Le chameau dans la neige

Transcription

Le chameau dans la neige
eliza dutoit
En Suisse : depuis 1997
Signe astral : verseau
Formation : journalistique
Profession : indépendante
Passions : danses latino-américaines, voyages, écriture
Intérêts : politique, développement personnel
Auteurs préférés : E. Albee, F. Dostojewski, A. Camus
Citation préférée : « Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors
ils l’ont fait » (M. Twain)
eliza dutoit
Candyland
« Pologne, nous voici dans un monde de l’absurde. Pays où un
habitant sur cinq a perdu la vie pendant la Deuxième Guerre
mondiale, dont 1/5 de la population vit à l’étranger, et où 1/3 des
habitants a moins de vingt ans. Pays où il y a deux fois plus d’étudiants qu’en France et où l’ingénieur gagne moins qu’un ouvrier
moyen. Pays, où chacun dépense deux fois plus qu’il ne gagne
[…], mais où, en même temps, il n’y a pas de pauvreté et où le
capital étranger essaye d’entrer par tous les moyens. Pays où le prix
d’une voiture est égal à trois salaires annuels moyens et où, malgré cela, il est difficile de trouver une place de parc. Pays qui a été
gouverné par les ex-communistes et où les fêtes religieuses ont été,
et sont toujours, des jours fériés. Un étranger doit laisser ici sa
logique habituelle s’il ne veut pas perdre tous ses repères. Pays
étrange, où l’on arrive à communiquer : avec un serveur en
anglais ; en français avec un cuisinier ; en allemand avec un vendeur ; mais où l’on a besoin d’un traducteur pour échanger
quelques mots avec un employé d’État. »1 Venant, il y a huit ans
déjà, « d’un pays de l’absurde », j’étais persuadée que plus rien ne
pourrait m’étonner. Je me suis trompée. Sans parler d’un véritable
choc culturel, j’ai vécu en Suisse des situations qui m’ont fortement marquée.
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1 Fragment d’une description de mon pays natal qu’on peut trouver sur le
forum des Polonais vivant en Suisse.
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Ma boîte aux lettres est pleine. Un peu étonnée, j’ouvre les enveloppes
pour découvrir, les unes après les autres, la facture de mon premier
semestre à l’Université, celle de mon appartement, une autre pour
l’assurance maladie et une encore pour les mystérieuses « taxes de
séjour ». Ah ! il y en a encore une supplémentaire pour « l’assurance
tout ménage qui couvre les risques d’incendie ». Les suivantes
(WWF, Ligue pour le cancer, journal de la paroisse protestante),
que je contemple désespérément sur une table remplie de bulletins
de versement, ne me semblent pas, heureusement, obligatoires.
Ma boîte aux lettres est pleine. Cela fait huit jours que je suis
en Suisse…
soirée et bonne année. » Ils sont déjà partis quand je commence à
réaliser le but de leur visite. Je reviens au salon où, sur une piste
de danse improvisée, quelques-uns de mes amis polonais m’attendent le verre à la main. Heureusement, quelqu’un a été le témoin
de cette visite surprenante car, autrement, les gens auraient pris
mon histoire pour une bonne blague de la Nouvelle Année…
***
« Monsieur, monsieur ! ». Je cours derrière un homme qui pourrait
avoir l’âge de mon grand-père. Il vient de garer sa belle Mercedes,
flambant neuve, devant une petite épicerie de quartier. Le voyant
s’éloigner de son véhicule, je constate stupéfiée : « Pauvre papy, il
commence sûrement à perdre la tête. » J’arrive, essoufflée, pour lui
expliquer la faute irréparable qu’il va commettre : « Vous avez
oublié de fermer votre voiture à clé. » Je lis l’étonnement sur le
visage du vieil homme. Il me répond qu’il voulait juste acheter
quelques croissants. Je suis surprise à mon tour. JE SAIS TRÈS
BIEN que quelques minutes suffisent amplement pour qu’une
voiture, sécurisée par plusieurs alarmes, disparaisse à jamais dans
la nature. Heureux pays où les gens ne prennent pas cela comme
une évidence.
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« Bonsoir Mademoiselle. Vous voulez bien baisser la musique ? »
Sur le seuil de ma porte deux policiers, un brin fatigués. Il est
00 h 10, la nuit du Réveillon. Je suis tellement surprise que je
m’exécute machinalement. Pendant un court aller-retour entre la
porte et la chaîne hi-fi, j’essaie de me souvenir d’une éventuelle
infraction routière dont je serais vraisemblablement (et involontairement, bien sûr) l’auteure. « Nous vous rappelons que le
« tapage nocturne » est interdit entre 22 h et 6 h du matin. Bonne
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Aïe ! Je me retrouve, une fois de plus, parterre. J’ai froid, j’ai mal,
j’en ai marre ! Je regarde désespérément, et avec une jalousie mal
dissimulée, les enfants qui passent juste à côté de moi à une vitesse
qui me semble vertigineuse. J’ai l’impression qu’ils me répondent
par des regards pleins d’étonnement (pitié ?). Chers enfants,
sachez que je suis née dans la plaine, à 700 km des montagnes les
plus proches et que j’apprends à skier… vingt ans trop tard. Soyez
donc indulgents !
