EN AVANT LA MUSIQUE ! Comme les plantes ont besoin d`eau

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EN AVANT LA MUSIQUE ! Comme les plantes ont besoin d`eau
EN AVANT LA MUSIQUE !
Comme les plantes ont besoin d'eau, comme le sang a besoin d'oxygène, le
cœur a besoin de tendresse. La musique lui en fournit. La musique est en
effet tendresse, caresse, charme, grâce, rondeur et bonheur de l'âme. Elle la
nourrit et la réchauffe, la berce comme une mère berce son enfant. Même
lorsqu'elle se fait violente, acérée ou carrée, éclatante ou explosive, elle fait
naitre des émotions toutes rondes. Et lorsqu'elle accompagne la mort, ses
marches funèbres et ses requiem jettent un baume sur nos plaies, apaisent
nos souffrances, nous aident à accepter l'irréparable.
« De la musique avant toute chose ! » demande Verlaine dans son Art
poétique. Pourtant ce n'est pas seulement au poète que ce vers peut servir
de principe, mais à tout homme et à toute femme. La musique a un gout de
bonheur comme la pomme a un gout de pomme. Faire de la musique revient
non seulement à jouer avec la beauté elle-même, mais à se donner du
bonheur à profusion. Tous n'ont pas cette possibilité, il est vrai, mais tous
peuvent participer au festin en écoutant ceux qui en font. Et ceux-ci, pour
gouter pleinement le bonheur que la musique contient, ont besoin de se
faire écouter. On ne fait pas vraiment de la musique dans la solitude, on se
prépare à en faire devant un public. Ce bonheur-là rayonne et s'amplifie par
la présence des auditeurs. Point n'est besoin d'un très grand nombre,
quelques-uns ou même un seul suffit.
Là où il y a de la vie, il y a du mouvement et du bruit. La vie bruit : battements
de cœur, respiration, rires, pleurs, cris, etc. Le son est un déclencheur
d'émotions tout autant qu'un moyen d'expression pour elles. Un son
brusque et strident qui crève le silence provoque une véritable panique,
avant même qu'un danger quelconque soit perçu. Un son doux et mélodieux
apaise, calme, détend, nous ouvre et nous rend plus conciliants, comme les
commerçants s'en sont rendu compte. Le client achète plus facilement
lorsque le magasin baigne dans une douce musique ; et souvent le vendeur
travaille mieux. Il parait même que les vaches traites au son de la musique
donnent plus de lait que les autres.
Quant à l'action des sons sur les végétaux, il se dit à ce sujet des choses si
extraordinaires que, même lorsqu'on nous les présente comme
scientifiquement contrôlées, nous n'arrivons pas à les croire. Le chroniqueur
horticole de grand journal affirme, en se fondant sur plusieurs études
apparemment scientifiques, que les plantes de maison « exposées » à de la
musique se développent mieux que les autres, aussi qu'elles préfèrent
certains instruments à d'autres, voire certains compositeurs à d'autres. De
même, des champs de riz ou de maïs sur lesquels de la musique a été
diffusée régulièrement ont donné des rendements supérieurs aux champs
voisins. Un spectre hante désormais nos campagnes et menace d'en chasser
la séculaire paix. Nos vertes prairies seront-elles bientôt inondées de
musique comme de vulgaires centres commerciaux ? Une seule lueur
d'espoir : les plantes n'aimeraient pas le rock et toutes les musiques dont
l'harmonie présente des brisures ; elles préfèreraient les grands
compositeurs de valses, ainsi que Bach, Mozart, Debussy, Brahms,
Schumann.
