dire que si je prends la question du côté de l'école, le problème principal de la manière dont on pose la question de la violence, c'est que, historiquement, on y a posé cette question pour réagir à une violence qui est une violence particulière dans l'école, qui est la violence des jeunes qui usaient de la violence physique vis-à-vis soit du matériel, soit des profs. En posant la question de cette manière-là, on a focalisé sur une des formes de la violence et les interventions « école et violence » étaient surtout destinées à essayer de neutraliser la violence physique des élèves. Or il y a un énorme problème quand on fait cela. Quand on se contente de neutraliser la violence physique, on oublie que la violence peut prendre aussi d'autres formes, et je citerai deux formes qui dans l'école sont très très présentes : la violence institutionnelle et une violence que moi j'appelle la violence des savoirs ou la violence technocratique qui s'exerce directement de « l'enseignant qui sait » vers « l'élève qui ne sait pas ». Ces deux autres formes de violence, si on neutralise la violence physique, ont dès lors toute la place pour s'exprimer. Il y a une injustice à centrer la question de la violence sur la question de la violence physique. Je pense que si on veut poser correctement la question de la violence qui s'exprime dans l'école et avec l'école, il faut aussi poser la question de la manière dont on construit la règle dans l'école. Et donc d’une part de la manière dont on va ensemble construire cette règle et d’autre part du rapport qu'on va avoir à cette règle. En deux mots: dans ma pratique personnelle, je constate que dans le travail avec les adolescents le centre de la question de la violence est l'apprentissage de la différence entre la contestation de la règle et la transgression de cette 2 règle. Tout est là. Je veux dire que tout est dans cet apprentissage-là, que c’est un apprentissage essentiel, c'est-à-dire que les jeunes commencent toujours par confondre les deux. « Je ne suis pas d'accord, donc je transgresse. » Et donc l'apprentissage du rapport à la règle se construit à ce moment-là. Or, d'un point de vue politique, on peut dire qu'on ne peut faire cette différence-là que si on a une possibilité de contester la règle sans la transgresser. C'est-à-dire qu'on a une possibilité de faire évoluer la règle. Dans notre culture démocratique, nous n'acceptons la légitimité d'une règle que si nous avons une possibilité de la faire évoluer et le gros problème dans les écoles, c'est que malgré tout ce qu'on dit sur la démocratie dans l'école, -l'éducation à la citoyenneté, les conseils de participation, les conseils d'élèves, les assemblées générales d'élèves,- il est pratiquement impossible pour les élèves de faire évoluer la règle dans une école. Je veux dire que c'est souvent illusoire. Ils ne peuvent faire évoluer les règles que dans le sens où elles auraient de toute façon évolué si les élèves ne s'en étaient pas mêlés. Il y a là quelque chose qui reste problématique. Je posais la question déjà il y a quelques années au moment où j'étais venu et, personnellement, je trouve que les choses n'ont pas beaucoup évolué. Le bilan des conseils de participation est assez lamentable. Ils sont très formels, formalistes, etc. Les gens qui y participent sont les quelques-uns qui tournent autour de l'école et de son projet et il n'y a pas beaucoup de possibilités d'opposition. De plus, on n'est pas vraiment dans des oppositions politiques, on reste dans des oppositions très corporatistes. C'est les enseignants, les élèves, la direction et les parents. Alors qu'il y a des alliances possibles. C'est-à-dire que nous n'avons pas tous le même projet sur l'école, et nous n'avons pas tous la même façon de voir ce que doit être une école ou un établissement scolaire. Et ces fractures traversent ces corporations. C'est-à-dire qu'il y a des enseignants qui ont les mêmes conceptions de l'école que certains parents ou que certains élèves,. et donc il y a des alliances possibles, mais des alliances qui seraient politiques et non plus corporatistes. Mais la manière dont la représentation est construite dans les conseils de participation fait qu'on fonctionne de manière très corporatiste, puisque, quand on est représentant dans un conseil de participation, on est représentant des enseignants ou représentant des élèves etc., et donc forcément tout tourne autour de ça. Ce que je vois, c'est des élèves qui arrivent en première année du secondaire particulièrement intéressés par ce qu'on leur propose. On leur dit qu'ils vont pouvoir se présenter à des élections, qu'ils vont pouvoir se faire élire comme délégués des élèves, qu'il va y avoir des lieux où on va pouvoir discuter, etc. et cela les motive. Mais je vois des élèves qui sortent de rétho complètement démotivés. Donc par rapport à la participation dans l'école, on a beaucoup de candidats en première, un peu moins en deuxième, de moins en moins et puis finalement plus personne ne s'intéresse à ça parce que tout le monde a compris que c'est un jeu et que finalement il n'y a pas d’enjeu. Donc voilà, je fais un constat assez pessimiste sur ces institutions. Je pense que cela vient en partie du fait qu'on ne pense pas suffisamment à neutraliser la violence institutionnelle qui s'exerce dans les conseils de participation. Je ne sais pas si parmi vous il y en a qui y ont déjà siégé, ou qui ont vu fonctionner des conseils de participation, mais c'est assez terrible comme la violence institutionnelle y joue. Et celle du savoir aussi. Par exemple, une chose que je considère comme une violence extrême, et qui consiste à mettre les acteurs au courant à la dernière minute des enjeux qui vont être discutés dans la réunion. Il y en a qui savent et d'autres qui ne savent pas et donc forcément on se retrouve à décider des choses qu'on n'aurait pas décidées si on avait été en possession des éléments. J'aimerais paraphraser un collègue qui dit qu’on parle beaucoup de la violence dans l'école, notamment parce que si vous faites un séminaire sur la violence dans l'école vous allez être subsidiés. Or, il y a concrètement très peu de violence dans les écoles, je veux dire au niveau physique. Elle est concentrée dans certaines écoles et reste relativement peu fréquente. Concrètement on ne peut pas dire qu'il y ait 3 statistiquement un problème immense. Par contre, il y a la violence institutionnelle, la violence du savoir. qui, elle, est quotidienne dans les écoles et dont on parle très peu – et donc lui, il ajoute: « c'est étonnant qu'il n'y ait pas plus de violence dans les écoles ». On devrait plutôt s'étonner, se poser la question comme ça. Comment se fait-il qu'il n'y ait pas plus de violence finalement dans ces écoles, qui sont vécues par beaucoup de jeunes comme des culs-de-sac, dans lesquelles ils ne se retrouvent pas et où finalement on les trouve assez dociles par rapport à leur parcours scolaire et à ce qu'on leur y a fait vivre. Voilà donc une approche peut-être un peu différente… On pourra probablement en discuter encore après, mais en tout cas cette façon-là de poser la question de la violence m'intéresse. En ce qui concerne une autre question que vous posez, la question de la justice, je vais le prendre dans l'autre sens, à nouveau. Ce qui m'intéresse, c'est la notion d'injustice. C'est quelque chose qu'on entend souvent dans la bouche des élèves: « c'est pas juste, c'est injuste, etc. » Et finalement, on constate que l'injustice est ressentie quand la règle paraît illégitime, c'est-à-dire… quand il y a une souffrance d'avoir été sanctionné ou de ne pas avoir obtenu de sanction… C'est la première chose qui définit l'injustice, une souffrance qui vient du fait qu'on considère que la règle qui a été appliquée n'est pas légitime. Si on trouve que la règle est légitime, on n'exprime pas l'injustice pour avoir été sanctionné. L'injustice est perçue en rapport avec la légitimité de la règle, et la légitimité de la règle, en démocratie, elle se construit par le fait qu'on a la possibilité de la contester, de la faire évoluer. Donc, cela pose la question de l'institution. L'institution qui a décidé la règle est-elle légitime ou non? Je pense que la question de la justice est là, au centre du fait qu'aujourd'hui, ce sont les institutions qui sont en question, leur légitimité, et non pas la justice- et on peut extrapoler, ça ne concerne pas que l'école. Donc poser la question de la justice dans l’absolu n'a pas de sens, puisque la justice n'existe que parce qu'on se donne cette justice, ces références, ces valeurs et ces règles. Et donc, ce qui est en question ce sont les institutions, y compris l'institution scolaire. Je pense que la symbolique de l'institution scolaire fait défaut et que une grande partie des problèmes dans les écoles vient du fait qu'il n'y ait plus d'institution symbolique. Je le développerai plus tard. J'avais noté une question dont vous n'avez pas parlé - il y avait mon nom à côté, donc je l'ai notée. C'est: « Est-ce qu'il existe des passerelles entre les avancées pédagogiques et les enseignants et qu'est-ce qu'on pourrait inventer comme passerelles entre l'innovation pédagogique et la pratique des enseignants ». C'est vraiment le cœur de ce que je travaille. Je peux vous dire qu'il n'y en a pas. Et c'est un énorme problème. Il n'y a pas de passerelles entre la recherche en pédagogie et ce qui se fait concrètement sur le terrain. On est, dans la pratique, seul, concrètement. Ce qu'on reproche à l'enseignant, c'est de ne pas s'inspirer de la recherche en pédagogie. Moi, j'inverse la perspective et je dis qu’on est seul parce qu'on n'est pas soutenu par les recherches en pédagogie. Au contraire, les recherches en pédagogie ont pour résultat de culpabiliser les enseignants, de chercher à culpabiliser les enseignants sur leurs pratiques. Pourquoi? Parce qu'elles sont toujours en décalage. C'est-à-dire que je n'ai pas encore vu d'avancée pédagogique qui s'appuie sur l'expérience professionnelle des enseignants, qui s'appuie sur la pratique concrète des enseignants pour leur permettre d’aller plus loin. Cette recherche-là, cette avancée pédagogique-là, nous intéresserait pourtant. Quelqu'un qui a réfléchi à ce que nous faisons et qui peut entrer en dialogue avec nous pour nous aider à aller plus loin, ça, ce serait une avancée socio-pédagogique. Sinon, on est en train de définir des objets au niveau des chercheurs en pédagogie, qui, une fois qu'ils tombent dans nos établissements scolaires ont l'air de tomber de Mars - je veux dire qu’ils ont l'air d'être complètement détachés de ce qui constitue nos problèmes quotidiens, les choses qu'on aimerait bien améliorer, qu'on aimerait bien faire avancer, etc. Donc il y a un énorme