Entretien avec Nadja Ringart - Le torchon brûle

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Entretien avec Nadja Ringart - Le torchon brûle
Le torchon brûle /entretien avec Nadja Ringart
L’éclosion des fleurs /
entretien avec Nadja Ringart
Nadja Ringart est sociologue. Etudiante en 68, elle participe au Comité de Base de l’université
de Censier, puis milite à la Base Ouvrière de Flins. En 70, elle rejoint le mouvement naissant
de libération des femmes et écrit dans le numéro spécial de la revue Partisans, « Libération
des femmes, année zéro ». Elle s’engage ensuite dans l’aventure du Torchon brûle, dont le
premier numéro paraît en mai 71.
Le MLF contre le mouvement de libération des femmes
Quand on ouvre aujourd’hui un exemplaire du Torchon brûle, on a immédiatement l’impression d’entrer dans
une autre période, une autre séquence du militantisme.
Le fait que Le torchon brûle naisse trois ans après mai 68 est très important parce que c’est justement tout le
temps d’un débat. Temps pendant lequel on a pu expliquer que la libération des mœurs ne nous suffisait pas, qu’il
y avait entre nous des rapports de pouvoir, de domination et pas seulement de séduction. Il y a une histoire qui se
déroule entre mai 68 et l’apparition du mouvement des femmes et, à ma connaissance, il n’y a aucune publication
avant 70.
On a tendance à parler aujourd’hui du MLF comme s’il s’agissait d’une organisation.
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C’était absolument tout sauf une organisation. C’était un mouvement. Un mouvement qui s’apparentait plus au
vent qu’à un parti. C’était un regroupement, des réunions régulières. Pendant un temps, on a eu une assemblée
générale une fois par semaine aux Beaux-arts. Des groupes se constituaient, mais ce n’était pas une organisation.
Une organisation, ça veut dire une hiérarchie, un règlement intérieur, un certain nombre de règles dont on peut
dire que le mouvement des femmes était dépourvu. Et si on peut faire un effort au niveau du langage, j’aimerais
mieux qu’on ne dise pas « MLF ». C’est la presse qui a appelé « MLF », le Mouvement de libération des femmes.
Dès le numéro deux du Torchon brûle, très tôt donc, il y a eu un article formidable sur cette question du nom :
« Le MLF contre le Mouvement de libération des femmes ». C’est fondamental. L’article n’est pas signé, mais je
sais qu’il est de Christiane Rochefort. Cet article nous mettait déjà en garde : attention, à partir du moment où on
va nous coller ce sigle, il y aura une glissade. On est à un premier palier. Les paliers sont des endroits dangereux,
on peut s’y endormir, la tension peut se relâcher. Là, il se fait un glissement insidieux de « être des femmes en
mouvement pour se libérer » à « être dans le Mouvement de libération des femmes ». Glissement sémantique
«Comme un papier tue-mouches dans une maison de vacances fermée»
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où le mouvement devient un contenant, une entité. Le sigle MLF est une invention tout à fait pernicieuse, car
au départ le Mouvement des femmes n’était pas du tout un endroit dans lequel on avait envie de s’enfermer.
J’ai un rapport un peu maniaque à la vérité et quand j’entends les erreurs qui se répètent ça m’agace. Vous
avez dû, par exemple, entendre parler des 343 salopes, comme si le manifeste pour l’avortement avait été signé
« 343 ­salopes». Il était signé « 343 femmes qui avortent ». C’est le journal Charlie-Hebdo qui a titré : « Qui a
engrossé les 343 salopes ? » Et tout le monde oublie de dire que c’était humoristique, que c’était dans un contexte.
Je tiens beaucoup à ce genre de précisions qui ne sont pas des détails de l’histoire.
Cette histoire de langage est d’autant plus importante qu’avec Le torchon brûle, il y a une rupture par rapport
aux autres journaux des « années 68 » au sens large. Il y a de la complexité, du « non-politique », qui entre dans
le langage politique.
Par rapport à la Cause du peuple, c’est clair.
Petite archéologie du mouvement des femmes
On dit souvent que l’apport de 68, c’est la libération des femmes. Mais non, en 68, il y a eu une seule réunion
féministe à la Sorbonne et, jusqu’en 70, aucune apparition publique de ce Mouvement de libération des femmes.
Aujourd’hui, à l’échelle des « quarante ans », même cinq ans de décalage, on a l’impression que c’est à peu près
en même temps. Mais je crois qu’il est important de dire que jusqu’en 70 il n’y a eu aucun écrit du Mouvement
de libération des femmes et qu’on peut dater son apparition publique entre le printemps et l’été 70.
En 1967, certaines femmes s’étaient déjà rencontrées. Il y avait un premier groupe, tout petit, qui s’était constitué
autour d’un séminaire de sociologie. Il y a donc une préhistoire à l’histoire de 70, à commencer par tous les mouvements féministes du début du siècle dont nous ignorions tout. Toute honte bue, on n’avait aucune connaissance
de toutes les petites féministes pimpantes, qui s’étaient battues au début du siècle et même avant. Mais pour le
mouvement qui apparaît dans les années 70, à défaut de citer tout le monde, on peut dire qu’Anne Zelenski et
Jacqueline Feldman ont fait quelque chose de tout à fait unique en appelant à une réunion de femmes dans la
Sorbonne, au milieu de mai 68.
