LA VOIX DE MUSÉE
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LA VOIX DE MUSÉE
MEI « Médiation et information », nº 9, 1998 _______________________ LA VOIX DE MUSÉE ? LE PROBLÈME DES VOIX DANS LA MÉDIATION DE L'ŒUVRE D'ART IN SITU Françoise Casanova Maître de conférences Université Paris I Panthéon - Sorbonne Résumé : Une opération originale permet à des étudiants en Histoire de l’Art d’intervenir oralement auprès d’un public-jeunes, dans le contexte spatiotemporel particulier du Musée du Louvre, en présence des œuvres, sur le mode conversationnel, et obligatoirement en situation d’improvisation régulée. Le phénomène vocal est au centre de ces médiations déclinées au pluriel. L’article aborde le problème de l’étude de ce phénomène et de ses impacts, et rend compte des questionnements qu’il suscite. Chaque année depuis 1993, et rituellement à l’automne, le Service Culturel du Musée du Louvre organise des Nocturnes gratuites à destination des jeunes de moins de vingt six ans1. Ces jeunes sont, bien sûr, invités à venir découvrir le Musée et les œuvres qu’il abrite. Mais plus : ils sont accueillis par des étudiants en Histoire de l’Art, “présents dans les salles pour partager leur passion des œuvres”2 précise l’invitation. D’entrée de jeu et ouvertement, le but premier de cette présence dans les salles est affirmé comme étant le partage, entre jeunes, d’un rapport “passionnel” aux œuvres d’art : l’expression dit assez combien l’accent n’est pas mis de façon exclusive sur la seule délivrance des savoirs, sur les seuls contenus des textes énoncés par les étudiants auteurs3, mais aussi 1 Jusqu’à présent, les Nocturnes, au nombre de quatre, ont toujours eu lieu à cheval sur les mois d’Octobre et de Novembre, coïncidant ainsi avec la rentrée universitaire. Pour la saison 1998-99, une variante est introduite : deux séances se déroulent les 28 Octobre et 4 Novembre, les deux autres sont reportées aux 7 et 14 Avril 1999, et s’inséreront dans une série d’opérations commémorant l’anniversaire des dix ans du Nouveau Louvre. 2 Programme du Musée du Louvre, saison 1998-99, p. 6. 3 Chaque étudiant est l’auteur des textes préétablis sur lesquels s’appuie son intervention. On retiendra qu’il est expressément demandé aux intervenants de mémoriser le contenu de leurs textes et de parler “en prose” et “à mains nues”, c’est-à-dire sans récitation juxtalinéaire et sans lecture de documents ; ceci afin qu’ils assurent de façon optimale les interrelations entre les participants, et qu’ils 99 _______________________ La voix de musée _______________________ sur leurs partis pris personnels, sur leur goût de la fréquentation des œuvres, sur leur engagement affectif, leurs émotions, leur enthousiasme et leur disponibilité. Et, par suite à un deuxième degré, sur le jeu, sur la dimension scénique, sur tous les “effets spéciaux” comportementaux et vocaux que les étudiants peuvent produire dans leurs interventions, car susceptibles d’emporter l’auditoire, de le charmer, de le séduire, de susciter son adhésion, de l’entraîner et, visée finale – c’est un des objectifs du Service Culturel –, de l’inciter à renouveler la visite et à réitérer l’expérience. Dès lors on comprend qu’il soit demandé aux étudiants médiateurs de fonctionner, non pas sur le mode de la conférence traditionnelle, de la visite guidée, du cours professoral, de la conventionnelle leçon ou de l’exposé universitaire, mais sur le mode du dialogue et de la conversation1. Fournir des informations, transmettre des connaissances, faciliter l’accès aux œuvres et répondre aux questions, certes, mais aussi activer le regard de l’autre, susciter des interrogations, favoriser l’appropriation, déployer et démultiplier les échanges, les relancer dans un régime d’action qui est avant tout celui de la mutualité, de la coopération, de la rencontre, du partage2, différent du régime de la conversation quotidienne et ordinaire, différent du régime de la conversation spontanée, même s’ajustent en permanence à leurs interlocuteurs. Quelques étudiants ne respectent pas la consigne, mais à leurs dépens, car ils sont du fait très négativement appréciés par le public, ils sont jugés scolaires et peu attractifs : par suite le public s’écarte d’eux . “Si l’étudiant récite son texte ou qu’il le lit, je ne suis pas attirée” ; “Il y avait une étudiante qui manquait d’assurance, elle lisait ses fiches, c’est pas nécessaire, on sentait qu’elle était gênée” ; voici, parmi de nombreuses autres, deux des remarques formulées par les jeunes visiteurs sur cette pratique de la récitation/lecture. Cf. mon rapport général Évaluation qualitative des médiations orales Nocturnes 1996, avec actualisation 1997, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, U.F.R. 04/Service Culturel du Musée du Louvre, pp. 25, 33 et 51. 1 Une médiation de type conversationnel repose sur les aller et retour effectués entre les participants, sur la place non dominante de l’intervenant, et sur l’égalité de principe entre les participants. Les relations y sont de type horizontal. Le mode conversationnel se distingue du mode conférentiel en ce qu’avant tout échanges et apprentissages des savoirs y sont indissociables : “Les conférences en effet reposent sur un idéal précaire : certes, il convient que les auditeurs soient emportés au point de ne pas voir le temps passer, mais ce doit être à cause du sujet traité et non à cause du jeu du locuteur : c’est le sujet lui-même qui est censé avoir un effet durable sur les auditeurs, indépendamment du plus ou moins grand bonheur de sa présentation” (Erving GOFFMAN, Façons de parler, Paris, Minuit, 1987, p. 173). 2 D. CARDON, J.P. HEURTIN, C. LEMIEUX, “Parler en public”, in Politix, n°31, 1995, Paris, Presses de Sciences Po, p. 9. 