problème. Il y a un gouffre entre la 4 recherche en pédagogie et les pratiques concrètes dans les écoles. On retrouve le même type de gouffre et ce n'est pas un hasard entre d’une part les réformes et la formulation des réformes politiques et d’autre part la pratique scolaire concrète. Si on regarde toutes les réformes qu'on a eues en Belgique depuis les années 90, -et on a eu de multiples réformesil n'y en a aucune qui a transformé réellement les pratiques. Par exemple, la réforme sur les compétences qui est à l'œuvre aujourd'hui : concrètement, cela signifie, dans les écoles, que les programmes sont exprimés en compétences. Ca a d'abord complètement disloqué les pratiques de ceux qui ont essayé de s’y plier. Parce que ça tombait vraiment comme un ovni dans les écoles. Mais aujourd’hui, on est petit à petit en train d'adapter nos pratiques non pas pour travailler les compétences, mais pour qu'on ne puisse pas nous reprocher de ne pas le faire. Donc on est bien dans des mondes différents. Il y a une espèce de volonté de respect formel des choses, mais au-delà de ça… Et d'ailleurs les anciens enseignants, ceux qui sont plus âgés que moi me disent encore "Mais ne t'inquiète pas, c'est la 25e réforme, de toute façon on peut toujours continuer comme avant, demain, ils nous diront le contraire". Pas de problème donc, les réformes passent et les enseignants avancent. Mais je trouve que c'est un problème. Moi qui n'ai pas toujours été enseignant, qui viens d'autres milieux professionnels, je suis inquiet quand on me dit ça, parce que finalement il y a des choses intéressantes dans les objectifs des réformes. C'est vrai qu'il y a des choses à changer dans l'enseignement, dans nos pratiques etc. Donc quand on me dit "t'inquiète pas on essaie de changer les choses, mais nous on continue encore comme avant", ça m'inquiète parce que, en attendant, l'institution, elle, ne fonctionne plus. Je pense qu'il y a un enjeu important à ce niveau-là. Je pense en plus que trop souvent on croit que ce sont des avancées pédagogiques qui vont donner des réponses aux problèmes de l’école. La pédagogie ne va pas sauver l'école. La pédagogie ne va pas transformer nos pratiques. Finalement, j'ai presque envie - mais c'est un peu exagéré - de dire que l'enjeu de la pédagogie, c'est qu'on réussisse, c'est qu'on arrive à faire des choses et, que ça soit avec telle méthode ou avec telle autre méthode, en suivant telle école de pédagogie ou telle autre, si finalement on amène les élèves à avancer dans leurs apprentissages et à réussir, finalement on fait bien notre boulot. On devrait peut-être aussi se rappeler ça de temps en temps. Pourquoi la pédagogie n'est pas LA solution? Parce que la pédagogie, les outils pédagogiques n'ont de sens que contextualisés, c'est-à-dire mis dans la réalité de l'école et de l'établissement, c'est-à-dire qu'il y a des conditions d'existence, des conditions dans lesquelles les outils pédagogiques peuvent être utilisés avec succès. Et ces conditions, le plus souvent ne sont pas respectées. Je pense qu'il y a un enjeu particulier à ce que nous pensions en tant qu'enseignants que nous avons un métier, un vrai métier, un métier qui a quelque chose de commun avec tous les autres enseignants et que ce métier, comme tous les métiers, a des contraintes techniques. Il y a des choses qu'on ne peut pas nous faire faire dans des conditions qui ne sont pas prévues pour. Je veux dire, par exemple, que quand on nous demande de faire - pour prendre des extrêmes, mais dans la réalité de ma pratique à moi - quand on me demande de travailler dans des groupes différenciés, avec des pédagogies différenciées et en faisant attention à tous les élèves et avec des élèves qui sont à des niveaux différents et qu'on me met 31 élèves dans une classe, on se fout de ma gueule! On me demande quelque chose qui est impossible. Je peux me tuer à essayer de le faire, je peux. Et les enseignants sont très forts pour ça. Les enseignants pensent toujours que "ce n'est pas dans les bonnes conditions, etc., mais je vais quand même y arriver parce que, nous, on est toujours prêts à donner, on sait que c'est important et puis on voit l'humain devant nous, l’élève qui n'y arrive pas". Donc, je veux dire qu’on est poussé à le faire malgré tout, on tente de suppléer aux carences de l’institution, on essaie de trouver des bouts de ficelle. Je pense qu'on doit arrêter de faire cela. Je pense qu'on doit arrêter de suppléer aux manques de l'institution, qu'on contribue de cette manière à renforcer cette 5 idée qu'on peut tout demander à l'école et que, toujours, les enseignants trouveront la solution pour quand même « tenir » l'école. Je pense qu'on est trop dociles, je pense qu'on ne descend pas assez dans la rue, je pense qu'on n'est pas assez révoltés des conditions dans lesquelles on nous fait travailler. Ce matin, vous avez travaillé dans un atelier qui s'appelait "A la rencontre d'un idéal de justice et de solidarité humaine", ce qui était tout un programme. Je me demandais, finalement, quelle peut être la contribution de l'école à cet idéal-là, à cet idéal de justice et de solidarité humaine? Dans la situation actuelle, - et ça me permet de répondre à une question que j'avais oubliée - le problème c'est qu'on demande tout, à l'école. C'est-à-dire que, sur toutes les questions de société, l'école doit avoir une réponse. Sur toutes les questions qui concernent les jeunes, l'école doit avoir non seulement une réponse mais aussi un programme qui aide les jeunes à progresser. Et donc, si on est par exemple face à des parents qui veulent que leurs enfants aient les meilleures chances de réussite sociale et réussissent des études supérieures, l'école doit prendre en charge cette angoisse-là: « est-ce que mon enfant va réussir dans ce monde qui est de plus en plus compétitif etc ». On va nous demander en même temps, par ailleurs, de leur apprendre que l'individualisme ce n'est pas bien, qu'il faut être solidaire, qu'il faut s'entraider etc. Donc on est tout à fait dans la contradiction, mais ce n'est pas grave, on arrive à le faire quand même parce qu'on est des enseignants. La société doit faire face à la démotivation des jeunes, donc on doit faire en sorte de les motiver, de trouver des moyens, des méthodes pédagogiques qui permettraient de faire en sorte que l'école soit agréable, que ce soit amusant. On nous demande aussi de résoudre des problèmes qui sont liés au fait que les jeunes vont évoluer dans un environnement de nouvelles technologies, donc en fait il faut les initier à Internet, il faut les initier aux nouvelles technologies etc. Les moyens, pour ça, je ne sais pas dans les autres écoles, mais nous on a 6 ordinateurs dans toute l'école alors qu’on est une école de 700 élèves ! Et nulle part dans les programmes, on ne voit de changements qui prévoient que les élèves doivent apprendre à travailler avec Internet. Cela vient « en plus » et on doit tout inventer. Il n'y a pas de réflexion pédagogique par rapport à ça, il n'y a pas d'objectifs. Chacun fait à sa sauce, en fonction de ses propres intérêts et de ses compétences. Celui qui est doué en Internet prend les élèves, les amène au local multimédia et leur fait faire des recherches. Puis, il découvre que faire des recherches comme ça, ça n'a pas de sens parce qu’il n’y a pas d’apprentissage et l'année d'après il essaye de travailler autrement avec les élèves. C'est comme ça qu'on fait de l'initiation aux nouvelles technologies. Et dans le même temps, on va nous dire « les jeunes manquent de repères, la société est profondément inégalitaire, il y a le cannabis, le tabac, l'alcool, l'ecstasy, le sida, la violence, la délinquance, le racisme, l'extrême droite, l'éducation à la consommation, aux médias, à la sexualité, au respect de l'environnement, la question de l'individualisme, la pénurie d'ingénieurs et de scientifiques, les angoisses existentielles… » L'école doit faire avec tout ça et non seulement doit faire avec tout ça mais doit trouver des solutions pour que les jeunes s’en sortent et apprennent, évoluent, etc. C'est impossible ! Vraiment les bras nous en tombent ! Pire encore, les écoles petit à petit s’occupent de tout cela, alors que ce n'est pas leur rôle. Ce n'est pas leur rôle pour deux raisons: d'une part parce que les enseignants ne sont pas les bons professionnels pour tout faire. Très souvent sur ces questions-là, les questions de société, les profs bricolent. Les profs font avec leur expérience personnelle, y mettent beaucoup d'affectif, s'épuisent, et font parfois pire que bien. Ils essaient de faire de la prévention et finissent par dire des conneries. On porte les attentes, les pressions, on essaie de faire quand même et, finalement, on fait pire que bien. Il y a des professionnels dont c’est le métier, il y a des associations, il y a tout un monde de l'associatif non marchand dont c'est le travail, , qui ont une expérience et qui font ça très bien. Pourquoi est-ce que ce serait aux enseignants de le faire? Deuxième raison pour laquelle c'est grave, 6 c’est que pendant qu’ils font cela, les enseignants n’assurent plus les apprentissages. Ils ne font plus leur métier. Et de plus en plus d’écoles passent de plus en plus de temps avec les jeunes pour l'éducatif, la prévention etc, et de moins en mois de temps pour les apprentissages. Et on se bat pour essayer d'avoir quand même son cours malgré toutes les activités éducatives et pour essayer de faire quand même progresser les élèves dans la matière, dans les choses qu'on considère comme importantes en tant qu'enseignant. Et on a donc ainsi mis en concurrence, d’une part les activités d'éducation et de socialisation et d'autre part celles qui sont centrées sur les apprentissages. Je pense que la dérive sur ces questions-là date du décret de mission. C'est-à-dire que cette dérive a été très fort renforcée par le décret de mission. Le décret de mission, c'est quelque chose de merveilleux, c'est-à-dire que c'est un peu le conte de fée de l'enseignant. Quand on voit la générosité qu'il y a là-dedans et tout ce qu'on nous propose et tout ce qu'on nous dit qu'est notre métier, on ne peut que signer des deux mains. C'est quelque chose qui est magnifique le décret de mission, même dans ses intentions. D'ailleurs, je l'ai trouvé extrêmement progressiste, très à gauche même, avec une volonté de faire vraiment de l'école quelque chose de très très beau. Mais ce qui pose problème, c'est que, derrière toutes ces bonnes intentions, on ne sait pas vraiment comment faire pour les concrétiser, quels outils utiliser et quels moyens sont mis en place pour les réaliser. Le décret de mission dit quelque chose de merveilleux. Il dit: l'école ne fait pas qu'assurer l'instruction, les apprentissages, l'école