Après 68, un autre petit groupe s’est constitué. Puis en mai 70, dans L’Idiot international, un article est signé
par plusieurs femmes d’un de ces deux groupes. Cette publication a été importante, car elle a permis aux deux
groupes de se rencontrer et à un plus grand nombre de femmes de se rassembler. Bref, à cette période, d’autres
sont en train d’arriver. Cette diversité d’origine est importante, car elle montre qu’il n’y a pas eu de fondatrice
du mouvement. D’ailleurs, à l’époque, il y avait déjà un mouvement en Allemagne, un mouvement en Suisse,
un mouvement en Angleterre, un mouvement aux États-Unis. Partout en même temps, les femmes se réunissent,
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réfléchissent, parlent d’elles, se révoltent. Tout cela indique une histoire qui n’est pas celle d’une organisation. On
est bien dans « l’éclosion des fleurs », si on reprend une image qui ne nous appartenait pas.
Et puis, bien sûr, il y a le dépôt de la gerbe à la femme du soldat inconnu sous l’Arc de Triomphe, le 26 août 70.
C’est une date symboliquement importante. Elles sont une dizaine à déposer une gerbe avec des banderoles qui
disent, je crois : « Un homme sur deux est une femme » et « Il y a plus inconnu encore que le soldat : sa femme ».
Avant cette date, il y avait déjà eu une première apparition publique à la faculté de Vincennes et l’article dans
L’Idiot international, mais la première véritable manifestation sur la voie publique, c’est celle du 26 août 70. À
partir de là, tout va s’accélérer au niveau des rencontres et de l’augmentation des effectifs. Ça fleurit tout d’un
coup.
Moi, j’arrive dans cette histoire en 70 parce qu’on me demande de participer à la préparation d’un numéro spécial de la revue Partisans, qui s’appelle « Libération des femmes, année zéro ». C’est monstrueux d’avoir dit ça,
d’avoir à ce point nier les luttes qui nous avaient précédées, mais on y croyait et c’est comme ça qu’on a titré ce
numéro spécial de Partisans. Ça doit être le numéro de juillet-octobre 70. On commence à y recenser un certain
nombre de thèmes. On y trouve notamment un article signé Juliette K. qui a pour titre « Une militante ». Elle
venait de la Gauche prolétarienne. Elle y raconte comment la plupart des militantes ronéotaient les tracts pendant
que les hommes les écrivaient. Je caricature, mais, comme toujours, il y a quelque chose de vrai dans cette caricature, un fond de vérité...
Dans ces groupes qui se constituent un peu partout, les femmes sont d’origines très diverses, culturellement et
socialement. Certaines viennent de groupes politiques, d’autres non. Elles se sont mobilisées parce qu’elles ont
lu des choses dans la presse, elles viennent des boîtes homosexuelles (il n’y a pas encore de mouvement homosexuel), d’une vie un peu cachée et, tout d’un coup, elles se réunissent. Le mouvement, c’est le creuset dans
lequel toutes ces femmes vont pouvoir se retrouver. Même si leurs intérêts ne sont pas directement les mêmes,
elles vont trouver suffisamment de points d’accord, au moins dans un premier temps, pour faire un million de
choses ensemble. Je crois que cette période où un mouvement émerge est la plus intéressante. Le moment de la
rencontre, c’est quelque chose de magique. Ça se fait par tout petits groupes entre 68 et 70. Et ça se fait vraiment
en 70. Les deux femmes qui s’étaient retrouvées en 67 réfléchissaient plutôt à la famille, à comment lever les tabous sur la sexualité féminine. Celles qui se réunissent après 68 viennent plutôt du tiers-mondisme et des courants
révolutionnaires. Dès la première rencontre qui a suivi l’article publié dans L’Idiot international, on retrouve ces
deux grands courants fondateurs. Ils se rassemblent même s’ils sont incapables de se mettre d’accord sur une
idéologie commune. La fondation du mouvement n’a rien à voir avec celle d’un parti.
Quand les femmes se mettent à parler
Le groupe VLR (Vive la révolution !) auquel je participais était à peine une organisation tellement ça partait dans
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tous les sens. Mais j’étais clairement dans cette mouvance, et pas du tout du côté des maoïstes de la Gauche prolétarienne. Guy Hocquenghem était là aussi et, autour de lui, tout un courant de pensée sur la révolution culturelle,
pas au sens maoïste et chinois, mais au sens profond des mœurs, de la société, de la sexualité. L’originalité était
alors de considérer que tout cela relevait pleinement du politique. Je pense que l’émergence de ce courant à l’intérieur de VLR a été à l’origine du journal Tout !. Car Tout ! s’est un peu fait contre une autre tendance de VLR qui
restait beaucoup plus attachée à une réflexion sur la classe ouvrière. En même temps, je ne veux pas caricaturer
ce courant-là, car, quand on lit Tout ! ou Le torchon brûle, on voit que la place de la classe ouvrière (et pour Le
Torchon, des femmes de la classe ouvrière), était encore très importante. À l’époque, on pense encore tous que
l’analyse de la classe ouvrière demeure primordiale. Il n’empêche, à l’intérieur de toutes ces mini-­révolutions, il
y en a une autre encore qui arrive : on se met à parler de nous-mêmes. C’était déjà le cas avec le courant autour
de Guy Hocquenghem et dans le journal Tout !, où l’on avait des positions assez claires sur le fait de parler de
soi. Ne pas se battre pour les autres mais partir de sa propre condition, c’était une révolution, une rupture épistémologique.
