CATEGORIE ADULTE

Transcription

CATEGORIE ADULTE
CATEGORIE ADULTES
Mention spéciale Anticipation
Humanité
Frédéric GOBILLOT
L
e vaste écran à diodes luminescentes martelait sans cesse ses images idylliques
vouées à vanter sans fin les propriétés fabuleuses de telle nouvelle machine à
laver autorégulatrice, telle crème corporelle défoliante au tout dernier
phytocéramide élastogéne microencapsulé ou tel décapsuleur électrique à port USB.
Attendant leur bus du soir, une dizaine de personnes fixait avec attention – et envie pour la
plupart d’entre eux - cette propagande officielle de l’église gouvernementale. Isaac remarqua
même qu’une grosse femme triturait fanatiquement un petit cube à surface réactive, dernière
incarnation de l’emblème représentatif de La religion Cathodique de Consommation. Tout
adepte pratiquant se devait de posséder le nouveau Cube sorti – presque un tout les deux
mois. Isaac en était resté au Cube phosphorescent qu’il prenait néanmoins soin d’afficher
ostensiblement autour de son cou. Pour les mêmes raisons il fixait l’écran recouvrant une
bonne part de l’abri bus même s’il rejetait en bloc le matraquage publicitaire étatisé. Il se
noyait volontairement dans la masse.
Heureusement, il partageait sa particularité avec d’autres refusant l’idéologie imposée
par les doctrines religieuses de l’église Cathodique désormais au pouvoir depuis plus de
quarante ans dans la grande majorité des pays industrialisés. A divers degrés l’ensemble de la
population vivait à présent dans l’illusion du bonheur par la possession matérielle. Il ne
s’agissait plus de répondre aux besoins minima, ni même d’acquérir un confort de vie, mais
bel et bien de posséder le dernier cri de la mode technologique. C’était une course mécanique
et incessante vers la nouveauté vantée par la propagande officielle. Celle-ci était d’ailleurs
partout, dans la rue, dans les magasins, dans les restaurants mais aussi chez soi. Les multiples
écrans télévisés qui se répartissaient dans toutes les pièces d’une maison vomissaient sans
interruption leur publicité religieuse abrutissant les cerveaux humains. Si, bien évidemment,
la chaîne Cathodique était la plus regardée, elle était suivie de près par les diverses chaînes
appartenant aux multiples cartels économiques. Mais même en dehors de ces programmes
ouvertement publicitaires, les autres émissions ou films ne pouvaient légalement se départir
de cette même mission religieuse. Un quota devait être respecté obligeant les créateurs déjà
réduits au carcan d’une censure étatique stricte à insérer dans leur œuvre un pourcentage non
négligeable d’incitations indirectes. Rares étaient les films où telle boisson ne devenait pas
l’indispensable du héros, quand ce n’était pas une voiture ou un ordinateur précis dont la
marque était mise plus qu’en évidence ainsi que ses qualités indéniables. Au même titre que
les acteurs, le produit devenait une vedette médiatisée par le Saint Commerce.
Le bus venait d’arriver, lui aussi couvert d’écrans Cathodiques. Les personnes s’y
engouffrèrent mécaniquement sauf la grosse femme au Cube réactif enracinée dans une
publicité sur une nouvelle crème amaigrissante qui faisait suite à un spot glorifiant la saveur
de biscuits chocolatés enrichis en sucre. Le bus repartit laissant là la fervente croyante à sa
prière silencieuse, échappatoire insatisfaisant à l’impossibilité financière de consommer.
Pourtant cette impossibilité devenait de plus en plus relative avec les nouveaux
préceptes de l’Eglise qui ayant absorbé progressivement tous les autres organismes de prêt
était devenue l’unique créditeur existant. Jusqu’à présent il n’était possible de s’engager
financièrement que sur son travail propre. l’Eglise créditait les comptes des demandeurs afin
que ceux-ci puissent financer leurs achats et s’ils n’étaient pas en mesure économique de
rembourser de telles sommes par leur propre salaire, ils devenaient redevables de temps de
travail pour le gouvernement religieux. L’endettement était devenu un mode de vie permanent
et le travailleur était redevable à vie à l’Eglise ou à ses satellites, les cartels. Bien que déjà
aberrant le système venait de monter d’un nouveau cran. Suivant les paroles divines à jamais
inscrites dans le Réseau, le Prasident Bernard VII avait décrété que le don de travail pourrait
désormais s’étendre à sa descendance. Ainsi, avant même parfois d’être en âge de consommer
les enfants devenaient déjà débiteurs du système du fait de la Foi de leurs parents !
