Corneille

Transcription

Corneille
Classiques
& Contemporains
Collection animée par
Jean-Paul Brighelli et Michel Dobransky
Corneille
Le Menteur
LIVRET DU PROFESSEUR
établi par
C ATHERINE C ASIN -P ELLEGRINI
professeur de Lettres
SOMMAIRE
DOCUMENTATION COMPLÉMENTAIRE
Le théâtre au XVIIe siècle ........................................................................... 3
Quelques textes à consulter ................................................................ 4
POUR COMPRENDRE :
quelques réponses, quelques commentaires
Étape 1
Étape 2
Étape 3
Étape 4
Étape 5
Étape 6
Étape 7
Étape 8
Étape 9
Étape 10
Étape 11
Étape 12
Les règles du théâtre classique .................................
Intrigue, quiproquo, imbroglio.....................................
La scène d’exposition..........................................................
Réalisme et vraisemblance ............................................
La condition de la jeune aristocrate
dans la première moitié du XVIIe siècle ..................
Maîtres et valets...................................................................
Comique et comédie............................................................
Valeurs héroïques et aristocratiques :
la générosité et la gloire................................................
Galanterie et préciosité ...................................................
Libertinage, change et séduction ............................
Le baroque au théâtre ......................................................
Pourquoi Dorante ment-il ?...........................................
Conception : PAO Magnard, Barbara Tamadonpour
Réalisation : Nord Compo, Villeneuve-d’Ascq
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DOCUMENTATION COMPLÉMENTAIRE
Le théâtre au XVIIe siècle
1) Évolution des genres
Les humanistes avaient tenté d’imposer, dès 1550, un théâtre comique et tragique
sur le modèle antique, mais, dès 1600, ces genres périclitent au profit de deux autres :
la pastorale et la tragi-comédie. Genres nouveaux, tous deux se caractérisent par leur
atmosphère baroque : recherche de l’intensité des effets, absence de règles, romanesque
outrancier, mélange des tons comique et tragique. Tandis que la pastorale, inspirée de
L’Astrée, met en scène, au travers de péripéties multiples, des bergers aristocrates uniquement préoccupés de psychologie amoureuse et débattant sur un mode précieux, la
tragi-comédie propose une intrigue non moins romanesque mais remplie de violence
et de macabre – et parfois de drôlerie – à la manière du drame shakespearien.
Si la tragi-comédie et la pastorale sont préférées aux tragédies à l’antique qui ne
sont guère jouées que par les élèves des collèges jésuites, les farces et les spectacles de
la commedia dell’arte manifestent le théâtre comique vivant du début du XVIIe siècle.
La farce est un spectacle comique populaire proposé sur des tréteaux de foire où l’on
voit un meneur de jeu (Tabarin est le plus célèbre) brocarder de manière burlesque
des maîtres pédants et trop sûrs d’eux. La commedia dell’arte, théâtre comique populaire né au XVIe siècle en Italie, est fondée sur l’improvisation de personnages types
(Arlequin, Pantalon, Colombine…) à partir d’un canevas établi.
2) Conditions matérielles des représentations
Les comédiens, excommuniés par l’Église, se réunissent en troupes itinérantes et
souvent temporaires. Ce sont des associations d’acteurs dont les membres se partagent bénéfices et gains, au même titre que l’auteur qui reçoit un pourcentage des
recettes. Les seuls théâtres permanents se trouvent à Paris (l’hôtel de Bourgogne et
l’hôtel du Marais, créé en 1634, qui fusionneront en 1680 avec le théâtre du Palais,
pour former la Comédie-Française). À noter que la troupe itinérante de Molière,
« l’Illustre Théâtre », fut constituée en 1643, année de la représentation du Menteur.
Faute de théâtres spécifiques, les troupes donnent leurs représentations dans les
salles des jeux de paume, vastes espaces rectangulaires d’environ trente mètres de long
au fond desquels une estrade plus profonde que large sert de scène. Les couloirs d’accès sont obscurs, sales, mal fréquentés. Vols et rixes font qu’aller au théâtre n’est pas
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une expédition de tout repos. Les représentations, annoncées d’abord par des crieurs
de rue, puis par voie d’affiche, ont lieu en matinée, en général deux fois par semaine.
Les horaires sont rarement respectés (voir Cyrano de Bergerac, acte I, scène 1). Le spectacle comprend un prologue, une grande pièce, une farce et se clôt sur une chanson.
Au centre, le parterre accueille, debout, les spectateurs les moins fortunés, les plus raffinés s’asseyant dans les loges. Les personnes de qualité, dont le roi, vont s’asseoir sur
scène, de part et d’autre des acteurs.
Ces derniers sont habillés comme leurs contemporains, même s’ils jouent des tragédies antiques, avec seulement des habits plus riches et des détails emblématiques.
Le rideau, assez rare, est utilisé seulement au début et à la fin de la pièce. Au milieu
de la scène, des rideaux partiels ou « tapisseries » rappellent les décors simultanés du
Moyen Âge. Les acteurs jouent ainsi devant les tableaux représentant les lieux où ils
sont censés être : l’unité de lieu a donc aussi une raison pratique. De même, l’éclairage se fait aux chandelles. Or, il faut les changer toutes les demi-heures environ : un
acte ne peut donc matériellement se prolonger au-delà de trente minutes.