100 100 MEI « Médiation et information », nº 9, 1998 _______________________ s’il le mime : telles sont, conséquences des visées de l’opération de médiation mise en place, les tâches qui incombent aux intervenants1. C’est pourquoi consigne leur est donnée d’éviter, si faire se peut, la formation de groupes dépassant la dizaine de personnes : les contacts interpersonnels et la situation de face-àface initiale – en dépit de son inéluctable élargissement – sont dans ces conditions préservées. Bien qu’on reconnaisse volontiers qu’il n’est pas toujours aisé, en situation d’affluence, de respecter cette consigne limitant la taille des groupes et le nombre des participants. Ainsi, sur le mode de l’échange direct et dans l’interactivité qui en découle, des étudiants “spécialistes” mais qui ne sont pas encore des professionnels, se mettent-ils volontairement, dans des “moments” privilégiés, à disposition d’un public dont ils partagent l’âge, la sensibilité, le niveau de langage, voire les préoccupations. La présence de ces intervenants est – on ne s’en étonnera pas – un facteur clé avéré du succès de l’opération des Nocturnes2 . Se tenir et parler en public, être en représentation au sens théâtral du terme, se trouver officiellement crédité d’une autorité intellectuelle, s’exposer pour et avec autrui dans l’attente d’une réplique – surtout dans ce lieu patrimonial prestigieux qu’est le Louvre –, est un acte intimidant et solennel ; exceptionnel pour un étudiant qui par définition n’y est pas habitué, même si par ailleurs il y a été préparé. A cet égard, il convient de préciser que les intervenants appartiennent à deux formations différentes. Globalement, deux tiers sont des élèves de l’Ecole du Louvre, un tiers des étudiants en Maîtrise de Conception et Mise en œuvre de Projets Culturels, à l’U.F.R. des Arts et Sciences de l’Art de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Les premiers sont des futurs historiens de l’art, conservateurs et conférenciers3 ; les seconds des futurs médiateurs de la culture, qui, s’ils sont “experts” 1 A ce propos, il est important de préciser que les conférences et les visitescircuits traditionnelles ne bénéficient pas d’une image positive auprès de la jeunesse : elles sont décrites comme ennuyeuses, statiques, rebutantes et vieillotes. C’est ce constat initial qui a conduit Catherine GUÉRIN, responsable des relations Grandes Écoles et Universités au Service Culturel, à concevoir le dispositif des Nocturnes. Cf. son rapport “Pratiques et représentations du musée d’art chez les étudiants”, Service culturel du Musée du Louvre, 1995 ; cf. également mon rapport cité en note 3. 2 Cf. les dossiers de presse et les rapports Nocturnes gratuites Louvre-jeunes 1994-95 et 1996-97, sous la direction de Catherine GUÉRIN, Service culturel d u Musée du Louvre. 3 Ces élèves participent à l’opération sous la direction de Thérèse Piquenart, Directrice d’étude, et de Laurence Tardy, Responsable pédagogique. 101 101 _______________________ La voix de musée _______________________ en médiation, ne le sont pas en Histoire de l’Art, et ont dû, pour être habilités à intervenir, suivre la formation correspondante spécifique que je dispense à l’Université1. Ainsi, sur le terrain, les soirs de Nocturne, ces différentes orientations et identités travaillent en complémentarité, s’additionnent, tissent et combinent leurs effets en une vaste polyphonie, une “connexité organisée”2 de quelques cent trente voix3. ... Quoique l’évaluation qualitative d’une présence vocale et de ses impacts se présente comme une véritable gageure ... C’est par une logique propre à ce qui est pour moi, depuis plusieurs années, une pratique habituelle de terrain mais aussi un objet d’étude et d’enseignement – à savoir la médiation directe et indirecte des œuvres d’art, en présence et/ou en l’absence de l’œuvre4 –, que j’en 1 C’est durant l’année précédente du même cursus, en Licence, que les étudiants ont suivi cette formation à la Médiation de l’œuvre d’art in situ, et qu’ils ont été préparés et habilités à intervenir lors des Nocturnes. Par ailleurs, comme dès la première année la formation intègre des cours d’Histoire de l’Art, les étudiants de l’Université Paris 1 sont donc loin d’être néophytes en la matière. Néanmoins, à l’encontre des élèves historiens de l’Art, ils ne sont pas capables d’improviser sur un sujet à propos duquel ils n’ont pas acquis l’érudition nécessaire. D’où la nécessité d’une préparation. 2 Régis DEBRAY, Transmettre, Paris, Odile Jacob,1997, p. 34. Les intervenants sont invités à “camper sur leur site”, devant ou à proximité des quatre œuvres dont ils ont la charge. En effet, “quatre” est le nombre maximal d’œuvres objets de commentaires autorisé. La mesure, qui peut sembler restrictive, vise à limiter la circulation de groupes, et à stabiliser la “couverture” du musée. J’ai déjà par ailleurs, concernant les soirs de Nocturnes, risqué la métaphore du Louvreinternet : à la réserve que, loin d’être des présences désincarnées et virtuellement localisées, les étudiants seraient autant de “sites” en “chair et en os”, entre lesquels, via la marche à pied, le visiteur peut naviguer in situ , dans un espace réel. Cf. mon article “Une pratique interactive orale de l’Histoire de l’art au Musée du Louvre : des jeunes s’entretiennent”, in Publics et Musées , 2ème semestre 1998, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, sous presse. 3 Nocturnes 1997, car cent cinquante intervenants sont attendus en1998. Pour u n compte-rendu plus détaillé de l’organisation des Nocturnes, de la formation différentielle des étudiants qui y participent, de la définition et d u fonctionnement des interventions de type conversationnel, cf. note ci-dessus, mon article, 1998. Cf également Catherine Guérin, “Rapport d’étude”, in Publics et Musées n°5, Janvier-Juin 1994, ibid., pp. 122-125. 