« Marta Grabocz (éd.), Sens et signification en musique, Paris

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« Marta Grabocz (éd.), Sens et signification en musique, Paris
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Musique et lieu / Comptes rendus de lecture
« Marta Grabocz (éd.), Sens et signification en
musique, Paris, Hermann : Musique, 2007,
300 p. »
Bernard Sève
Sous le titre Sens et signification en musique, Marta Grabocz réunit 16 contributions rédigées, pour leur
quasi totalité, par des enseignants et des chercheurs en musicologie, tant français qu'étrangers (1). Le
volume s'ouvre par une courte préface de Daniel Charles, et par une introduction de Marta Grabocz. Le
volume contient les notices bio-bibliographiques des auteur(e)s, mais ne comporte ni indices ni abstracts,
ce que l'on peut regretter (2).
Ces contributions sont très différentes dans leurs présupposés théoriques, l'ambition de leur réflexion, le
style d'approche adopté. Elles sont regroupées sous trois grandes rubriques : esthétique, herméneutique et
philosophie, sémiotique et narratologie. La répartition des articles sous les différentes rubriques est
parfois discutable (l'excellent article de Hermann Danuser sur la non-compréhension musicale avait
davantage sa place sous la rubrique « herméneutique » que sous la rubrique « esthétique »), mais cela est
de peu d'importance.
Il est toujours difficile de recenser un ouvrage collectif ; parler de chaque article est impossible, choisir
est délicat. Disons que chacune de ces études prise séparément, et plus encore l'imposant ensemble
qu'elles forment, s'inscrivent dans ce que je n'ose pas appeler le main stream de la pensée contemporaine :
la revanche de la sémantique musicale sur le formalisme (3). Ces questions de sémantique musicale sont
aujourd'hui discutées aussi bien dans la philosophie d'inspiration analytique (Nelson Goodman, Jerrold
Levinson, Kendall Walton, Peter Kivy, Roger Scruton, Sandrine Darsel) que pragmatiste (Richard
Shusterman), anglo-saxonne (Leonard Meyer) ou « continentale » (Jérôme Dokic, Catherine Kintzler,
Francis Wolff, Tristan Garcia, voire l'auteur de ces lignes), ces répartitions étant elles-mêmes fragiles ;
ces questions sont également discutées dans les sciences cognitives (Emmanuel Bigand, pour ne citer
qu'un nom) ou la psychologie expérimentale. Quelques uns de ces noms apparaissent ici ou là dans le
recueil Sens et signification en musique mais je compte plutôt comme un mérite de l'ouvrage qu'il assume
pleinement sa dimension musicologique. Il est bon que ces questions à double face (musique et
philosophie (4)) soient produites non comme un artefact philosophique (question artificiellement posée par
la philosophie à la musicologie) mais comme une question immanente à la démarche musicologique
elle-même. La question du sens et de la signification en musique n'est pas ici posée à partir d'une
pré-compréhension, inévitablement linguistique, de ces deux notions, mais à partir des oeuvres musicales
et des pratiques musicales effectives (composition, interprétation, réception ; les pratiques
d'improvisation, pourtant plus que beaucoup d'autres indissolublement liées à des contextes signifiants,
sont très peu prises en compte). C'est une des richesses de ce recueil que de complexifier, à partir de
l'expérience musicale, les concepts de « sens » et « signification » ; une très grande inventivité
conceptuelle et théorique est à l'oeuvre dans les différentes contributions. Parmi les concepts permettant
de théoriser la signification musicale, celui de « topique » est l'un de ceux qui circulent le plus
vigoureusement d'un article à l'autre (sans que l'éditrice ait cherché une quelconque norme ou unité
conceptuelle dans ce volume, au contraire marqué par la forte personnalité intellectuelle de chacun(e) des
contributeurs et la grande diversité des problématiques). Une des meilleures définitions de « topique » est
celle proposée par Leonard Ratner et reproduite par Marta Grabocz : « figure caractéristique [...] associée
aux différents affects ou émotions, ou [dotée de] touches pittoresques descriptives » (5). Une autre
richesse de ce volume est de proposer un grand nombre d'exemples, dont certains très originaux (les
oeuvres musicales « de circonstance » du Moyen-Âge tardif dans l'article très riche et suggestif de
Bernard Vecchione, par exemple).