éduque et socialise aussi. C'est vrai et c'est extrêmement important, en plus, que l'école sache qu'elle fait cela. Ceci dit, de la manière dont le décret de mission a amené cette « révélation », c'est un peu comme si cela représentait des tâches en plus. C’est comme si l'école, avant le décret mission, avait assuré les apprentissages et que, dorénavant, elle devait retrousser ses manches et commencer à éduquer, socialiser. Donc, ces tâches se sont ajoutées, en concurrence des autres et on a vu d'autres types d'intervenants d'ailleurs arriver dans les écoles. Les casiers des enseignants sont pleins de sollicitations extérieures, du monde associatif, du monde culturel, qui proposent des tas d'outils pédagogiques pour faire avancer les jeunes : l'éducation au développement, se sentir bien, toute une série de choses. Et donc on a une concurrence, sur le territoire de l'école et dans le cadre des cours, la concurrence de toutes ces associations d'éducation et de socialisation qui viennent développer leurs projets et leurs activités pendant les heures de cours des élèves. En fait, le problème c'est qu'on a perdu de vue le fait que l'école éduquait et socialisait déjà, depuis toujours, simplement parce qu'elle existait en tant qu'école. La manière la plus efficace pour l'école d'éduquer et de socialiser c'est de le faire avec les apprentissages. Ce qui permet à un jeune de se situer dans la société, c'est d'acquérir peu à peu le fond commun culturel, cette espèce de patrimoine des savoirs qui fait que nous sommes capables de nous positionner dans la société, que nous avons des repères dans notre éducation. Au lieu de faire cela, on pare au plus pressé. On est en train d'éteindre des incendies à gauche et à droite parce qu'on nous dit : "Attention la drogue, attention la violence" et on ne donne plus les connaissances aux jeunes qui leur permettraient de se situer par rapport à ces problèmes-là. On oublie que, nous-même, nous avons forgé notre point de vue sur ces questions-là grâce au fait qu'on nous a donné à l’école des éléments qui nous ont permis d’avoir une opinion sur ces problèmes-là. Et donc, au lieu de leur apprendre cela, on leur dit comment faire, on leur dit ce qu'ils doivent faire. On est dans des projets d'éducation, mais des projets d'éducation qui deviennent totalitaires puisque dire aux élèves ce qu'ils doivent faire sans leur donner les éléments pour se positionner, c'est un projet totalitaire. Et l'école, qui est censé être un projet démocratique, qui est censé faire en sorte que le plus de gens possible aient accès à toutes ces connaissances qui permettent de se situer dans le monde, est en train peu à peu de devenir une école - en exagérant - de dressage, où on dit "Voilà, c'est comme ça qu'on doit 7 penser cette question-là". Tout le monde se réjouit, en tous cas autour de moi, du fait que l'éducation au développement est passée largement dans les écoles. Mais est-ce que vous vous êtes déjà rendu compte qu'en fait on est dans la pensée unique, là? Je veux dire qu'il est de bon ton aujourd'hui dans les écoles de travailler à l'éducation au développement, de présenter le Tiers-Monde, les Droits de l'Homme, Amnesty International, Oxfam Solidarité, des choses comme ça. C'est dans pratiquement toutes les écoles. Mais avec quel contenu? Comment est-ce qu'on a donné aux jeunes la possibilité de se positionner là-dessus? Non, c'est devenu le discours "on doit penser comme ça". J'ai des élèves qui, dans mon école, portent le projet Oxfam ou le projet Amnesty International et qui se comportent pourtant avec leurs condisciples de manière intolérante, complètement… je veux dire qu’ils n'ont pas intégré ce que voulait dire cette solidarité. Ce que je reproche un peu à l'école, c'est qu'elle est en train de perdre son métier en quelque sorte. Les enseignants perdent leur métier. Les enseignants sont en train de se disperser. L'identité professionnelle des enseignants se disloque. On a des spécialistes de l'environnement, des fous de la nature qui commencent à faire des tas de projets dans l'école… C'est très très beau, ce sont de beaux projets, de bonnes intentions - je ne suis pas en train de dire qu'il ne faut pas faire ce genre de choses… enfin si je suis en train de dire qu'il ne faut pas faire ce genre de choses, mais ce n'est pas parce qu'elles ne sont pas bien. Il ne faut pas oublier que l'école est là d'abord pour assurer les apprentissages. Si après les jeunes peuvent, eux, s'engager dans des projets, tant mieux. Mais qu'on centre tout ça sur les apprentissages. Qu'est-ce qui a fait cette dérive a pu s'installer aussi facilement dans l'école et que les enseignants n’ont pas réagi pour défendre leur métier? Moi je pense que la clé, c'est que chaque enseignant croit pouvoir trouver la réponse seul. C'est-à-dire que le monde des enseignants est un monde d'individus juxtaposés, qui ont très peu encore - c'est un peu en train de changer, il y a un peu de frémissements de ce côté-là - qui ont très peu la notion de culture professionnelle, de travail collectif, c'est-à-dire du fait qu'on y arrive parce qu'on est là tous, pas parce que moi j'ai fait ça dans mon cours, mais parce que tous ensemble, avec les compétences de notre métier, on a fait progresser cet élève-là, parce que tous ensemble on a construit les outils pédagogiques adéquats, parce que tous ensemble on a pris en charge cette classe. Cette conscience-là existe très peu. C'est un constat que j'ai fait très vite dans l'enseignement. Moi j'ai commencé l'enseignement à 30 ans et je venais d'un monde dans lequel la solidarité, le collectif prime avant tout. C’est le monde du théâtre. J'étais régisseur dans un théâtre et une pièce de théâtre, ça marche si tout le monde est là et si tout le monde a travaillé ensemble. On ne travaille pas chacun dans son coin. Le travail du régisseur, le travail du régisseur de plateau, le travail du metteur en scène, des acteurs, tout ça se complète et c'est un véritable travail d'équipe. Quand je suis arrivé dans l'enseignement, je me suis retrouvé tout seul à devoir reconstruire un cours d'économie comme si jamais personne n'avait donné ce cours dans cette école. Donc, je réinventais tout et personne ne voulait rien me donner pour me faciliter la tâche, parce que leur cours leur appartenait, c'était le fruit de leur travail… et je ne pouvais quand même pas arriver et voler tout ce qu'ils avaient fait. Je suis tombé des nues. Moi, je pensais arriver dans une institution dont on pouvait attendre quelque chose. On ne reçoit rien de l'institution, on n’est pas soutenu par l’institution. Ceux qui commencent dans l'enseignement savent qu'ils doivent tout découvrir par eux-même : comment fonctionne la classe, qu'est-ce qu'on peut faire et ne pas faire avec la classe, quelles sont les règles, même, en application dans la classe. Il y a très peu d'initiation, il y a très peu d'accompagnement. On doit même réinventer les cours comme s'ils n'avaient jamais été donnés et ça, c'est le pire de tout. Et on ne sait rien de ce que font les collègues. Moi, j'ai donné le cours d'économie pendant des années avant de savoir ce que donnait mon collègue d'histoire alors que je ne peux pas donner mon cours d'économie sans savoir 8 ce que donne mon collègue d'histoire, je veux dire que ça n'a pas de sens. Les savoirs intéressants, ceux qui donnent du sens aux apprentissages des élèves, ils sont là, dans les croisements, dans l'interdisciplinaire, dans le fait que je sais sur quoi je peux m'appuyer, ce qu'ils ont appris etc. Et donc cette conception individuelle du métier, c'est quelque chose qui doit changer. Je veux dire que nous avons intérêt - nous, en tant qu'enseignants à apprendre à travailler en équipe, à travailler ensemble, en collectif, à construire ensemble des outils, à les capitaliser. C'est-à-dire que moi, mon cours, je le donne, à quelqu'un qui le retravaille, qui me rend des trucs et qui le fait progresser, qui m'apprend des choses. Je travaille avec le prof de sciences, je travaille avec le prof d'histoire et c'est de cette manière que j'arrive enfin à comprendre ce que l’élève apprend et à donner du sens à tout ce que je fais et que je parviens à ne pas me limiter à « boucler » ma matière et essayer d'arriver au bout de mon programme. Et les élèves sentent ça tout de suite. C'est-àdire que les élèves, quand on fait avec eux allusion à ce qu'ils ont vu dans tel cours et qu'on sait très bien que pour l'instant ils sont en train de travailler tel thème, tel sujet, pour eux aussi tout se relie, ça leur donne du sens aussi et ça les aide à progresser parce que c'est comme ça qu'on construit ses savoirs. Donc, je pense qu'on a à sortir de l'idée qu'on a une identité professionnelle individuelle et qu'on doit commencer à se construire une culture professionnelle collective. La différence, c'est que les identités professionnelles sont en concurrence les unes par rapport aux autres. En gros, c'est le modèle du privé: je suis en train, moi, de construire mes compétences pour moi et je deviens de plus en plus performant dans mon domaine. Et on se construit dès lors comme ça, en concurrence les uns avec les autres. Et les écoles se construisent de plus en plus comme ça aussi. Les enseignants sont concrètement sur un marché et les écoles aussi. Les écoles se créent des identités « individuelles » d'écoles. On sait très bien que sur le marché scolaire, les écoles se positionnent, essaient d'attirer tel type de public, essaient de se donner une image et entre parenthèses - ça renforce très fort cette mainmise, cette primauté de l'éducation sur les apprentissages. Pour les écoles, une manière de se positionner, c'est d'avoir un projet éducatif attractif et de dire que dans cette école-là on fait tel type de projet sur la question des drogues, on fait tel type de projet sur la question de l'éducation au développement; ça profile l’école sur le marché. Moi, je suis dans une école dont le public est très « sociocuclasse moyenne », et donc nous, quand on fait de l'éducation au développement, du théâtre, des choses détachées des programmes, mais qui ont l'air bien; quand on promotionne les actions de Oxfam, c'est magnifique. On parle de commerce équitable dans notre école et les parents adhèrent et on a de plus en plus d'élèves de ce type-là et de moins en moins des autres. Et ce n'est pas pour rien, c'est stratégique aussi. C'est un positionnement sur le marché. Et les identités professionnelles des enseignants, c'est la même chose. Nous essayons de construire notre expérience professionnelle, mais en solitaire, avec nos seules capacités. Et moi, je suis meilleur là-dedans, donc je mets ça en avant, etc. Et chacun fait sa carrière avec son profil de prof sur le marché des profils