4 En effet, bien souvent, et pour des raisons matérielles évidentes, dans les médiations de l’Art en général ou à des fins pédagogiques, on utilise les 102 102 MEI « Médiation et information », nº 9, 1998 _______________________ suis venue, interrogeant mes façons de procéder et de m’ajuster aux réactions des publics, à me demander s’il était possible d’évaluer expérimentalement la qualité de ma présence vocale et ses effets sur les situations de médiation. A la suite de quoi, prêtant attention aux observations formulées par les jeunes visiteurs du Louvre et en vue de remédier aux faiblesses qu’ils avaient relevées, interrogation rétrospective à des fins prospectives, j’en suis venue à me demander s’il était possible de mesurer les impacts non pas de la voix mais des voix dans les interventions et les échanges effectués par les étudiants médiateurs. Car la voix, ce “drôle d’objet”1 théorique, d’être “dans l’air” n’en reste pas moins largement insaisissable et fuyante. Surtout pour qui n’est pas à priori armé à traiter cet “objet” de façon scientifique, mais qui, affronté à un problème relativement circonscrit (amender les présences vocales des étudiants in situ), ne peut cependant par ailleurs l’éviter, et ne peut repousser la question de sa construction en tant qu’objet théorique. C’est évidemment le phénomène vocal qui est au cœur, qui est le nerf, qui est l’épicentre de ces expériences plurielles de médiation orale en situation. C’est pourquoi une étude des phénomènes concrets et effectifs, à partir d’observations et d’enregistrements vidéo pris sur le vif, devrait permettre, à travers l’étude des voix, ces manifestations tangibles et hautement personnalisées, de travailler autour de la voix ; devrait mener à proposer un répertoire ou une typologie fonctionnelle des présences vocales, des actes vocaux et de leurs effets. Et pourquoi pas, corrolairement, devrait permettre de mettre au jour les divers textes comportementaux des étudiants médiateurs, ou de repérer des patterns, des éléments variants et invariants, et les réponses comportementales qui leur sont coextensives2 . substituts de l’œuvre que sont les diapositives et les reproductions photographiques. Lesquelles ne peuvent remplacer la confrontation directe avec les œuvres originales, et ne peuvent surtout pas donner lieu à une expérience esthétique authentique. Il s’agit de deux approches structurellement différentes, qui ne s’opposent pas mais qui, en fonction des dispositifs mis en œuvre peuvent se compléter de façon très fructueuse. 1 Pascal Bonitzer cité par Michel Chion, La voix au cinéma, Paris, Éditions de l’Etoile, 1982, p.12 2 On adoptera comme base de l’étude de la conversation en tant que phénomène de communication multicanale, les stratégies de recherche et les procédures correspondantes commentées dans le texte de Klaus R. Scherer : “Les fonctions des signes non verbaux dans la conversation”, in La communication non verbale, Lausanne, Delachaux et Niestlé, 1984, pp. 71-100. 103 103 _______________________ La voix de musée _______________________ Malheureusement, on l’aura compris, d’une part les définitions et les contraintes du contexte muséal, d’autre part la nature relationnelle et transactionnelle des interventions qu’il est demandé aux étudiants d’effectuer1, laquelle exige une flexibilité et des capacités d’adaptation permanentes, engendre une diversité des interventions qui s’offre comme un handicap majeur à une approche et à une saisie analytique qui viseraient à l’exhaustivité. Les contextes de parole et les situations de co-présence, les scénarios et les enchaînements de séquences dans les échanges, loin d’être pour autant informels et inorganisés, oscillent et sont éminemment variés : de l’ébauche d’un dialogue au dialogue proprement dit, à la conversation en petit groupe, ou, par force en cas d’attroupement, au mode conférencier. Le nombre d’individus engagés dans une interaction est constamment soumis aux aléas imprévisibles des flux de visiteurs ou d’une rencontre accidentelle, et oblige l’étudiant à changer quasiment à l’improviste le style et la profération de son commentaire. La durée des interactions est tout aussi fluctuante puisqu’elles peuvent durer de quelques secondes à une heure et demi. Il faudrait donc, dans le cadre d’une exploration systématique, dans l’absolu et au minimum, que les soirs de Nocturnes il y ait en fonctionnement autant de caméras vidéo que d’intervenants (cent trente au moins). Sans compter, étant donnés les phénomènes d’ambiances et d’échos sonores, l’extrême difficulté à réaliser un enregistrement des voix en action qui soit ensuite audible à la réécoute. Pour l’instant, et pour des raisons techniques, les essais d’enregistrement n’ont donc pas encore pu être menés à bien. Mais en dépit de ce qui s’énonce comme un complexe, de nouvelles tentatives vont être faites dans les prochains mois2. ... Parce que la participation à un programme de recherche sur les produits multimédia interactifs à vocation culturelle stimule les interrogations ... Ce questionnement sur l’impact des voix dans les médiations de l’œuvre d’art a été renforcé par une autre expérience menée parallèlement depuis trois ans. En effet, dans le cadre des activités 1 Cf. la note 2 p. 99 ci-dessus et les conclusions de mon rapport général cité en note 3 p. 97. 2 L’enregistrement vidéo de quatre interventions est prévu durant les Nocturnes des 28 Octobre et 5 Novembre 1998. A partir du corpus de données réunies et analysées, l’observation sera reconduite les 7 et 14 Avril 1999. 