Soljenitsyne, lutteur et écrivain

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LE CHOC SOLJENITSYNE
entretien avec Georges Nivat*
réalisé par Galia Ackerman**
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GALIA ACKERMAN : Vous venez de publier un
grand livre sur Alexandre Soljenitsyne, Le
phénomène Soljenitsyne, chez Fayard. Vous
avez suivi l’itinéraire de Soljenitsyne pendant
de longues années, vous l’avez personnellement connu. On disait de lui que c’était un
maniaque d’organisation, un homme extrêmement occupé dont le temps était minuté.
Étiez-vous parmi les rares privilégiés qui ont eu
droit à des conversations de cœur à cœur avec
Soljenitsyne?
GEORGES NIVAT : Pas tout à fait. C’était un
homme cordial et joyeux, qui possédait une
énergie extraordinaire. Quand il décidait de
consacrer du temps à un interlocuteur, il
était charmant. Mais quand on a lu et relu
son œuvre, comme je l’ai fait, il devient évident qu’il était investi d’une mission et
programmait son emploi du temps. Cette mission, il l’avait définie encore dans sa
jeunesse, et c’est cela, le plus extraordinaire.
Bien sûr, il lui était arrivé des choses imprévisibles, comme la guerre et le Goulag, et il
avait donc dû s’écarter de son grand projet initial pour rendre compte de sa décou* Georges NIVAT est historien des idées et slavisant, professeur honoraire à l’Université de Genève ; il est l’au-
teur, notamment, de Soljenitsyne (Paris, Les Éditions du Seuil, 1980, 189 p., collection « Écrivains de toujours », n° 104).
** Galia ACKERMAN, spécialiste du monde russe et postsoviétique, est journaliste à Radio France Internationale, essayiste
et traductrice. Elle est l’auteur, notamment, de Tchernobyl, retour sur un désastre (Paris, Buchet-Chastel, 2006).
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verte existentielle et payée d’années de camp, celle du sous-sol de l’utopie – le Goulag.
Mais le grand projet formé dès sa jeunesse consistait à chercher la vérité sur la révolution russe. Il voulait répondre en détail à la question: qu’est-ce qui s’était produit en
Russie en 1917, qu’est-ce qui avait causé la révolution bolchevique ?
Ceux qui ont lu attentivement ses Mémoires (je crois que son Grain tombé entre les
meules est l’un de ses livres les plus forts, je le compare volontiers avec Passé et méditations d’Alexandre Herzen, par son style, par son énergie) comprennent quel homme
il était.
G. A.: Vous comparez Soljenitsyne à Herzen. Personnellement, il m’a toujours semblé
qu’il était, par certains côtés, plus proche de Dostoïevski.
G EORGES N IVAT : Récemment, j’ai participé à une conférence d’hommages à
Soljenitsyne organisée à Moscou, sous les auspices de sa veuve, Natalia Dmitrievna.
J’ai parlé du lien entre l’éthique et l’esthétique chez Soljenitsyne, qui en fait un écrivain européen. Aujourd’hui, on a tendance en Russie à considérer Soljenitsyne
comme un grand écrivain purement russe, une sorte de fierté nationale. Mais il était
quand même un écrivain très européen. C’est pour cela que je pense davantage à
Herzen qu’à Dostoïevski.
Si vous prenez les circonstances de vie des deux écrivains, Soljenitsyne et Dostoïevski,
en effet, il y a des ressemblances. Mais leurs destins de créateurs sont très différents.
Après le bagne, Dostoïevski a écrit ses Notes de la maison des morts suivi des Carnets
du sous-sol. Mais son anthropologie nouvelle s’exprime surtout à travers ses cinq
grands romans.
Quant à Soljenitsyne, il construit d’abord une énorme cathédrale littéraire dont le
fondement est une courte nouvelle, Une journée d’Ivan Denissovitch. Cette nouvelle
est suivie du roman le plus européen de Soljenitsyne, Le premier cercle et, bien sûr, de
L’Archipel du Goulag. Et ensuite, dans le cycle La roue rouge, il se penche sur l’histoire
russe, en essayant de comprendre quand et pourquoi la Russie a dévié de son chemin
naturel. En cela, il continue la lignée d’Herzen et surtout celle des auteurs des Jalons
(1909) un recueil dont les auteurs étaient des grands intellectuels d’avant la révolution, comme Nicolas Berdiaev. Un des personnages de La roue rouge, l’Astrologue, qui
joue un grand rôle, est d’ailleurs présenté comme un des auteurs du recueil. Le
recueil dissident de 1974, Des voix sous les décombres, dont il fut l’initiateur, prolonge
également la réflexion de Nicolas Berdiaev, Sergueï Boulgakov ou Semion Frank.