d’écoles. Mais en fait, on se rend compte de plus en plus, que pour les problèmes d’apprentissage qui se posent en classe - je parlais tout à l'heure des classes de 31 élèves, c'est du concret, ce sont les classes que j'ai cette année, dans lesquelles j'ai des élèves qui ont des difficultés, extrêmement différentes les uns des autres- on ne s’en sort plus. Et on se rend compte donc que si chacun pense qu’il va résoudre ce problème-là tout seul, il n'y arrive pas. Par contre, si je commence à discuter, à faire conseil avec mes collègues et que le prof de français travaille plutôt avec cet élève-là, le prof d'histoire va plutôt faire progresser celui-là sur sa méthode, l'autre, c'est plus un problème de maths, si on commence à travailler ensemble et à être attentifs aux élèves, à leurs particularités, alors on est déjà meilleurs - je ne dis pas qu’on résoud tous les problèmes, on laisse aussi parfois tomber les bras, on est parfois dépassés et malheureusement on échoue aussi. Tous 9 les jours l'enseignant voit pourquoi sa pratique ne fonctionne pas et voit aussi les dégâts que ça fait. Je veux dire que le découragement des enseignants vient aussi de là. On travaille dans des conditions qui font qu'on voit très bien comment on pourrait faire pour résoudre le problème particulier de cet élève-là. C'est des choses qu'on a par exemple en 1e, 2e. On a des élèves qui ont des énormes problèmes en langue maternelle français - je veux dire avec le français, qui n'est pas nécessairement leur langue maternelle, et on voit très bien comment on pourrait travailler, on sait, on a lu, on connait les outils, mais dans le flux des élèves qui arrivent en 1e et qui doivent passer en 2e, qui doivent continuer, qui sont là, ils sont 250 et c'est tous les jours et c'est les matières et il faut faire progresser ceux qui sont à l'avance etc., on voit aussi ceux qu'on largue, on les voit. Et c'est terrifiant de le voir, parce qu'on est impliqué dans notre métier, et qu’on voudrait bien pouvoir résoudre les problèmes de tous. Donc, l'enseignement, c'est frustrant, c'est terriblement frustrant. C'est quelque chose qui fait qu'on constate tous les jours que l'institution dans laquelle on travaille n'est pas adaptée aux objectifs qu'on nous a donnés. Et on doit parfois aussi, nous-mêmes, se dire qu'on ne pourra pas rencontrer ces objectifs et qu'on doit peutêtre se donner des objectifs à nous, intermédiaires, évaluer ce qu'on est capables de faire ensemble avec les moyens dont nous disposons, et essayer de se donner des priorités, plutôt que s'épuiser à croire qu'on pourra tout résoudre et tout faire dans notre école. On voit souvent d'ailleurs des écoles qui s'acharnent à garder un élève alors que l'outil qu’elles lui proposent n'est pas du tout adapté. On doit accepter de se dire - et c'est quelque chose de quasi inadmissible aujourd'hui - cet élève, il n'a pas sa place dans notre école. Parce qu'on peut l'accepter, on peut le mettre dans une classe, on peut lui donner un parcours dans notre école, mais il y perd son temps, il va s'effondrer, il va petit à petit se persuader qu'il n'est capable de rien et il va être complètement détruit. On a cette ambiguïté: on nous dit il faut la liberté d'inscription, tout le monde doit pouvoir s'inscrire, il faut pouvoir accepter tout le monde dans toutes les écoles, on doit faire réussir tout le monde, mais les outils qu'on a ne sont pas des outils qui permettent cela. Alors on ment, tout le monde ment sur toute la ligne. Je veux dire que les écoles qui sont ouvertes et qui laissent l'inscription ouverte à tout le monde, ce sont les écoles qui n'ont pas le choix. Il faut le dire comme ça. Les autres, celles qui ont le choix, essaient de faire au mieux avec les outils qu'elles ont, le cadre qu'elles ont, ce qu'elles savent qu'elles peuvent faire avec les élèves qu'on leur envoie. Les autres, celles qui ne sont soi-disant pas élitistes, ce sont celles qui n’ont pas le choix, qui doivent accepter tout le monde parce qu’elles doivent s’assurer un minimum d’inscriptions pour survivre. La dualisation, elle est là, elle est concrètement là. Et la conséquence, c’est qu’il y a des écoles qui ne sont plus des écoles, des écoles dans lesquelles on ne fait plus que de l'éducation et on a renoncé sur les apprentissages parce qu’il n’y a plus moyen d’assurer les apprentissages. C'est tellement vrai que l'institution scolaire le sait. Les inspecteurs d'homologation, par exemple, n'y vont pas, dans ces écoles-là. Ils vont aller voir dans les écoles où ils savent qu'on peut encore dire quelque chose et dans lesquelles on peut encore essayer de faire en sorte qu'ils s'améliorent. Mais dans ces écoles-là, ils n'y vont pas. Ils savent très bien qu'on y est à mille lieues des programmes. Et ce n'est pas la faute des enseignants, ce n'est pas la faute de ces écoles-là non plus. C’est l’institution scolaire globalement qui fonctionne de cette manière-là. Mais le problème, c'est que, peu à peu, les enseignants se culpabilisent de cette situation. Ils vivent au quotidien l'idée que c'est de leur faute, qu'ils pourraient peutêtre faire mieux. Et puis un jour ils entendent un pédagogue qui leur dit: « oui, c’est possible, il faut faire comme ça et ça, c'est la bonne méthode pour que tous les élèves puissent apprendre ». Pour l'instant, on est en plein dans le paradigme constructiviste. Alors on nous dit qu'il faut partir des représentations des élèves, construire des situationsproblèmes diversifiées, etc. C'est très très beau et c'est très vrai en plus. Du point de vue 10 théorique, c'est extrêmement intéressant, c'est d'ailleurs ce que défend la CGE aussi. Mais par contre, dans la réalité, si vous voulez culpabiliser les profs, allez-y. Dites-leur que c'est ça qu'il faut faire. Ils vont rapidement se rendre compte qu'ils n’en sont pas capables et vont s’en attribuer la responsabilité, ils vont en conclure qu'ils ne sont pas faits pour ce boulot, puisqu’ils voient bien qu’avec eux, ça ne marche pas et ils vont finir par laisser tomber les bras. Or la profession est déjà dévalorisée. J'en viens à une chose qui me tient à cœur et qui est le manque d'institution symbolique. C'est-à-dire: l'école, ça représente quoi dans la société? Qu'est-ce que les jeunes attendent de l'école, qu'est-ce que les parents attendent de l'école, qu'est-ce que la société attend de l'école? Quand j'étais dans le secondaire, on pouvait me dire - et ça ne me faisait pas éclater de rire, je ne croyais pas qu'on se moquait de moi quand on me disait que l'école est un instrument de promotion sociale. On pouvait me dire : « Va à l’école, c'est là que tu vas pouvoir apprendre, et si tu apprends bien à l'école, si tu réussis dans l'école, tu vas pouvoir faire des choix, et en plus, regarde, beaucoup de gens réussissent à l'école et trouvent ainsi du travail. » C’était un discours crédible. Aujourd'hui, ce n’est plus un discours crédible, il y a trop d‘écoles dans lesquelles on ne pourrait plus tenir ce discours-là, on mentirait, on sait très bien que ce n'est pas le cas. Les jeunes sont angoissés par rapport à leur avenir et ils savent bien que l'école est d'abord un filtre. La fonction de sélection sociale est de plus en plus visible. On a pu maintenir pendant des années, parce qu'il y avait le plein emploi, la croissance, etc. l'illusion que l'école permettait à tout le monde de s'insérer dans la société. C'était le plein emploi qui le permettait, c'était le contexte économique de croissance qui faisait que tout le monde trouvait du boulot. Ce n'était pas l'école qui assurait cela. On a bien sûr un peu amélioré la mobilité sociale intergénérations, mais on est encore très loin de la mobilité totale de ce point de vue-là. Si vous regardez dans l'enseignement supérieur, les élèves des classes supérieures sont encore largement sur-représentés et ceux des classes inférieures, largement sous-représentés. Et aujourd'hui que l'emploi n'est plus là, ça devient évident que l'école n’est pas un instrument de promotion sociale inter-générations. Et donc cette illusion de l'école démocratique n'est plus crédible. Or, c'était ça, l'institution symbolique. Et ça n’a été remplacé par rien. Il n’y a plus d’institution symbolique de l’école dans la société. C'est-à-dire que ce qui donnait du sens au travail des enseignants, c'était qu’ils étaient dans une institution à laquelle, globalement, la société adhérait. Ca ne veut pas dire que tout le monde était content d'aller à l'école, ce n'est pas ça, ça ne veut pas dire que c'était facile parce que tous les élèves étaient là enthousiastes, se disant je vais apprendre, je veux aller à l'école. Non, mais il y avait une institution symbolique qui était là derrière et qui faisait que quand un prof rentrait dans sa classe, il ne devait pas négocier son statut, il n’avait pas à dire, à justifier pourquoi il demandait qu'on travaille comme ça, pourquoi on allait apprendre cette chose-là, non. On était globalement plutôt d'accord sur le fait que ce travail-là avait du sens, qu'on allait vers quelque chose en travaillant de cette manière-là. Aujourd'hui les enseignants savent que ça se négocie tous les jours - enfin, heureusement plus tous les jours quand on a un peu d'expérience et quand on a quelques années de métier et que les élèves nous connaissent et que petit à petit, dans l'institution, on a une image. Sinon, c'est tous les jours, cela tient à la capacité de conviction de chaque enseignant. Les intérimaires savent ça. Les intérimaires rentrent dans la classe et doivent négocier la relation avec les élèves et rien n'est acquis d'avance, rien. Même le simple fait de savoir s'il va pouvoir décider comment il va commencer ce cours-là, ce jour-là, même cela doit se négocier. Il n'y a donc plus d'institution symbolique pour soutenir le métier. Donc, selon moi, ça renforce l'idée qu'il n'y a pas de salut dans l'individualisme. C'est-àdire que si on n'a plus d'institutions pour nous soutenir, si on ne peut plus compter sur cette institution symbolique, alors, il n’y a pas d’autre issue que de construire du symbolique ensemble, entre profs. Je pense qu'en travaillant en collectif, en travaillant 11 ensemble, en équipe, on est capable de donner du sens à l'école dans laquelle on travaille. On est capable de convaincre durablement les élèves que les profs ont construit ensemble des programmes, des activités d’apprentissage qui sont intéressantes pour eux. C'est déjà plus crédible pour les élèves que de savoir que c'est le choix de Madame Unetelle ou de Monsieur Untel. On expérimente ça très concrètement depuis quelques années dans notre école. Par exemple, chaque fois qu'on a des problèmes avec des classes ou avec des élèves, c'est l'ensemble de l'équipe de professeurs qui a cette classe-là