104 104 MEI « Médiation et information », nº 9, 1998 _______________________ du Centre de Recherche sur l’Image (CRI) de l’Université Paris I, une équipe d’enseignants-chercheurs dont je fais partie a conçu et réalisé un multimédia interactif d’introduction à l’Histoire de l’art, en l'occurrence un cédérom. Le multimédia en question s’intitule “L’Annonciation dans la peinture occidentale de la Renaissance au 20ème siècle”1. Il offre, entre autres, soixante douze diaporamas dont trente et un sont animés : chacun de ces diaporamas est accompagné d’un commentaire sonore, ou plus exactement, pour ce qui a trait à notre propos, d’un texte qui est lu, d’un texte qui est véhiculé par une voix. Les modalités selon lesquelles, dans ces diaporamas, le son, l’écrit et le visuel s’articulent relèvent génériquement de ce que Michel Chion appelle “l’audio-(logo)visuel”2. Or les étudiants qui ont suivi, qui suivent les expérimentations et les développements de produits multimédia conduits par les enseignants chercheurs, sont les mêmes que ceux qui interviennent au Louvre. C’est ainsi que dans la phase de test et d’étude de faisabilité du multimédia sur “l’Annonciation”3, j’ai été amenée à lire et à faire lire aux étudiants les textes destinés aux diaporamas, puis, conjointement, à leur faire enregistrer et écouter de façon critique 1 Ce multimédia est le fruit d’une coproduction entre l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, le Centre National de l’Enseignement à Distance (CNED), la Réunion des Musée Nationaux (RMN), le Ministère de la Culture, et les Publications de la Sorbonne ; les auteurs et chefs de projet en sont Bernard Darras et moi-même. Le conseil scientifique est composé de Daniel Arasse, Pierre Fresnault-Deruelle et Jac Fol. De nombreuses personnalités du monde universitaire et artistique y ont apporté leurs contributions. Le multimédia est actuellement sous presse. Il sera distribué par la RMN sous le titre plus succinct de “L’Annonciation de la Renaissance à nos jours”, mais devrait garder son titre original dans le produit distribué par le CNED et l’Université Paris 1. 2 Le son, Paris, Nathan, 1998, pp.225-26. 3 D’aucuns ne manqueront pas de souligner combien la problématique des pouvoirs de la voix est illustrée de façon privilégiée dans cet événement biblique qu’est l’Annonciation. Événement qui introduit au Mystère de l’incarnation d u Verbe, de la phônè (la “voie” céleste qui se fait logos, parole), du Souffle fait chair, de la Voix d’en Haut, de la Parole fécondante. Il est difficile d’affirmer catégoriquement que la relation entre mon intérêt porté à la voix in præsentia , le thème biblique et les représentations artistiques sur lesquelles nous avons travaillé est fortuite, même si ce lien, pointé a posteriori, s’est construit à notre insu. Sur la fécondation par La Voix et per aurem (par l’oreille), de la Vierge Marie et d’autres figures mythologiques, cf. Guy Rosolato, “la voix” in Essais sur le symbolique, Paris, Gallimard, 1969, pp. 287-305 ; Corrado Bologna, “Les symbolismes de la parole” in Le Grand Atlas des littératures, Enyclopædia Universalis, 1990, pp. 74-77. 105 105 _______________________ La voix de musée _______________________ nos voix. Les débats dans les séances au cours desquelles ont été sélectionnées les voix, celles qui devaient lire les commentaires des diaporamas figurant dans la maquette du multimédia, ont montré à quel point nous avions affaire, là, à des différences qui résistaient non pas tant à une description et à un classement, somme toute toujours possibles, sur des bases qui relèvent de l’écoute réduite telle que l’a posée Pierre Schaeffer1, mais à des différences qui résistaient à une évaluation qualitative rationnelle et objective. Cependant, nous avons pu repérer de façon très approximative - mais comment procéder autrement ?- dans le corpus réuni, des voix qui, après description de leurs caractéristiques acoustiques, pouvaient être classées suivant les paramètres 1) sexuel ; 2) de la hauteur ; 3) du timbre ; 4) du rythme/débit ; 5) de l’articulation ; 6) de l’accentuation ; 7) de l’appartenance culturelle. Ces critères changent en fonction de la composition de l’équipe, et les souslistes sont trop longues pour que nous les livrions in extenso. En tout état de cause, et malgré l’extrême fragilité de sa méthode, l’apport de ce type de démarche nominative et analytique est indéniable : elle nous a au moins permis de justifier “après-coup” des choix qui avaient été très intuitivement faits, tel que d’allier telle voix à telle voix dans la lecture d’un même texte. Cette solution auditive, la double voix en alternance, qui est aussi une stratégie de lecture, a d’ailleurs été abandonnée, elle nuisait au suivi du commentaire. Il n’en reste pas moins : finalement ce sont donc des voix élues en fonction de critères parfaitement subjectifs qui ont été chargées de fixer les textes sur cassettes2 . Enfin, le projet évoluant, il a été nécessaire à un moment de statuer sur la ou les voix qui accompagneraient définitivement les diaporamas dans le produit commercialisé. Après discussions, aux fins d’homogénéiser l’ambiance sonore et d’assurer une audibilité optimale, il a été convenu que ce travail serait assumé par une lectrice professionnelle, excepté treize textes écrits par Pierre Fresnault-Deruelle, Professeur à l’Université Paris 1, qui a accepté de se prêter au jeu de l’enregistrement en cabine. Les propriétés de sa diction et de son timbre “grave et calme”, l’éloquence de son 1 “L’écoute réduite est... celle qui fait volontairement et artificiellement abstraction de la cause et du sens..., pour s’intéresser au son considéré pour luimême, dans ses qualités sensibles...” : M. Chion, opus cité, 1998, p. 238. 2 Cet exercice va être repris, mais chaque étudiant aura désormais l’obligation de créer son diaporama, et par contrecoup ne pourra déroger à en assurer la sonorisation. La configuration et la tonalité des débats devraient en être singulièrement changées 106 106 MEI « Médiation et information », nº 9, 1998 _______________________ phrasé que plusieurs témoignages qualifient de “professoral”1, apportent un caractère contrasté, une “ex-centricité” et une légère disparité dans un ensemble qui, sans cela, totalement vocalisé au féminin et en voix relativement haute, risquait d’être trop uniforme. Dans les diaporamas du multimédia, les deux registres visuels et sonores s’interpénètrent, se croisent, se succèdent, se répondent. La voix entendue stimule le regard auquel les reproductions sur écran sont offertes, elle attire l’attention sur tel ou tel motif ; elle aimante, centre ou décentre la focalisation visuelle effectuée sur les images et sur les opérations plastiques auxquelles ces images sont soumises. Elle peut renforcer ou diminuer l’attraction exercée par la représentation reproduite, à laquelle, parfois, sont