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Pour comprendre la révolution russe, Soljenitsyne a avalé un Himalaya de sources, y
compris des montagnes de manuscrits obtenus de l’émigration russe. Comme c’était
un énorme travailleur, il a tout intégré, classé et organisé en « nœuds ». Mais on ne
peut pas dire qu’il a réussi à répondre aux questions « qui, pourquoi, comment ». Et
c’est cela qui est extraordinaire. Chez lui, l’évolution allait dans un sens inhabituel:
un prophète se transforme, graduellement et péniblement, en historien. Cette transformation affecte son style qui change également: ses Mars 1917 et Avril 1917 sont
des œuvres assez avant-gardistes dont le style est radicalement différent de celui de
L’Archipel du Goulag. Cette approche découle de sa tentative de trouver la clé des
événements, et le caractère fragmentaire de la narration correspond à celui, fragmentaire lui aussi, des événements, de cette révolution qu’il suit jour après jour,
heure après heure, dans les rues de Petrograd. Dans son discours Nobel, Soljenitsyne
cite Camus qui développait l’idée platonicienne du lien entre le bien, la vérité et la
beauté. Car il cherchait ce lien, et son désarroi d’historien face à cette recherche a
engendré ce style.
G. A.: Je n’aurais jamais pensé que Soljenitsyne avait le projet d’écrire sur la révolution russe depuis ses plus jeunes années. Pour moi, c’était plutôt l’aboutissement
logique de son travail sur le Goulag. Quand on voit ce système du crime à l’échelle
industrielle qu’était le Goulag, n’a-t-on pas envie de comprendre si c’était une déviation ou plutôt la logique même du régime bolchevique? En tout cas, ce n’est pas une
tâche facile que de lire l’ensemble de son œuvre.
GEORGES NIVAT : La lecture de l’œuvre entière de Soljenitsyne est une occupation
passionnante. Il est vrai que le volume est tel que peu de gens se livrent à cet exercice,
car son énorme massif de textes n’est pas divisé, comme chez Balzac, en romans qui
peuvent se lire chacun indépendamment du reste. Cependant, on peut le comparer à
Balzac par son ambition d’une œuvre globale.
G. A.: Une tragédie humaine, après une Comédie humaine…
GEORGES NIVAT : En effet. Et puis, si on le lit en entier, on est subjugué par ce passage
du prophète qui ressent une élévation de l’âme au Goulag, à travers la souffrance, à
l’historien qui observe un minable remue-ménage politique et intellectuel, aboutissant dans la Roue rouge à la Déraison, et à la Révolution.
G. A.: Pour vous, qu’est-ce qui est le plus important dans le Phénomène Soljenitsyne?
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GEORGES NIVAT : Je pense que c’est la fusion entre le lutteur et l’écrivain. L’Archipel du
Goulag restera une œuvre majeure du XXe siècle, parce que c’est une sorte d’encyclopédie de ce que fut la violence et la soumission dans le plus grand système carcéral du
XXe siècle. Mais L’Archipel est aussi un livre très original, un livre sui generis.
C’est une confession, dans la tradition de celle de saint Augustin, de l’homme
Soljenitsyne qui avoue ses péchés et ses faiblesses. En général, les ennemis de
Soljenitsyne cherchent, précisément dans ce texte toutes ses faiblesses et ensuite les
présentent comme si c’étaient eux qui les avaient découvertes. Mais c’est également
de l’histoire orale, très à la mode dernièrement, fondée sur près de 250 témoignages
que Soljenitsyne a rassemblés auprès des gens qui s’étaient spontanément présentés à
lui après la publication d’Une journée d’Ivan Denissovitch. Pour les rencontrer, pour
recueillir ces témoignages, il a voyagé à travers le pays entier. Et puis, c’est aussi un
poème à l’âme humaine.