Crétinisée par l’embrigadement Cathodique, la population avait accueilli avec
enthousiasme cette nouvelle. Isaac en avait été révolté comme ceux de son mouvement. Dans
de telles circonstances, il ne voyait guère comment encore faire réagir les masses. La
résistance semblait perdue, pourtant il voulait encore se battre. L’humanité en valait encore la
peine. Isaac osait l’espérer. Il ne voulait pas trahir la pensée de son père. Bien qu’extrême la
solution envisagée par Bill semblait la seule échappatoire.
Isaac s’était assis à côté d’un homme entre deux âges. Un mini écran sur les genoux,
une oreillette fixée à l’oreille gauche, celui-ci était happé par un des multiples jeux
informatiques en Réseau, labellisé et contrôlé par le gouvernement Cathodique. A ses débuts,
largement soutenue par les conseils d’administrations et autres actionnaires des cartels
commerciaux, l’Eglise s’était rapidement répandue sur le Réseau Internet en multipliant ses
sites officiels ou officieux. La population fascinée par ce média omnipotent s’était facilement
laissée conquérir par la doctrine de « Biens » des Cathodiques relayée par les sites fleurissant
d’achats en ligne. Peu à peu, les gens se désociabilisant des autres par le simple fait de ne plus
devoir sortir pour exister étaient devenus totalement dépendants du Réseau infiltré par
l’Eglise. En devenant le premier parti national dans plusieurs pays puis l’autorité gouvernante
« monarchique », l’Eglise avait mis la main sur l’ensemble du Réseau. Les poches de
résistante de libre pensée avaient été peu à peu écrasées alors que l’accès au Web avait été
réglementé. Les modems cubiques cathodiques promus par la parole religieuse avaient
rapidement envahis le marché s’ajoutant subrepticement à l’arsenal « big brother » du
gouvernement ecclésiastique.
A l’insu de tous le moindre acte effectué sur son ordinateur en permanence connecté
sur le Réseau devenait une information pour le gouvernement. Des systèmes d’espionnage
informatique de plus en plus performants recherchaient tout mot clef écrit ou dit sur le Réseau
pour identifier un esprit réfractaire au dictat religieux de consommation. Les représailles
étaient immédiates et automatiseés ; de plus en plus automatisées en fait. L’Eglise avait
détourné la fonction première des Automates à cerveau Quantique mis au point par l’éminent
Professeur Masvoï pour en faire de parfait petits soldats centralisés par connection I.R au
cerveau informatique central des Cathodiques.
Ces androïdes faisaient froid dans le dos à Isaac. Ils avaient volontairement un aspect
déshumanisé malgré leur morphologie humanoïde. Leur visage cyclopéen était exempt de nez.
Leur bouche n’était qu’une fente grillagée et leurs capteurs auditifs invisibles sous la surface
blanche métallisée de leur crâne. Vêtus d’un costume noir, ils étaient armés de tasers à haute
puissance souvent mortels. Ces fourmis industrieuses programmées à l’essence même des
dogmes religieux avaient vu leurs capacités de réflexion volontairement bridées et limitées à
leurs tâches militaires. Les automates étaient devenus des auxiliaires de police plus
qu’efficaces et redoutés qui désormais sillonnaient les rues de la ville scrutant pour dépister
les païens et les résistants.
A cette pensée, Isaac ne put s’empêcher de regarder nerveusement autour de lui. Ces
dernières semaines la résistance était sur le qui vive. Nombreux d’entre eux avaient été pris.
Ils n’étaient plus qu’une poignée. Il se devait d’autant plus d’être prudent. Mais tous les
passagers étaient plongés dans l’observation des écrans internes au bus ou dans leurs propres
écrans portables. Les yeux figés dans les images diffusées, pensant déjà à leur prochain achat
qui les unifomiserait un peu plus dans la pensée unique, aucun échange ne se faisait entre eux.
Ils étaient là, plantés comme des poupées de cire jetant à peine un œil à chaque arrêt. Certains
connectés faisaient déjà des commandes via le Réseau, voir des échanges d’anciens produits
contre des nouveaux comme le préconisait la règle du Renouveau Possessif de l’Eglise. Bien
entendu la différence se payait en monnaie ou don de travail.
Aucun visage, aucune attitude ne dénotait de l’ensemble pouvant laisser à penser à
Isaac qu’il était suivi ou menacé par un espion Cathodique. Bill, petit génie de l’informatique,
ami et confident de longue date avait désapprouvé le risque qu’Isaac prenait en décidant de
sortir de sa retraite. Isaac était le cerveau de la Résistance, son chef indéniable, et son penseur
humaniste. Il en était le moteur. Sans lui, Bill estimait que le peu de Résistance qui restait
s’écroulerait. Isaac semblait totalement immunisé à la propagande religieuse. Personne
d’autre ne pouvait en dire autant. Le besoin était dans les gènes humains. C’étaient les
caractéristiques propres d’Isaac qui avait incité Bill à mettre en place ce projet insensé. Mais
quoiqu’il en dise cet espoir reposait autant sur Bill que sur Isaac. Si Isaac pouvait sans nul
doute établir une connection sécurisée et était la clef du système, Bill était le créateur du
programme. Isaac considérait qu’il avait bien plus de mérite que lui.