adjointes des inscriptions écrites, qu’elle prend en compte ou qu’elle abandonne à la libre lecture de l’utilisateur. Mais sa portée ne s’arrête pas à cela seulement. Une jeune fille de vingt-cinq ans, secrétaire, après le visionnement du diaporama “Philippe de Champaigne” dont le texte est lu par Pierre Fresnault-Deruelle a déclaré : “Je n’ai pas eu le temps de comprendre tout ce qui est dit mais c’est beau à entendre”. Un garçon de vingt-huit ans, ingénieur, comme en écho a formulé une réflexion parente : “Cette voix-là, il la fallait, elle est importante, elle est posée, un peu intimidante, mais c’est agréable, elle va bien avec les images, ce n’est pas une voix courante, elle a du poids”. Tous deux ont clairement désigné, avec leurs mots, les vertus et l’importance physique, matérielle, sensuelle de la voix entendue, la qualité de son grain, de son intonation, de ses inflexions qui viennent en contrepoint des images mobilisées, en ponctuent la diégèse ou en épousent les mouvements. Le problème de la voix enregistrée et gravée, reproduite dans un produit multimédia à vocation culturelle et pédagogique, est évidemment autre que le problème soulevé dans cet article : celui de la voix in vivo. Là, cette voix est livrée en différé, transcrite, manipulée, amplifiée ou déformée par la technique, contrairement à cette voix-ci, produite et perçue in præsentia, puisqu’au musée la voix est autant vue qu’elle est entendue : la source en est identifiée, la provenance authentifiée. Toutefois, l’étude des voix telles qu’elles fonctionnent dans cet audio(logo)visuel, mais également dans d’autres produits ou aides à la visite (audioguide par exemple), pourrait aider par différenciation 1 Test d’évaluation, Issy-les-Moulineaux, Juin 1998. 107 107 _______________________ La voix de musée _______________________ et comparaison, à mieux appréhender le rôle des voix dans les médiations orales de l’œuvre d’art. A l’encontre de la stabilité du texte pré-écrit qui est lu et mémorisé dans l’enregistrement, l’oral de médiation in situ, tel qu’il a été précédemment défini, est fragile, fugace, volatil, évanescent, la rature y est impossible. L’un reste, perdure même s’il est sujet à altérations ou déperditions, on peut le réentendre, il devient ainsi un outil possible d’études ; alors que l’autre, lorsqu’il a accompli sa tâche, s’évanouit aussitôt qu’arrivé1 . ...Et dans la mesure où au moins trois constats intriguent et portent à poursuivre l’enquête.... 1) Sur les relations entre voix, lieux et œuvres L’observation répétée des prestations des étudiants montre des écarts évidents, d’un point de vue qualitatif, entre les comportements et l’énergie vocales de certains lors des interventions simulées auxquelles ils participent en formation, et celles qu’ils offrent lorsqu’il sont placés dans le contexte muséal. Certains étudiants, quasi inaudibles ici, captent de façon étonnante leur auditoire et font “surrésoner leur voix” au musée, alors que d’autres, à l’inverse, apparemment très à l’aise lors des bancs d’essai dans les locaux de l’université qui leur sont familiers, restent “sans voix” durant les Nocturnes si on ne vient les aider, les soutenir ou les encourager . Ces écarts ressortissent incontestablement aux états d’excitation ou d’angoisse (le “trac”) bien connus des gens du spectacle, à l’exaltation ou à l’inhibition qu’entraîne l’exceptionnalité des circonstances : les étudiants médiateurs se savent d’avance recherchés, écoutés, regardés, jaugés, jugés. Chez les uns, c’est la juste fierté d’être “au poste” qui l’emporterait, chez les autres c’est la crainte de ne pas “être à la hauteur” des attentes ; avec, à l’entredeux, toute une gamme d’attitudes intermédiaires possibles. La fatigue pourrait également expliquer le fait : rester debout et parler quatre heures d’affilée, en fin de journée, est un exercice susceptible de causer quelques troubles, on en conviendra. 1 Des enquêtes comparatives d’évaluation qualitative, portant respectivement sur ces deux dispositifs de médiation, seront réalisées dès que le multimédia sera distribué. 108 108 MEI « Médiation et information », nº 9, 1998 _______________________ Mais en sus de ces deux hypothèses, on peut en émettre une autre. En effet, les acquis de la préparation s’actualisent dans des situations concrètes de communication différentes ; ces cadres participatifs particuliers, l’un universitaire, l’autre muséal, l’un connu, l’autre inconnu, avec les objets, les espaces, les couleurs, les lumières, les odeurs et les usagers qui les caractérisent, vont insuffler aux uns une énergie qu’ils ne se connaissaient pas, ou parfois, au contraire déstabiliser les autres, renforçant ou amoindrissant l’acte oral, se réverbérant positivement ou négativement à travers les corps sur les voix. Il est bien évident, par exemple, que les données acoustiques de certaines salles, tant celles de l’université que celles du Musée, ne sont pas étrangères à ces manifestations variables : le brouhaha des conversations, une nappe sonore ambiante, une rumeur, un frappement insistant, un bavardage intempestif, une stridence inopinée, ou la sonnerie qui se déclenche à l’impromptu sans qu’on puisse l’arrêter – le fait s’est produit lors d’une Nocturne –, ne favorisent ni la loquacité, ni l’écoute, ni la consensualité. E t influent sur les débits, la hauteur, le timbre, l’intonation, le rythme de la parole. Il en est de même lorsque les groupes qui se forment dépassent la dizaine de participants, et se transforment en rassemblements de plus de trente personnes, qui composent alors un auditoire au sens traditionnel du terme, et qui, avec ce changement de scène, exigent de l’étudiant une performance vocale totalement autre. Mais il semble que la différence fondamentale provienne surtout du fait qu’ici, en situation simulée, on parle en absence de l’œuvre, devant ces erzats que sont les reproductions, alors que là, au musée, on parle devant les œuvres originales elles-mêmes, dans leur immédiate actualité, en leur