Car Soljenitsyne pose une question essentielle: la violence institutionnelle instaurée
par la révolution bolchevique – se réclamant des Lumières et liée à l’idée du progrès,
qui s’appuie sur Hegel et non seulement sur Marx – cette violence peut-elle dégrader
l’homme de façon définitive ou bien est-elle une occasion pour l’âme humaine de se
« décourber », de se sauver ? C’est le problème posé par toute la littérature sur la
fabrique de l’inhumain, que ce soit Varlam Chalamov, Elie Wiesel ou Primo Lévi. Et
la réponse de Soljenitsyne est: « Oui, la prison nous sauve », qui est une expression
venue droit de l’apôtre Paul. Mais évidemment, il sait tout ce qu’on peut lui objecter
(et qu’il s’objecte à lui-même dans L’Archipel), car des milliers de gens ont été
dégradés par la prison et le camp. Et c’est cela, l’essentiel de sa polémique avec
Chalamov qui, malgré quelques hésitations (il y a aussi des exemples du sauvetage
d’âme dans le monde terrible qu’il dépeint), soutient l’autre thèse.
G. A. : C’est donc L’Archipel du Goulag qui est pour vous l’œuvre principale de
Soljenitsyne?
GEORGES NIVAT : J’ai déjà dit que L’Archipel et tout ce qui lui a précédé forment
comme une cathédrale littéraire. Mais l’unicité de Soljenitsyne consiste dans le fait
d’avoir construit une deuxième cathédrale, celle de La roue rouge. C’est là qu’il
devient un historien doté d’une capacité de travail phénoménale. Pour nous, les chercheurs, il est difficile de remettre les pieds dans ses traces, parce qu’il a tellement
cheminé dans la bibliographie. Il m’a d’ailleurs un peu aidé, en me donnant des indications dans les échanges épistolaires que nous avons eus. On a grâce à lui une vision
extraordinaire de la révolution avec des portraits vivants, avec des moments très forts,
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comme par exemple l’un des premiers assassinats dans les rues de Petrograd, celui de
l’amiral Nepenine, brossé en noir et blanc. Il verse également dans le didactisme, ce
qui rend la lecture parfois difficile, son projet inachevé a demandé plus de 6 600
pages, alors qu’il s’est arrêté au quatrième « nœud », sur les douze ou quinze qu’il
avait conçus.
G. A.: J’aimerais revenir à l’énorme différend entre Soljenitsyne et Chalamov pour qui
l’expérience des camps est entièrement négative, mauvaise, dont un être humain n’a rien
à tirer. Pour Soljenitsyne, comme pour Dostoïevski, cette même expérience
« rédemptrice » provoque non seulement une plongée dans la religion orthodoxe, mais
aussi la haine de la révolution et le tournant vers un certain conservatisme. On doit à
Dostoïevski Les possédés, alors que Soljenitsyne s’est mis à prôner le retour au mode de
vie traditionnel russe et le refus de la démocratie occidentale, tout en donnant sa caution
au régime russe actuel. Pour lui, c’était un régime conservateur censé rétablir le cours de
l’histoire interrompu par la révolution bolchevique. Adhérez-vous à cette analyse?
GEORGES NIVAT : Pas du tout. Premièrement, pour moi, le retour à la religion est libérateur, le christianisme est libérateur. Et je pense qu’il l’était aussi pour Soljenitsyne. Je
ne veux pas dire qu’il n’y ait pas eu de formes de christianisme qui ont asservi des
consciences. Mais qui va au fond du christianisme trouve la libération. Je ne peux pas
parler de la foi de Soljenitsyne, car nul ne peut sonder la foi ou le cœur d’un autre
homme. Mais on peut parler, en effet, du phénomène religieux dans son œuvre, par
exemple, dans le chapitre « L’âme et les barbelés » de L’Archipel du Goulag. Et en de
nombreuses pages de La roue rouge.