qui envisage la question et qui vient proposer la solution aux élèves et croyez-moi que la contestation n'existe pas, dans ce cas-là. Enfin, je veux dire la contestation de la légitimité de ce qu'on fait. Ca ne veut pas dire qu'ils sont toujours d'accord avec ce qu'on propose, mais ça veut dire qu'on ne doit pas négocier le fait qu'on a le droit de décider. C'est légitime que les profs dans leur ensemble proposent des choses pour résoudre des problèmes. Donc, je pense qu'on a intérêt à aller vers un métier plus collectif, et qui est en mesure de capitaliser l'expérience d’année en année et peu à peu de l’étendre à l’ensemble de la profession. Alors ça, c'est l'autre élément. Si on veut capitaliser peu à peu les expériences professionnelles dans une culture professionnelle commune pour être en mesure de dire de manière légitime ce qu’on peut attendre de l’école avec les moyens dont elle dispose, il faut d'abord commencer par définir ce que c'est que cette culture professionnelle de tous les enseignants. Ce n'est pas évident. On travaille dans des lieux qui sont quand même différents. Ce n'est pas la même chose de travailler en D+ et de travailler dans d'autres écoles. Je pense d'ailleurs que pour certains établissements, le métier n'est plus le même. Je pense qu'il faut savoir le dire, que dans certains établissements, le métier n'est plus nécessairement le métier d'enseignant et qu'il y a peut-être à réfléchir sur ce qu'on pourrait faire dans ces établissements puisque l'enjeu n'est plus vraiment l'apprentissage, puisque l'enjeu n'est plus vraiment la relation pédagogique et qu’il y a donc d'autres enjeux dans ces écoles-là. J'ai eu la puce à l'oreille avec la solution proposée par Monsieur Hazette de faire une « école de caïds » - enfin, qu'on ne peut pas appeler « école de caïds », excusezmoi - mais je pense qu'en fait ce que Hazette proposait relève de l'aide à la jeunesse. Et qu'eux font ça beaucoup mieux que nous. Nous avons par exemple appris dans mon école à nous adresser à des AMO et pour certains élèves, nous avons des solutions nettement meilleures avec les AMO que ce que nous arrivions à mettre en place dans les écoles. Et donc je pense qu'il faut savoir aussi mettre la limite de son métier, à un certain moment. On n'est pas là pour tout résoudre, on ne va pas résoudre tous les problèmes de tous les jeunes qu'on nous envoie. Il y a d'autres institutions dans la société, d'autres institutions qui ont malheureusement parfois aussi perdu le soutien symbolique de leur institution. C'est-à-dire qu'ils sont aussi en difficulté. Le non-marchand doit se battre, ce n'est pas évident de travailler dans ces milieux-là. Mais ce sont des gens qui ont concrètement accumulé une expérience professionnelle, parce qu'ils n'ont pas le choix. En AMO, si vous travaillez en AMO, vous accumulez de l'expérience professionnelle ou vous craquez. Et d'ailleurs, on voit que dans les écoles en difficulté, l'expérience professionnelle s'accumule aussi bien plus vite que dans les autres écoles. Donc, quand c'est une question de survie, quand il faut savoir faire, quand le savoir-faire dépend de l'efficacité immédiate de son travail, on en arrive bien plus vite à chercher l’appui d’une culture professionnelle commune. Je pense d'une part qu'on ne doit pas tout faire, nous, qu'on ne doit pas tout prendre en charge mais qu'on doit surtout pouvoir dire ce qu’est notre métier: où est-ce qu'on est bon? Où est-ce qu'on utilise au mieux nos capacités d'enseignants? Et si je l’envisage comme ça, je trouve que, dans l'école, on nous fait vraiment faire n'importe quoi. Le nombre de fois où on utilise du temps d'enseignant à faire des choses qui ne sont pas du tout des choses d'enseignant, c'est une vraie catastrophe et ça n'arrête pas d'augmenter. Bon, les écoles sont sous-financées, elles ont des besoins réels 12 d'encadrement administratif, de gestion du parc ordinateurs, d’encadrement éducatif des élèves. Donc, quand je commence à démonter les ordinateurs… je vous passe les détails techniques, mais lorsque j’essaie de faire en sorte que ce matériel marche, moi je ne suis plus un pédagogue, je ne suis plus en train de faire mon métier d'enseignant, je suis en train de faire en sorte que le local marche pour le jour où je vais revenir avec mes élèves. Quand je passe des heures sur ces aspects-là, je râle. Je râle sur le fait que, pendant ce temps-là, je pourrais être en train de construire des outils pédagogiques, discuter de la classe avec mes élèves, avec mes collègues, de préparer des séquences de cours, de prendre des contacts, des choses qui font partie de mon métier, et pour lesquelles je suis efficace, pour lesquelles je crois que je peux devenir bon, surtout si je les fais avec d'autres. Le métier d’enseignant s'est disloqué notamment parce qu'on a oublié de dire que le temps de travail de l'enseignant est constitué de trois parties différentes, distinctes. On parle toujours d'une et oublie toujours les deux autres, et donc on croit que si l’enseignant est dans sa classe ou dans l’école avec des élèves, il fait son métier d’enseignant. Le temps de travail des enseignants, en général, c'est quoi?, c'est 20 heures de cours, 21, 22, ça dépend un peu de quel statut on a. C’est le temps dans la classe. Un enseignant, c'est dans sa classe, c'est conçu comme quelque chose qui est dans sa classe et alors là, c'est un enseignant. Quand il est en dehors de sa classe, ce n'est plus un enseignant. La meilleure preuve de ça, c'est que vous pouvez toujours chercher un endroit, en dehors de la salle des profs, où il y a une place pour l'enseignant une fois qu'il est hors de sa classe. Il y a des écoles qui commencent à avoir des lieux qui sont des salles de travail et un peu des bureaux, mais c'est encore très limité. Dans la plupart des écoles, un enseignant qui est hors de sa classe, il ne peut aller que dans la salle des profs. Dans une salle de profs, tous ceux qui l'ont fréquentée savent qu'on ne travaille pas, que ce n'est pas possible de travailler dans une salle de profs, que souvent elles sont exiguës, de toute façon. Donc, qu'est-ce qu'il fait, l'enseignant dès qu'il a fini? Il s'en va. Il rentre chez lui. Et il travaille dans son bureau chez lui, tout seul. Donc, le temps de travail de l'enseignant est conçu comme étant uniquement constitué de temps en classe. L'école a construit des infrastructures pour un enseignant qui est dans sa classe ou hors de l’école. Ce n'est pas le cas dans tous les pays. Il y a des pays dans lesquels les écoles sont des lieux de travail pour les enseignants et des écoles dans lesquelles il y a de l'espace pour ça, qui a été prévu pour ça, où on peut laisser ses bouquins, où on peut avoir des bureaux et du matériel pour travailler avec des collègues, faire une réunion sans squatter une classe en regardant laquelle est en cours de gym pour pouvoir s'installer dedans. C'est du vécu. Quand je reçois des parents, je cherche un local où je peux les retrouver dans l'intimité, parce que la salle des profs, ça ne va pas, il y a trop de monde, dans la salle de travail, il y a trop de profs, donc je dois avoir un lieu… D'ailleurs, quand vous avez signé votre contrat de travail, qu'est-ce qu'il est écrit dessus? Votre nombre d'heures de cours. Et - et ça c'est la 2e partie du temps de travail des enseignants, un certain nombre d'heures qu'on peut vous demander de prester selon les besoins de l'école - qui sont des heures nécessaires à l'organisation de l'école et qui peuvent aller, je crois jusqu'à deux périodes, mais enfin, peut importe, ça dépend un peu des statuts. Des heures de travail, pendant lesquelles vous allez vous retrouver à faire des surveillances d'étude, des surveillance de récréation, de la circulation dans les couloirs, des surveillances de repas s'il y en a encore, des choses comme ça, des heures qui sont finalement des temps pendant lesquels on n'utilise pas, de nouveau, le métier d'enseignant, où on le met dans une situation où il fait autre chose. Autre chose, que des éducateurs font très bien et que, s'ils étaient en nombre plus élevé, s'il y avait plus d'encadrement pour les élèves, ils pourraient faire beaucoup mieux et peut-être même aussi en relation avec nous, en nous expliquant dans les conseils de classe comment cela se passe au niveau éducatif 13 avec les élèves. On pourrait discuter avec un éducateur qui est vraiment auprès des élèves, qui vit plus avec eux, qui est plus comme un conseiller des élèves, des choses comme ça. C'est quelqu'un d'utile dans les écoles. Mais si les profs doivent faire ça, ce n'est plus possible. Et enfin il y a le troisième temps, qui est le travail qu'on devrait faire dans nos bureaux ou dans nos salles de réunion collectives etc. et qu'on fait tous, seuls chez nous, avec notre matériel à nous, celui qu'on s'est acheté. Et après, comme on l'a construit de manière indépendante, par notre investissement personnel, on en devient propriétaire et on ne veut surtout pas le donner à nos collègues - enfin, j'espère que votre pratique n'est pas celle-là et que peu à peu ça se développe, les échanges, etc. Moi j'insiste toujours làdessus et la première chose que je fais c'est donner tout ce que je fais, je photocopie, je fais circuler, parce qu'il faut faire ça, il faut mettre sur Internet même. Il faudrait pouvoir trouver des cours tout faits sur Internet. Un intérimaire qui arrive devrait pouvoir avoir un cours, des outils, des exemples… non, il est là en train de rechercher la matière dans les manuels. On est à l'âge de la pierre de notre métier. Et nous on accepte. Les profs se plaignent tout le temps de surcharge de travail, tout le temps. « Et on a trop de boulot, et on a encore ça et je n'ai pas le temps de faire ça, etc. » Et puis un jour, moi je dis OK, ça va. Je prends un papier et je dis maintenant je fais une enquête, vous me dites sur quoi porte la surcharge de travail, et après, moi, puisque je suis délégué syndical, je vais au conseil d'entreprise et j'aime autant vous dire que ça va changer. Mais il n’y en a qu’un sur trois qui m'a répondu. Par contre, tout le temps, ils sont en train de râler! Râler, ça, ça fonctionne bien. Pourquoi? Parce que c'est sur soi, je veux dire que c'est ce qui pèse sur soi, c'est le temps pour soi, mais penser collectivement et réagir un peu en professionnel et arrêter de croire qu'on doit tout prendre sur soi, ça, on en est loin… Il y a une chose aussi qui me tient à cœur et que je voulais encore aborder: Pourquoi a-ton tous ce sentiment que ça s'est dégradé terriblement? Et que notre métier est devenu nettement moins bien que ce qu'il était avant. Ce n'est pas par nostalgie du maître d'école qui, sur son estrade, travaillait en toute sécurité. Ce n'est pas du tout par