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Je viens de recevoir un coup de fil de ma meilleure amie. Depuis
trois semaines elle est en conflit avec son concierge. La raison ? Elle
vient d’installer sur son balcon une antenne parabolique, ce qui a
provoqué un véritable tremblement de terre dans son immeuble.
Le concierge s’est déplacé personnellement pour l’aviser de l’existence d’une loi qui interdit l’installation de ce genre d’engins sur
les balcons qui donnent sur la rue. Je n’arrive pas à y croire, mais,
tout un après-midi, je cherche, quand même, sur Internet des
informations à ce sujet.
Je reste bouche bée quand je tombe sur l’article 53 de la LRTV2
stipulant que la pose d’une antenne extérieure peut être interdite
si « la protection du paysage […] l’exige ».
Et si, sur la liste des programmes proposés par Cablecom, il n’y
a pas ceux qui vous tiennent vraiment à cœur ? Tant pis pour vous.
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2 Loi fédérale sur la radio et la télévision du 21 juin 1991.
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« Bonjour, cela fait déjà six mois que je vous ai envoyé tous les
documents nécessaires pour le remboursement de mon impôt à
la source de l’année passée… depuis je vous ai écrit deux fois à ce
sujet… nous sommes maintenant au mois d’octobre et j’attends
toujours votre réponse… c’est quand même incroyable que les
gens doivent attendre leur propre argent si longtemps… vous êtes
les champions pour exiger les paiements, mais quand il s’agit de
rembourser trois sous… » Les mots sortent vite. Je suis fâchée, très
fâchée… Étudiante à cette époque, j’attends avec impatience ce
remboursement pour pouvoir payer une partie de mes nombreuses factures. À la fin de mon explication-accusation : quelques
secondes de silence de l’autre côté du fil. J’entends enfin un petit
soupir et une gentille voix me répond poliment : « Bonjour
Madame. » J’ai honte. Malgré la connaissance de la devise helvétique : « Sûrement, mais poliment », je me suis emportée, une
fois de plus. Toute la soirée, pour m’entraîner (punir ?), je répète
calmement devant un miroir : « Bonjour Madame. (pause) Je vous
téléphone au sujet de mon impôt. (pause, sourire)… » Le lendemain, je refais le numéro. Cette fois j’explique mon mécontentement sans élever la voix. À la fin de la semaine, je reçois mon
argent.
Depuis, quand la colère me serre la gorge et que j’ai envie
d’envoyer balader tout le monde, j’expire profondément une
dizaine de fois et seulement après… je décroche le combiné.
à ce moment-là que tous les invités apprennent qu’on ira manger
au restaurant. Un peu étonnée, je suis le mouvement. À la fin du
repas, l’addition est divisée par le nombre de participants. Je me
félicite d’avoir enfilé dans mon sac à main miniature ma carte de
crédit… Chacun paie sa part et, apparemment, personne ne
semble troublé. Depuis, le même scénario d’une fête m’a été
imposé encore quelquefois.
« In Rome do as Romans do », c’est peut-être vrai, mais après huit
ans passés en Suisse, je serais toujours incapable « d’organiser »
pareil anniversaire.
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Je suis invitée à un anniversaire. Le cadeau (une jolie paire de
boucles d’oreille en argent), je l’ai choisi avec beaucoup de soin.
Le grand bouquet de tulipes, acheté pour la même occasion, règne
provisoirement sur la table de la cuisine. J’enfile ma nouvelle robe
et une paire de chaussures assorties à mon sac à main. Le dernier
coup de brosse et je suis enfin prête. J’arrive avec un quart d’heure
de retard, fidèle à mes règles de politesse (j’ai toujours peur des
invités qui arrivent pile à l’heure risquant de me surprendre
encore en training, à moitié maquillée et entièrement paniquée).
J’offre les fleurs et le cadeau qui plaît, vraisemblablement. C’est
Oh ! non, c’est encore elle ! (On dirait qu’elle passe sa vie à la fenêtre
pour sortir de son appartement dès que vous mettez votre pied dans
l’immeuble.) Je ne l’aime pas trop, ma voisine. Elle met toujours son
nez dans les affaires qui ne la concernent pas et elle vous regarde
avec un mélange de suspicion et d’une curiosité malsaine. Elle fume
dans les couloirs et dans l’ascenseur qu’elle utilise pour descendre
un seul étage. Le comble : elle a un chien qui ne dort jamais et dont
les aboiements me réveillent régulièrement chaque nuit. L’animal,
comme sa propriétaire, n’inspire pas confiance. Il appartient à ce
genre de créatures qui vous attaqueraient sournoisement dès que
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Je me souviens de la première fois. Je ne l’ai pas trouvée extraordinaire. Sans une grande conviction je « touillais », selon les
consignes, en huit, cette masse onctueuse à l’odeur intense. Son
goût me semblait étrange, peut-être, parce que quelqu’un m’a
proposé de tremper le pain d’abord dans le verre d’un alcool
ressemblant à la vodka et ensuite dans le caquelon. La vodka se
marie, bien sûr, avec quelques aliments (ce n’est pas une Polonaise
qui vous dira le contraire), mais le fromage n’en fait sûrement pas
partie. Bref, il m’a fallu quelques nouveaux essais pour que je
devienne, enfin, une fan avérée du plat national suisse. Par contre,
mon histoire d’amour avec la saucisse aux choux, a été un véritable coup de foudre.