Guy Hocquenghem, avant de fonder le Fhar (Front homosexuel d’action révolutionnaire) et d’être dans la mouvance générale que représentait Tout !, était à la Jeunesse communiste révolutionnaire ?
À la rentrée universitaire de l’automne 68, des tendances sont apparues à l’intérieur de la JCR. L’une d’elles, la
3e tendance, était constituée autour de la tribu Hocquenghem. Joani Hocquenghem était en histoire, Guy était en
philo, Jean-Michel Gerassi en socio avec moi. Moi au départ, je n’étais pas à la JCR. Mais en 68, la JCR avait dit :
vous entrez ou vous sortez, parce que nous allons passer à la clandestinité. Et j’y suis entrée parce que je voulais
rester avec ma bande de la fac. Ça se faisait beaucoup comme ça à l’époque. Il faut bien dire aussi qu’ils étaient
les plus marrants et les plus sexy en termes de débat.
Le jour où, à la fac, on a voté sur les tendances, je n’ai rien demandé à personne. On a tous levé la main et on s’est
vraiment retrouvés en famille « spirituelle ». On était majoritaires dans nos cercles, en histoire, en philo, en socio.
Et voilà nos chers dirigeants de la JCR condamnés à faire avec nous ce qu’ils avaient subi quelques années auparavant, quand, membres de l’UEC, ils s’étaient fait dissoudre par leur direction. Les cercles philo, socio et histoire
ont donc été dissous. On est partis, mais on a fait une fête monstrueuse tellement on était heureux d’être délivrés
de ce carcan organisationnel. Parce que, la JCR, c’était vraiment une organisation. Ce qu’ils nous proposaient,
c’était la clandestinité, l’adhésion à la IVe Internationale et ce qu’ils appelaient « un cercle face, un cercle pile »...
On est partis pour fuir tout ça. À partir de là, il y a eu le groupe de base Censier et puis, un jour, quelqu’un est
arrivé en disant qu’il fallait des gens pour militer à Flins. Je suis partie militer à Flins avec Anne Hocquenghem et
Marc Hatzfeld. Dans le groupe d’origine, le lycée Buffon a également joué un rôle très important. Certains, très
proches de nous, étaient déjà à VLR et ça s’est fait tout seul, naturellement. C’était une appartenance qui n’en
était pas une. J’étais militante à Flins quand le journal Tout ! a commencé à exister en septembre 70. C’est un
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moment où les groupes féministes étaient déjà de plus en plus nombreux à se réunir. Le journal est donc devenu
naturellement l’endroit où l’on a essayé de s’exprimer. Pas toutes les femmes du mouvement, mais celles qui
étaient déjà en contact avec ces « camarades » et pour lesquelles la participation à Tout ! était une évidence. C’était
notre famille, même si le journal était assez peu porté sur les questions spécifiques des femmes. L’équipe qui y
travaillait – ça se voit dans la maquette –, n’en avait que pour les luttes. Mais progressivement des mouvements
de protestation sont apparus à l’intérieur du journal. En janvier 71, un article explique qu’il y a peu de lettres de
femmes ouvrières dans le courrier des lecteurs. Et comme tout se faisait publiquement, on voit apparaître dans les
pages du journal l’étalage de divergences. Notre cible, c’étaient les maos purs et durs. On disait : si un type bat sa
femme, il a beau dire qu’il est révolutionnaire, c’est un fasciste. Il nous paraissait fondamental de montrer que le
comportement dans la vie privée avait des explications sociales, culturelles, politiques. On peut évidemment aller
très loin et trop loin dans cette direction. La dénonciation des individus… Mais l’important là, c’est qu’on assiste
vraiment à un double mouvement. D’une part, c’est formidable d’avoir ce journal pour s’exprimer et, en tant
que femmes, on fait bloc contre l’autre partie de VLR, qui s’affole. Et en même temps, on commence un travail
de petites souris papivores, on commence à grignoter la place pour nous exprimer. À partir de décembre 70, on
commence même à se dire qu’il faut faire un journal de femmes, parce qu’on n’a pas de vraie place ailleurs. Car
ce Mouvement de libération des femmes, dont tout le monde pense aujourd’hui qu’il est l’acquis principal de mai
68, il n’intéressait strictement personne dans la grande presse. Mise à part l’initiative de Jean Moreau en 71, un
ami de Sartre qui s’était battu pour que les femmes aient de la place dans Le Nouvel Observateur, il n’y avait rien.
Rien dans Le Monde, rien dans Le Figaro, et je ne parle pas de la télévision, ni même de la radio... Strictement
personne ne s’y intéressait. À tel point que l’événement pour nous – ne riez pas –, ça a été la proposition de Ménie
Grégoire de faire une émission de radio. C’était la première fois qu’une demi-heure était consacrée au Mouvement de libération des femmes. Son émission passait pour un genre de courrier du cœur radiophonique sur RTL.