présence physique. Le rapport qui s’instaure par exemple avec les Noces de Cana de Veronese, à travers ce qu’une diapositive projetée sur un écran d’un mètre cinquante de large en restitue, alors que le tableau mesure en réalité presque dix mètre de long, est un rapport totalement autre que celui que l’on peut entretenir avec le tableau “réel”, dans l’expérience de sa fréquentation directe, quand l’œuvre embrasse littéralement le spectateur de toute son amplitude, déploie toute la machinerie de son dispositif perspectif et se livre dans la matérialité de son épaisseur, dans la sensualité de sa touche et de sa couleur. L’actualité de l’œuvre, alors littéralement impressionnante, aurait donc pour effet de troubler et d’intimider malgré eux certains étudiants, aurait pour effet de mettre des voix en rétention ou en 109 109 _______________________ La voix de musée _______________________ suspens, et d’imposer à ces voix la gêne ou le silence ; ou bien a contrario, engendrerait chez qui l’absence d’actualité avait creusé un manque, une sorte d’affranchissement, d’allègement et de bienêtre que la fluidité de l’expression vocale traduirait. A ceci il convient encore d’ajouter que certains tableaux, on le sait par définition immobiles et muets, sont paradoxalement parfois très “mouvementés”, “bruissants”, “bruyants” et “bavards” ; que d’autres, par exemple, plus feutrés invitent à la rêverie, à la méditation et au recueillement silencieux. A l’instar d’une partition musicale qui a des exigences propres auxquelles l’exécutant ne peut déroger, le silence paisible et calme secrété par une nature morte de Chardin n’appelle pas la même “interprétation vocale” que le joyeux tintamarre de l’Arrivée de Catherine de Médicis peinte par Rubens, ou que le cri figé dans le Massacre des Innocents de Poussin. Au bout du compte, “le bruit ou le silence dans un tableau, n’est-ce pas ce qui résonne en nous ?”1. Ce qui vient d’être mentionné sur les rapports à l’œuvre et sur la sonorité dans la peinture, en un raccourci très réducteur bien que ces sujets méritent de longs développements, ne prétend qu’à rappeler l’existence de ces éléments constitutifs, aussi, du problème de l’impact des voix dans les médiations de l’œuvre d’art in situ. Il est certain, ces éléments comme deux de ses nouvelles facettes qu’on ferait miroiter, viennent à la fois éclairer et dans le même temps révéler la complexité (inextricable ?) du problème. 2) A propos des remarques critiques émises sur les voix Dans les enquêtes d’évaluation réalisées auprès des jeunes visiteurs depuis 1995, des remarques critiques et/ou louangeuses sont régulièrement formulées sur l’élocution et l’importance de la voix des étudiants : malgré leurs imprécisions puisque l’enquête sur cette dimension des prestations en est à ses débuts, elles méritent qu’on s’y attardent. A une question portant sur l’utilisation que les étudiants font de leurs voix (enquête du 30 Octobre 1996), un tiers des sujets interrogés a déploré des “voix pas assez fortes”, cette opinion étant confortée par des réflexions telles que “éloquence à améliorer”, “éloquence variable”, “voix mal posée”, “expression difficile”. Néanmoins, si “en fonction du lieu, des mouvements faits par les étudiants il y a une déperdition de certaines parties du discours”, leur 1 Marianne Roland Michel, “Le bruit dans la peinture”, in Le silence, Corps écrits n°12, Paris, Puf, 1984, p. 132 110 110 MEI « Médiation et information », nº 9, 1998 _______________________ audibilité a été pour une bonne part qualifiée de “claire et de normale”. A la reprise plus tardive de cette question (enquêtes des 22 et 30 Octobre 1997), alors que d’une part les savoirs en Histoire de l’Art sont jugés “amplement satisfaisants”, et que d’autre part le vocabulaire utilisé est considéré comme étant “à la portée de tous”, les voix, elles, sont toujours sujettes à critique. Evidemment, les opinions émises à ce sujet dépendent des salles dans lesquelles les interventions se situent. Incontestablement dans les petites salles (exemple : les salles des peintres flamands au deuxième étage de l’aile Sully), les voix sont ressenties comme “claires et distinctes”, alors que dans les grandes salles (exemple : la salle dite des grands formats), les voix sont jugées “pas toujours très audibles”. Voici six remarques extraites des entretiens avec les visiteurs, et qui grosso modo rendent compte des divers points de vue sur la question : “La voix me semble importante, elle pourrait être mieux utilisée pour faire ressortir les points importants (sic!)” ; “Ils parlent correctement, ni trop fort pour déranger, ni trop bas pour qu’on les entende (sic!)” ; “je m’intéresse plus à ce qu’ils disent qu’à leurs voix” ; “la voix est importante, elle permet de comprendre” ; “Il y a de tous les styles, des exaltés et des plus modérés : et s’ils sont passionnés leur voix va avec” ; “La voix de l’étudiant, c’est primordial” 1. 3) Sur l’enracinement corporel et sexuel de la voix, et les intersubjectivités en présence Les témoignages récoltés mettent en relief combien certains étudiants sont, contradictoirement, pour les uns l’objet d’une attraction et d’une adhésion inconditionnelle, pour les autres l’objet d’un rejet ou d’une répulsion tout aussi extrême, ceci “à cause de la voix”. Je pense ici très précisément à l’exemple fourni par un jeune homme dont les commentaires furent, à ma grande surprise, et deux années de suite, jugés par les uns “agréables” et par les autres “désagréables” : dans le premier cas de figure sa voix était ressentie comme “précise”, “nette et amusante à la fois”, et dans l’autre cas comme “maniérée et agaçante”, voire “repoussante”. On le sait, la plus grande subjectivité règne dans les raisons qui font éprouver affectivement et émotionnellement le mode d’être vocal d’un sujet, les usages qu’untel fait de sa voix. Celle-ci est de l’ordre 1 Cf. note 2, mon Rapport général, p. 101. 