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vous baissez la garde (quelques recherches prouvent que certains
humains font partie de la même espèce).
Elle m’a déjà vue, les tentatives d’échapper à la rencontre ne
serviront à rien. Résignée, j’entre dans le bâtiment pour affronter
son sourire hypocrite… « Bonjour Mademoiselle, vous allez bien ? »
Le chien, gros molosse peu appétissant et salivant en abondance, fait
semblant de ne pas me remarquer. « On va se promener un peu,
n’est-ce pas, Kiki ? Quel beau temps, vous ne trouvez pas ? » Essayant
de ne pas quitter de l’œil la bête qui commence à s’approcher dangereusement, je réponds des banalités dont je n’ai pas l’habitude. « Il
faut profiter de ce beau temps, car ils annoncent du mauvais pour
le week-end », continue-t-elle d’une voix sirupeuse, pendant que
son Kiki essaye de me mordiller discrètement les chevilles. En me
retenant de ne pas donner un coup de pied au clébard, je continue
à répondre poliment à sa maîtresse pour ne pas mériter l’étiquette
d’« étrangère sauvage » (qu’elle m’aurait sûrement collée). Au bout
de quelques minutes de supplices, je constate chez moi, une fois de
plus, un manque terrible d’entraînement dans les conversations à
vide (peu pratiquées dans la culture slave, en général). À vrai dire,
je doute qu’un jour j’arriverai à parler pour ne rien dire Pour l’instant, je suis libre. Ma voisine et son chien méchant me laissent
enfin tranquille. Jusqu’à la prochaine fois.
Au début c’était vraiment énervant. Un carton pour le papier, une
boîte pour les piles, deux bacs pour les bouteilles (en verre et en
pet). Ne parlons pas du petit seau pour le compost et les différents sacs destinés aux vieilles chaussures et habits usés. Le papier
et les bouteilles en verre, j’ai toujours eu l’habitude de les mettre
à part. Enfant, j’allais parfois apporter de vieux journaux ou des
pots en verre aux consignes d’État, pour gagner un peu d’argent
de poche. Pourtant, c’est seulement en Suisse que j’ai découvert
la vraie diversité du tri des déchets.
Avec le temps le triage est devenu un geste naturel, même si
parfois mes épluchures de légumes finissent accidentellement
dans la poubelle principale.
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J’aime les contrôleurs en Suisse. Ils sont intransigeants mais
courtois. Chez nous, en Pologne, on les appelle, avec mépris,
« canaris » (je ne sais pas d’ailleurs, pourquoi nous avons choisi
un oiseau tellement sympa pour désigner ces gens souvent antipathiques…). Les « canaris » travaillent toujours en « meute »,
incognito, utilisant la ruse. C’est entre un arrêt de bus et l’autre
qu’ils ouvrent leurs vestes pour faire apparaître leur carte de
contrôleurs, agrafée à la chemise, et pour vous informer brusquement : « Contrôle des billets ». Sans ou avec billet vous finissez par
les détester.
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Venant d’une région géopolitique qui a toujours été l’arène de
spectaculaires événements historiques et politiques ; le témoin
direct de la fameuse Table Ronde de Lech Walesa (qui a changé à
jamais le cours de l’Histoire contemporaine), suivie par la chute
du mur de Berlin, dont les images ont fait le tour du monde, j’ai
toujours trouvé la vie politique suisse plutôt monotone et
ennuyeuse… De mon point de vue, les politiciens helvétiques ne
brillent pas par l’originalité et même un certain Christoph Blocher
n’est qu’une faible copie de son homologue français… Politologue
de formation, je suis, par contre, avec un intérêt certain, les
grandes votations et référendums nationaux aux résultats parfois
imprévisibles et étonnants, auxquels le fameux « Röstigraben »
apporte souvent un piquant supplémentaire.
La triste expérience d’avoir vécu mon enfance dans un pays
sous régime communiste me permet d’apprécier pleinement la
grande tradition de la démocratie helvétique avec sa forme la plus
originale : directe, disparue depuis longtemps ailleurs en Europe
et toujours pratiquée dans certaines petites communes en Suisse.
Avec le temps, j’ai commencé à regarder mon pays d’accueil
sous un autre angle. Le puzzle déconcertant de la politique suisse
a pris, à mes yeux, une forme plus compréhensible. Le seul endroit
au monde où les citoyens décident eux-mêmes (!!!) d’augmenter
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leurs impôts et l’âge de la retraite ne me déstabilise plus comme
avant. Sans en connaître encore tous les secrets, je commence à m’y
faire et à découvrir avec étonnement que la responsabilité civique
n’est pas forcément une expression dénuée de sens…
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