Qui êtes-vous Jean

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Qui êtes-vous Jean
Š Remise de l’épée d’académicien de Jean-Louis Curtis
à la Médiathèque d’Orthez par Mme Radcliffe, nièce de l’écrivain, le samedi 20 mars 2010.
''Qui êtes-vous Jean -Louis Curtis?''
Témoignage de Marion Radcliffe et texte lus par Anne Sorbadère
''Qui êtes-vous Jean -Louis Curtis?''
A cette demande, mon oncle répondrait, j'imagine,'' Un écrivain, un Béarnais…''
J'ai longtemps réfléchi à la meilleure façon d'y répondre moi-même. Vous présenter mon oncle pour
qui, depuis mon enfance j'ai une admiration inconditionnelle, requiert des efforts de mémoire, qui à
mon âge, peut être illusoire. Je vous parlerai de mon oncle, tel que je l'ai connu en famille, à
Départ, par ses lettres, très nombreuses, ajoutant aussi quelques fragments d'un journal, de 1935 á
1943, jamais publié dans son intégralité.
Evoquons son enfance. Etant le dernier de quatre il était très gâté...
''J'étais gâté par cinq personnes, mes parents, mon frère aîné, mes deux soeurs, dont la plus
jeune avait neuf ans de plus que moi. La fabrique de meubles faisait suite à la maison et j'y
ai passé mon enfance, à jouer et même à apprendre le maniement de certaines machines. Je
pensais devenir ébéniste.''
C’était un enfant intelligent, timide, observateur et beau. Dans un livre intitulé Miroirs en 1973, il
raconte :
''Voici une vingtaine d'années, Marie Laurencin me dit que j'avais ''la figure d'un ange de
Boticelli''. Pour être tout à fait franc, je le savais. Je le savais même depuis l'âge de cinq
ans, parce que, à cette époque, innocent mais perspicace, je m'étais aperçu que cette
mienne figure botticellienne exerçait de menus ravages à l'école maternelle : institutrices
manifestement partiales, petites filles rougissantes, camarades tour à tour affectueux ou
agressifs. Ce n'était pas toujours de repos.''
C'est au Collège Saint Joseph, rue Bourg Vieux, dont il a gardé un très bon souvenir, qu'il
commence sa scolarité. Dans le Bulletin du centenaire de l'école (9 mars 1985) il évoque avec
émotion les maîtres qu'il a connus et qui l'ont si bien préparé au Certificat d'études primaires :
''Le souvenir que j'ai de l'école Saint Joseph est un souvenir poétique ; et cela n'est pas dû
à l'illusion habituelle qui, au seuil de la vieillesse, transfigure dans notre mémoire les
années de l'enfance.
Je me souviens de l'école Saint Joseph comme d'une académie enfantine, où les maîtres
bienveillants, totalement dévoués à leur tâche, jamais malades, jamais absents pour
convenances personnelles, jamais rebutés non plus ni découragés par notre paresse, notre
étourderie, ou notre sottise, m'ont appris à peu près tout ce que je sais
En quittant cette école, je connaissais l'arithmétique, les rudiments de l'histoire de France
et de la géographie française, un peu de sciences naturelles, beaucoup de morale civique,
et surtout, surtout, l'orthographe et la syntaxe.
Ces maîtres pouvaient nous passer une erreur de calcul ou de date, ils pouvaient à la
rigueur nous pardonner de croire que la bataille de Waterloo avait été une victoire
éclatante remportée par Louis XIV en 1870 en Autriche, mais ils ne nous pardonnaient pas
une faute d'orthographe ou une faute de grammaire.''
Il continue ses études au Collège Moncade. Très bon élève, il remporte régulièrement des prix ;
latin, français etc… Il joue aussi la comédie, et surtout, surtout, il lit beaucoup :
’’Lorsque je pense à mon enfance et à mon adolescence, je me vois affamé de lecture dans
un désert.