Quelques textes à consulter
1) Sur le mensonge
– Voir deux fables de La Fontaine : « Le Dépositaire infidèle » (IX, 1) et « Le
Statuaire et la Statue de Jupiter » (IX, 6).
– Voir les textes de Montaigne et Pascal sur l’imagination, la « folle du logis » :
Essais, III, 8, et Pensées, 78 (édition Sellier, Garnier, 1991).
2) Sur l’éloge ou la condamnation du théâtre
– Corneille, L’Illusion comique, acte V, scène 6 (v. 1781-1806) : le magicien
Alcandre rassure Primadant qui vient de découvrir, sans aucun enthousiasme, que
son fils est comédien.
– Bossuet, « Lettre au père Caffarro » (9 mai 1694) : « Songez seulement si vous
oserez soutenir à la face du ciel des pièces où la vertu et la piété sont toujours ridicules, la corruption toujours défendue et toujours plaisante. […] Dites-moi, que veut
un Corneille dans son Cid, sinon qu’on aime Chimène, qu’on l’adore avec Rodrigue
[…] et qu’avec lui on s’estime heureux lorsqu’il espère de la posséder ? » (extraits)
– Pierre Nicole, Traité de la comédie : « La comédie par sa nature même est une
école et un exercice de vice, puisqu’elle oblige nécessairement à exciter en soi-même
des passions vicieuses. »
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POUR COMPRENDRE : quelques réponses,
quelques commentaires
Étape 1 [Les règles du théâtre classique, p. 170]
6 Parti à la recherche de « quelque connaissance où l’on se plaise à rire » (v. 34),
Dorante se trouve bientôt engagé, plus ou moins malgré lui, dans la quête d’une
épouse selon son cœur, encore que l’objet de cette quête soit un objet proprement
chimérique, portant les traits de Clarice et le nom de Lucrèce. C’est sans doute parce
que l’objet de sa quête manque de clarté que Dorante se laisse prendre au désir parfaitement défini de son père : un fils assagi par le mariage et des petits-enfants. Le
goût de la liberté pousse Dorante à mentir, mais, par ironie dramatique, ces mensonges, destinés, entre autres, à servir de bouclier aux ambitions généalogiques d’un
père noble, vont finalement le conduire à satisfaire la quête paternelle.
L’objet de la quête d’Alcippe ne s’éclaire vraiment que lorsque Dorante lui fournit l’occasion de manifester sa jalousie. Auparavant, « il promet et diffère » (v. 429)
son mariage avec Clarice. Croyant voir s’éloigner sa fiancée éternelle, Alcippe considère dès lors Dorante comme un rival tandis qu’il constitue pour ce dernier un adjuvant parfait, en lui fournissant deux occasions de se faire valoir, par le récit du faux
« régal » et par le duel qui l’instaure de facto comme homme d’épée.
Les objets de quête féminins sont eux aussi complexes. Clarice apparaît comme
ambivalente, recherchant à la fois la sécurité du mariage et l’excitation de la galanterie. En ce sens, elle est le double féminin de Dorante. Mais que veut exactement
Lucrèce, la silencieuse ? Le mariage, l’amour, ou simplement la victoire amoureuse
sur son amie et rivale Clarice ?
11 Il n’y a pas de scène de duel jouée sur scène dans les pièces de Corneille, y compris dans le très baroque Clitandre où l’on se tue pourtant beaucoup. Dans Le Cid,
Rodrigue et don Gomès s’affrontent hors de scène, mais le vainqueur réapparaît
devant Chimène, l’épée encore fumante du sang du comte de Gormas.
12 La « bataille d’Hernani », au début du XIXe siècle, est l’équivalent exact de la
querelle du Cid, en 1637. Le jeune Hugo prône le « libéralisme » au théâtre et, contre
toutes les règles classiques, pratique dans sa pièce d’avant-garde le mélange des genres
et des tons. Corneille est hué par ses rivaux pour ne pas avoir respecté les règles d’un
classicisme naissant et Hugo pour s’être défait d’elles un peu trop brutalement, en
instaurant le drame romantique.
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Étape 2 [Intrigue, quiproquo, imbroglio, p. 172]
7 Selon la manière dont on les délimite, on compte de 11 à 17 mensonges dans
Le Menteur.
– Acte I, scène 3 (v. 153-162) : mensonges à Clarice et Lucrèce a) « J’ai participé
aux guerres d’Allemagne », b) « J’habite à Paris depuis un an », c) « Je vous fais la cour
depuis longtemps déjà ».
– Acte I, scène 5 (v. 251-257) : mensonges à Alcippe a) « Je suis à Paris depuis un
mois », b) « J’ai donné la sérénade à une maîtresse que je me suis faite ».
– Acte II, scène 5 (v. 593-594) : mensonges à Géronte a) « Je me suis marié »,
b) « J’ai été contraint de le faire à la suite d’un scandale ».
– Acte III, scène 1 (v. 764) : mensonge à Alcippe a) « Ma maîtresse supposée est
une femme mariée ».