Aux yeux de nos camarades, évidemment, c’était ridicule puisque tout ce qui était du domaine de la vie privée ne
comptait pas. Je crois que cette émission a eu lieu après la première grande manifestation pour la contraception et
l’avortement, le 20 novembre 1971. C’est dans ce contexte qu’on s’est dit : il nous faut un journal. Puisque personne ne s’intéresse à nous, puisque dans le journal Tout !, c’est portion congrue et beaucoup de bagarres, on va
faire notre propre journal. Mais comme on était très malignes, on a continué à aller à Tout ! et on s’est formées. On
traînait à l’imprimerie, on apprenait, sans jamais considérer qu’il s’agissait là d’un métier ou qu’il fallait respecter
je ne sais quelle hiérarchie. Et c’est tout naturellement qu’on s’est dit : on saura faire un journal.
« Comment les femmes torchonnent »
Quand on a fait le premier numéro du Torchon brûle, il n’y avait pas que des femmes qui venaient de la mouvance
qui tournait autour de Tout !. On a été nombreuses à se rencontrer autour de ce projet de journal. Et ce n’est pas un
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hasard si, dans les premiers numéros, on revient de manière quasi obsessionnelle sur la façon dont on a fabriqué
le journal. Dans le numéro 1, il y a : « Comment on a fait le journal, comment il se vend ». Dans le numéro 2,
on revient sur la question. Dans le numéro 3, « Comment les femmes torchonnent ? » Pourquoi ? Parce qu’on ne
s’est jamais pensé comme « une équipe » fabriquant un journal. On a toujours pensé qu’il fallait que d’autres s’en
emparent. C’est une différence fondamentale par rapport au journal Tout !, où il y avait une équipe rédactionnelle.
Pour Le Torchon, un premier groupe s’est constitué pour le numéro 1, un deuxième pour le numéro 2, et un troisième, avec, à chaque fois, une transmission des connaissances. Ça se faisait toujours dans la même imprimerie,
mais on n’avait pas de comité de rédaction.
Car il faut le regarder de près ce journal : il n’y a pas de rubriques, il n’y a pas de caractères d’imprimerie qui
correspondent une fois pour toutes à tel ou tel thème, il y a des dessins, des passages manuscrits, il n’y a pas
de pagination jusqu’au numéro 3... Et puis c’est un mélange de textes théoriques, de témoignages personnels,
d’appels au fric, d’explications sur comment on fait le journal. Dès le 1er numéro, on fait un appel pour le financement du journal. Ensuite, dans les autres, on commence à raconter le courrier. On voit alors éclore des groupes
un peu partout en province, avec le journal comme lien. Quand je regarde aujourd’hui ce journal, la spontanéité,
l’hétérogénéité, le refus complet de la censure, la non-hiérarchie des informations ou du type d’information, ça
me fait penser à Internet. Sauf que l’outil n’était pas aussi souple qu’Internet... On ne voulait pas de censure, mais
très vite, on s’est dit qu’on ne pouvait pas tout passer, qu’il n’y avait pas la place. C’était un vrai problème, car
l’utopie était quand même totale : pas de censure, pas de comité de rédaction, pas d’équipe fixe… Et ça a marché.
Aujourd’hui encore, je trouve qu’il y a pas mal de choses qui tiennent debout. À l’époque, on était d’ailleurs un
peu émerveillées. Dans le numéro 3, on peut lire un article : « On en a fait 3, mais comment on a fait ? » Il n’y
avait même pas d’édito. L’édito, ça implique une ligne éditoriale et même ça on n’en voulait pas. Il fallait une
ouverture à tous les groupes, à tous les thèmes.
Dans le journal, on retrouve effectivement l’ensemble des questions qui traversent le mouvement.
Le torchon brûle est le reflet du mouvement. Je me souviens d’une femme qui nous avait écrit pour dire : « J’aime
le Mouvement de libération des femmes parce qu’il est à créer, on va tout réinventer. » C’était ambitieux, mais
ça nous donnait une énergie extraordinaire. C’est pour ça que je dis que le mouvement d’émergence, perceptible dans les premiers journaux, est quelque chose d’extraordinaire. On a le sentiment de tout recréer, de tout
recommencer et, bien sûr, de tout faire autrement, parce que les autres ne font pas ça bien du tout : la hiérarchie,
les prises de pouvoir... Évidemment, dès le premier numéro, on s’est faites accuser de prise de pouvoir. On était
au moins 40 à avoir discuté du projet, mais finalement, à l’imprimerie, les derniers jours, on n’était plus très
nombreuses. Car il fallait avoir du temps, être disponible, ne pas avoir trois enfants, ni même un ou deux, ne pas
travailler toute la journée, etc. Dans les faits, il a bien fallu se débrouiller et il y a eu une sélection de l’équipe qui
s’est faite un peu comme ça.