On lisait peu les écrivains contemporains, surtout quand on les jugeait licencieux et par
conséquent dangereux. J'ai su trouver des trésors dans des magazines enfantins, mais qui
furent mon enchantement : Pierrot et l'Intrépide. Quant aux classiques, ils précédèrent
évidemment la découverte de maîtres plus personnellement choisis vers la fin de
l'adolescence.''
A quinze ans il visite Madrid où je suis née. Nous habitions un immeuble qu'occupa un temps
Joseph Peyré.
Octobre 1935.
A cette époque ses parents ont eu quelques problèmes financiers (c'est tout à fait courant dans
notre famille!). Il doit continuer ses études tout en travaillant. Il est nommé surveillant dans un
collège d'Oratoriens à Juilly, en Seine et Marne. Il commence alors sa licence d'anglais. Ce brusque
changement a été pour lui un choc, loin de sa famille, ses amis, et d'Orthez. Son premier travail :
vingt-quatre heures de présence à l'infirmerie, quand il y avait des malades (il y en avait toujours,
ça se comprend) n'avait rien de stimulant ; et bien qu'il ait eu une chambre, il devait dormir dans
la cellule :
''J'ai quitté Orthez comme si je devais m'exiler à l'autre bout du monde, sans retour. Un
arrachement. L'arrivée ici par train de banlieue. Ici personne pour m'accueillir, sauf
l'infirmière, une fille de l'Est, trente ans au moins, sèche comme une trique. Elle m'a fait
entrer à l'infirmerie, m'a désigné une table et une chaise : c'était là que je devais me tenir.
Le lendemain, un Père grand et très gros, la trogne fleurie, est venu faire une visite aux
trois malades. C'était le Supérieur, que je n'avais pas encore rencontré. Quand il en a eu fini
avec les trois malades, il est venu vers moi et m'a tapoté la joue : ''Et ce petit il est en
troisième?'' Je lui ai dit que j'étais le surveillant. Il a levé les bras au ciel et a éclaté de rire.
Les trois malades ont eu l'air de bien s'amuser aussi. Et l'autre qui insistait, continuait de
rire: ''Mais on nous les choisit au berceau maintenant.'' Je l'aurais massacré. Ca commençait
bien !
Enfin tout de même, les jours suivants on s'est aperçu que je n'avais pas l'intention de jouer
les ''Petit Chose''. Le Père s'est encore permis des plaisanteries sur mon compte, mais en
privé cette fois, pas devant les élèves ; par exemple, le dimanche après le déjeuner, au
salon, quand il offre des petits cigares : ‘' Attention, vous allez brûler votre moustache !!''
C'est plutôt gentil…''
Même si le travail est ennuyeux, même si : '' Les surveillants, pour les Pères, c'est du personnel
domestique négligeable'', il découvre Paris, ou du moins une partie de Paris : le Quartier Latin, les
Boulevards, les Champs Elysées, les environs de la gare du Nord !
Il s'inscrit à l'Institut Catholique et achète les livres au programme : les poèmes de Voltaire,
''oeuvre très ennuyeuse'', Rabelais qui a été le sujet de sa première dissertation, dont la correction
lui a fait ''l'effet d'une douche froide''.
Il fera mieux plus tard...
Un agrément qui le marque profondément est le théâtre :
''L'évènement pour moi de ce trimestre aura été La Guerre de Troie n'aura pas lieu. J'avais
tellement hâte de le voir que je suis allé à la première représentation. J'ai pu obtenir un
strapontin à l'orchestre ; onze francs, une ruine. Mais ça valait la peine, d'abord pour la
pièce, très bien jouée par Louis Jouvet, Pierre Renoir, Madeleine Ozeray, etc... Ensuite, pour
la salle. Beaucoup de gens devaient être invités. C'était élégant… assez. A l'entracte, j'ai
écouté les conversations des gens, avec un intérêt immense. La pièce est anti-militariste,
pleine d'anachronismes amusants. Décors, costumes, texte, tout m'a paru chic ; et, même
grand chic. A la sortie, je n'avais aucune envie d'aller me coucher et je me suis promené
une heure ou deux, en remuant des tas de pensées agréables, et quelques- unes violentes.