– Acte III, scène 5 (v. 1010-1020) : mensonge à Clarice et Lucrèce a) « Je ne me
suis prétendu marié que pour éviter que mon père ne me marie à une autre qu’à
Lucrèce ».
– Acte IV, scène 1 (v. 1132-1144) : mensonges à Cliton a) « Alcippe est mon
ennemi et j’ai eu une altercation avec lui à Poitiers », b) « Je viens d’avoir un duel avec
lui et je l’ai laissé pour mort ».
– Acte IV, scène 3 (v. 1178-1200) : mensonges à Cliton a) « Alcippe a été sauvé
par une “poudre de sympathie” qui ressuscite les morts », b) « Je parle dix langues,
dont l’hébreu ».
– Acte IV, scène 4 (v. 1227) : mensonge à Géronte a) « Orphise est enceinte et ne
peut donc voyager ».
– Acte IV, scène 5 (v. 1251-1256) : mensonge à Géronte a) « Armédon, père
d’Orphise, s’appelle aussi Pyrandre, du nom d’une de ses terres ».
– Acte V, scène 3 (v. 1555-1578) : Demi-mensonge à Géronte, fondé sur une
vérité partielle a) « Je vous ai menti parce que j’aimais Lucrèce et ne voulais pas épouser Clarice ».
– Acte V, scène 6 (v. 1766-1772) : mensonge à Lucrèce et Clarice a) « Clarice avait
mes discours mais Lucrèce avait mon cœur ».
Selon sa victime, Dorante oscille entre trois figures de menteur : 1) le Miles gloriosus, sorte de Matamore hâbleur, plein de forfanterie qui étale ses exploits à la guerre
(v. 162), au duel (v. 1140-1145) ou dans ses conquêtes amoureuses (v. 253-257) ; 2)
le séducteur enjôleur, prêt à toutes les impostures pour satisfaire ses désirs ; 3) l’hypocrite, réduit à des mensonges et des manipulations de nécessité pour sauver la mise.
8 La fonction essentielle des apartés est de rendre lisibles les mensonges de
Dorante, notamment lorsque Cliton prend la parole. À noter toutefois une évolution
7
du personnage : au début de la pièce, les apartés de Cliton dénoncent directement les
craques de son maître (v. 260, 1004, 1164…), puis progressivement sont autant de
conseils pour ne pas être découvert (v. 1241, 1532, 1558…). De juge ironique,
Cliton devient complice, peut-être inspiré par l’offre de « pluie » d’or à Sabine…
Chez Dorante, l’aparté signale soit la crainte d’être pris (v. 1717), soit la satisfaction d’avoir berné son public (v. 573, 583).
9 La pièce contient quatre monologues, prononcés par ceux qu’on pourrait appeler les dupes (Alcippe et Géronte) et les dupeurs (Dorante et Cliton). Au monologue
d’Alcippe du début de la pièce (acte II, scène 4) correspond celui de Géronte (acte V,
scène 2), et à celui de Dorante (acte II, scène 8) celui de son serviteur et double
Cliton (acte V, scène 7). Les monologues des dupes ont une tonalité particulièrement
tragique, au contraire de ceux des dupeurs. Faut-il y lire chez Corneille une manière
d’autodérision centrée sur les héros de ses tragédies ?
10 Le motif de la dame à la fenêtre, d’origine médiévale, symbolise la position de
supériorité de la dame dans l’amour courtois. Corneille en fait ici un usage ironique.
Dans Roméo et Juliette (acte II, scène 2), Shakespeare montre Juliette rêvant à sa
fenêtre cependant que Roméo, dans l’ombre, l’épie. Tous deux soliloquent jusqu’à ce
que Juliette surprenne une parole de celui qu’elle croit être un homme dans la nuit
car Roméo ne se fait pas reconnaître immédiatement d’elle.
Dans Cyrano de Bergerac, (acte III, scène 10) d’Edmond Rostand, Roxane, la précieuse à son balcon, croit recevoir les mots d’amour de Christian alors que Cyrano,
après avoir soufflé son texte à l’amoureux piètre galant, parle, à mi-voix, en son nom
propre.
Dans ces deux cas, l’énonciateur (Roméo, Cyrano) n’est pas celui que l’énonciataire croit (l’homme dans la nuit, Christian). Dans Le Menteur, c’est l’énonciataire
qui n’est pas celle que croit l’énonciateur, mais la situation est très complexe du fait
que Clarice se fait passer pour Lucrèce et que, reconnaissant la voix de celle qu’il
prend pour Lucrèce, Dorante croit avoir affaire à la bonne personne.
Étape 3 [La scène d’exposition, p. 174]
1 Dorante et Clarice apparaissent comme les deux personnages autour desquels
les autres tournent puisque ces derniers sont définis par rapport à eux, père, valet ou
amis de Dorante, amant, amie ou suivante de Clarice. En revanche, si Clarice est
d’emblée présentée comme la maîtresse d’Alcippe, donc dans une relation amoureuse
installée, Dorante n’apparaît que comme le fils de son père Géronte. En ce sens, il
s’apparente à Lucrèce qui n’est que l’amie de Clarice et l’amante de personne.