Chaque auteur a son approche, mais tous considèrent comme un fait (un fait de l'expérience musicale) que
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la musique signifie, et qu'elle peut même référer au monde extra-musical. Il ne s'agit pas de se demander
si la chose (référence ou signification) est possible, il s'agit, la chose étant posée comme réelle, de se
demander comment cette signification et/ou cette référence fonctionnent. L'article de Hermann Danuser
est à cet égard très représentatif : il part du fait de la non-compréhension musicale (ou de la mauvaise
compréhension). Les fondateurs de l'herméneutique philosophique (Schleiermacher, Dilthey) faisaient
déjà de la mécompréhension le phénomène le plus significatif de la compréhension. Mais la portée de
l'argument de Danuser est différent : s'il y a mécompréhension musicale, dit-il, c'est bien qu'il y a quelque
chose à comprendre en musique. Le fait de la mécompréhension musicale prouve l'existence de
significations musicales, et permet en outre de les approcher. Cette thèse est d'ailleurs doublée d'une autre
thèse non moins intéressante : une musique intégralement comprise perdrait sa raison d'être esthétique (6)
; « faire abstraction des dimensions cognitives » de la musique, dit encore Danuser, est « la prive[r] de sa
faculté d'être un non-sens » (7).
C'est également à partir d'une pratique artistique, l'ekphrasis musicale, que Siglind Bruhn pense le
pouvoir qu'a la musique de référer « à des objets, à des réalités du monde concret ? disons à une personne
nommée Abegg ou à une croix portée par un homme nommé Jésus » (8). La thèse selon laquelle la
musique peut référer au monde réel est au fond plus forte (9) que la thèse selon laquelle elle peut signifier.
Désigner, autrement qu'en le montrant du doigt, un objet singulier du monde réel, est une performance
plus complexe que signifier un universel (une idée, une émotion, une tension). L'analyse du topique
musical « cheval noble » par Raymond Monelle (10) est à cet égard particulièrement remarquable. Il est
vrai que le « cheval musical » monellien est plus un universel qu'un singulier (quand il s'agit de Grane, le
cheval de Brünnhilde, c'est encore un universel, singularisé par son nom et par sa fonction opératique), et
la référence se rapproche ici de la (simple) signification. L'idée-force de Monelle est que « le galop » est
au fondement de la sémantique non seulement musicale, mais également picturale et littéraire, du cheval :
« le cheval noble galope toujours » (11), même quand il est au repos. Le galop est « le fondement du
cheval culturel en tant que signe » (12). La distinction entre topique indexical (le motif de l'épée dans le
Ring de Wagner) et topique iconique (le galop musical (13)) est lumineuse (14).
C'est enfin un argument du même genre que propose Enrico Fubini quand il dit que le seul fait que l'on
puisse parler de la musique, la commenter, montre qu'elle n'est pas un système « sémantiquement clos »
et qu'elle est donc signifiante voire référentielle (15).
Un concept revient assez fréquemment dans les différents articles : celui de contexte. On sait que le
« contextualisme » est en débat dans l'esthétique analytique. Les différentes approches proposées dans le
recueil rattachent presque toutes, mais chacune à sa manière, la signification musicale aux différents
contextes de l'expérience musicale (voir l'article de Christian Hauer sur l'herméneutique de la création et
de la réception musicale et la notion de « réseau de connivence » (16) et, dans celui d'Eero Tarasti, ce qui
concerne la narrativisation et les modalisations induites par l'interprétation instrumentale ou vocale). La
précieuse distinction proposée par Marta Grabocz entre trois types de narrativité en musique (le
programme narratif extérieur, le programme narratif intérieur, cette distinction étant suggérée par Mahler,
et enfin le programme narratif de la structure profonde) permet à son tour une contextualisation de la
notion de contexte (voir aussi la notion de « vection » dans l'article de Bernard Vecchione).
Il faudrait encore s'arrêter sur ce concept de narration que nous venons d'évoquer, présent dans différents
articles (notamment ceux d'Eero Tarasti et de Marta Grabocz) et sur celui de rhétorique (Bernard
Vecchione). J'y renonce à regret. Ce qui me frappe surtout est la capacité que présentent les concepts de
récit ou de narrativité, inventés assurément pour de tout autres usages que celui de penser la musique, à
être transportés et remodelés dans ce nouvel office. Savoir jusqu'où le noyau conceptuel de l'idée de
« récit » ou de « narration » peut être conservé dans ce transport et ce remodelage est une question qui me
paraît largement ouverte ? mais les articles évoqués ouvrent de nombreuses pistes.
Un dernier aspect passionnant du livre, que je voudrais relever pour conclure, est sa dimension réflexive
par rapport à la musicologie elle-même. Différent articles (notamment ceux de Kofi Agawu et Gianmario
Borio) interrogent le statut de la musicologie, son unité problématique, les tensions entre analyse
musicale et herméneutique, entre music theory et musicology, etc. Originale, du moins en France, est
l'application à la musicologie des problématiques, concepts et manières de raisonner des gender studies,
et l'on sait gré à Marta Grabocz d'avoir confié un article sur ce thème à Fred. E. Maus ; cet article est
consacré aux thèses de Susan McClary (17). On peut être modérément convaincu par la teneur de certains
arguments (ici davantage rapportés qu'assumés par Maus, qui ne cache ni son intérêt ni ses réserves
devant le travail de sa collègue), par exemple par l'interprétation sexuelle de la syntaxe des hauteurs (18).