C'était ma première sortie au théâtre, la première pièce que je voyais.
Cela compte un peu''.
Dans son journal de mars 1936, il devait être à Issy les Moulineaux, il raconte une anecdote
amusante qui illustre bien, malgré le sérieux de ses pensées et son goût pour les études, sa
spontanéité, sa jeunesse :
''Quand je vais de l'infirmerie à ma chambre, ou inversement, j'ai à parcourir environ trois
cents mètres de couloir. Ils sont si bien cirés que je ne peux pas résister : je prends la
course sur une moitié de la distance et termine l'autre moitié par une glissade. Le jeu
consiste à arriver au bout à toute allure et à prendre le virage en s'accrochant d'une main
à l'angle du mur. Hier au virage, je me suis heurté au Père Econome, qui venait en sens
inverse, et nous avons failli tomber chacun de notre côté. J'ai été bien embêté. Le Père a eu
une peur bleue. L'après-midi, le Supérieur m'a appelé dans son bureau et m'a interdit de
patiner, les couloirs n'étaient pas faits pour ça, ce n'était plus de mon âge, je donnais un
exemple de mauvaise tenue aux élèves qui pouvaient me surprendre dans cet exercice. Il a
été très froid, pas du tout paternel''.
En 1937, il est nommé assistant d'Anglais dans le Yorkshire, au lycée de Bradford. ''Ville sinistre et
lainière'' :
''J'avais dix heures de cours par semaine, et le reste du temps, je rêvais à des romans, je
vivais de littérature. Je découvrais les auteurs anglais, de Dickens à Shakespeare en
passant par Virginia Woolf.''
Il n'a jamais beaucoup parlé de son séjour à Bradford. Il y avait encore du brouillard en Angleterre,
et le climat... Je n'ai pas besoin de vous le décrire. Je ne sais pas si la ville est encore ''lainière''
mais je sais qu'elle est plus sinistre que jamais. Il a découvert néanmoins, non seulement les
écrivains anglais, mais aussi la langue qui l'a passionné plus tard.
De Bradford il est parti à Londres. Après avoir quitté l'Espagne au moment de la Guerre civile, mes
parents et moi habitions Londres.
En 1969 dans une interview mon oncle a dit :
''Je me sens aussi Anglais que Français. Au début de mon séjour en Angleterre,
l'imprégnation anglaise fut quasiment foudroyante. C'était vraiment une patrie que j'eus
l'impression de retrouver.''
On s'est souvent interrogé sur le choix de l'Anglais pour ses études supérieures. Il n'y a vraiment
rien de paradoxal. L'influence anglaise date de son enfance. Mes deux grands-mères étaient soeurs,
mes parents étaient cousins. L'une des soeurs était partie en Angleterre à l'âge de dix huit ans
dans une famille aristocratique, comme couturière. Une de ces familles représentée dans la
littérature anglaise du XIXème siècle où le nombre de servantes correspondaient au nombre de
besognes domestiques. Emma la couturière a épousé un Anglais aisé (pour peu de temps hélas !)
ce qui lui permettait de venir passer ses vacances à Deauville, Saint Jean de Luz, et quelque temps
à Orthez, avec ses deux enfants dont l'un est devenu mon père.
Mon oncle me racontait souvent que, ma soit disant grand-mère anglaise, lorsqu'elle venait à
Orthez, le prenait par la main et l'amenait route de Biron pour “my constitutional'' disait-elle, un
vieux mot anglais qui veut dire promenade. Elle avait presque oublié le Français et, quand elle le
parlait, elle avait un fort accent anglais.