Philiste, en tant qu’ami de Dorante et d’Alcippe, est placé dans un rôle d’intermé-
8
diaire bienveillant, tandis que l’amitié de Lucrèce pour la seule Clarice peut aussi bien
se transformer en une rivalité future. Les positions instables et peu marquées de
Dorante et Lucrèce en font donc les deux personnages pour lesquels l’évolution dramatique risque d’être la plus décisive.
3 Jusqu’alors dans ses comédies, Corneille n’avait présenté de scène d’exposition
qu’entre égaux : deux amis dans La Veuve, La Suivante et L’Illusion comique, deux
amies dans La Place Royale, deux rivaux dans Mélite, et enfin deux serviteurs dans La
Galerie du Palais. En revanche, dans la plupart des tragédies d’avant Le Menteur
(Médée, Horace, Cinna et Polyeucte), la conversation avait lieu entre un personnage
noble et un personnage d’un rang égal ou inférieur mais suffisamment valorisé pour
être admis dans la confidence des secrets les plus intimes. Cliton prend donc ici un
rôle jusqu’alors réservé aux amis et aux suivants de qualité, celui de confident. Mais
ce valet de comédie est un confident burlesque qui parodie son homologue tragique
en incarnant la double personnalité d’un entremetteur et d’un mentor de caniveau.
Étape 4 [Réalisme et vraisemblance, p. 176]
5 Philiste joue ici le rôle du démystificateur en proposant à Alcippe une interprétation rationnelle et vraisemblable des circonstances qui ont amené ce dernier à douter de Clarice. « L’erreur [d’un] Page » (v. 779), prenant Hippolyte et Daphné pour
leurs amies Lucrèce et Clarice, a fait croire à Alcippe que sa maîtresse lui était infidèle.
De même, c’est la « coutume » du mensonge qui a conduit Dorante à s’attribuer l’offre
de la collation, mais Philiste fait voir rétrospectivement (v. 821-830) toutes les invraisemblances du récit de Dorante par l’exagération d’un repas si copieux « prêt en une
heure ou deux » et montre qu’il est en contradiction avec le témoignage du page.
Derrière cette sorte de dénouement de la petite tragédie personnelle d’Alcippe (la tragédie dans la comédie : héritage baroque !), il faut lire toute une réflexion sur le théâtre.
L’illusion qui a fait prendre une jeune femme pour une autre est proprement l’« illusion comique » (dans le sens de la pièce du même nom : illusion théâtrale). La naïveté
(v. 821 : « nous sommes bien novices ») d’Alcippe et de Philiste est, face à cette sorte
de représentation théâtrale que constitue le grand récit de Dorante, celle des spectateurs du théâtre tragi-comique, peu soucieux du réalisme et de la vraisemblance des
épisodes qu’on pouvait leur servir. Le deus ex machina des vers 825-826 évoque toutes
les pièces à machines des années 1630-1640 qui s’embarrassaient assez peu de cohérence (cf. v. 830 : « Répondait assez mal aux remarques du Page »). Le souci qu’a
Corneille d’un théâtre réaliste, sans péripéties incongrues ou mal agencées, transparaît
parfaitement dans cette scène.
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11 L’argent est d’abord l’adjuvant principal de la séduction. Dès la première scène,
Cliton prétend qu’on ne gouverne les dames qu’en étant « libéral » (v. 85-96). Plus
tard, Dorante montre qu’il sait l’utiliser pour acheter des domestiques complaisants
(v. 1104-1112 et scènes 6 et 7 de l’acte IV). Le motif de la « pluie », qui clôt d’ailleurs
la dernière scène, évoque l’or qui tombe en abondance : les valets avaient certainement coutume d’en recevoir pour services rendus dans une affaire galante. Toutefois
cette vénalité est associée aux êtres de basse extraction (v. 1104 : « Elle [Lucrèce] a le
cœur trop bon ; mais ses gens ont des mains ») pour lesquels cette subornation des
domestiques est au contraire un signe de noblesse : « Si qui donne a vos gens est sans
amour pour vous, /Et si ce traitement marque une âme commune » (v. 1368-1369).
Par ailleurs, le motif de la dot, si présent dans le théâtre des XVIIe et XVIIIe siècles,
ne s’entend qu’en filigrane dans le texte. Géronte se montre particulièrement complaisant puisqu’il accepte une belle-fille sans le sou (v. 682 : « Je prends peu garde au
bien afin d’être bon père ») – ce qui n’empêche pas Dorante de connaître parfaitement les revenus de Périandre, le père de Clarice, à laquelle Géronte voulait le marier
(v. 1028 : « Dix mille écus de rente en font le revenu »).
Étape 5 [La condition de la jeune aristocrate dans la première
moitié du XVIIe siècle, p. 178]
1 « [Celles] Que le son d’un écu rend traitables à tous » (v. 40) est une longue périphrase pour désigner les prostituées. Les « sages coquettes » (v. 41) évoquent les précieuses, plus intéressées aux prémices d’un amour romanesque qu’aux conclusions
charnelles. Enfin, « ces femmes de bien qui se gouvernent mal » annoncent sans doute
Hippolyte et Daphné, discrètes libertines (v. 783-794).