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« Le diable se cache dans les détails », dit-on et, en l’occurrence, la spécificité de ce mouvement se cache elle
aussi dans les détails. Car on raconte tout. Chaque glissement, chaque point de désaccord. Par exemple, dans le
numéro 3, il y a un article sur un livre de Germaine Greer. Quelqu’un dit : « On l’a fait collectivement, mais une
femme a écrit seule telle partie, il faut le dire. » D’autres ne sont pas d’accord... Ça n’a aucun sens et en même
temps beaucoup si on veut comprendre la période. On veut tout faire ensemble, mais à un moment il faut bien que
certaines prennent la plume. Heureusement, il y avait toujours de la place pour des témoignages personnels qui
n’étaient pas collectivisés. Par exemple, quand une femme raconte ses douleurs, son enfance… Il y a tout cela,
du plus intime au plus militant. C’est un mélange très disparate.
Hétérogenèse
Dans le numéro 3, il y a un article sur Kollontaï, la vieille tradition révolutionnaire marxiste, mais aussi des articles sur Greer, Kate Millett, Betty Friedan. Visiblement, vous êtes alors en train de digérer ce qui pourrait servir
de base à quelque chose de plus collectif.
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Nous venions d’horizons très différents. C’était une caractéristique du Mouvement des femmes, très exceptionnelle par rapport à 68. Et ce n’était pas une affaire de génération. Dans les groupes gauchistes, on avait à peu près
tous le même âge, on avait été à la fac ensemble. Mais à la première réunion du mouvement à laquelle j’ai assisté,
il y avait une grand-mère avec sa fille et le petit. Mère et fille pouvaient participer à la même réunion. Des femmes avec la cinquantaine passée pouvaient se retrouver assises à côté d’une jeune fille d’une quinzaine d’années.
C’était d’une richesse extraordinaire. Ce qu’on peut repérer dans Le torchon brûle, c’est que chacune d’entre
nous était porteuse d’histoires, de cultures, de connaissances différentes. Les unes arrivaient avec l’histoire de
la révolution, Clara Zetkine et Kollontaï, les autres connaissaient les années folles, les garçonnes. Et elles ne se
heurtaient pas, mais, par miracle, se mélangeaient. C’est une différence vraiment importante avec le militantisme
traditionnel. Autour de 68, je me souviens être allée à un concert de musique classique. J’ai eu la bêtise de le dire
le lendemain aux copains. Qu’est-ce que j’ai pris ! Culture bourgeoise, etc… On était quand même en situation
douloureuse par rapport à nos camarades, pas seulement parce que c’étaient des hommes, mais parce que leur
pensée était organisée autour de dogmes, d’une idéologie qui ne nous convenait pas pour la plupart. Je connais un
nombre incroyable de femmes qui disent qu’elles ont été sauvées par le mouvement. Mais pas seulement sauvées
de l’oppression ou de je ne sais quelle réalité sociale, mais dans leur vie privée, sauvées du gauchisme aussi. Je
ne veux pas être trop dure parce que ce mouvement gauchiste m’a beaucoup apporté, j’ai adoré ça, mais en même
temps, c’est là que j’ai découvert l’oppression des femmes. Moi, j’étais issue d’une famille où les femmes étaient
respectées. Dans les bandes de copains au lycée mixte de la région parisienne, les femmes étaient respectées. Et
finalement, dans mon histoire personnelle, c’est chez les gauchistes qu’elles l’étaient le moins. C’est un peu dur
«Comme un papier tue-mouches dans une maison de vacances fermée»
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à dire.
À propos de cette époque, et notamment quand on allait à Flins distribuer des tracts, je me souviens que je me
changeais trois fois par jour. Je m’habillais « normalement » pour être avec les copains militants. Je m’habillais
pour aller au travail, car il faut dire qu’à cette époque (même si je ne sais pas comment), on travaillait et militait en
même temps. Et enfin je m’habillais pour aller distribuer des tracts, ce qui était complètement idiot. On s’habillait
de façon assez stricte pour aller à l’usine, car il s’agissait d’avoir l’air sérieux... Ça a duré jusqu’à ce que, ô merveille, le Mouvement de libération des femmes nous ouvre les yeux. On a vu que les ouvrières étaient coquettes,
qu’elles avaient des vêtements à la mode, qu’elles étaient sapées à la sortie de l’usine, alors que nous n’osions
pas. On se référait à une classe ouvrière complètement imaginaire. Quand le numéro 12 de Tout ! est sorti, celui
consacré à « la libre disposition de notre corps », qui parlait d’avortement et d’homosexualité, certains camarades
n’ont pas voulu le diffuser parce qu’ils pensaient que ça allait choquer les ouvriers. Guy Hocquenghem a alors
posé la question : « Quels ouvriers ? De qui parle-t-on ? » Et cela, on en a vraiment pris conscience avec le Mouvement de libération des femmes. Il a fallu ce mouvement pour apercevoir qu’on était en train de suivre la voie
du mimétisme. Et c’est pour cela que la rencontre, à l’intérieur du mouvement, avec des femmes qui avaient une
vraie vie d’artiste par exemple, a été pour moi un miracle… Une femme comme Delphine Seyrig a énormément
fait pour le Mouvement des femmes. Et elle aurait pu ne pas le faire, elle n’en avait pas forcément besoin. Pour
moi, c’était un éblouissement qu’il y ait des femmes avec une vraie vie, qui se battaient, mais dont l’identité
n’était pas seulement cette lutte contre le pouvoir. J’espère qu’on voit ce mélange de culture dans le journal, car
nous sommes toutes arrivées dans le mouvement avec des bagages très différents.