nostalgie. Il y a un ensemble d'éléments qui confirment la dégradation de notre métier, un sentiment que je rattache à l'idée d’un désinvestissement des pouvoirs publics dans leurs fonctions fondamentales, et je me méfie très fort du fait qu'on est peut-être en train de privatiser l’école comme on privatise d’autres services publics. On la privatise déjà par morceaux. Quand il n'y a plus de remédiation dans votre école, par exemple, et que, de plus en plus, les parents et les élèves font appel à des cours particuliers, on est sur la voie de la privatisation. Le service public ne fait plus son boulot et on trouve des moyens privés pour compenser. Je pense qu'il y a un peu de ça. Il y aussi le fait qu'on a décrété l'obligation scolaire jusqu'à 18 ans sans mobiliser les moyens nécessaires et sans se rendre compte que ça représentait un tout autre métier pour les enseignants. C'est-à-dire que, quand l'école pouvait réorienter peu à peu, y compris vers le milieu du travail, les jeunes, selon qu'ils étaient jugés capables ou non de continuer dans les différentes filières scolaires, le métier n’était pas le même. Dès qu’on dit: tous doivent arriver à poursuivre leur scolarité jusqu'à 18 ans, il faut dès lors que, pour tous ces jeunes-là, cela ait du sens, sinon on se moque d'eux et c'est la bagarre. On ne peut plus se contenter de constater leurs lacunes, on doit y remédier. Et si on veut remédier à toutes les lacunes de tous les jeunes qui sont dans l'enseignement secondaire, ça veut dire travailler vraiment avec des élèves qui ont des difficultés, des niveaux de connaissances, de compétences qui sont extrêmement variées, extrêmement différentes et ça change notre métier, on est vraiment dans un autre métier à ce moment-là. Moi, je me souviens que peu à peu, quand j'étais dans le secondaire, il y avait ceux qui avançaient et puis il y en avait aussi qui à 16 ans allaient travailler. Et qui trouvaient la socialisation, l'éducation dans leur travail et qui apprenaient dans leur travail… Ces jeunes, aujourd'hui, sont dans les écoles, c’est un beau projet, mais ils ne 14 sont plus ni socialisés, ni éduqués parce qu'ils n'apprennent plus rien et qu'il n'y a plus beaucoup de sens dans leur présence dans les écoles. Ils s’embourbent dans les écoles qui n’ont à leur offrir que la protection relative d’un statut d’étudiant. Et ça se prolonge. Ils y sont encore à 19 ans, à 20 ans à 21, à 22 … et ça n'a toujours pas de sens pour eux. Il y a des jeunes qui s'installent dans les écoles… Quand le politique se contente de dire l'idéal de l’école et ne dit plus ce qu'elle est en mesure de faire avec les moyens dont elle dispose, alors le poids de l’échec de l’école repose sur les enseignants. Si les politiques, le monde politique n'est plus capable de dire: voilà ce que nous pouvons faire étant donné les ressources que nous avons, si les politiques continuent, comme ils le font atuellement dans les médias et dans leurs discours sur l'enseignement, à dire ce que devrait être l'école dans l’idéal, alors, forcément c'est sur nos épaules que ça va peser. Les élèves, les parents, mais aussi les enseignants arrivent avec des attentes immenses sur cette institution dont on peut tout attendre et finalement, ils constatent qu'on ne peut rien en attendre ou si peu que c'en est angoissant. Je pense qu'il est extrêmement important d'essayer de faire en sorte que le politique dise un peu plus le possible et un peu moins l'idéal. Mais cela ne sera possible que si les enseignants se construisent une culture professionnelle crédible, qui puisse légitimement mettre des limites à ce qu’on peut attendre de l’école, étant donnés les moyens dont elle dispose. Cette culture professionnelle, ce serait ce savoir accumulé et capitalisé collectivement par les enseignants, cette expérience accumulée, cette capacité des enseignants à capitaliser petit à petit, de manière socialisée, pas seulement pour soi mais pour l'ensemble de la profession, toute leur expérience professionnelle, des expériences professionnelles négociées avec les autres, c'est-à-dire que c'est intéressant aussi de les confronter à ce que les autres vivent et aux autres réalités qu'ils vivent, à la manière dont eux ont résolu les difficultés. Et tout ça, quand ça se capitalise, ça devient finalement, cette culture professionnelle qui nous permet alors de réagir de manière légitime, en nous appuyant sur la symbolique du savoir de toute une profession. C'est-àdire que quand on nous demanderait de faire quelque chose qui est impossible, on pourrait alors s'appuyer sur cette culture professionnelle pour démontrer que c'est impossible. Pour l'instant, on est tous à râler, chacun dans notre coin, à râler parce que c'est impossible. Mais on n'est pas crédible parce qu'il n'y a pas d'acteurs collectifs légitimes qui soient capables de dire non. Par exemple, le non redoublement de la première à la deuxième, c'est magnifique. C'est quelque chose qui est intéressant, mais ça implique qu'on mette des moyens en œuvre. Ca implique qu'on dise ce qu'on va faire avec ces jeunes qui avant recommençaient leur première et qui maintenant ne vont plus recommencer leur première. Mais il n'y a rien qui a été fait dans ce domaine-là. Et qu'est-ce qu'ils ont fait, les profs? Ils ont tous bricolé dans leur école pour essayer qu'on ait l'impression qu'ils ne doublent pas alors qu’en fait, les élèves doublaient quand même. Alors qu’à ce moment-là, on aurait dû être là pour dire: Mais non! On ne peut pas simplement dire "On ne redouble pas". Il faut mettre des choses en place. Mais on n'a pas d'acteurs collectifs légitimes pour cela. Les syndicats ne le font pas, on ne peut pas compter sur eux pour ça, ils sont là pour parler salaire, conditions de travail, temps de travail. Donc ils sont dans des revendications syndicales. Il n'existe pas de lien, au niveau syndical, entre les contenus pédagogiques, les contenus de la relation pédagogique et les revendications qu'ils ont, des revendications qui ne tiennent pas compte des contraintes de notre métier. Et ils font cela très bien. Moi, je suis content qu'ils le fassent. Je trouve qu'il y a beaucoup à faire pour le salaire des enseignants, leurs conditions de travail, etc. Mais ce qui manque, c'est ce lien-là, ce truc qui fait que notre travail a du sens parce qu'il se passe dans un contexte techniquement favorable. Qu'on ne soit pas tout le temps en train de se battre contre le milieu dans lequel on nous fait travailler, contre les institutions, … avec des outils qui ne fonctionnent pas. Et je pense que là, ça dépend un peu de nous. Et de notre capacité à nous mobiliser 15 collectivement sur cette question-là. Et ça commence dans votre école avec vos équipes pédagogiques, avec vos collègues. Ca commence par accueillir les nouveaux, leur proposer de travailler avec eux, leur donner ce que vous avez fait, etc. Et peu à peu, on construit là un métier, au moins au niveau local, en espérant… j'ai d'autres choses à dire encore sur la manière dont on pourrait collectiviser les acquis du métier, mais on verra ça plus tard. Je pense que les questions, justement, vont pouvoir vous permettre d'amorcer cet aspect plus collectif du travail d’enseignant. Il nous reste 40 minutes pour répondre à vos questions, qui j'espère, vont être nombreuses. Je pense qu'il y a eu pas mal de pavés dans la mare, pas mal d'interpellations, pas mal de réponses aussi quand même aux différentes questions qui avaient germé ce matin et je pense que les questions vont continuer à alimenter tout notre débat. Je vous remercie beaucoup pour votre intervention. Je vais poser une question qui peut paraître peut-être idiote, mais je vais la poser quand même. Je voudrais bien avoir votre avis. Vous dites que les enseignants sont dociles. Je suis tout à fait d'accord. Je crois que je suis aussi une enseignante très docile, je le reconnais. J'aimerais bien que vous donniez votre avis à ce sujet: pourquoi les enseignants sont-ils dociles? Pourquoi sont-ils - on a l'impression que justement il n'y a plus cette mobilisation comme ça s'est fait par le passé. Est-ce que vous croyez qu'il est possible qu'un jour les… bon, la mobilisation collective, moi je suis aussi à 100% d'accord avec vous. Est-ce que vous croyez que c'est possible? Parce que vous dites, effectivement - on a effectivement l'impression, même si on essaie de travailler avec les autres - on a effectivement l'impression qu'on est tout seuls et on a l'impression aussi que quand on veut dire certaines choses, qu'on passe pour quelqu'un qui exagère et finalement qu'on va à l'encontre… par rapport au fait que l'institution soit telle quelle et qu'elle continue. Je ne parle pas spécialement, je ne m'adresse pas spécialement aux chefs de l'institution, je m'adresse un petit peu à tous les acteurs - enfin, je veux dire à la divergence des acteurs des institutions. Voilà. Je pense que la cause principale, c'est qu'on pose les problèmes dans l'école en termes relationnels. Et que c'est comme s'il s'agissait de relations interpersonnelles, et que donc on individualise la question. Peu de profs ont un regard institutionnel sur leur travail. Peu de profs se posent des questions du type: est-ce que je suis d'accord avec les objectifs de l'institution dans laquelle je travaille, , est-ce qu’il y a une cohérence entre les objectifs annoncés et les moyens qu'elle met en œuvre. Cette analyse-là est peu présente. Et c'est la raison pour laquelle les solutions qu'on nous a proposées étaient rarement des solutions de type institutionnel. On nous propose des solutions de type pédagogique, donc pour améliorer la relation pédagogique, etc. Et quand on pose la question institutionnelle dans une école, c'est très très difficile. Ce n'est pas simple de se positionner comme ça institutionnellement. J'ai un peu exagéré, aussi. J'ai décrit un tableau plutôt noir pour qu'on sache qu'il est gris foncé, mais le fait que tout repose sur des relations interpersonnelles entre profs existe. Ca se passe très fort au niveau affectif. On travaille avec ceux qu'on aime bien. On travaille entre copines ou entre copains. C'est bien la preuve qu'il ne s'agit pas de culture professionnelle. S'il s'agissait de culture professionnelle, on pourrait se critiquer. On pourrait dire; tu sais, dans ton travail, je crois que tu fais cette erreur-là. Mais quand on dit ça en salle de profs ou à un autre prof, c'est l'effondrement: tu ne m'aimes pas! Et on soupçonne immédiatement un problème relationnel. Je pense qu'on pose mal la question. Si nous n'y arrivons pas, si on peut critiquer notre travail, c'est aussi parce qu'il y a de l'institutionnel dans la question et pas seulement de l'affectif. La question ne se limite 16 pas à "est-ce que je suis capable