Et puis, il n’a pas lutté pour revenir au conservatisme, je vous assure. Lui, qui était
contre l’impérialisme russe bien avant l’écroulement de l’Empire soviétique, lui qui
fait un portrait tellement sévère de Nicolas II, il était plutôt pour un développement
naturel de la Russie, c’est-à-dire contre le mensonge. Dans La roue rouge, il scrute les
gens pour voir le moment où le mensonge commence à l’emporter sur la parole
vraie. Thucydide parle d’un moment néfaste où les mots changent de sens, et c’est ce
moment que Soljenitsyne essaie de repérer, avec la difficulté propre à tout historien
qui cherche les limites d’un phénomène énorme, comme la révolution. Il brosse une
galerie de portraits extraordinaires, des hommes politiques comme Alexandre
Goutchkov, un « Octobriste », partisan d’une monarchie constitutionnelle, ministre
de la guerre compétent en 1917 ou Milioukov, fondateur du parti constitutionnalistedémocrate, opposant notoire et ministre des Affaires étrangères en 1917, Lénine, à
Zurich et de retour en Russie, Trotski qui rentre, lui aussi, mais un peu plus tard que
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Lénine, et aussi des généraux, des officiers, des soldats, des ouvriers, des ingénieurs,
des paysans, des coopérateurs, des prêtres, des bolcheviks, comme Chliapnikov, dont
le portrait est étonnamment sympathique, bref une foule immense de personnages
historiques, beaucoup plus que de personnages fictionnels – et tous, grands ou petits,
composent l’énorme mosaïque de La roue.
Quant à ses positions politiques après son retour, (il est rentré en Russie en 1994 et
non en 1991, parce qu’il voulait achever son œuvre), évidemment, il a jugé sévèrement (à mon avis, trop sévèrement) le chaos des années 1990. Certaines de ses positions des années 2000 m’ont étonné, comme par exemple son appel au retour de la
peine de mort qui d’ailleurs n’a pas été suivi par le pouvoir russe. Il a eu des points de
rencontre avec la direction russe pour ce qui était de mettre fin à l’anarchie ou de
retrouver un sens historique à la Russie. En même temps, il s’est exprimé contre le
retour à l’hymne soviétique de Mikhalkov, bref, on ne peut dire qu’il y a eu une
adéquation totale entre lui et le pouvoir.
G. A.: En fait, c’est l’essai Deux cents ans ensemble, et non son soutien de la guerre en
Tchétchénie ou son appel au rétablissement de la peine de mort (qui n’est pas abolie,
mais temporairement suspendue) qui a provoqué le plus grand tollé dans les cercles de
l’intelligentsia française. Certains ont accusé l’écrivain carrément d’antisémitisme.
J’aimerais que vous me donniez votre analyse de ce livre.
GEORGES NIVAT : Non, ce n’est pas un livre antisémite, parce que Soljenitsyne n’était
pas antisémite. Il y a pour le prouver ses portraits magnifiques de jeunes poètes juifs
enfermés dans le Goulag, ses notes de lectures sur le poète Naoum Korjavine, sur le
poète David Samoïlov, et bien d’autres exemples. Quant au livre Deux siècles
ensemble, c’est un livre qui tente de faire une histoire des rapports entre les Juifs et les
Russes. Je reconnais que Soljenitsyne est moins historien dans ce livre que dans La
roue rouge. Beaucoup de son information provient de L’Encyclopédie juive Brockhaus
et Efron (1906-1913), il y a beaucoup trop de citations. Mais c’est néanmoins un livre
passionnant pour qui ne connaît rien sur cette question, depuis les rapports de
Derjavine sur le problème juif au XVIIIe siècle jusqu’à l’alyah en Israël de Juifs soviétiques. Je trouve un défaut à ce livre: Soljenitsyne a sous-estimé le mouvement des
grands écrivains, des grands représentants de la culture russe, comme Korolenko,
Soloviov, Tolstoï, Leskov, qui ont combattu pour abolir le statut spécial des Juifs dans
l’ancien Empire. Ce thème est également abordé dans La Roue rouge où Soljenitsyne
souligne que la première Douma n’a pas voulu se saisir de la question juive. D’une
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façon générale, il se cantonne à l’histoire institutionnelle et politique et, curieusement, n’inclut pas l’histoire culturelle.