13 Hasard, volonté délibérée de Corneille ou inconscient du texte, les personnages féminins du Menteur sont dotés de noms étonnamment suggestifs. Hippolyte
et Daphné, fugaces évocations de femmes aux mœurs assez libres pour se laisser donner une collation de nuit (v. 777-794), portent, l’une, le nom de la reine des
Amazones, l’autre, celui de la nymphe qui préféra être transformée en laurier plutôt
que d’épouser Apollon ! Clarice est celle qui est célèbre, visible, lumineuse (clara) : de
fait, elle séduit Dorante au premier regard et les yeux de deux hommes sont tournés
vers elle. Or, c’est à elle, qui connaît la « gloire » la plus éclatante, que Corneille fait
prononcer des paroles sans ambiguïté sur les dangers de l’apparence (v. 404-423).
C’est qu’en réalité, elle n’est, du fait du quiproquo initial, que le « masque » de
Lucrèce. Orphise (du grec orphos, « sombre »), l’obscure, est le pendant de la lumineuse Clarice : elle ne peut par définition être mise en évidence, être montrée à la
lumière, puisqu’elle n’existe pas. Être de l’ombre et du néant, Orphise est peut-être
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comme un négatif de la vraie Clarice, qui n’est, au fond, jamais « vue » par Dorante :
toutes deux « brillent » par leur absence… Lucrèce, enfin, porte le nom de la célèbre
Romaine de l’Antiquité, violée par le fils du roi Tarquin le Superbe, et sa suivante,
Sabine, évoque les jeunes femmes enlevées et épousées de force par les guerriers de la
Rome primitive. Viol et enlèvement : l’imaginaire de ces deux noms suggère une
figure de femme bafouée – ce que Lucrèce deviendra, à l’instar de l’Elvire de Dom
Juan, si l’on en juge par les derniers mots de Dorante (v. 1798) et par La Suite du
Menteur.
Étape 6 [Maîtres et valets, p. 180]
4 Ce portrait est à rapprocher de celui qu’ébauche à peine Philiste à la scène
précédente (notamment au v. 818). Isabelle, suivante de Clarice, n’est pas une
domestique ordinaire – la finesse de ce portrait en témoigne. Ancienne victime
éclairée ou porte-parole de Corneille, elle semble avoir une parfaite connaissance
du comportement des jeunes gens de son époque. Mais, au-delà de la figure du
jeune fat prétentieux usant du costume de cavalier pour séduire les filles naïves,
Isabelle fait voir la dimension romanesque de Dorante qui considère comme vrai
ce qu’il a lu ou rêvé (v. 868) mais elle en donne surtout la meilleure définition
qu’on puisse imaginer : « Il a voulu paraître, /Non pas pour ce qu’il est, mais pour
ce qu’il veut être. » Dorante est un personnage qui s’attend toujours plus loin que
lui-même. Le mensonge est chez lui moins le fruit d’un désir d’imposture que la
manifestation anticipée d’un être en puissance, entièrement tendu par la volonté
de sa réalisation (voir aussi « Étape 8 »).
6 La métaphore de la « pluie » apparaît dans les scènes 6 (v. 1287) et 7 (v. 1308 et
1352) de l’acte IV, se retrouve scène 9 de l’acte IV (v. 1440) et enfin scène 7 de
l’acte V (v. 1797-1798).
12 Valets l’un et l’autre, ils participent du même univers de valeurs, au contraire
de la suivante Isabelle, qui appartient à une classe sociale plus élevée (v. 1368-1369).
L’argent (voir « Étape 4 ») structure les rapports qu’ils entretiennent tous deux avec
leurs maîtres (scène 1, acte I ; scènes 6 à 9, acte IV ; scène 5, acte V).
La scène 6 de l’acte IV fait voir une condescendance toute misogyne dans la petite
leçon de vénalité que Cliton donne à la servante qui s’avère en fait, sur ce point, son
double féminin parfait. Cliton et Sabine sont enfin associés par le fait que la pièce se
clôt sur leurs deux répliques : c’est à eux que revient le mot de la fin.
13 On peut suggérer les couples suivants, parmi les valets de théâtre ou de textes
romanesques : don Quichotte et Sancho Pança, dom Juan et Sganarelle, Figaro et le
comte Almaviva, Jacques le Fataliste et son Maître, Quasimodo et Claude Frollo, Ruy
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Blas et don Salluste. Moins célèbres, mais très intéressants à analyser, les couples de
Marivaux : Arlequin et Iphicrate (L’Île des Esclaves), Arlequin et Dorante (Le Jeu de
l’amour et du hasard), Dubois et Dorante (Les Fausses Confidences) ; et enfin le couple
de Brecht : maître Puntila et son valet Matti.
Étape 7 [Comique et comédie, p. 182]
1 La périphrase hyperbolique « Royaumes du Code » évoque le style précieux,
mais l’expression est bâtie sur une alliance de mots à valeur ironique : il n’y a rien de
bien royal ou de bien noble dans le poussiéreux univers du « fatras de lois ».
3 La personnification du Soleil évoque irrésistiblement un autre jaloux, Alcippe,
auquel la tirade est essentiellement destinée. Les vers suivants semblent d’ailleurs filer
la métaphore.