Il riait de ses expressions victoriennes, désuètes aujourd'hui. Son Anglais était parfait (je parle de
mon oncle) surtout son anglais écrit. Aujourd'hui, son Anglais parlé serait considéré académique
pas du tout familier (colloquial en anglais).
Pour lui il s'agissait de trouver le mot juste que ce soit en anglais ou en patois :
''Récemment, je cherchais un terme pour qualifier quelqu'un d'indécis, d'hésitant, d'un peu
mou. Aucun des mots que j'essayais tour à tour ne me satisfaisait vraiment. Et tout à coup,
un vieux mot béarnais m'est venu à l'esprit : ''aroumerat''. C'était exactement la nuance que
je recherchais. Le son même de ce mot a ressuscité un décor, un climat, des visages
disparus, c'est le petit ou le grand miracle de la mémoire involontaire que Proust a décrit
avec tant de minutie et de splendeur que l'on n'ose plus se risquer d'en parler avec lui. Et
ce vieux mot béarnais si savoureux, a suscité d'autres mots pour lesquels le français n'a
pas d'équivalents exacts, et qui m'amusaient, autrefois, quand je les entendais prononcer
autour de moi : ''aouyami'', ''malestruc'', '' entabonit''...
Si je suis appelé á siéger aux séances du dictionnaire, peut-être des mots béarnais me
viendront-ils à l'esprit quand il s'agira de donner une définition plus précise d'un terme
français, ou de lui ajouter une nuance''.
Toutes les semaines nous lisions ses lettres en famille, à haute voix. Elles étaient parsemées de
mots anglais et béarnais que nous trouvions tout naturels :
''Parfois en me lisant, je dois traquer les anglicismes et les éliminer impitoyablement, même
s'ils me plaisent. Certains échappent à ma surveillance. Je me souviens encore, le rouge au
front, d'une ''fille locale'' (pour fille du pays) et d'un ''je passai mon ordre'' (pour je passai
ma commande''.
A son retour d'Angleterre en 1939, il est mobilisé dans l'infanterie. Il va tout d'abord à Toulouse,
Caserne Niel :
''J'ai affronté ce qu'on appelle « l'ordinaire » avec un courage stoïque. Mais ce qui est
démoralisant, c'est l'installation hygiénique... Une épouvante. Une vision d'enfer. On a beau
dire que nos pères en ont connu autant, et pire...
On nous a donné un fusil et une baïonnette. Nous sommes censés graisser, dégraisser et
polir cet instrument (la baïonnette) tous les jours. Nous voici transformés en ménagères
hollandaises. Le râtelier des armes doit reluire comme une batterie de casseroles dans un
Vermeer. Bordenave brique son arme tous les soirs, pieusement. Béobide brosse la sienne
par petites touches impressionnistes, il ne craint pas de laisser quelques pointes de rouille
: raffinement d'esthète, un rien de négligé sied à l'oeuvre d'art. Chaque fois que je touche à
cette arme, je ne peux m'empêcher de penser qu'elle a peut-être servi, et qu'on l'a retirée
d'une poitrine en repoussant cette poitrine avec le pied. Dieu veuille que je ne sois jamais
obligé de faire la même chose. Personne n'a moins que moi l'envie de tuer. Aucun de mes
compagnons, du reste, ne semble très belliqueux, nous ne parlons jamais de guerre. Nous
vivons cette période comme des vacances, sans accorder une pensée à l'avenir, dernier de
nos soucis''.
Il est transféré à la caserne de Lannes à Auch, début janvier.
''Après un essai d'installation à Bordeaux. Là, rien n'était prévu, on nous a logés n'importe
où, on a compté sur la divine Providence pour nous nourrir ; puis après vingt-quatre heures
de flottement, on nous a renvoyés. On a peut-être téléphoné à Auch pour savoir s'il y avait
des places à la caserne de Lannes, si on pouvait retenir une dizaine de chambrées, pour
trois ou quatre mois... oui justement, il y avait des chambrées libres, c'était morte saison...''