On comprend quel est le fond du problème pour Soljenitsyne en lisant l’épilogue de
Deux cents ans ensemble. Pour lui, il y a deux peuples élus, le peuple juif et le peuple
russe. Le peuple juif est le peuple élu, il le connaît par la Bible et il le dit. Le peuple
russe est pour lui également un peuple élu, mais à la façon du poète Fiodor
Tioutchev, c’est-à-dire élu par ce chemin de la souffrance qu’il a parcouru. On voit
chez Soljenitsyne presque une sorte de jalousie d’un peuple élu vis-à-vis d’un autre
peuple élu, mais en aucun cas ce sentiment ne devient mauvais, comme chez
Dostoïevski (pour disculper Dostoïevski, je dirai qu’il avait des sentiments xénophobes à l’égard de beaucoup de peuples). Chez Soljenitsyne, je ne sens pas de xénophobie à l’égard des Juifs et je peux le démontrer par des centaines de citations.
G. A. : Personnellement, j’ai plutôt l’impression que Soljenitsyne avait une attitude
passionnelle à l’égard des Juifs, comme beaucoup de Russes, comme Vassili Rozanov,
par exemple. Je reprocherais à Soljenitsyne de considérer les Juifs comme un peuple au
même titre que le peuple russe, alors que c’est discutable en soi, et en plus, les Juifs
émancipés, devenus révolutionnaires, étaient aussi opposés aux Juifs traditionnels que
les Russes révolutionnaires l’ont été vis-à-vis de leurs prêtres.
GEORGES NIVAT : Dans sa perception du peuple juif en tant que peuple, Soljenitsyne
fut influencé par le comportement des Juifs soviétiques qui, dès les années 1970,
réclamaient pour eux le droit d’émigrer, alors que les autres peuples de l’URSS, à l’exception des Allemands ethniques, ne jouissaient pas de ce droit. Il a même eu une
polémique à ce sujet avec l’académicien Sakharov. Mais je suis d’accord avec vous:
cette notion du peuple juif est discutable et exagérée. Ainsi, Boris Pasternak est un
grand poète russe d’origine juive et non un Juif.
G. A. : Cette affaire ternit pourtant la perception de Soljenitsyne en Occident et
notamment en France, au point de dévaloriser son œuvre.
GEORGES NIVAT : Là, c’est notre primitivisme français. C’est notre idéologie de
donneurs de leçons. C’est nous, les Lumières. Je trouve que l’attitude d’une certaine
intelligentsia française est très réductrice. Soljenitsyne avec son idée de liberté de
conscience avant toute autre liberté, exprimée notamment dans sa Lettre aux dirigeants, lui déplaît. Il faut rappeler à cette intelligentsia que Soljenitsyne est un
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immense écrivain. Relisez ses textes bondissant d’énergie, de joie de vivre, de libération, et vous verrez qu’il n’est pas tel que vous le représentez.
C’est vrai qu’il a peut-être vécu trop longtemps. Il n’est pas le premier à s’enfermer à
la fin de sa vie, pour des raisons de santé, mais cette image d’un starets émacié est celle
de ses dernières années, alors que, plus jeune, c’était un « homme plein d’allant, de
jeunesse, de bonheur, un homme inimaginable », comme le dit Anna Akhmatova. Un
conquérant énergique, un stratège remarquable et un tacticien infatigable dans son
combat contre la tyrannie communiste.
Souvenez-vous de ses premières émissions avec Bernard Pivot! La toute première,
j’en faisais partie, c’était en 1974, quand il venait d’arriver en Occident, après avoir
gagné sa bataille contre le pouvoir soviétique. Il était superbe, plein de force, un vrai
athlète. Quand Jean Daniel lui dit: « Écoutez, Alexandre Soljenitsyne, vous n’allez pas
nous faire un trop grand éloge de nous, avec tous nos péchés! », il bondit: « Avec
votre colonialisme, vous voudriez que je fasse votre éloge ? Le colonialisme est un
grand péché ». Regardez ces entretiens qui viennent de paraître en DVD chez
Gallimard, vous verrez quelle figure colossale il était.
G. A.: J’aimerais vous poser une toute autre question. Soljenitsyne voulait retourner
dans son pays comme un prophète, mais il y a été marginalisé et ses enseignements et
ses prophéties n’ont pas joui d’un grand succès de son vivant. Or, après le décès de
Soljenitsyne, le président Medvedev a signé un décret rendant obligatoire l’étude de
son œuvre à l’école et à l’université. Vous venez vous-même de participer à une séance
d’hommages à l’écrivain à l’Académie des sciences. À votre avis, qu’est-ce que la Russie
actuelle retient de l’œuvre de Soljenitsyne?