Tu as aussi évoqué un article de Christiane Rochefort à propos du numéro 2 du journal. À l’époque, elle semblait
être l’écrivaine influente à l’intérieur du mouvement, alors que publiquement les choses se passaient plutôt avec
Simone de Beauvoir.
Christiane Rochefort était assise par terre avec nous à toutes les réunions, elle était l’amie intime de beaucoup de
femmes du mouvement. Simone de Beauvoir a été très présente, nous a énormément aidées, mais ce n’était pas
la même chose. Avec elle, on se réunissait autour d’un travail précis. Elle nous a plutôt apporté une aide et un
soutien, tandis que Christiane Rochefort faisait vraiment partie du mouvement. Et puis, il y avait aussi son travail
littéraire, une façon de prendre les mots au sérieux, qui a été très importante au moment où on partait un peu dans
tous les sens. Elle était très présente. C’est elle par exemple qui a écrit l’une des chansons qu’on retrouve dans le
numéro 3, La Complainte. « Approchez, gens de la ville, écoutez ce conte de fées, il était une fois une fille pleine
de bonne volonté, elle arriva dans la vie sans savoir ce qui l’attendait... » On a les paroles, on a la musique. C’est
Christiane Rochefort, mais on ne l’a pas écrit, ce n’est pas signé. Même chose pour l’article dont j’ai déjà parlé
à propos du sigle MLF. L’anonymat, ce n’était pas ce qu’on pourrait appeler une volonté délibérée, mais disons
plutôt farouche. C’était l’idée du collectif : tout le monde fait tout, il n’y a pas de spécialisation, encore moins de
hiérarchie. Christiane Rochefort, qui avait de la bouteille, qui écrivait des choses très importantes pour nous, qui
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avait apporté quelque chose de très original en littérature, était contre cet anonymat. Elle pensait que, quand une
personne évoluait dans sa pensée, c’était intéressant de le montrer. Rétrospectivement, je suis d’accord avec elle,
mais, sur le moment, on était dans cet enthousiasme collectif inimaginable aujourd’hui.
Pour résumer, il y a d’abord le pourquoi de ce journal : personne ne s’intéressait à nous et en même temps on était
un mouvement en pleine explosion de sorte qu’il y avait largement la matière pour faire deux ou trois numéros.
Ensuite, il y a le comment : on l’a fait dans la joie, l’effervescence, pas vraiment la pagaille. Mais en même temps,
c’était du boulot. Je crois qu’on l’a écrit quelque part avant la fin, car même si c’était discuté dans des assemblées
générales et que tout le monde pouvait critiquer, celles qui s’y collaient vraiment ont fini un peu exsangues. Et
enfin, il y a le résultat de cette publication. Je dois dire qu’on a reçu un courrier extraordinaire et qu’on a eu des
expériences de diffusion dans la rue qui nous ont toutes marquées. Même si Le Torchon était souvent accueilli
bizarrement. Il y a une histoire qui m’a particulièrement frappée. Dans le courrier, alors qu’on prétendait être un
mouvement de libération des femmes, n’avoir aucune hiérarchie, aucune censure, aucun pouvoir, on a reçu un
jour une lettre qui disait : « Monsieur le directeur, comment peut-on participer à votre organisation ? » Ça nous
a un peu désespérées. On s’est demandé si cette personne avait lu le journal, car nous y revendiquions sans arrêt
le caractère spontané et non professionnel du journal. Dans la réponse aux courriers, on privilégiait toujours
l’incitation à faire. Il n’y a pas de groupe dans votre région, et bien faites-en un ! Venez ! Une autre chose qui me
choquait, c’était, quand nous vendions le journal dans la rue, les hommes qui l’achetaient pour leur femme. Elle
était là, présente et il disait : « Je vais l’acheter pour ma femme. » Ça nous troublait, il y avait toute une analyse à
faire. On arrivait fières avec notre produit tout neuf, si manifestement dirigé vers les femmes. Et dans la rue, elles
n’ouvraient pas la bouche et les maris disaient : si elle était un peu plus libérée, ce serait peut-être plus rigolo !
Les traces de yaourt
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Le premier numéro du Torchon brûle, je ne sais pas combien d’articles on avait... Ils étaient très divers comme je
le disais tout à l’heure. Mais il y avait tout de même des choses qui revenaient en permanence sur le tapis, comme
l’éducation. Cette réflexion se situait dans le mouvement des crèches sauvages. La première, c’était Françoise
Prédine à la Sorbonne. C’était extraordinaire. Je me souviens d’une vieille femme dans la cour de la Sorbonne
qui m’avait donnée un filet à provisions plein de jouets pour la crèche. « J’ai entendu à la radio qu’on demandait
des jouets pour les enfants. » Il y a eu la crèche des Beaux-arts aussi.