C'est une période heureuse de sa vie même si elle est courte. Il fait la connaissance des frères
Lavedan. L'un d'eux, l'abbé Raymond Lavedan, est resté l'ami très proche de la famille. Je lui dois
beaucoup, entre autre quelques éclats de rire fréquents...
Il rencontre aussi Georges de Caunes, toulousain, un comique comme il les aimait :
''La caserne est toute petite, rurale, située à la lisière de la ville. Elle tient plutôt du collège
que de la caserne. Tout se passe à la bonne franquette. Je crois qu'il n'y a même pas de
prison. Le pays est très beau; la ville délicieusement provinciale, avec une splendide
cathédrale, enfin c'est bien mieux que Toulouse.
J'ai beaucoup de chance; sur les vingt types de la chambrée, pas un d'antipathique. La
plupart sont de braves garçons du Midi (Toulouse, Béziers, Narbonne, Carcassonne). Ils sont
calmes complètement dénués d'agressivité, serviables et gentils, trois étudiants en droit,
sursitaires, donc nettement plus âgés que les autres. L'un des trois, Georges de Caunes,
Toulousain, est très rigolo. Il a une invention fantaisiste jaillissante, pleine d'humour et
sans une ombre de vulgarité. Tous les soirs, pendant une heure au moins, il nous donne la
comédie. Une espèce de comédie spontanée, improvisée, pas du tout m'as-tu-vu, ni amuseur
professionnel. Comme son lit est en face du mien, je suis aux loges. Je me couche,
m'installe confortablement, chocolats d'un côté, cigarettes de l'autre, et le théâtre
commence. Le répertoire de De Caunes comporte des chansons (Viens ici petit homme, viens
petit homme...) qui datent du Second Empire, des poèmes burlesques de lui dont un sonnet
très Hérédia, décrivant les affres d'un toréador dans l'arène ; les deux derniers vers sont:
''Il s'écria sautant dans le burladéro
Qu'ai-je fait au Bon Dieu pour être toréro''
Il y a aussi la prière de la demoiselle dévote de Toulouse. Elle dit au Seigneur qu'il peut
détruire toute la France s'il le désire, mais qu'il veuille bien épargner Toulouse, Béziers et
même Carcassonne.
Mon estime a été acquise à De Caunes d'un coup, et sans réserve, dès le premier soir au
moment de l'appel, lorsque le sergent de service s'est arrêté devant son lit et a appelé son
nom; De Caunes qui s'était entièrement dissimulé sous les couvertures, a passé la tête et
au lieu de répondre ''présent'' a demandé, d'une voix flûtée, les paupières palpitantes : ''qui
m'appelle?'' Le sous-officier en est resté sans paroles.
La plupart des types sont épatés par lui. Il y a de quoi !!''
Entre les comédies burlesques de Georges de Caunes, les épreuves pratiques de l'armée ou les
conversations sérieuses avec ses amis :
''Raymond et Gilbert Lavedan sont si sympathiques, ils ont lu beaucoup et bourdonnent de
musique.''
Il continue ses lectures et ses études, préparant son prochain examen. Il approfondit Huxley en
vue d'un mémoire universitaire :
''J'ai une grande fringale de lecture, mais les bons livres sont assez rares par ici ; il n'est
malheureusement pas question pour moi, en ce moment d'en acheter.''
Au mois de mai, il quitte Auch.
''Les Volontaires pour l'armée de l'air sont envoyés à Versailles. Je suis triste de quitter
Auch et les bons camarades que j'avais ici.
Qu'est-ce qu'il m'a pris de me porter volontaire pour l'armée de l'air? Qu'est-ce que je vais
foutre dans l'aviation? Enfin tant pis c'est trop tard''
Après quelques examens médicaux, des tests qui deviennent sous sa plume des épisodes
amusants, il est admit comme pilote :
''Parce que j'avais de bons yeux et un coeur solide...Si l'examen est aussi sérieux que celui
du peloton préparatoire á Auch, Dieu nous protège!!''
