Massimo Siragusa
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Massimo Siragusa
MASSIMO SIRAGUSA LAGUNA DEL SOL, MARINA DE RAVENNE, 2005 La seule attraction qu’ait pratiquée Massimo en trois ans de parcs: le «fiume lento», fleuve lent, qui consiste à se laisser emporter dans une grosse bouée blanche. 96 I polka magazine #5 Massimo Siragusa ITALIE ACIDULÉE L’Italie façon Vegas, curieuse idée qui frise le jamais-vu. Que cherchent ces gens qui tournent le dos aux plus belles villes du monde ? Massimo Siragusa a suivi ses compatriotes, vacanciers d’un genre nouveau, pour tâcher lui aussi de comprendre. été 2009 I 97 “Les parcs d’attractions, c’est merveilleux: plus besoin de parler à ta femme...” Par Alban Denoyel D e grands palmiers vert amande peuplent l’horizon délavé. Le sable a laissé place à de longs toboggans jaunes qui serpentent entre les troncs en plastique. L’eau trop turquoise est brûlée par un soleil blanc. Au milieu de ces flots azurés, un pommeau de douche plus large et plus rouge qu’une pizza margherita. Au premier plan, un gosse rondouillard porte une bouée rose qui fait deux fois sa taille. Derrière lui, tels des Smarties, des centaines d’autres bouées ont remplacé les gondoles. Bienvenue à... Venise. C’est ce décor digne de Disneyland que Massimo Siragusa a choisi d’immortaliser, plutôt que la place Saint-Marc distante de quelques kilomètres. Les images sont néanmoins très belles, et bluffent le spectateur. Elles ont failli nous berner nous aussi : quelle est cette étrange manie de photographier des parcs d’attractions ? Les fréquenter n’est-il pas suffisant? Massimo nous a donné les clés de lecture, et nous a permis de comprendre le témoignage journalistique derrière la réussite artistique. L’Italie, comme la France, est une destination très touristique. Connue pour la beauté de son littoral, de ses montagnes, de son architecture, de ses peintres italiens, elle n’est pas en reste de richesses culturelles. De quoi séduire plus d’un voyageur en quête de grands espaces et de découvertes. Rome, Florence, Milan, Venise, noms magiques, berceaux de la Renaissance comme des plus grands artistes, attirent les foules. Sans parler de la côte italienne ou de la Sicile, qui vous réservent le meilleur de la culture méditerranéenne. Bref, la réputation de l’Italie comme Botte de tous les charmes n’est plus à faire. Et pourtant, à en croire Massimo, c’est dans les centres commerciaux ou les parcs d’attractions à grande échelle que les Italiens préfèrent passer le plus clair de leur temps libre. Les Parisiens, me direzvous, passent rarement leur week-end à escalader la tour Eiffel, et encore moins à visiter Notre-Dame. Mais le constat du photographe va plus loin. Après avoir passé trois ans à suivre ces assistés des loisirs, il fait remarquer que des lieux à l’origine réservés à la consommation sont devenus de véritables pôles de sociabilité : >>suite page 103 98 I polka magazine #5 MASSIMO SIRAGUSA CROISIÈRE SUR LA MÉDITERRANÉE, « COSTA FORTUNA », 2004 Malgré l’apparente insouciance qui règne sur le pont, on se sent prisonnier dans ce bateau de 2 000 cabines. Au bout de deux jours, le photographe n’avait qu’une envie: partir! Mais il a fait l’effort de rester jusqu’au bout pour terminer son reportage. Ce salon gigantesque fait cinq étages. On se croirait en ville mais on est sur l’eau. Les bateaux au plafond sont en réalité des luminaires. LE CHOIX DE FRANCE INFO «Moi-même, ayant eu le bonheur d'habiter Rome, je partage l'étonnement du photographe devant ce succès des parcs d'attractions en Italie. Ils rassurent à l'évidence toute une population, mais créent un territoire totalement faux. Des décors qui imposent l'artificiel... au pays de toutes les beautés. Une provocation totale!» Pascal Delannoy France Info Retrouvez les infos pratiques page 11 MASSIMO SIRAGUSA LIDO DI JESOLO, VENISE, 2007. A quelques kilomètres de Venise, des dizaines de baigneurs attendent en rang d’oignons sous un soleil de plomb pour une glissade en toboggan. 