Dans un article du journal consacré à cette question, on a fait une page salie par les enfants. On a les traces du
yaourt qui dégouline partout. En gros, dans l’article, on disait : les enfants ont le droit d’étaler la nourriture parce
que c’est comme ça qu’ils appréhendent le monde. Je n’ai pas relu l’article, mais je pense qu’il est très conforme
à la préoccupation qu’avaient toutes ces jeunes mères de lutter contre l’éducation à l’ancienne. Je pense qu’on
«Comme un papier tue-mouches dans une maison de vacances fermée»
Le torchon brûle /entretien avec Nadja Ringart
a créé un mouvement de réflexion, non pas sur l’autorité mais sur la soumission. Depuis, on nous a beaucoup
raconté que ce n’était pas bien d’avoir détruit l’autorité à l’ancienne, mais personne ne voudrait sa restauration.
Sa restauration, ce serait le martinet, les enfants qui mangeraient à table, seraient à l’heure, mais n’auraient pas le
droit de parler. L’éducation à l’ancienne, c’est l’autorité patriarcale arbitraire. La réflexion sur cet arbitraire était
parfaitement justifiée. Des dérives, il y en a sûrement eu. Mais là, dans Le torchon brûle, ce qui m’amuse le plus,
c’est que cette réflexion soit mise en évidence par la forme, par la mise en page. Je suis assez fière de nous sur ce
coup-là. Un autre thème qui revient tout le temps dans les trois premiers numéros, c’est celui de la fête des mères.
On y est très hostiles, sur le thème : fêtées une journée, exploitées toute l’année. Pour les mêmes raisons, on va
être assez vite contre la Journée internationale des femmes.
Contraception et avortement
Voilà donc les thèmes incontournables, qui reviennent dans chaque numéro : l’avortement, la contraception, les
luttes ouvrières, le personnel et le politique, l’éducation. Dans le journal, il y a des articles sur « contraception
et avortement » et non pas « avortement et contraception ». C’est important. Personnellement, j’ai toujours été
plutôt hostile à l’avortement, en disant : le droit à l’avortement, ce n’est pas « youpi ! on avorte, qu’est-ce que
c’est drôle ! » Là-dessus, on avait des débats internes. J’ai eu aussi des débats avec des médecins du Groupe information santé. Une fois, j’avais demandé un rendez-vous pour autre chose et le médecin m’a dit : « J’ai pensé que
tu venais pour un avortement. – Et tu m’aurais répondu quoi ? – Je t’aurais répondu que c’est un acte thérapeutique comme un autre. J’ai dit : non ! » Parmi les médecins du Groupe information santé, j’en avais vu un revenir
blême parce qu’il avait assisté à l’avortement de sa propre copine. Tout d’un coup, ce n’était plus un acte thérapeutique comme un autre. Personnellement, je suis donc plutôt contente qu’on ait mis d’abord la contraception.
L’avortement, c’était un vrai souci. Mon obsession, c’était : qu’est-ce qui se passe dans la sexualité pour que, à
partir du moment où la contraception est possible, on continue à avorter. Et je disais – et je suis triste de le redire
aujourd’hui – : « Si on ne traite pas cette question, dans dix ans on aura encore la question de l’avortement sur les
bras. » Pas de chance ! Depuis on a eu en plus les commandos anti-avortement sur le dos. Mais il faut se battre
tout le temps sur la nuance. Je me suis fait très mal traitée quand je disais des choses comme ça.
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La manifestation du 20 novembre 1971
Dans le numéro 3 du Torchon brûle, je suis très frappée par la diversité des thèmes. Mais aussi par le peu de place
que prend la manifestation du 20 novembre 1971, alors qu’après coup c’est devenu fondateur. C’est une date ex-
La Parole errante
ouvrir le livre de mai
Le torchon brûle /entretien avec Nadja Ringart
trêmement importante. C’était la première fois qu’il y avait une manifestation comme ça. Elle était magni­fique,
à part cet incident dans une église, où des garçons se sont crus obligés de se précipiter à l’intérieur pour crier que
la mariée s’était faite baisée... « Mariage = piège à cons », la mariée en larmes, c’était pas drôle et inutile. Ça
nous a donné une vraie leçon sur le fait qu’il ne fallait pas avoir ce qu’on appelait des « souteneurs ». C’était bien
que les garçons se sentent concernés par les luttes de femmes, mais il ne fallait vraiment pas les laisser dans la
manif. Je pense qu’on le raconte dans l’article, même si je trouve que deux pages pour un des seuls événements
qui restera de cette période, c’est assez modeste. Car ça a été la première manif joyeuse de l’époque, avec des
chansons, des ballons et surtout pas de mégaphones. Il n’y a rien de pire que les mégaphones. Les gens qui sont
à l’extérieur de la manif n’entendent rien, ne comprennent pas les slogans. Un chant à haute voix, ça n’a rien à
voir. Dans cette manifestation, on a inventé une forme, particulièrement gaie et joyeuse, un peu comme dans le
journal. De ce point de vue, nos camarades du mouvement homosexuel étaient un peu dans nos jupes. Ils étaient
là, pour certains, et après ils ont fait leur mouvement, qui a été assez percutant.