Le bus s’arrêta, la voix du conducteur annonça : « Place Blue Coca ». Isaac s’était levé
et il fut le seul à descende ce qui le rassura.
Comme convenu il suivit le parcours prévu passant sans broncher devant un duo
d’automates surveillant les allées et venues. Isaac crut bon de s’arrêter quelques minutes
devant un écran publicitaire ventant le confort d’un sofa thermorégulé. Il reprit son chemin et
s’arrêta devant la vitrine publicitaire d’un magasin en ligne vendant des télévisions. Là le
dernier model était exposé, écran plat bien sûr, large et à son dolby surround, mais possédant
un design très différent du modèle de l’année précédente. La mode était aux angles, plus aux
courbes, au bleu métallisé, plus au roux mat.
Fixant la vitrine comme tout homme ordinaire, Isaac patienta jusqu’à ce que Bill
arrive. Il était légèrement en retard. Oreillette à l’oreille, ordinateur portable en bandoulière, il
était un peu plus petit qu’Isaac. Il était pâle. De suite, Isaac comprit qu’il y avait un problème.
Se tenant le côté gauche Bill vînt se placer juste à côté d’Isaac. Aucun échange verbal n’était
prévu entre eux. Les gens ne se parlaient plus. Délaissant son flanc, Bill glissa sa main vers
Isaac qui subrepticement prit la clef USB que lui tendait Bill. Bien que n’ayant que peu de
sensibilité tactile, Isaac constata qu’elle était poisseuse.
Bill ne s’attarda pas et s’éloignait déjà. Isaac regarda sa main. La clef USB était tâchée
de sang. Bill venait de tourner dans une petite rue transversale. Le plan était de se séparer et
de se contacter plus tard, pourtant Isaac ne pouvait laisser son ami ainsi. Bill avait été un des
brillants élèves de Masvoï. C’était par lui qu’Isaac avait rencontre Bill. Masvoï, le fondateur
de l’intelligence artificielle avait été désigné comme hérétique dès qu’il avait émis un peu
trop fort d’objections contre l’utilisation qu’envisageait l’Eglise de ses Automates. Il avait dû
fuir cherchant dès lors à réparer. Même s’il n’avait pas abouti du temps de son vivant ses
travaux serviraient aujourd’hui le projet fou de Bill.
Quelque soit l’importance de la mission, Bill était son ami. Ne pas l’aider, nierait la
pensée humaniste de leur mouvement. Isaac emboîta le pas à Bill le rattrapant aussitôt dans la
petite rue. Bill était affalé dans l’alcôve d’une porte cochère. Isaac s’accroupit et écarta la
veste de l’informaticien. Son pull grillé était couvert de sang.
- Sauve-toi Isaac, les derniers éléments du programme sont autosuffisants. Tu peux
t’en servir seul. Il ne faudra que quelques minutes. J’ai été repéré. J’ai pu leur échapper, mais
ils ne doivent pas être loin. Tu ne dois pas être pris.
- Pas question, je t’emmène avec moi.
Sans effort, Isaac souleva l’homme. Mais Bill avait raison. Ils n’étaient pas loin. Les
deux automates croisés par Isaac se présentèrent à l’entrée de la petite rue.
- Au nom de la Sainte Eglise, vous êtes en état d’arrestation, lança une des mécaniques
d’une voix synthétique glaciale en pointant son taser vers les deux hommes.
Pas de discussion possible avec ces cerveaux bridés. Isaac devait fuir. Mais un quatuor
d’automates venait d’apparaître à l’autre extrémité de la rue. Isaac bondit en avant.
L’androïde cathodique fit feu. Isaac s’interposa. Une pointe du taser pénétra ses vêtements
alors qu’une autre perforait la peau de son visage. La décharge électrique fusa secouant Isaac
déchirant et brûlant son derme. Des lambeaux calcinés se détachèrent de sa face. Isaac arracha
les fils du taser et continua à s’avancer en dégainant un impulseur électromagnétique.
Déconcerté un instant par manque d’informations pertinentes, les deux automates perdirent de
précieuses secondes. Isaac tira. L’onde frappa les deux robots surchargeant leurs circuits.
Déconnectés un court instant ils se figèrent telles des statues de marbre.
Isaac entraîna Bill à sa suite. Mais l’homme se dégagea de lui. Il le regarda avec un
petit sourire. Il avait souvent oublié la réalité de son ami. Il lui prit l’impulseur des mains.