100 I polka magazine #5 été 2009 I 101 >>suite de la page 96 « Les lieux artificiels ont remplacé les lieux naturels », et la détente est devenue un objet de consommation. Un passe-temps qu’on croyait propre à Dubai – mais qui pourrait en vouloir à cette ville sans passé? – se trouve ainsi revisité au cœur de notre vieille Europe. On sent une certaine amertume chez le photographe qui vit à Rome et a du mal à comprendre le phénomène. «C’est très différent de mes propres habitudes. Pour moi, le week-end, on va en dehors de la ville, comme pour aller en dehors de soi-même. Alors qu’aujourd’hui les gens ont perdu la capacité d’inventer des divertissements. Ils ne vont plus simplement se promener, ils ne recherchent plus la nature, ils ne veulent même plus consacrer du temps à chercher.» Parti du pressentiment que les comportements étaient en pleine mutation dans ce domaine, il a voulu en avoir le cœur net, et a décidé d’y consacrer un reportage. Mais la réalité a dépassé ses attentes, si bien qu’il préfère utiliser l’ironie pour évoquer le sujet sans trop trahir sa stupéfaction. « Les parcs d’attractions, c’est merveilleux : plus besoin de passer du temps à chercher un endroit, plus besoin de consacrer du temps à tes enfants, plus besoin de préparer un pique-nique, plus besoin de parler à ta femme ! » Voici donc un palliatif de taille à l’éducation familiale, à la gastronomie et au dialogue conjugal! Mais n’est-ce pas tout ce qui faisait le charme de ces moments? Sans effort, quel réconfort? Sans chemin parcouru, quelle arrivée? Et à plus forte MASSIMO SIRAGUSA PARC AQUATIQUE AQUAFAN, RICCIONE, RIMINI, 2005 La pire des attractions pour Massimo. C’est une «descente aux enfers»: l’«imbuto», entonnoir. Cris d’horreur ou de joie, qui sait? A droite MASSIMO SIRAGUSA LAGUNA DEL SOL, MARINA DE RAVENNE, 2005 De petits hommes dans ce décor gigantesque où «la grandeur des lieux est le vrai protagoniste». raison quand le temps et l’espace sont balisés. «C’est terrible d’imaginer que quelqu’un puisse décider pour moi des horaires de mon temps libre. Nous avons pris l’habitude d’être assistés en tout dans la vie quotidienne, et cette habitude est venue contaminer même nos loisirs.» On se demande alors si le terme «temps libre» qui, ironie du sort, est le titre de la série, est le plus adéquat pour qualifier ces moments passés dans un décor acidulé. Si l’expression «cage dorée» n’existait pas, il aurait fallu l’inventer. Massimo a voulu dénoncer ce comportement consumériste à travers des photographies d’une beauté déconcertante au regard du sujet, et qui lui ont valu d’arriver en deuxième place du World Press l’année dernière dans la catégorie Art. Il précise d’ailleurs qu’il cherche à mettre en scène des personnages à première vue petits ou insignifiants, souvent dépassés par la grandeur et la beauté artificielle des lieux : le pari des constructeurs est gagné. Le transat fuchsia, l’ombrelle jaune citron, le maillot fluo de la grand-mère ou la bouée rose ne sont pas là par hasard. C’est bien le ton d’un bonbon édulcoré que Massimo a voulu donner à ses images. La surexposition et le travail des blancs ont permis d’atteindre ces tons mi-pastel, mi-flashy, cette ambiance ouatée, presque irréelle. La technique et le rendu soulignent ainsi l’artifice des lieux. La photographie sert le témoignage, la boucle est bouclée. A.D. • été 2009 I 103