111 111 _______________________ La voix de musée _______________________ du corporel, il s’agit là d’une banalité, aucun professionnel de la voix ne l’ignore. La présence vocale ne peut être distinguée de la présence corporelle, la voix est “de nature corporelle” puisqu’elle peut “ébranler nos sens”1. Et ce n’est que par une opération d’analyse très artificielle qu’on isole le phénomène de la sonorité de celui de la voix, celui de la voix de celui du langage oral, celui-ci de la corporalité générale : “La substance de l’expression du verbal, c’est de la voix, du son humain en activité de logos, de la parole”2. Car si la voix demeure attachée au sonore, elle n’est pas exclusivement “ce qui est produit par des cordes vocales”3. “La parole n’est pas le texte, ni à fortiori la langue : elle est un acte concret de production de sons”... L’acte vocal est physique, “les sons ont une matérialité vibratoire, une qualité sensorielle. Ils sont produits par tout le corps : la voix n’est pas un organe spécifique localisable quelque part dans le corps (et surtout pas dans la région de la glotte), elle est la mise en tension de tout le corps pour produire des sons, comme le mouvement est la mise en tension de tout le corps pour produire le geste”4. On parle ainsi de “geste vocal” : la formule est convaincante, mais elle ne nous en apprend guère plus sur le fonctionnement de cette gestualité particulière. E t au musée, devant les œuvres, on constate que dans le sillage physique de la voix, l’œil prend le relais de l’oreille, et l’oreille le relais de l’œil, et ceci dans des gestualités démultipliées. Les nombreux reportages photographiques sur les Nocturnes commandés par le Service Culturel du Musée du Louvre en attestent : visages mobiles, multiples expressions faciales, penchements et hochement de tête, sourires, jeux des regards, gestes paralinguistiques, index tendu de la déictique, mouvements des mains couplés avec l’articulation de l’énoncé, gestes mimétiques et illustratifs, gestes qui dessinent des tracés virtuels dans l’espace, corps qui s’élancent ou qui se replient, poses, postures, rapprochement des corps, répartition des positions dans l’espace, tout le matériel paraverbal et non verbal que les études conversationnelles nous ont appris à reconnaître, est mis en jeu5. 1 Lucrèce, cité par Michel Chion, opus cité, 1998, p. 71 2 David Lebreton, Du silence, Paris, Métaillié, 1997, p. 17. 3 Alain Delbe, Le stade vocal, Paris, l’Harmattan, 1995, p. 31. 4 Pierre Voltz, “La voix parlée” in Les chemins de la voix, Théâtre/Public n ° 142/143, Théâtre de Gennevilliers, Juillet-Octobre 1998, p. 73-74. 5 J’ai sciemment adopté, pour rendre compte d’une expérience qui n’a pas encore donné lieu aux développements qu’on espère, un ton et un outillage conceptuel autres que celui des études auxquelles je fais allusion. Je ne peux, ici, convoquer l’ensemble des auteurs et ouvrages auxquels je me réfère. De l’ethnométhodologie à l’anthropologie de la communication, d’Erving Goffman, 112 112 MEI « Médiation et information », nº 9, 1998 _______________________ On le voit, dans ces conditions, et dans le cadre d’un enseignement universitaire, que peut signifier préparer à la médiation orale de l’œuvre d’art in situ1 ? Comment activer les dialogues entre questionneurs et répondeurs2 ? Quelles stratégies inventer pour augmenter l’efficacité interactive des médiations assurées par les étudiants ? Mais également comment procéder pour que, à travers l’exercice de sa prononciation, de ses intonations, mais aussi de son souffle et de ses silences, l’étudiant améliore et affine la qualité et la portée de sa voix ? Ces questions sont lancées, elles valent la peine qu’on y réfléchisse. Car ce que l’expérience de terrain m’a appris, et montré, c’est que même dans les conditions que j’ai décrites et qui sont loin d’être satisfaisantes, il est possible de développer la conscience que les étudiants ont des potentialités et des contraintes de cet instrument qu’est la voix parlée, qu’il est possible de les rendre sensibles à la nécessaire maîtrise de cet outil fondamental, de les aider à distinguer les différents usages qu’ils en font, entre autres de les aider à distinguer entre la voix que l’on utilise automatiquement, et celle dont on use dans les circonstances particulières ; enfin qu’il est possible de les amener à produire une voix qu’ils prennent plaisir à émettre, et qu’ils prennent plaisir à entendre. ... Je ne peux que continuer à questionner les voix e t leurs effets, dans l’impossibilité pour l’instant d’en découdre ... Le bien-fondé de l’entreprise pédagogique ne fait pas de doute. Elisabeth Caillet citant Odile Coppey l’a souligné, au musée “la évidemment, à l’Ecole de Palo Alto, et plus récemment, à Jacques Cosnier, Catherine Kerbrat-Orecchionni ou Yves Winkin, pour n’en citer que quelques uns. 1 Ne se pose pas, ici, la question de l’enseignement de l’oral en général : “Dire “enseigner l’oral” sans plus, cela n’a rien de nouveau, cela se fait déjà beaucoup” : Pierre Bourdieu, “Ce que parler veut dire” in Questions de sociologie, Paris, Minuit, 1984, p. 98. La situation de médiation que nous avons définie demande en effet un certain type de rapport au langage, un certain niveau et type de culture. C’est à partir de ses conditions que l’on peut définir le type d’oralité à enseigner. 2 “Chaque fois que des personnes se parlent, on peut entendre des questions et des réponses... Les questionneurs doivent s’orienter vers ce qui se trouve immédiatement en avant d’eux, vers ce qui va venir, dont ils dépendent ; les répondeurs, au contraire, doivent s’orienter vers ce qui vient d’être dit, ils regardent en arrière, non vers l’avant.” Erving Goffman, Façons de parler, Paris, Minuit, 1987, p. 11. 