Le cache misère d`André Green

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Le cache misère d`André Green
Le cache misère d’André Green
Le Monde des livres de la semaine dernière (6/1/2006) offrait à ses lecteurs, signée
André Green, une violente « dénonciation » de ce que l’article appelle d’un nom peu
appétissant : les « lacano-millériens » (je laisserai de côté les attaques ad hominem visant
Jacques-Alain Miller, puisque c’est le moins désagréable des sorts qu’on puisse leur réserver).
N’appartenant pas au groupe incriminé, me voici en position non d’user d’un droit de réponse,
mais bien de répondre en indiquant à qui aurait lu ces lignes ce qu’elles sont effectivement :
un texte truqué, qui loin de jouer franc jeu, se laisse déborder par une indignation dont on ne
sait si elle sert un désir de vengeance, un dépit, voire une pure et simple pleurnicherie − celle
de quelqu’un qui ne jugerait pas son travail reconnu comme il imagine le mériter. Telle est en
effet la logique de la reconnaissance : aucun signe, fût-ce un congrès à l’Unesco, ne suffit à en
combler la soif (Green s’en prend aussi à la presse, qui n’aurait pas suffisamment rendu
compte de la rencontre qu’il organisait en 2001). Là intervient son cri du cœur : « À la
trappe ». Eh bien oui, pourquoi pas « à la trappe » ? Lacan ne voyait pas d’autre destination à
son œuvre, ce qui valait peut-être, de sa part, comme une ruse subtile pour, au moins un
moment, contourner cette trappe. Et il suffit de parcourir aujourd’hui ce qui s’écrivait ici et là
il y a trente ans et moins pour que saute aux yeux que la plupart de ces textes
« psychanalytiques » ont pris un tel coup de vieux qu’il n’est nullement surprenant qu’ils ne
soient plus jamais cités.
Première embrouille du texte, premier semblant, André Green ne se prive nullement, à
l’occasion, de dire tout le mal qu’il pense de ses collègues de l’Internationale à laquelle il
appartient. Je m’abstiendrai certes ici de rapporter les mots doux qu’il leur réserve, préférant
poser la question : a-t-on la moindre idée de cela, de ce dédain en lisant son dernier papier ?
En rien ! Au contraire, il laisse entendre que certains groupes psychanalytiques, y compris un
groupe lacanien, entretiennent entre eux « des rapports cordiaux et courtois d’intérêt
réciproque ». On croît rêver. Est-ce que jamais les avancées les plus décisives de la
psychanalyse ont eu lieu dans un tel climat ? Jamais. Jamais, y compris du temps de Freud,
son invention de la pulsion de mort étant un des moments les plus marquants des violences
déchaînées, des amours déchirés, des portes claquées.
Autre semblant, où fleure l’hypocrisie : la revendication, au profit de certains groupes,
d’une formation « […] non laxiste, optant pour des procédures d’habilitation à la fois
rigoureuses et ouvertes à la critique et au changement, tout en laissant à la communication
scientifique la plus grande liberté ». L’adresse au politique est claire dans le contexte français
contemporain ; mais le propos truqué. À qui fera-t-on croire qu’un jury composé de
didacticiens, après quelques entretiens avec un candidat, aura effectivement soupesé les
arcanes libidinales inconscientes du dit candidat au point d’être en mesure de l’autoriser à
entreprendre une psychanalyse didactique en toute connaissance de cause ? Est-ce là la
« rigueur » revendiquée ? Décidément oui, ils sont de bien fins cliniciens, ils sont même extra
lucides ces didacticiens, pour ainsi en quelques minutes parvenir à faire le tour de quelqu’un.
Mais la phrase que je viens de citer comporte un autre semblant encore, à savoir la
prétendue « communication scientifique ». Qui est épistémologiquement sérieux ? Green
laissant entendre que tel est le statut du savoir en psychanalyse, ou Lacan finissant par
conclure que décidément non, ce savoir n’avait pas (pas encore ?) conquis pareil statut ? Au
lecteur, au non analyste de se prononcer.
Le pompon question semblant revient peut-être à ce tour de passe passe grâce auquel
on offre à Lacan « sa place parmi les grands auteurs contemporains ». On se tape les cuisses,
on meurt de rire, on s’étouffe. Lacan parmi la longue liste des noms cités (où brille par son
Le cache misère d’André Green / 7 janvier 2006 / Le Monde / p. 1.
absence celui de mon ami Conrad Stein) ? C’est confondre les cours d’école, celle des grands
et celle des petits. Désolé de le dire à si bonne compagnie, mais le fait est là : il n’y a pas de
commune mesure entre l’intervention de Jacques Lacan au champ freudien et ce qu’ont pu y
apporter Green lui-même et chacun de ses élus.
L’idée d’une psychanalyse où chacun apporterait modestement sa pierre à l’édifice est
fausse et fadasse ; la psychanalyse n’avance, si elle avance, quant elle avance, que par éclats.