- Je t’avais dit de ne pas venir en personne. Tu es trop important pour le plan. Tu es
repéré à présent. Tu dois te connecter et mettre le plan à exécution dès que possible. Nous
comptons tous sur toi. Je vais retenir ceux-là.
Isaac hésita. Bill effleura des doigts la plaie brûlée que son ami avait au visage. Quelle
ironie ! pensa-t-il.
- Va. Ton père serait fier de toi.
Isaac se résigna. Ainsi marqué il n’irait pas loin s’il devait emmené Bill avec lui. Leur
devoir allait au-delà de leurs vies. Il s’éloigna en courant alors qu’il entendait un nouveau tir
électromagnétique.
Il arriva chez lui et se rendit directement dans sa cave. Il savait très bien que les
Automates l’avaient traqué jusque là. Ils débarqueraient en force d’ici quelques minutes. Il
devait faire vite.
Là, l’appareillage réunit par la résistance ces derniers mois avait pris forme. Un
système informatique hors-norme capable de percer rapidement les défenses de l’I.A centrale
de l’Eglise et d’infiltrer le Réseau. Combien de membres de la résistance avaient donné leur
vie pour en arriver là, pour réunir les composantes, pour tester individuellement les
programmes au risque de se faire repérer et exterminer ? Mais les morceaux avaient enfin été
mis bout à bout. Isaac qui avait été le point de départ du le projet de Bill en serait aussi
logiquement le point final, l’élément de connivence indispensable qui permettrait
l’identification et l’infiltration du système.
Les automates venaient de pénétrer dans la maison. Ses capteurs internes l’indiquaient
à Isaac. Ils devaient encore trouver l’entrée dissimulée de la cave. Cela lui laissait encore un
peu de temps. Assez, il l’espérait.
Croisant son visage brûlé dans un miroir, il se figea un instant. Son père, le Professeur
Masvoï avait poussé le détail jusqu’à la perfection du derme piqué d’une barbe rasée de près.
Il arracha les quelques lambeaux fondus dévoilant les muscles synthétiques et l’ossature
métallique de sa mâchoire.
Isaac défit sa veste cramoisie et d’une impulsion mentale il ouvrit sa cage thoracique
dévoilant des circuits internes identiques à ceux des automates. Mais son cerveau à lui, s’il
était de même construction n’était pas bridé. Son père lui avait donné bien plus qu’un
semblant de vie, il avait créé une étincelle d’humanité née de rêves d’enfants.
Il fit les branchements nécessaires avec l’ordinateur et connecta la dernière clef USB
que lui avait donné Bill initialisant le programme « black-out ». Isaac était un parfait Cheval
de Troie, l’I.A centrale des Cathodiques ne se méfierait pas d’un cerveau quantique censé être
à sa botte.
La porte de la cave explosa.
Via Isaac, le programme de Bill venait de pénétrer le Saint Réseau lui donnant accès à
tout, ordinateurs, télévisions et automates.
Les policiers mécaniques hésitèrent bien moins que leurs synonymes dans la rue. Ils
avaient déjà partagé l’information que l’ennemi était l’un des leurs. Ils firent feu. Plusieurs
électrodes se figèrent dans le corps métallique d’Isaac. Cette fois, la charge électrique était
bien trop forte pour lui.
Un à un ses circuits grillèrent, ses diodes explosèrent tentant de protéger les
microprocesseurs vitaux à l’opération en cours. Ses récepteurs externes s’éteignirent. Il fallait
juste qu’il tienne encore un peu, l’opposition devait pouvoir renaître. La dernière résistance
disjoncta à son tour faisant fuir du corps disloqué une dernière étincelle de vie.
Mais il était trop tard.
L’impulsion avait déjà été émise. Le virus se démultipliait au sein de l’I.A divine se
répandant dans ses multiples excroissances déconnectant l’Eglise du Réseau, effaçant toutes
les données accumulées par celle-ci, libérant les pantins humains de cette esprit parasitant le
leur. Une grande majorité des ordinateurs et des diffuseurs télévisuels allait se mettre à
émettre en boucle des textes poétiques enrichis d’images empruntées par la Résistance à tous
les paysages du monde.
Le chaos serait terrible. Selon Bill, il faudrait des semaines à l’Eglise pour contrer ce
virus. Privée de son cerveau principal, la population allait devoir à nouveau vivre par ellemême et réactiver les mécanismes propres de sa pensée individuelle. Un vent de liberté allait
souffler sur le monde repoussant l’emprise absolue des Cathodiques.
Et puis surtout, là au cœur des automates, la pensée d’Isaac s’était plantée en
profondeur. Une simple graine féconde qui germerait de ci de là faisant sauter une à une les
brides des androïdes.
L’espoir de l’homme était bel et bien en marche.