113 113 _______________________ La voix de musée _______________________ voix est le vecteur premier de la médiation, avant toutes les autres techniques de manipulation ou d’interactivité qui permettent elles aussi de faciliter l’accès aux œuvres”1. Car “l’enjeu même des voix qui résonnent au musée, c’est de donner sens, de faciliter l’accès au sens”2. Les études de public l’ont démontré : “le discours oral est peu important par rapport à la présence du conférencier”3. En clair, c’est une redite, la réalité des faits ne peut plus être éludée, elle impose qu’on s’y confronte, même si les notions opérationnelles adéquates pour décrire et mesurer les effets de la vocalité font pour partie défaut. Cette position inconfortable n’est que l’écho direct de la situation théorique paradoxale dans laquelle se trouve la voix in situ : elle touche au plus profond, mais ne se confond pas avec ce qu’on entend, et n’est pas non plus ce qu’on entend ou ce qu’on voit. Il y aurait comme une impossibilité de fonder sur ses seules propriétés acoustiques les effets de jouissance et de modification procurés par la voix4. La voix parlante attache, relie, “fait participer. Impose tout un contexte, plie le sens aux circonstances, la parole à l’élocution”5. Le risque est, avec ce “grand retour du corps dans la culture”6 et du régime de la présence immédiate qui est corrélatif - on n’a pas manqué de m’opposer l’argument -, de privilégier dans la formation à la prestation orale la dimension comportementale et relationnelle au détriment du discours et de son contenu. D’encourager et de cultiver l’approximatif, le discontinu, le décousu et l’incohérence. Car les enquêtes en témoignent, et j’en suis largement instruite, les attentes du public jeunes portent à priori sur la valeur d’acquisition des connaissances, sur la recherche d’apprentissages. On vient d’abord pour comprendre, pour avoir des “explications”, des “renseignements”, pour se faire “raconter l’histoire du tableau”, pour apprendre quelque chose que l’on pense ignorer, et que l’on désire s’approprier. Et puis, au gré du parcours et au détour d’une conversation, à cause d’un arrêt sur peinture ou d’une rencontre, on accède à l’œuvre, on éprouve du plaisir, voire on s’entreapplaudit. La séduction opère. Le discours alors a rempli son office 1 A l’Approche du Musée, la Médiation culturelle, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1995, p. 187. 2 ibid. 3 ibid. p. 185. 4 Michel Poizat, La voix sourde, Paris, Ed. Métailié, 1996, p. 17. 5 Régis Debray, Cours de médiologie générale, Paris, Gallimard, 1991, p. 374. 6 Ibid. 114 114 MEI « Médiation et information », nº 9, 1998 _______________________ à l’égal de ce “langage utile” décrit par Valéry : “Je l’ai émis pour qu’il périsse, pour qu’il se transforme radicalement en autre chose dans votre esprit ; et je connaîtrai que je fus compris à ce fait remarquable que mon discours n’existe plus ; il est remplacé entièrement par son sens, c’est-à-dire par des images, des impulsions, des réactions ou des actes qui vous appartiennent : en somme, par une modification intérieure de vous”1. Par où l’on voit que recherche d’apprentissage et recherche de sens sont dans ces conditions indissociablement liées. Ici, on ne choisit pas sa voix, on l’apprivoise, on l’éduque, on la travaille, on l’améliore. Là, on choisit de venir écouter et réécouter la voix de l’autre, les voix des autres, et d’y mêler la sienne. De la conversation en aparté à l’adresse à la cantonade. Autant de personnes, autant de visages, autant de voix qui “valent pour signatures”2. Et l'étymologie le rappelle : le mot latin persona désigne “l’orifice buccal des masques de théâtre antique, orifice par lequel passait le son de la voix (per-sona)3. Et pour finir, dernière remarque, j’aimerais mettre en valeur combien, à l’heure où in abstentia et par l’entremise de la reproduction, en différé, des voix “artificielles”4 aident avec profit à découvrir les musées et les œuvres dans des produits plurimédia, à l’heure où toute une gamme de produits à visée culturelle, et toute une palette d’aide et d’outils d’apprentissage à distance sont mises au point, cette expérience des Nocturnes rappelle que la visite au musée n’en est pas moins goûtée, qu’elle est objet de délectation, que l’on se plaît plus que jamais à fréquenter et arpenter les lieux “réels” de la culture, que l’on aime à y musarder l’œil et l’oreille aux aguets, en badaud, en amateur ou en personne avertie, dans la proximité, dans des échanges répétés, des “moments de parole”5 chaleureux. Plaisir du partage. Ce qui, si besoin était, constitue une belle preuve qu’il n’y a pas une modalité d’approche des objets de la 1 Paul Valéry, Variété, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, la Pléiade, tome 1, p. 1331. Les mots soulignés le sont dans le texte original. 2 Régis Debray, p.374. 3 Marie-France Castarède, La voix et les sortilèges, Paris, Les Belles lettres, 1987, p. 221. 4 Allusion est faite à la situation dite acousmatique (“lorsque l’on entend un son sans voir la cause dont il provient”), et à la situation “d’écoute visualisée” (lorsque l’on voit la source dont le son provient). Cf. Michel Chion, opus cité, 1982, pp. 26-27. 5 Erving Goffman, opus cité, p. 140. 115 115 _______________________ La voix de musée _______________________ culture qui l’emporte sur l’autre. Et un encouragement à poursuivre plus avant une investigation des effets de ces voix, jeunes ou moins jeunes, mais qui se livrent pour ce qu’elles ont à offrir : une médiation entre savoirs et présence et l’autre et l’œuvre ; un dire, à chaque fois unique, et qui est un faire vocal. La voix de Musée ? Serait-elle inquiétée par les effets que produisent et provoquent les voix parlantes au Musée, celles des étudiants et celles des autres1 ? Il y aurait toutes les raisons de croire à cette concurrence là, l’expérience des Nocturnes amène logiquement à cette hypothèse : les voix qui conviennent aujourd’hui au musée ne seraient décidément pas des voix convenues, standardisées. 1 Car au chiffre de 12 200 jeunes visiteurs officiel des Nocturnes 1997, i l convient de rajouter le chiffre (qui n’a pas pu être établi) des visiteurs adultes et troisième âge, qui, n’ayant pas résisté à la convoitise, ont acheté leur ticket d’entrée pour quand même profiter de la convivialité offerte. 116 116