7 Les effets comiques sont nombreux dans cette scène. Le comique de mots se
manifeste à travers le rappel ironique (v. 1169-1170), en refrain, des vers déjà prononcés à deux reprises par Dorante (v. 701-702 et 1129-1130). Le comique de situation est lié à la réapparition quasi miraculeuse d’Alcippe : alors que Dorante dans la
scène immédiatement précédente venait de le donner pour mort, celui-ci avait jailli
tel un diable sorti de la boîte. Dorante ne peut se tirer d’affaire qu’au moyen des
explications les plus farfelues et abracadabrantes. Le comique vient également des
hyperboles utilisées par Dorante (les « dix langues » parlées, la « poudre de sympathie » dotée de vertus encore plus incroyables que celles que leur accordait alors la
superstition populaire), mais aussi par Cliton qui étend à tous les fidèles des trois
monothéismes la volonté exterminatrice de Dorante (noter aussi, à ce sujet, l’effet
comique lié à l’intertextualité : le « More » du vers 1177 ne peut manquer d’évoquer
le grotesque Matamore). Enfin, Cliton a le sens de la formule et sa langue imagée est
très… savoureuse (cf. la métaphore culinaire du pâté, v. 1201-1205).
13 Dorante et son père sont gentilshommes (scène 3, acte V), Alcippe également
[peut-être même est-il un grand seigneur, puisqu’il possède un « Page » (v. 779)],
Philiste, l’ami commun de Dorante et d’Alcippe, vraisemblablement aussi. Géronte
accepte Orphise comme belle-fille, bien qu’elle soit désargentée, parce qu’elle est bien
née (cf. v. 1448). On peut supposer qu’il en est de même pour Clarice à laquelle
Géronte veut marier son fils, et par conséquent pour son amie Lucrèce. On peut toutefois se demander si la noblesse de Géronte n’est pas une noblesse de robe. Les
Capétiens avaient de longue date anobli les riches bourgeois juristes (d’où la robe)
pour leurs qualités administratives et techniques. Certains avaient déjà, à l’époque de
Louis XIII, un grand nombre de quartiers. Néanmoins, la noblesse de robe a toujours
été méprisée par la noblesse d’épée, de vieille extraction. On comprend mieux, dès
12
lors, les premiers vers de la pièce : Dorante veut vivre comme s’il était un descendant
de l’antique noblesse et non comme l’arrière-petit-fils d’un bourgeois anobli.
Par ailleurs, la présence aux côtés des seigneurs de serviteurs venus du peuple, aussi
actifs que Cliton ou Sabine, fait voir sans ambiguïté que l’on a affaire non pas à une
pastorale ou à une tragédie, mais à une comédie où se mêlent à égalité des personnes
de basse extraction et des aristocrates.
15 Voir, entre autres, les monologues d’Alcippe et de Géronte, l’annonce de la
mort d’Alcippe (scène 2, acte IV), et surtout toute la scène 3 de l’acte V avec notamment la malédiction finale. Pourrait-on dire de cette comédie de Corneille ce que
Musset a pu dire de celles de Molière : « Cette mâle gaieté, si triste et si profonde,/
Que lorsqu’on vient d’en rire, il faudrait en pleurer » ?
Étape 8 [Valeurs héroïques et aristocratiques :
la générosité et la gloire, p. 184]
5 Le « courage » est chez Corneille synonyme de « cœur ». Ce mot désigne les qualités morales d’un individu, la force d’âme qui lui permet d’agir dans le monde en
ayant une claire vision intérieure de son devoir, et cela même dans une situation de
danger – d’où le sens commun de ce terme. Dorante accepte l’« appel » (au duel) sans
exiger d’explication pour ne pas être soupçonné d’une faiblesse d’âme qui le ferait
chercher dans l’argumentation une échappatoire au combat. On a là une intéressante
anticipation de la condamnation sartrienne de la mauvaise foi. Dorante est peut-être
un menteur, mais ce n’est pas un « salaud » – ce que ne semble pas comprendre
Alcippe (« Tout homme de courage est homme de parole », v. 814) pour lequel le
mensonge est une « lâcheté » (v. 812).
11 La « magnanimité » (du latin magna, « grande », et anima, « âme »), selon
Aristote, est une vertu par laquelle un sujet aspirant à la grandeur se juge digne des
plus grands honneurs comme d’une juste manifestation de ses qualités et de ses
mérites. Le magnanime recherche le pouvoir, la gloire, les richesses non par cupidité,
mais comme le mode d’expression le plus évident de ses qualités intrinsèques. Doté
d’une très haute idée de lui-même, le magnanime se montre ouvertement dédaigneux. Ses amitiés et ses haines sont franches ; sans peur et sans ressentiment, il ne
redoute personne, sa fierté le mettant au-dessus de tous. Son incapacité à se laisser
abattre par quelque agression que ce soit vient de la force que lui confère cette certitude intérieure. Dorante a l’orgueil, la fierté et l’impassibilité du « magnanime » mais
sans doute pas l’altière franchise. Toutefois, s’il fuit par la tromperie l’affrontement
direct, le toupet avec lequel il ment prouve qu’il n’a peur de personne et compte toujours sur ses propres ressources pour se sortir des situations les plus embarrassantes.