D’ailleurs, qu’il n’y ait pas un tel édifice, faut-il le regretter ? Ce serait oublier que, souvent,
c’est au moment exact où il a fini de bâtir sa tanière qu’un couple se sépare. Manifestement, à
cette belle image de la maison devenue réalité, les bâtisseurs ne trouvent pas leur compte.
Une maison, cela évoque le rassemblement d’une famille, et vient sous la plume de
Green, comme naturellement, l’idée d’un « giron familial ». Verser au compte du familialisme
ce lien social que Lacan a appelé « discours psychanalytique », est-ce conforme à ce qu’à
d’inouï le lien psychanalysant psychanalyste ? Il est permis d’en douter, et Green lui-même
nous y invite en ayant omis, dans sa liste des « grands auteurs », Anna Freud.
Ce n’est que par esprit de concession que Green inclut Lacan dans sa liste. Son
réquisitoire contre « la pratique lacanienne » témoigne à lui seul d’un net rejet de Lacan. Mais
quel réquisitoire ? Green construit − nouveau semblant − une image de la « séance courte »
qui ne fait, au mieux, qu’indiquer chez lui on ne sait quelle horreur. L’intervention du
psychanalyste relèverait d’un « arbitraire insupportable » et n’aboutirait qu’à « imposer au
patient un mutisme systématique ». Pour le dire d’un mot (mais je suis loin d’être le seul
témoin), mes dix années d’analyse avec Lacan ne correspondent en rien à cette fantaisiste
description. Ce mot devrait suffire. Si ce n’est que, commentant l’épouvantail qu’il dresse
pour mieux le déglinguer, Green ajoute que le psychanalyste qui pratique ainsi, ne sait pas
« prendre en considération son degré de régression (celui du patient, pas celui du
psychanalyste), sa souffrance et son analysibilité ». On en conclut que lui, Green, sait faire
cela. Sans doute comme les didacticiens plus haut mentionnés savaient par avance qui allait
pouvoir être psychanalyste et qui ne le pourrait jamais. L’erreur insiste : ils ne savent pas
jouer de la flutte et prétendent se jouer d’Hamlet. On a là affaire à ce qu’a parfaitement
dégagé Michel Foucault dans Le Pouvoir psychiatrique, à savoir à un personnage (psychiatre,
psychanalyste, peu importe ici) qui n’a nul besoin d’effectivement savoir, dont le savoir
n’aide en rien la pratique, mais qui doit ostensiblement porter les insignes laissant apparaître
qu’il sait. Le propos de Green, sa façon de suggérer qu’il sait a la valeur d’un tel insigne.
Mais venons-en à ce qui est censé motiver l’article (car, jusque là, rien de nouveau,
Green ayant déjà cent fois vitupéré ainsi), à savoir la dénonciation de l’entité « psychanalyse
française ». S’il s’agit d’un mythe (titre de l’article), la question se pose : un mythe, cela se
dénonce-t-il ? S’il s’agit d’une image (premier mot de l’article) dont Green s’emploierait à
montrer qu’elle « ne correspond en aucune manière » à la réalité, une autre question se pose :
nous donne-t-il ainsi l’exemple de la façon dont un psychanalyste doit faire avec l’image ? Ce
serait plutôt désolant de devoir ainsi constater que quelqu’un qui a pourtant suivi les premiers
séminaires de Lacan n’en a pas même retenu de cette fréquentation que l’image avait une
incidence propre et d’autant plus hors de la portée de la réalité qu’elle est elle-même
constituante de cette réalité. Qu’on compare seulement avec la façon dont François Cusset
traitait récemment de la French theory. Certes aucun de ceux qui se sont vus pris en grappe
par cette nomination nord-américaine ne s’y retrouvait. Il n’empêche, par la voie de
malentendus, d’équivoques, de contresens et pour finir de repentirs quelque chose a bien
franchi l’Atlantique. Là aussi une entité « falsifiée » ? Sans doute. Et alors ? Même en logique
le faux peut engendrer le vrai. On aura saisi que, question falsification, André Green, si habile
à dénoncer, n’avait de leçon à recevoir de personne.
Le cache misère d’André Green / 7 janvier 2006 / Le Monde / p. 2.
Mais que donc fait le politique ? Que font donc les médias ? Les intellectuels ?
Qu’attendent-ils pour nous débarrasser de Lacan et des lacaniens ? Pour qu’enfin soit levée
l’insupportable « censure » que leur seule présence inflige aux travaux d’André Green ?
Jean Allouch
Membre de l’École lacanienne de psychanalyse.
Auteur de Marguerite, ou l’Aimée de Lacan,
d’Érotique du deuil au temps de la mort sèche, du
Sexe du maître.
Le cache misère d’André Green / 7 janvier 2006 / Le Monde / p. 3.