La lutte des jeunes mères célibataires
214
Toujours dans ce numéro 3, il y a une autre chose pour moi très importante, c’est la lutte des jeunes mères célibataires dans les maisons et hôtels maternels. La situation dans laquelle on avait trouvé ces très jeunes femmes était
tragique. Au Plessis-Robinson, dans un hôtel dont on voit la photo dans le journal, une sorte de château construit
par je ne sais quel architecte paranoïaque, il y avait un collège pour les mères célibataires qui ne pouvaient pas
rester chez leurs parents. Elles étaient accueillies dans des structures assez répressives. Nous sommes arrivées
au début de la grève, quand la direction n’avait pas encore interdit qu’on monte dans les chambres. C’étaient des
chambres de jeunes femmes qui allaient accoucher, avec des ours en peluche dans tous les coins. Des chambres
de petites filles, de gamines. Et les gamines en question étaient traitées comme des délinquantes. Elles avaient
fauté. On leur permettait de sortir seulement quelques heures par semaine, par groupe de trois et accompagnées,
et le réglement intérieur rendait très difficile le fait de recevoir des gens à l’intérieur…
Dans Le torchon brûle, on a donc raconté la grève, la lutte et les débats autour. Et, à l’époque, on a pris plus de
place pour raconter cette lutte que la manifestation du 20 novembre. Et je pense que ça a été extrêmement important. Car tout le travail social était encore largement fondé sur l’assistanat. Et le fait de dire que ces femmes
étaient traitées comme des mineures, nous a permis, avec d’autres mouvements qui travaillaient avec les jeunes,
de casser cette logique. Et donc de dire autre chose : qu’il fallait les accompagner dans un parcours qui les responsabilisait, qu’il fallait cesser de traiter les femmes comme des mineures. Pour moi, il y a un nœud dans la
découverte de l’enfermement de ces toutes jeunes femmes considérées comme des délinquantes, alors qu’elles
étaient simplement enceintes. Les temps ont changé. Mais en même temps, à l’échelle internationale, traiter les
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Le torchon brûle /entretien avec Nadja Ringart
femmes comme des mineures, malheureusement, ce n’est pas rare. Là, il s’agissait réellement de mineures, mais
qui revendiquaient simplement le droit de vivre. Or il faut bien voir qu’à l’époque tous les foyers pour femmes
seules étaient des lieux d’enfermement. Et c’est tout ça qui a bougé de façon irréversible. Quand on parle de
l’héritage de 68, on dit souvent : ils sont entrés dans la publicité, dans la presse, on prend des exemples comme
ça. Vous en trouverez peu chez les femmes. Ce n’est pas des carrières comme ça qui se sont faites. Si on regarde
la vie associative et le travail social en général, on voit par contre énormément de femmes qui ont fait leurs armes
dans ce mouvement de libération des femmes.
L’implosion du mouvement
Dans le numéro 3, il y a peut-être encore autre chose qui apparaît, un tournant. On y voit les différents groupes
prendre une sorte d’autonomie, avec des contradictions qui vont devenir trop rudes pour qu’on les affronte longtemps. Je trouve que ce n’est pas grave, je n’ai pas pleuré sur l’implosion du mouvement des femmes. J’ai pleuré
sur certaines dérives, oui, mais c’est venu après Le Torchon... et au fond je trouve que c’est la logique des choses.
L’hétérogénéité dont je parle et qui va s’accentuer, ce n’est pas la diversité des thèmes qui s’exprimaient dans Le
Torchon : les mères célibataires enceintes, l’avortement, la contraception, les luttes ouvrières. Cette diversité-là,
on l’a toujours tenue. Non ce dont je parle, on peut le pister quand les femmes mariées se mettent à dire sur le
mode de la revendication : on existe, on est un groupe de femmes mariées et dans le mouvement on ne s’intéresse
qu’aux autres, pas à nous. Elles le disent avec humour, mais elles se sentent décalées. Ce qu’on voit apparaître
peu à peu, c’est que chaque groupe se bat pour sa légitimité, comme s’il n’était pas légitime. Normalement, ils
le sont tous. Et on voit les femmes mariées qui disent : on ne s’intéresse qu’aux autres. Les homosexuelles qui
disent : on s’est battues, on vous a aidées pour l’avortement et vous ne nous aidez pas pour l’homosexualité. La
logique de chaque groupe va finalement mener à l’implosion. Je crois que ça peut se voir à travers le journal
lui-même. On peut y lire, dans ce numéro 3, la liste de tous les groupes dits « de travail ». Et derrière la notion
de groupe de travail, il y a les divergences politiques. S’il y a un groupe qui s’occupe de psychanalyse, on voit
bien que ce n’est pas la même chose que les Gouines rouges, par exemple, dont je ne suis pas sûre qu’elles aient
eu envie d’entendre parler de psychanalyse à l’époque. Le cercle Dimitriev, c’est clairement des trotskistes, une
des tendances arrivées très vite au mouvement. Il y a le groupe sur « la situation des femmes en Chine ». « Les
féministes révolutionnaires », ce n’est pas la même chose que les groupes de quartier dont on trouve la liste. Les
groupes de quartier étaient plutôt liés aux trotskistes ou à des luttes ouvrières moins personnelles. Et en même
temps, il y a des groupes de parole. Il y a tout ça, mais on commence à voir que ça ne va peut-être pas pouvoir
résister longtemps. Quant à moi, je refusais l’idée même de groupe, d’étiquette.
La Parole errante
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