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C’est un « magnanime » qui a le goût des grandeurs, l’estime de lui-même, la force de
ceux qui ne doutent de rien, mais une morale très accommodante.
12 et 13 Géronte, dom Louis et don Diègue sont trois représentants de la morale
aristocratique de l’antique noblesse féodale, et pourrait-on dire également, romaine.
Mais, si don Diègue n’est que le dépositaire d’un code de l’honneur écrasant, placé
au-dessus de toutes les valeurs humaines, Géronte et dom Louis proposent une riche
et moderne conception de la noblesse dans laquelle le mérite personnel fonde la
valeur de l’individu et non l’appartenance au clan. Sans doute faut-il y voir le reflet
des aspirations de la noblesse de robe, formée par ces « officiers » du roi, anoblis pour
leurs bons et loyaux services, qui ne devaient leurs quartiers de noblesse qu’à la qualité de gestion de leur charge et non au privilège de leur naissance. Il ne faut pas
oublier que le père de Corneille a été anobli en 1637, grâce au talent de son fils, et
lui a donc transmis un quartier de noblesse.
Étape 9 [Galanterie et préciosité, p. 186]
3 et 4 On a là un cas précis de casuistique amoureuse tel qu’il pouvait être débattu
dans les salons précieux du milieu du siècle. Le terme d’« intention » appartient au
vocabulaire jésuite de l’étude des cas de conscience : les casuistes développaient l’idée
que l’intention seule permettait de faire la distinction entre l’erreur et le crime – ce
qui permit à beaucoup de directeurs de conscience de justifier de grands errements.
La littérature satirique du siècle, notamment celle d’inspiration janséniste, a fortement stipendié cette dérive morale (voir Tartuffe, par exemple) au point de nous faire
oublier le versant positif d’une telle éthique : seule l’intention de cœur mise dans une
action lui donne son prix, et plus encore lorsqu’il s’agit d’un geste d’amour. Il y a
beaucoup d’humour chez Corneille à mettre dans la bouche d’un « faux amant » cette
déclaration d’intention à laquelle, au fond, il n’adhère jamais lui-même.
13 « Comme on dit Cumes sur la mer d’Ionie, et Cumes sur la mer Tyrrhène,
[…] on dit Tendre sur Inclination, Tendre sur Estime, Tendre sur Reconnaissance. »
Voici, par ordre d’apparition, les différents villages qui mènent de Nouvelle Amitié à
Tendre sur Estime : Grand Esprit, Jolis Vers, Billet galant, Billet doux, Sincérité,
Grand Cœur, Probité, Générosité, Respect, Exactitude, Bonté ; et ceux qui mènent
de Nouvelle Amitié à Tendre sur Reconnaissance : Complaisance, Soumission, Petits
Soins, Assiduité, Empressement, Grands Services, Sensibilité, Tendresse, Obéissance,
Constante Amitié. Les chemins de traverse qui égarent nos voyageurs dans le pays de
Tendre peuvent conduire à Négligence, Inégalité, Tiédeur, Légèreté, Oubli, pour
aboutir au Lac d’Indifférence ou bien à Indiscrétion, Perfidie, Orgueil, Médisance,
Méchanceté et finir dans la Mer d’Inimitié…
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14 Après des années de guerres civiles et de dérèglements, le règne de Richelieu
instaure un ordre moral : poursuite des duellistes, condamnation des écrits obscènes,
réorganisation de la police des villes… Parallèlement se multiplient les manuels de
courtoisie et de civilité, dont L’Honnête Homme ou l’Art de plaire à la Cour de
Nicolas Faret, paru en 1630. L’honnête homme y apparaît comme un être complet,
à la fois sportif, cultivé et vertueux, mais tout cela sans affectation aucune. L’art de
la conversation manifeste toutes ses qualités : le respect des bienséances, la capacité
à se mettre à la place des autres, le bel esprit dénué de pédanterie, la courtoisie sans
forfanterie. L’honnête homme est donc comme le dépositaire moral du classicisme,
fait de sobriété et d’élégance. Le galant homme, aussi poli et raffiné que l’honnête
homme, met ses qualités au service de la séduction. Il ne possède donc ni la vertu
ni le détachement qui font de l’honnête homme un gentilhomme de caractère, si ce
n’est de sang.
Étape 10 [Libertinage, change et séduction, p. 188]
6 La métaphore guerrière appartient en propre à la littérature sentimentale : la
femme est une tour prétendument inexpugnable que le séducteur va assiéger jusqu’à
ce qu’elle se rende. La longue tirade de Dorante (acte I, scène 6, v. 322-344) est pour
ainsi dire une mise en abyme de la situation de séduction : c’est en parlant de
conquêtes militaires que le galant va conquérir sa belle d’une autre manière. La comparaison avec la célèbre tirade de dom Juan (Dom Juan, acte I, scène 2) s’impose.