Mais assurément les questions dérangeantes font voir ou entendre les choses (la musique) autrement :
qu'est-ce en effet que « l'identité » d'un thème de sonate ? Cette « identité » peut-elle être pensée sans
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référence au marquage social de la notion d'identité par les rôles sexuels (19) ? Et qu'en est-il des aspects
sexuels de l'écoute musicale (20) ? Mais, dans un dernier retournement, Maus pose une question
inattendue : et si l'idéologie masculine dénoncée par Susan McClary était « issue du discours théorique
créé par des théoriciens et analystes masculins, plutôt que de la musique qu'ils décrivent ? » (21). Ce ne
serait pas la musique qui serait marquée par la domination masculine et les normes hétérosexuelles, mais
l'analyse musicale et la musicologie. Cette hypothèse n'annule pas la pertinence des questions gender,
mais en déplace le point d'inscription dans la réalité étudiée. À ce compte, l'analyse de la Gay and
Lesbian Music (22) serait peut-être moins pertinente que celle de la Straight Musicology fermement
invitée, si l'on comprend bien, à faire son auto-critique.
Ce trop rapide survol ne pouvait prétendre qu'à donner un avant-goût d'un livre extrêmement riche, qu'il
faut lire à la fois comme un état des lieux de la réflexion musicologique contemporaine sur le sens et la
signification en musique, et comme une avancée notable dans ce très vaste champ d'enquête et de
discussion.
1. Les auteurs sont Kofi Agawu, Gianmario Borio, Siglind Bruhn, Daniel Charles, Hermann Danuser,
Françoise Escal, Enrico Fubini, Marta Grabocz, Robert Hatten, Christian Hauer, Marie-Anne Lescourret,
Fred. E. Maus, Raymond Monelle, Danièle Pistone, Eero Tarasti, Bernard Vecchione. Les traductions
sont assurées ou revues par Alessandro Arbo, Geneviève Bégou, Martine Rhéaume, Stéphane Roth,
Mathieu Schneider, Mireille Zanutini.
2. On relèvera une erreur concernant l'article de Kofi Agawu, qui s'intitule « Analyse musicale contre
herméneutique musicale » dans son titre p. 93 et dans la table des matières p. 299, mais qui s'appelle
« Analyse musicale et herméneutique de la musique » dans les titres courants de la p. 95 à la p. 105.
3. Le mot de « formalisme », couramment employé aujourd'hui dans une acception péjorative (y compris
dans le présent volume) n'est pas entièrement satisfaisant. Aussi bien Hanslick (comme le rappelle Enrico
Fubini, pp. 26?29) que Boris de Schloezer (dont l'ouvrage central, Introduction à Jean-Sébastien Bach,
vient très opportunément d'être réédité par les Presses Universitaires de Rennes) parlent de « sens »,
d'identité de la forme et du contenu. Mais enfin, va pour « formalisme » !
4. Ce sont en réalité des questions à n faces (la sociologie, les gender studies, l'histoire, la psychologie, et
d'autres disciplines sont également concernées, comme le volume le montre abondamment).
5. Marta Grabocz (éd.), op. cit., p. 240.
6. Ibid., p. 69, p. 82.
7. Ibid., p. 81 (voir aussi les réflexions de Gianmario Borio sur la notion adornienne d'« énigme »
pp. 113-114).
8. Ibid., p. 167.
9. Je parle bien d'une référentialité proprement musicale. Il n'y a bien sûr aucun problème à comprendre
qu'un signal sonore peut, par convention sociale explicite ayant parfois valeur juridique, référer à une
chose ou à un événement du monde (la sirène des pompiers ou des policiers).
10. Notamment Ibid., pp. 189-193.
11. Ibid., p. 187.
12. Ibid., p. 189.
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13. Nous ne parlons bien sûr pas de la danse de ce nom.
14. Ibid., pp. 190-192.
15. Ibid., p. 30.
16. Ibid., p. 132.
17. Susan McClary, Feminine Endings. Music, Gender, and Sexuality, Minneapolis, University of
Minesota, 1991, 220 p.
18. Marta Grabocz (éd.), op. cit., p. 258 sq.
19. Voir Ibid., pp. 262-263.
20. Ibid., pp. 260-261 et pp. 266-267.
21. Ibid., p. 268.
22. Ibid., p. 254.
Pour citer ce document:
Bernard Sève, « Marta Grabocz (éd.), Sens et signification en musique, Paris, Hermann : Musique, 2007,
300 p. », Filigrane [En ligne], Musique et lieu, Comptes rendus de lecture, Mis à jour le 20/02/2012
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