Début juillet 1940 la guerre est finie. Il est transféré au Maroc :
''On parle de nous démobiliser. La guerre est finie et nous voici au Maroc en principe pour
commencer l'apprentissage de pilotes et d'observateurs. Les derniers jours en France se
sont passés dans une espèce de mauvais rêve. Nous n'étions tenus au courant de rien, sauf
par les journaux, mais nous savions, bien sûr, que tout allait au plus mal et que c'était la
fin. Je mentionne un épisode burlesque: un jour aux Petites Ecuries, on nous a donné un
fusil et six cartouches à chacun et on nous a dit d'aller faire le guet sur les toits. Il fallait
avoir l'oeil sur la Cinquième Colonne. Sans autres précisions. Par exemple si nous
apercevions une bonne soeur (religieuse) qui avait une allure un peu bizarre, de grands
pieds et de grandes mains, c'était sans doute un espion déguisé et nous devions tirer
dessus. Sujet au vertige comme je le suis, je me suis bien gardé de grimper sur les toits, je
suis resté à une lucarne mon fusil à la main dans l'attente des Allemands ou de la
Cinquième Colonne. D'autres sont allés sur les toits. Ils avaient l'air de jouer à la petite
guerre, aux gendarmes et aux voleurs''.
Il a donc passé deux mois au Maroc, à Meknès et à Kasbah-Radla, qu'il a beaucoup aimé. Il a été
pris comme pilote mais l'apprentissage qu'il a reçu ne lui donne pas grande confiance en lui.
Le dix septembre 1940, il rentre à Orthez. Un officier allemand est logé à la maison. Il apprend ce
qu'a été l'exode :
''Pendant ce temps au Maroc, je ne me doutais de rien ou presque, il m'a fallu renter chez
moi, démobilisé, pour rencontrer mon premier Allemand. Pendant un an mes camarades et
moi nous aurons été en dehors de tout, ce qui est un comble quand on y pense''.
Il adresse alors une demande de poste au Rectorat. Il fait aussi un bilan de ces dernières années :
''S'il y a plusieurs épreuves initiatiques pour accéder à l'âge d'homme, ces diverses
épreuves ont été accomplies entre juillet 1934 et maintenant. Que doit-on faire encore?''.
Il est nommé à Bayonne. Il continue ses études à Bordeaux, tout en écrivant sérieusement.
Une collègue du lycée, qui était en relation avec l'éditeur René Julliard, lui conseilla d'envoyer à ce
dernier une nouvelle, Alceste deux fois perdue, qu'il avait écrite cinq ans auparavant. Elle fut
acceptée immédiatement. Mon oncle apprit plus tard que Jean Giraudoux, se trouvant dans le
bureau de René Julliard, tandis que ce dernier téléphonait, prit un manuscrit sur le bureau, le lut ;
c'était ''Alceste...'' Je cite : ''Tu devrais faire attention à cet auteur'', dit le père d'Eglantine à René
Julliard, c'est charmant''.
Ainsi commencèrent ses débuts littéraires.
Il passa l'agrégation en 1943.
En 1944, il s'engage dans le Corps Franc Pommiès
''C'était la grande joie de la libération, tous les jeunes d'Orthez, où j'étais revenu,
s'engageaient, je les ai imités.''
Après la campagne des Vosges et d'Alsace, il est envoyé dans le Palatinat, où, je cite : ''nous
faisions des orgies de vin du Rhin...''
A vingt-cinq ans il est admit à l'hôpital de Besancon pour un léger malaise. Là, il fait une rencontre
qui aura une influence déterminante sur son roman Les Forêts de la nuit, le prix Goncourt :
''Un jeune soldat m'a raconté sa vie. Il avait appartenu à la Milice, participé à des tortures
et, à la Libération, il avait réussi à se faire engager chez les F.F.I. Ces récits très cyniques
m'ont frappé, et sont à l'origine des Forêts de la Nuit''.