9 Deux personnages, dont le héros de la première comédie de Corneille, Mélite,
apparaissent comme particulièrement inconstants : Tircis, qui, avant de rencontrer
Mélite, veut être libre de donner et retirer sa foi quand il lui plaît (« L’hymen en soi
même est un si lourd fardeau/Qu’il faut l’appréhender à l’égal du tombeau./
S’attacher à jamais aux côtés d’une femme ! ») et Alidor, héros de La Place Royale, qui
refuse la tyrannie de l’amour (« Il ne faut point servir d’objet qui nous possède ») et
lui préfère la « liberté ». Mais tandis que le premier est seulement désinvolte, le second
est un passionné de l’indépendance.
On peut également rapprocher ces héros du personnage de L’Astrée, Hylas, pour
qui la durée de l’intérêt qu’il porte à une femme est exactement proportionnelle à la
beauté de celle-ci (« Ce qui donne du prix aux femmes, ce n’est que la seule beauté »).
Étape 11 [Le baroque au théâtre, p. 190]
2 Le goût de l’ostentation et le désir de surprendre (« Je ris de vous voir étonné »,
v. 251), l’invraisemblance du récit (soulignée par Philiste, scène 2, acte III) évoquent
l’esthétique baroque. Le style est marqué par un oxymore (« déluge de flamme »,
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v. 288), une antithèse (« l’onde irrite la flamme », v. 242), des hyperboles (« mille et
mille fusées », v. 285 ; « Tout l’élément du feu », v. 290), une métaphore (« Soleil
jaloux », v. 292) filée jusqu’à la pointe finale (v. 296). Enfin, le récit propose tout un
ensemble de motifs baroques : le spectacle nocturne, la forme en mouvement des
« fusées droites ou croisées » (v. 285-286) ou des « serpenteaux » (v. 287) et l’eau enfin,
tapis instable sur lequel ont lieu concert, repas et bal.
9 Dans un univers où tout n’est qu’apparence, le mensonge est la manière la plus
adéquate de faire voir l’instabilité du monde. Tout mensonge apparaît comme une
vérité en puissance et toute vérité comme un mensonge à venir. Tout comme le quiproquo, le mensonge favorise l’élaboration de situations amoureuses fondées sur le
renversement (« Mon cœur déjà penchait où mon erreur le jette », (v. 1726). Cliton,
à deux reprises, s’exprime sur ces effets de trompe-l’œil : « Les menteurs les plus
grands disent vrai quelquefois » (v. 1336) et « Quoi, même en disant vrai vous mentiez en effet ? » (v. 1628).
10 Dorante dépose le masque dans les scènes avec Cliton et dans ses apartés (lesquels sont de plus en plus nombreux au fur et à mesure que la pièce avance). Il ne se
montre vraiment tel qu’il est que devant celui qu’il n’a pas intérêt à berner. Les apartés les plus nombreux sont réservés au père avec lequel Dorante doit jouer au plus fin
(v. 582,1207-1209,1501). Par ailleurs, ils signalent l’échec du menteur qui est berné
à son tour (motif de l’arroseur arrosé, hérité des fabliaux et de la farce) : « Ô
qu’Alcippe est heureux et que je suis confus ! » (v. 1635) ou « Bonne bouche, j’en
tiens, mais l’autre la vaut bien » (v. 1724).
11 Comme Alcandre par la magie, Dorante, par le mensonge, donne à voir des
vies fugitives : celles d’Alcandre s’avèrent réelles, celles de Dorante, bien que totalement imaginaires, participent néanmoins à la construction de ses aventures.
Étape 12 [Pourquoi Dorante ment-il ?, p. 192]
12 Le mot « rêver » a un double sens dans la pièce : tantôt il signifie « se laisser
aller à la rêverie, songer » (v. 1092), tantôt « inventer comme dans un rêve, mentir »
(v. 169, 312,1095). Dans le vers 1148 (« Cette place pour vous est commode à
rêver »), Cliton joue sur le double sens du mot : à l’endroit de la Place Royale d’où
Dorante épie la maison de Lucrèce, on ment aussi facilement qu’on y rêvasse. Là
encore, rêves et mensonges participent du même univers baroque.
L’expression « en conter » a également deux sens : 1) inventer des contes à dormir
debout pour tromper quelqu’un (v. 803, 1168, 1175) ; 2) conter fleurette, chercher
à séduire (v. 852, 1399, 1688). De la séduction au mensonge, il n’y a donc qu’un
pas et vice versa ! Ainsi, lorsque Clarice dit à Lucrèce : « Chère amie, il en conte à cha-
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cune à son tour », le spectateur, par le jeu de la double énonciation, peut entendre
que Dorante fait la cour aux deux jeunes femmes mais également qu’il cherche à les
abuser toutes deux, ce dont Clarice n’est pas dupe.
14 Quelques fanfarons célèbres : le Pyrgopolinice du Miles gloriosus (Le Soldat
fanfaron) de Plaute, le Matamore de L’Illusion comique, le Falstaff de Shakespeare (Les
Joyeuses Commères de Windsor), le capitaine Fracasse de Théophile Gautier, le fameux
Tartarin de Tarascon d’Alphonse Daudet, et le hâbleur magnifique qu’est le Cyrano
d’Edmond Rostand. Du côté du XVIIe siècle, voir aussi le portrait d’Arrias dans Les
Caractères de La Bruyère et ceux de Timante et Géralde dressés par Célimène dans Le
Misanthrope (acte II, scène 4).
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9
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