Quoi qu'il en soit, la puissance de la musique sur les humains, elle, est
incontestable et, de tout temps, elle a été utilisée pour combattre l'ennui ou
l'excitation, pour apaiser nos passions ou stimuler nos émotions, pour
mettre de l'harmonie dans notre monde intérieur. Nous pouvons toujours
nous défendre contre les images venant de l'extérieur, en fermant les yeux
tout simplement, comme nous le faisons au cinéma lorsque le spectacle
devient insupportable. Mais il n'en va pas ainsi avec le son. Nous sommes
totalement démunis devant lui. Il nous touche physiquement, s'introduit en
nous par les trous des oreilles et nous fait résonner comme si nous étions
nous-mêmes des instruments de musique. Le son pénètre notre chair, se
mêle intimement à nous et se fait aimer ou haïr directement,
immédiatement. Bien des gens ont découvert qu'ils aimaient une personne
à la caresse que leur faisait le timbre de sa voix. De fait, le sonore entretient
avec l'affectif des liens privilégiés, comme le visuel en entretient avec le
rationnel. L'œil est le bras droit de l'esprit, et l'oreille, celui du cœur. La
peinture signifie d'abord, avant de nous émouvoir ; mais la musique elle
nous émeut avant de signifier quoi que ce soit. Elle colle à la vie, au désir, au
sentiment, dont elle peut exprimer tous les mouvements, toutes les
nuances.
Les sons s'aiment, s'attirent, se désirent ou se repoussent, se fuient, se
détestent. Ils s'unissent par grappes, par paquets. Ils se réclament,
s'opposent, s'attendent, s'agitent, se houspillent, se font la fête. On ne sait
pas exactement de quoi il y a musique, on ne le sait pas d'un savoir
raisonnable, clair et distinct. Les mots n'arrivent pas à en ressaisir le sens. La
musique ne se résume ni ne se condense. Les titres que l'auteur ou les
éditeurs lui donnent n'en contiennent pas l'essence, bien qu'ils puissent
être utiles pour entrer dans une atmosphère que le compositeur a
voulu faire flotter autour d'elle. Mais essentiellement le rôle de la musique
n'est pas de créer des atmosphères, d'évoquer des images ou de traduire en
sons des phénomènes naturels ou autres. Même lorsqu'elle porte un titre
explicite, une belle musique doit toujours se soutenir par elle-même. Elle
devrait pouvoir se passer de son titre sans qu'il en résulte le moindre
dommage.
Ainsi, comprendre une musique ne signifie pas lui associer des images dans
son esprit. Son pouvoir n'est pas de nous faire jongler ou rêver éveillé. Le «
sens » d'une musique n'en est pas un pour l'esprit, c'en est un pour la
sensibilité. Sans doute vaudrait-il mieux parler d'un « charme » plutôt que
d'un sens, mais il n'y a que les novices pour s'y méprendre et il est sûr qu'une
œuvre a été comprise lorsqu'elle s'est fait aimer, lorsqu'elle a touché
l'auditeur, l'a ému, lorsqu'elle l'a capté, asservi à son rythme et à sa mélodie.
Alors l'amateur est capable de se la jouer intérieurement, tout seul, sans
instrument. Comprendre et aimer sont identique, et cela signifie que la
compréhension musicale reste ouverte, susceptible de se perfectionner,
qu'elle baigne toujours dans un certain mystère.
À la différence du langage parlé ou écrit, une musique ne dit pas quelque
chose, elle se dit elle-même. Elle ne renvoie pas à une signification ou à une
pensée située derrière elle, même si elle se coule dans une forme précise :
fugue, sonate, valse, symphonie, etc., et si elle obéit à des règles de
composition strictes. Ces règles ne sont, à l'instar de l'instrument lui-même,
qu'un moyen de manifestation pour elle. L'auditeur peut les ignorer et la
saisir néanmoins dans son essence, dans son être véritable. Dans ce cas, il
lui reconnait une unité, une cohésion, il voit qu'une nécessité l'habite
prescrivant à chaque note d'occuper telle place et non telle autre, de se
présenter de telle façon, non de telle autre. Il perçoit une loi générale de
l'œuvre et une sorte de logique qui se trouve sans doute à l'origine de son
charme particulier et du fait qu'elle le touche, le capte, le retient, le prend
dans son filet.
Nous négligeons généralement de reconnaitre que cette compréhension,
sous-jacente au charme, ne se fait pas spontanément, immédiatement,
toute seule. Elle met en œuvre des schèmes de perception, des mécanismes
d'association, des montages psychiques, des réflexes, des programmations
mentales, qui jouent à notre insu et qu'une certaine éducation nous a permis
d'acquérir. De fait, nous pouvons être un grand chef d'orchestre, ou un
musicien de jazz de tout premier ordre, et ne rien « comprendre » aux chefsd'œuvre de la musique indienne ou japonaise. Les mélopées d'Oum
Kelsoum, qui font tressaillir des millions d'Arabes, laissent la plupart des
Occidentaux aussi froids que le bruit d'un robinet qui coule. Debussy, qui
s'intéressa à la musique de l'Extrême-Orient et se laissa influencer par elle,
se demandait comment on pouvait encore appeler « musique » Le sacre du
printemps de Stravinsky. Les exemples de ce genre sont légion ; ils font voir
non pas que la sensibilité au charme d'une musique est un phénomène
parfaitement irrationnel, mais qu'une formation particulière de la sensibilité
est requise, ainsi que la possession de certaines clés.