GEORGES NIVAT : Il a refusé de jouer un rôle politique. Selon divers témoignages, beaucoup de gens, quand il est revenu, voulaient qu’il joue un tel rôle. Mais ils se sont
heurtés à un refus, car Soljenitsyne se voulait écrivain, il était lutteur par l’écriture. Et
quand on voit tout ce qu’il a écrit, et le temps qu’il y a consacré, en travaillant parfois
jusqu’à dix-sept heures par jour, jusqu’à l’hallucination, on comprend cette ambition.
Il était Écrivain.
Bien entendu, aujourd’hui, comme pour tout en Russie, il y a une tendance à le
muséifier, et la muséification, la momification est une mauvaise chose. À l’école, tout
dépendra de l’instituteur, bien entendu. On refait des manuels en Russie. Certains
sont horriblement simplistes et réactionnaires, mais Dieu merci, l’instituteur reste
libre dans sa classe.
Soljenitsyne a des lecteurs, mais ce qui compte, c’est qu’il y ait de nouveaux lecteurs,
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des jeunes. Ces jeunes ne connaissent plus le contexte soviétique, et il est d’autant
plus important qu’ils lisent Soljenitsyne dont l’œuvre est universelle. J’imagine un
jeune qui découvre Le premier cercle, ce roman que je compare à La Montagne
magique de Thomas Mann. Pour moi, le dialogue entre Roubine et Sologdine, c’est
un dialogue européen sur la violence et le progrès. Ce roman est vivant, il conserve sa
grandeur, il faut seulement qu’on puisse le trouver en librairie, dans des bibliothèques, et pas seulement sur Internet où toute l’œuvre de Soljenitsyne est accessible.
Actuellement on le trouve.
G. A.: Soljenitsyne, pour vous, restera en quelque sorte présent en Russie, indépendamment du pouvoir?
GEORGES NIVAT : C’est l’évidence, comme Tolstoï et Dostoïevski qui ont survécu à tous
les régimes, y compris l’asservissement soviétique. Le pouvoir essayera de le mettre à
son service, cela paraît évident. Mais l’œuvre de Soljenitsyne dit aussi beaucoup de
choses contre le pouvoir, car il était un dissident, comme l’était Tolstoï. Tolstoï a été
autorisé sous le régime soviétique, et il y avait des préfaces marxisantes à son œuvre,
et il y avait le fameux texte de Lénine « Tolstoï en tant que miroir de la révolution
russe ». Seulement, cela ne changeait rien: les gens lisaient Tolstoï et étaient libérés
par Tolstoï, s’ils le lisaient bien. Les grands textes ont ce pouvoir libérateur, quels que
soient les préfaces ou les commentaires. Je pense que Soljenitsyne va rester, tout
comme Pasternak avec son Docteur Jivago, Chalamov avec ses Récits de la Kolyma. Ce
sont de véritables monuments littéraires.
G. A.: Quid des articles ou des discours de Soljenitsyne?
GEORGES NIVAT : Quand un grand écrivain écrit ce qu’on appelle en russe poublitsistika (des articles à caractère politique et polémique), il se simplifie forcément luimême, comme c’est le cas de Dostoïevski dans son Journal de l’écrivain. Ce journal est
extrêmement simplifié par rapport à la polyphonie de ses grands romans. Mais ses
articles sont passionnants quand même, comme le sont ceux de Soljenitsyne, à condition de les lire avec les grands textes où les personnages ont leur liberté. Ce sont ces
grands textes qui vont sauver Soljenitsyne de la muséification.
G. A.: Vous avez mentionné la critique des Lumières par Soljenitsyne. On se souvient
qu’il est venu en Vendée pour commémorer, avec Philippe de Villiers, le 200e anniversaire de la rébellion vendéenne, ce qui lui a été beaucoup reproché. Quelle était la
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perception des Lumières – dont se réclamait la Révolution française – par
Soljenitsyne? Pensait-il que les Lumières n’étaient pas très lumineuses, mais porteuses,
au contraire, de la terreur future, au nom du bien de l’humanité?