de, est-ce que je suis à la hauteur, est-ce que je suis un bon prof …" Evidemment, le prof tire beaucoup de lui et ça, on ne le changera pas. C'est même important. C'est sûr que la relation dans la classe, c'est aussi une relation individuelle et heureusement. C'est pour ça qu'on aime ce métier. C'est parce qu'on arrive à y mettre un peu de nous. Mais qu'est-ce qu'on gagne à travailler ensemble! On se libère de toute une série de choses qui ne pèsent que sur nous, sur notre sentiment de culpabilité. Je vois concrètement que des profs qui sont face à des difficultés importantes craquent, font des dépressions. Tout est centré sur la personne et sur la culpabilisation individuelle, alors que, bon sang!, on aurait bien le droit de se révolter sur la manière dont on nous fait travailler quand même! Quand on travaille ensemble, on se rend tout de suite compte qu'on a les mêmes problèmes et que ces problèmes sont liés à l’institution. Il y a des profs qui cachent pendant des années que, avec cette classe, ça ne va vraiment pas. Pourquoi? Parce qu’ils ont peur qu'institutionnellement ça soit déconsidéré, etc. Alors que tous ces trucs-là, avec un peu de pratique collective, on les casse immédiatement. Je pense qu'on a trop tendance à personnaliser les choses, à se replier sur des questions qui sont psy ou psychopédagogiques, et qu’on oublie toute cette dimension qui est extrêmement importante et qui fait qu'on fait un métier dans des contextes, dans des institutions, avec des directeurs qui sont bons ou mauvais - je ne vais pas parler de ça, mais si vous changez de directeur, vous pouvez voir basculer vos conditions de travail du jour au lendemain. Là vous prenez conscience que l'institution c'est important. Le jour où vous prenez un directeur qui n'a pas les compétences ou qui se plante ou qui fait mal les choses, vous comprenez que l'institution fait beaucoup sur vos conditions de travail. Et par contre, quand vous avez quelqu'un qui arrive et qui est capable d'animer une équipe pédagogique et qui est capable de vous mettre en confiance, de vous soutenir, d'apporter quelque chose par rapport à la sécurité du cadre d’apprentissage, par rapport à la relation, que ça soit entre collègues ou avec les élèves, parce qu'il y a aussi ça: la sécurité de la relation entre collègues, ce n'est pas toujours évident. Pourquoi? Parce que c'est affectif et interpersonnel. Mes relations avec mes collègues, ce n'est pas des relations de collègues de boulot. Ce sont des relations qui dépendent beaucoup de l'affectif, moi je sens ça très fort. Je vais toujours très très doucement sur ces questions-là avec mes collègues, parce que j'ai peur. J'ai peur de choquer. Alors que dans le milieu dont je venais, qui était le milieu du théâtre, là on doit pouvoir dire que ça ne va pas techniquement. Parce que tout en dépend. Parce que le public ne sera pas content. Donc on ne reproche pas à quelqu'un de faire une remarque technique, une remarque sur le métier, sur la manière dont on travaille. Au contraire, ça me fait apprendre quelque chose. Et je peux me tromper, ça me fait progresser. Bonjour, je suis responsable aide à la jeunesse dans une fédération d'employeurs du secteur d'aide à la jeunesse et de la personne handicapée et plus particulièrement, il y a des AMO dans notre fédération. Et nous, en fait, on peut constater quand même que les relations des AMO et des écoles, au fur et à mesure du temps, se construisent entre personnes évidemment - c'est quand même toujours des relations interpersonnelles et en groupe également. En tout cas, nous, on voit quand même une évolution positive dans le sens où maintenant les écoles se rendent compte justement qu'elles ne savent pas tout faire et que nous on est quand même de l'aide spécialisée et qu'on peut apporter une certaine aide, mais ça, justement, pas dans la peur l'un de l'autre. Donc quand vous parlez de cette fermeture de l'enseignant, par rapport à ses collègues, je pense que c'est peut-être aussi une fermeture par rapport à d'autres secteurs, etc. Je voulais quand même apporter une petite lumière positive en disant c'est vrai que l'école a été fort fermée et maintenant je pense qu'elle commence à s'ouvrir tout doucement; Je pense que les choses ne doivent pas se faire trop vite non plus, mais il faut se dire aussi qu'on vit dans un monde de plus en 17 plus complexe où les choses sont de moins en moins faciles et simples à définir, etc. Il faut que les choses se mettent en place tout doucement. Vous parlez de la complexité. Il me semble qu'en fait un des problèmes fondamentaux avec tous ces jeunes qui à mon sens relèvent plus de l'aide à la jeunesse que de la question de l'inclusion dans la scolarité, il y a d'abord un changement d’attitude à avoir. L’école n'est pas le bon outil pour ça. Il y a un moment où l'école perd son temps en faisant ça et où le jeune perd son temps à l'école. Et il faut pouvoir le reconnaître. Mais d’autre part, les raisons pour lesquelles on en arrive là sont institutionnelles aussi, elles sont liées à cette concurrence entre les écoles. J'aimerais qu'on réfléchisse un peu, et de nouveau de manière institutionnelle, à la manière d’arriver à une plus grande mixité sociale des écoles parce que cette espèce de ghettoisation des écoles est quand même beaucoup plus forte dans notre pays que dans d'autres. On a fait un foin immense avec le rapport de l'OCDE en affirmant que les performances de nos élèves ne sont pas bonnes. Ce n'est pas vrai. Les performances de nos élèves sont très bonnes, mais le problème est qu'il y a un écart immense, entre les élèves qui ont de bonnes performances et les élèves qui ont des performances extrêmement mauvaises. C'est le 1e enseignement. Et le 2e enseignement, c'est que ce sont des phénomènes d'écoles. Les jeunes dont les performances sont les moins bonnes sont regroupés dans les mêmes écoles . Donc, pour moi, ce rapport est vraiment la confirmation qu'il y a des écoles dans lesquelles on fait encore des apprentissages - et appelons-les des écoles - et puis il y a des écoles dans lesquelles on fait autre chose. C'est inadmissible dans un pays qui met en avant l'école démocratique, la promotion sociale par l'école, l'égalité des chances, etc. Donc comment se fait-il qu'on accepte que l'organisation de l'école provoque ça, renforce ça - bien sûr, qu'il y ait un effet de quartier, on ne peut pas l'éviter, mais dans notre système à nous, on renforce ça, on encourage la dualisation. On a tout mis en œuvre pour ça. Cette espèce de double liberté à laquelle on n'arrive pas à renoncer, qui est la liberté du père de famille et la liberté d'enseigner, d'enseignement, a provoqué chez nous une concurrence entre les écoles, un positionnement des écoles sur le marché scolaire qui est désastreux pour l'égalité. S'il y a bien une chose à pointer du doigt, c'est ça. Et évidemment, on peut toujours envoyer les AMO après et travailler avec l'aide à la jeunesse, mais en attendant, les situations dans lesquelles sont ces jeunes sont des situations sans issue… Alors, c'est bien que vous interveniez parce que, effectivement, on fait du bon travail avec les AMO, mais bon sang, il y a aussi une cause aux problèmes…. Je voulais simplement ajouter qu'il y a le travail en aval, mais il y a aussi tout le travail en amont de prévention… il n'y a pas qu'en fin de parcours Non, c'est vrai. Mais structurellement, on produit ce genre de problème dans l’institution scolaire. On est dans une organisation de l'école qui produit cela, on est sûr que ça va arriver, ça ne peut pas être autrement. On sait qu'on aura toute une série de problèmes qui seront liés à la ghettoïsation, au fait qu'il y a des écoles qui ne sont plus des écoles, au rassemblement dans un même établissement de tous les problèmes. Nous, on reçoit dans notre école - parce que notre école a décidé d'être ouverte à un nombre raisonnable d'élèves qui débarquent en cours d'année - des élèves qui sont replacés, parce qu'ils ont été exclus dans d'autres écoles. Et en échange on peut aussi envoyer des élèves qui ont des problèmes chez nous et on voit bien qu'effectivement, quand ils sont dans des contextes dans lesquels il y a une dynamique positive dans l'école, dans lesquels on est en train de faire des apprentissages, ils ont des chances d'accrochage. Mais je les imagine dans une classe où ils sont tous comme ça, et moi je ne veux pas rentrer dans une classe comme ça. Je suis prof, je ne suis pas autre chose. Vous comprenez ce que je veux dire? Ce n'est pas 18 qu'on ne veut pas travailler avec ces jeunes-là. Je veux travailler avec ces jeunes-là, mais comme prof, pas comme éducateur, etc. Je pense qu'il y a d'autres gens qui font ça mieux que moi et je n'ai pas d'expérience là-dedans et en plus, moi, j'ai vraiment envie d'être prof. … en tout cas, d'instaurer des complémentarités, c'est ce que vous étiez en train de dire et toute une adéquation à trouver entre ce qui peut exister parallèlement à l'école et l'école doit poser à un moment donné ses propres limites au niveau de sa qualification et effectivement l'enseignant n'est pas "bonne à tout faire". Bonjour, je suis coordinatrice à la Fédération des Associations de parents de l'enseignement officiel, la FAPEO. J'aurais voulu connaître votre point de vue par rapport à cette collaboration parents/école qui est extrêmement difficile. Ca va de l'extrême quand les parents qui, très vindicatifs, revendiquent énormément de choses. Et puis on a aussi les témoignages de collaborations extrêmement positives avec des équipes éducatives et des chefs d'établissement qui jouent un rôle moteur et où tout se passe très bien. Vous avez parlé des conseils de participation et des grands dysfonctionnements qu'on peut constater, mais comment vous envisagez ces alliances possibles avec les parents pour justement apporter un plus et aider les enseignants à pouvoir se concentrer sur les apprentissages, comme vous le dites. Je n'ai pas d'idée sur comment on pourrait faire. Je vois un certain nombre d'obstacles. Le 1e obstacle vient de la confusion entre les attentes que l'on a vis-à-vis de l'école, qui est "l'école de mon fils", ou de ma fille, l'établissement scolaire - et là on a, justement, cette liberté de choix qui fait qu'on va placer son enfant dans l'école qui nous paraît la plus adaptée à sa personnalité et au désir qu'on a projeté sur son enfant ou bien qu’il a émis lui. Donc, les parents arrivent dans les écoles avec un certain nombre d'attentes. Et la difficulté, dans la relation avec les parents, c'est de sortir de cette relation - s'il s'agit de la question de l'école, c'est-à-dire de l'établissement scolaire - de sortir de la relation interpersonnelle et justement de poser les questions en termes