Il n'y a donc pas qu'une musique, mais plusieurs musiques et, contrairement
à une opinion fort répandue, la musique n'est pas un langage universel que
tout homme, n'importe où, n'importe quand pourrait comprendre
spontanément. Qu'il y ait plusieurs musiques ne signifie pas toutefois qu'il
n'y ait pas de mauvaises musiques et qu'il faille toutes les mettre sur un
même pied pour ce qui est de leur valeur. Un tel relativisme abolirait
l'esthétique. Ce qu'il faut dire, c'est que les critères pour juger d'une
musique se situent dans la tradition ou la culture particulière à laquelle
l'œuvre appartient. Nul ne peut s'ériger en spécialiste universel.
La musique se nourrit de silence, elle plonge ses racines en lui comme dans
une terre nourricière. Les gens qui aiment le silence aiment aussi la musique,
la belle musique s'entend, non pas celle qui agresse, écrase, bouche ce
silence, mais celle qui s'installe en lui, le travaille, le sculpte, l'anime et même
le fait parler. La mauvaise musique travaille dans le bruit, sur le bruit, avec
du bruit ; elle n'est que bruit plus ou moins bien ordonné. Même lorsqu'elle
se veut tendre – et cela lui arrive très souvent –, elle est criarde, tapageuse,
elle crache encore du bruit et elle tape à l'oreille. Au lieu de représenter la
victoire du silence sur le bruit, elle représente, sinon toujours sa défaite, du
moins un compromis louche avec lui. C'est pourquoi la belle musique est
toujours menacée par le bruit, sous forme de fausses notes, bavures,
exagérations, emphase, cacophonie, et lorsqu'au début d'un concert, les
musiciens de l'orchestre se mettent à répéter chacun pour soi leur morceau
de partition, le public en salle découvre l'extraordinaire puissance de bruit
qui est enchainée là. On dirait les rugissements d'une meute de fauves qui
vont se jeter ensemble sur une proie.
Comparée à la musique, la peinture est un art superficiel, qui règne sur les
apparences seulement. Certes, la bonne peinture réussit à nous faire visiter
l'invisible et à nous montrer ce qui ne se voit pas avec les yeux du corps. Il
existe par exemple un tableau de Cézanne représentant la maison d'un
pendu : on ne voit de cette maison qu'un mur nu avec sa fenêtre, mais
disposée de telle façon qu'apparait aussitôt le soupçon qu'un drame affreux
a dû se passer à l'intérieur. La musique, elle, habite depuis toujours
l'invisible, la nuit originelle, la profondeur matricielle dans laquelle la lumière
ne descend pas, mais où le son par contre peut pénétrer. Là, les
mouvements biologiques fondamentaux, ceux du cœur, ceux de la
respiration notamment, battent déjà la mesure d'un rythme à deux, trois,
quatre ou six temps.
La musique est un art des profondeurs non de la superficie. L'oreille est un
organe creux, un puits qui aboutit au cœur. Les beaux sons descendent en
nous et nous font vibrer comme un instrument. Le vrai musicien est celui qui
est capable de mettre dans l'auditeur de l'harmonie, d'accorder ses
émotions et ses sentiments, de lui apporter une paix ou une exaltation de
l'âme, c'est-à-dire un bonheur, dont rien ici-bas ne fournit l'équivalent. C'est
pourquoi sans doute, dans la représentation chrétienne du paradis, les élus
ne trouvent rien de mieux à faire que de chanter, la voix humaine étant
certainement l'instrument le plus noble, le plus pur et le plus touchant de
tous, et cette activité de faire de la musique, la plus satisfaisante de toutes,
hors la sphère des instincts, cela s’entend.