Il est démobilisé en 1945. En 1946 il publie Les Jeunes Hommes et Siegfried.
Ayant trouvé par hasard, trois feuilles de cahier, jaunies, sans date, sur lesquelles il fait une
analyse minutieuse de lui-même, je voudrais que vous l'écoutiez :
''J'ai une inclination naturelle pour la bonté. Je ne crois pas avoir heurté personne
volontairement ; mais, bien entendu entre quinze ans et trente ans environ, j'ai dû faire
souffrir des gens qui m'aimaient au-delà de mon goût à être aimé ; cela est commun et
presque inévitable ; et cela cesse quand commence la chute des cheveux et d'autres
surprises de l'âge mur.
La tristesse dans autrui m'ennuie lorsque j'en suis la cause. Elle me rendrait même assez
rancunier. C'est qu'elle réveille en moi un sentiment latent de culpabilité, dont je ne
parviens pas à me débarrasser, et qui est bien la chose la plus sotte du monde.
Ma passion pour l'indépendance est telle que je lui sacrifierais presque n'importe quoi. En
dernière analyse, j'y découvre surtout une grande peur des responsabilités, des
attachements, de la souffrance, un certain orgueil, pas mal de paresse, et enfin, un retrait
du monde qui est le réflexe des timides. Cela dit j'ai su généralement prendre mes
responsabilités lorsque c'était indispensable.
S'il ya quelque orgueil secret en moi, il n'y en a pas dans mes paroles ni dans ma conduite.
J'ai de la gratitude pour ceux qui me veulent du bien, si le bien qu'ils me veulent n'implique
pas que je me doive réformer sur un point quelconque de mon caractère ou de mes
habitudes. J'aime bien les gens qui me font rire. Je leur pardonnerais presque n'importe
quoi. Bien que je n'ai pas une affection très grande pour moi même, je ne suis pas surpris
par les sympathies que je suscite.
Il est des jours où ma peur de la mort est telle que j'en suis quasiment paralysé, comme un
lapin fasciné par un serpent. Puis d'autres jours où l'idée de la mort est une prairie au
soleil où l'on batifole. Je n'ai jamais eu peur de la mort quand elle était toute proche, à la
guerre par exemple. Comme La Fontaine il m'arrive de savourer le plaisir de la mélancolie.
C'est un luxe que l'on peut s'offrir quand on n’est pas ouvrier à la chaine ou chômeur.
Quand j'avais cinq ans ou six, j'en voulais à Dieu le Fils, à cause du pêché et de l'enfer. En
revanche, j'avais une estime singulière pour Dieu le Père parce que je croyais qu'il ne
s'était pas mêlé de notre salut, et que s'il n'avait tenu qu'à Lui, on nous aurait laissés. Il
faut dire que j'étais un enfant très gâté.
J'ai plusieurs dons, sauf celui d'en tirer parti pour les choses pratiques du monde. Ma
bêtise est complète et irrémédiable dans les domaines suivants : belote, bridge, commerce,
finances, impôts, sciences physiques, algèbre, certains rapports sociaux et certains aspects
de la galanterie et sans doute d'autres domaines encore que je ne soupçonne même pas
hélas !!
Je ne connais pas tous mes ridicules, mais il m'est arrivé d'avoir envie de rire en
surprenant par hasard mon image dans un miroir, sous un certain angle surtout et en train
de jouer au mondain ou de m'évertuer à faire un minimum de frais pour des gens dont je
me fiche complètement. Je me trouve alors irrésistible de comique involontaire comme un
personnage de Labiche.
J'aime beaucoup l'argent pour les facilités qu'il dispense. Mais je suis incapable d'en gagner
ou même de le convoiter avec force (trait de famille)
Ma vie a été grandement simplifiée, du jour où je me suis réellement rendu compte que je
n'avais qu'une ambition : celle d'explorer les gisements romanesques que je devinais en
moi''.