institutionnels. C'est-à-dire qu'est-ce qu'on veut comme école, mais dans la société, pas pour mon enfant, etc. On a des difficultés de part et d'autre à sortir des relations interpersonnelles. De la même façon que certains profs ont du mal à discuter avec des parents sans identifier le fait que les parents qui sont là dans le conseil de participation, c'est les parents de tel élève, que j'ai eu en deuxième et qui est comme ça, etc. On est dans cette ambiguïté-là, donc je ne sais pas très bien comment en sortir sinon en parvenant à admettre que nos positions sont politiques. Donc, moi, par exemple - mais de nouveau, c'est un peu un pavé dans la mare - ce qui m'a choqué, dans les associations de parents, c'est qu'il existe UNE fédération des associations de parents de l'enseignement officiel. Et que je remets en doute, l'idée qu'on puisse avoir UNE fédération. On peut avoir UN modèle d'associations de parents, mais il serait intéressant d'en avoir plusieurs, d'avoir des visions politiques qui sont différentes. A ce moment-là, on pourrait peut-être sortir de la personnalisation et du fait qu'on est là avec un interlocuteur unique et qui est donc identifié comme corporatiste, à un certain moment. Ca, c'est l'autre problème. Et donc, moi j'aurais moins de mal à faire des alliances, par exemple dans un conseil de participation, avec des modèles d'école qui seraient représentés par des associations de parents dont je me sentirais proche et des projets d'établissements scolaires ou des projets pour l'école auxquels je pourrais adhérer et on pourrait dans une école construire des projets ensemble, mais alors, ce serait « politisé ». Et l'école et la politique, c'est un peu tabou. C'est un peu comme si l'école devait être neutre… elle peut être neutre et politique. Le conflit existe dans l'école, il faut le 19 reconnaître, il ne faut pas faire comme si on était une grande famille et qu'il n'y avait pas de conflit. On a des conflits sans cesse parce qu'on n'a pas la même représentation de ce que devrait être l'école ou parce qu'on n'a pas la même représentation de ce que c'est un cours, un élève, une relation à l'élève, etc. Et il faut pouvoir dire ces conflits-là entre profs, mais aussi avec les parents. Mais ce n'est possible que si on reconnaît que c'est un conflit. une autre chose très très importante: il faut comprendre que les enseignants sont extrêmement jaloux de leur liberté pédagogique et qu'ils refusent que les parents interviennent dans la question pédagogique. Je ne suis pas d'accord avec ça. Je trouve qu'on aurait intérêt à entrer en relation, notamment parce que c'est une question politique. Parce que la question de comment on travaille avec les élèves, c'est aussi une question politique. On ne fait pas le même travail politiquement selon qu'on utilise tel type d'outil, qu'on met tel type de chose en place dans l'école, etc. Je pense que c'est une question politique aussi. Mais les enseignants s’accrochent à leur liberté pédagogique parce que c'est le seul domaine qui leur reste. C'est la seule chose dans laquelle ils peuvent se valoriser eux-mêmes. C'est-à-dire que dans une profession qui est globalement dévalorisée, abandonnée par l'institution, c'est l'endroit où il se réalise, c'est l'endroit où il fait vivre sa liberté pédagogique et où il se dit "je suis bon là-dedans, je suis content de ce que je fais". Si on vient en plus lui dire ce qu'il doit faire, l'enseignant n'aura plus rien. Cette espèce de territoire exclusif que les enseignants ont - je parlais du fait qu'ils gardent leurs cours pour eux, etc. - c'est aussi leur zone d'incertitude. C'est-à-dire que c'est le lieu dans lequel ils s'organisent comme ils veulent. Ils font ce qu'ils veulent, ils travaillent beaucoup ou un peu ou pas du tout, mais c'est leur problème. C'est leur zone de liberté. Si on ne change pas structurellement le métier d'enseignant, ça restera intouchable pour les enseignants. C'est vraiment la seule chose qui leur reste de leur métier, le seul endroit où ils peuvent se reconnaître, eux, comme étant des professionnels. Donc si en plus les parents veulent venir leur dire comment on doit faire - on a déjà les pédagogues qui nous embêtent avec ça, on a déjà les ministres qui nous embêtent avec ça, on a déjà les directions, les inspecteurs - ne nous rajoutez pas les parents sur ces questions-là. Donc c'est un peu ça, la réaction. C'est pour comprendre d'où elle vient. Je ne la soutiens pas, je l'ai aussi, mais c'est ambigu. C'est pour comprendre le contexte dans lequel ça se passe. On peut prendre encore une question. Si on veut faire une pause cet après-midi il faut absolument qu'on arrête dans quelques minutes et donc dites-nous qui veut encore poser une question… Annie, oui? Je m'interroge vraiment et d'une manière plus intuitive peut-être que je ressentais ce que vous pouvez théoriser. Mais je me dis quel parti politique pourrait soutenir une démarche qui consisterait à dire il y a des lieux dans lesquels on ne peut plus donner cours et on peut faire autre chose dans l'école. Et quelle passerelle entre ces lieux, qui ne seraient pas des ghettos, qui ne seraient pas des classes-passerelles et un enseignement plus traditionnel où on remplirait vraiment sa tâche de donner de véritables outils de vie sociale et professionnelle. C'est une très très bonne question, parce qu'en fait je pense que le politique ne peut pas dire ça. Parce qu'en fait il a construit toute la légitimité de son discours sur l'enseignement sur le fait que la société est capable de prendre en charge l'ensemble des jeunes dans des écoles. Donc il y aurait là un constat d'échec. Le politique ne peut pas reconnaître ça. Par contre, où on peut peut-être, nous, travailler, c'est justement dans ces collaborations avec ceux dont c'est le métier. Je pense que les écoles ont intérêt à travailler avec ceux dont c'est le métier. Et on a parfois plus de liberté à l'intérieur des écoles qu'on ne le pense. C'est-à-dire dans l'organisation des écoles, dans l'organisation de ce qu'on fait dans les écoles. Dans l'organisation des cursus des élèves, on a parfois beaucoup plus de libertés qu'on ne le pense. Par exemple - c'est anecdotique et ça n'est pas directement lié à ça, mais 20 tous les enseignants sont persuadés qu'ils sont obligés de faire des examens… on fait l'évaluation comme on veut. On peut faire l'évaluation autrement. On peut décider dans une école de changer les modes d'évaluation. Peu d'écoles le font, parce qu'on est dans des habitudes qui roulent. Bien sûr il y a les inspecteurs et il faut parfois entrer en conflit avec eux, mais c'est là que c'est intéressant. On a des propositions qu'on peut faire. Sur la question des écoles qui ne sont plus des écoles et qu'est-ce qu'on peut faire… je reviens toujours à ça: on doit trouver des solutions institutionnelles qui font que ces écoles n’existent plus ou existent moins. On a effectivement à faire des collaborations avec les AMO, avec l'aide à la jeunesse, etc. Si l'initiative d'Hazette avait été de créer un service d'aide à la jeunesse qui travaille avec des jeunes qui sont en rupture avec le milieu scolaire - ça existe déjà, d'abord - de renforcer cette action-là, d'aller dans ce sens-là. Je n'ai pas compris, par exemple, pourquoi l'aide à la jeunesse n'a pas hurlé à ce moment-là. Qu'ils le disent que c'est leur boulot! L'aide à la jeunesse l'a fait Oui, mais moi, je ne l'ai pas entendu… Je me disais: comment c'est possible qu'on propose ça en plus quand on regarde l'histoire du travail qu'on fait avec ce type de jeunes, c'était vraiment la caricature de ce qu'il ne fallait pas faire. J'étais scandalisé par ça. Et la seule chose qu'on discutait, c'était est-ce qu'il faut appeler ça les écoles de caïds ou pas. Oui, bien sûr Oui, je sais que je n'ai pas répondu tout à fait… Oui, les articles 30 et 31 du Décret ont permis un dispositif à cheval sur le Ministère de l'Enseignement et de l'Aide à la Jeunesse, mais une structure d'accueil est capable d'accueillir 5 jeunes pour un arrondissement complet, alors que l'on peut penser qu'il y a au moins sur l'arrondissement 3 ou 4 écoles de 5, 6, 700 élèves qui se trouvent dans la situation. Oui. Et concrètement, pour les enseignants, on ne pose pas cette question: avec combien d'élèves dans cette situation est-ce qu'on peut travailler? On a des normes d'encadrement qui sont des normes d'encadrement « école ». Bien sûr D+, mais ça ne change pas fondamentalement le problème… ce n'est pas la révolution. Les profs qui sont là-dedans, n'en peuvent plus! Heureusement. Heureusement ou pas, je ne sais pas. Qu'est-ce qui se passe en fait? Les profs les plus expérimentés, sauf certains - il y a des profs qui restent dans ces établissements parce qu'ils aiment ce métier, parce qu'ils aiment ce public, etc., mais ils sont quand même très minoritaires - la plupart, ils s'en vont. Or, c'est eux qui ont de l'expérience, qui commencent à savoir comment ça fonctionne, mais ils n'en peuvent plus. Nous, on en accueille régulièrement. C'est l'article 18 qui permet à un prof qui a travaillé dans une école des plus difficiles d'être prioritaire partout et d'arriver dans une école où il peut un peu se reposer après avoir été en 1e ligne au combat avec les grands méchants. Mais ça ne suffit pas. On met des emplâtres à chaque fois. Je n'ai pas de solutions par rapport à ça. Je sais bien que le politique ne pourra jamais reconnaître que ces écoles ne sont plus des écoles. Ces écoles-là ont tout intérêt à continuer à fonctionner comme si elles étaient des écoles. Là aussi, c'est très difficile; j'en ai discuté avec le directeur des Ursulines, à Bruxelles, qui dans certaines classes connaît des difficultés immenses, et c'est très difficile pour lui d'accepter qu'il ne s’agit plus d’une école, - parce qu'il se culpabilise aussi, de nouveau. On n'est pas en train d'interroger l'institution, on est en train de se dire "je ne fais pas bien mon boulot, il y a des solutions, il faut trouver des profs plus motivés, des profs qui ont des projets, etc.". Et puis il y a des profs qui vont làbas avec des projets très très beaux etc., et puis qui finissent par craquer… enfin, c'est dur, quoi. Mais il y a du bon boulot qui se fait dans ces écoles. Je ne suis pas en train de dire que ces écoles ne font pas du bon boulot. Il y a des profs qui donnent toute leur âme et tout leur corps là-dedans et qui arrivent à faire des choses magnifiques, mais c'est 21 inadmissible. Institutionnellement, c'est inadmissible. Ce n'est pas des responsabilités individuelles, et ça ne résoud rien… Merci beaucoup. Merci beaucoup pour vos questions, merci beaucoup pour votre intervention. Je vous accorde donc 10 min. de pause et on se retrouve ici à 16h pour écouter Vincent Cespedes. Merci. 22