Mais les humains peuvent-ils faire de la musique éternellement ? Oui, si
l'éternité est définie comme un présent qui dure, plutôt que comme une
sortie du temps ; comme un présent qui garde accès à tout son passé et qui
n'entrevoit jamais la moindre limitation dans l'avenir. Bref, si l'éternité est
un temps à l'état pur, que ne souillerait aucune histoire, mais
qu'habiteraient seulement des idées et des sentiments. De fait, la musique
a besoin du temps, elle lui est liée de manière essentielle, puisqu'elle fait
voyager l'auditeur dans le temps. Entrer dans une musique, c'est comme
partir explorer un monde de sentiments. De même qu'un livre fait voyager
l'imagination et l'esprit, une musique fait voyager le cœur et lui faire vivre
toutes sortes d'aventures. À certains moments, elle file à toute vitesse, à
d'autres elle trottine, à d'autres elle marche d'un pas lent et majestueux.
Dans chaque cas des émotions différentes affluent.
Il y a des musiques qui élèvent l'âme en allumant en elle des sentiments
nobles, d'autres qui le maintiennent au sol en jouant sur les cordes des
instincts ou en excitant une sensibilité à fleur de peau. Cette distinction ne
recoupe pas forcément celle de la bonne et de la mauvaise musique, mais
bien celle de la sérieuse et de la légère. Cette dernière peut être bonne ou
mauvaise, mais elle n'est pas comme l'autre formatrice et éducatrice du
cœur. Elle se contente de divertir, d'amuser, ce qui revient peut-être à
procurer du bonheur plutôt que de la liberté.
La musique remplit le temps et d'une certaine façon l'abolit, en nous faisant
oublier son écoulement inexorable, son irréversibilité, source de tous nos
malheurs. Elle se plait même à conjurer cette irréversibilité en opérant des
répétitions, des reprises, en faisant trainer un thème à travers des variations,
en ramenant un leitmotiv, en insérant un même refrain entre plusieurs
couplets. Cela nous permet de la mieux saisir, car son être, comme tout ce
qui bouge, est évanescent. Toutefois nous ne la possèderons jamais, nous
ne la tiendrons jamais en main tel un objet, même si nous en sommes
l'interprète. À tout moment elle risque de nous échapper. Pour qu'elle
existe, il faut se donner à elle, lui prêter son corps et son âme. Plus elle est
haute, plus les mouvements qu'elle exige de nous sont fins, subtils,
complexes.
Par ailleurs, il peut arriver qu'une musique s'empare de nous, vienne se jouer
en nous contre notre volonté explicite, qu'elle nous obsède au point de nous
rendre presque fous. On dirait alors un être vivant, un vampire qui s'est
accroché à nous et qui ne nous lâche plus. À quel impérieux besoin répond
ce petit jeu ? Quelle obscure pulsion trouve un précaire assouvissement
dans une petite phrase, parfois inlassablement répétée ? Il faudrait toute
une psychanalyse pour le découvrir. Mais nous touchons ici du doigt la
formidable puissance de cet art, sa capacité de subjuguer l'âme, de l'enivrer
littéralement.
Le musicien fait avec les sons ce que le philosophe fait avec les mots, il
traque du charme comme l'autre traque du sens. Aussi le charme est-il à
l'âme ce que le sens est à l'esprit. Avoir du charme, être sous le charme, cela
nous rend heureux, tout comme avoir du sens, saisir du sens rend l'esprit
libre. Celui-ci n'aspire pas à être heureux, le bonheur ne signifie rien pour
lui. Il aspire à la liberté, et cela veut dire à peu près : tomber sous le charme
de rien, voir froidement les choses, les phénomènes et les liens qui les
unissent. Pourtant l'entrée dans un livre ou un discours, la découverte d'un
grand ensemble d'idées lumineuses et cohérentes lui apportent une
satisfaction qu'il faut bien appeler aussi bonheur. La philosophie possède un
charme tout spirituel qui en fait comme une musique pour la pensée. À
l'inverse le cœur, lui, n'aspire qu'à être heureux et il ne l'est que lorsqu'il
perd sa liberté, lorsqu'il est saisi, attrapé, charmé, envouté, enthousiasmé.
Or la musique lui apporte un tel bonheur, sans pour autant le mettre en
captivité. Elle lui fait donc gouter d’une certaine façon à la liberté.

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