GEORGES NIVAT : Dans plusieurs de ses textes à consonance philosophique ou théologique, il se prononce clairement contre les Lumières. Pour lui, la Renaissance était
pour l’Europe le moment de la perte de Dieu, le moment où l’homme s’est mis au
centre (c’est cela, le sens de l’humanisme) au lieu de se mettre sous le regard de Dieu.
Et à partir de ce moment-là, l’homme aurait perdu une sorte de vraie voie du développement humain. Telle est sa thèse que je ne partage pas, et bien naturellement, elle
est bien moins subtile que la polyphonie de ses romans. C’est toute la différence entre
l’écrivain et le publiciste.
Quant à la Vendée, c’est un exemple où les Lumières ont abouti à des massacres de
masse. Est-ce que les gens qui critiquaient la venue de Soljenitsyne en Vendée iraient
jusqu’à justifier les massacres de septembre 1993 et plus généralement, toutes les infamies commises sous la Révolution française ? Pour Soljenitsyne, la Vendée faisait
penser à la résistance paysanne de la région de Tambov en 1920-1921, et d’ailleurs,
plusieurs héros de La roue rouge sont liés au soulèvement de Tambov. En clair, il
voyait dans la répression du soulèvement populaire en Vendée un pouvoir jacobin
tyrannique à l’œuvre comme plus tard le pouvoir bolchevique. Tous les deux se
proclament libérateurs et tous les deux organisent le massacre d’une région paysanne
révoltée.
G. A.: Quelle est pour nous, les Occidentaux, la plus grande leçon de Soljenitsyne?
GEORGES NIVAT : C’était un homme qui en rien ni jamais ne s’est laissé dicter ses
opinions. Il a commencé comme un jeune marxiste, tout en ayant eu une mère
pieuse. Par sa mère, il était d’une famille riche, il était donc du mauvais côté social,
cela pouvait se terminer mal, mais il vivait de façon très modeste, avec cette mère qui
gagnait peu. Il a finalement eu une adolescence assez heureuse, à Rostov-sur-le-Don,
où il a fait des études universitaires. Il était un jeune komsomol, mais d’emblée, il
sentait le mensonge. Les premiers grands procès, comme celui du Parti Industriel,
suivis des procès truqués de la deuxième moitié des années 1930, lui mettent « une
puce à l’oreille ».
Ensuite, il y a eu l’armée, la guerre. Il a combattu avec courage, il a été décoré, mais il
a mené une correspondance où il développait l’idée d’une nouvelle liberté qui s’épa-
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nouirait après la guerre. Comme toutes les lettres étaient lues par la censure militaire,
il a été envoyé au Goulag, et ce fut sa véritable école. Car au Goulag, il a rencontré des
tas de gens venus de partout, de tous les horizons, de gens simples et savants. C’est cet
apprentissage qui l’a formé, qui a provoqué la « décourbure » de son âme, parce qu’il
était un homme qui allait droit. Et c’est ce qu’on sent dans son œuvre. Son contexte a
disparu, le pouvoir soviétique a disparu, mais l’esprit de cette lutte, son énergie, sa
poésie restent intacts. Chez nous, nous n’avons pas tellement d’équivalent de cette
droiture. Soljenitsyne a refusé de rencontrer Jean-Paul Sartre quand Sartre est venu à
Moscou, ce Sartre devenu stalinien après la mort de Staline.
G. A.: Si on peut résumer par une phrase, la grande leçon morale de Soljenitsyne, qui a
une valeur universelle, c’est de ne pas vivre dans le mensonge. C’est ce à quoi il avait
appelé les dirigeants soviétiques.
GEORGES NIVAT : Absolument. Le plus extraordinaire, c’est que ce refus du mensonge
dans sa vie est aussi un refus du mensonge dans son œuvre, qui le conduit à changer
de poétique de façon fondamentale en passant d’une cathédrale d’écriture à l’autre.
C’est cette espèce d’énorme honnêteté avec soi qui m’a passionné, et c’est ce que j’essaie de démontrer dans mon nouveau livre.
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BIBLIOTHÈQUE D’HISTOIRE SOCIALE
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COMMUNISME - SOCIALISME - SYNDICALISME
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