la formalisation du savoir-faire - Société de philosophie des sciences

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la formalisation du savoir-faire - Société de philosophie des sciences
Un problème ouvert en épistémologie: la formalisation du savoir-faire
“Pour gagner du bien, le savoir-faire vaut mieux que le savoir”
Beaumarchais
Introduction
Je me propose de faire le point sur les recherches entreprises par les logiciens de
l’Intelligence artificielle pour formaliser et axiomatiser le savoir-faire dans le sillage de
l’article fondateur de John McCarthy et de P.J.Hayes “Some Philosophical Problems from
the Standpoint of Artificial Intelligence”. Je ne me bornerai pas à décrire les acquis. Mon
objectif est aussi de comparer les mérites et les limites des différents formalismes inventés
pour expliquer, au sens carnapéen, une notion, la notion de savoir-faire, dont l’importance
philosophique a été pleinement reconnue pour la première fois par Gilbert Ryle.
. Ryle est un des fondateurs de la philosophie analytique. Ce courant philosophique, représenté notamment par des sociétés telles que l’ESAP et la SOPHA, continue à s’épanouir
et à se diversifier. La philosophie formelle dont le récent ouvrage Formal Philosophy , publié
par Vincent Hendricks, est le manifeste, peut être vue comme une branche nouvelle de la
philosophie analytique.
1.Le calcul des situations pour formaliser le savoir-faire .
Le deuxième chapitre de The concept of Mind est tout entier consacré à la distinction
entre savoir-comment et savoir-que. Ryle constate l’existence de parallélismes aussi bien que
de divergences entre ces deux formes de savoir (Ryle 1949, tr. fr. de Suzanne Gillet 1978) .
Le livre fondateur de la logique épistémique, Knowledge and Belief (Hintikka 1962, réédité
en 2005), contient une formalisation des constructions “savoir que p”, “savoir si p ”, “savoir
qui est x”, Hintikka n’y traite pas, en revanche, de la construction “savoir comment exécuter
l’action a”. Il soulève le problème dans “Alternative constructions in terms of the basic
epistemological attitudes” et reconnaît la difficulté inhérente à la formalisation du savoircomment (Hintikka, 1972).
A ma connaissance, le premier traitement formel de la construction “savoir- comment”
apparaît dans Norm and Action de H. von Wright. Pour von Wright, “être capable de faire un
certain acte, c’est savoir comment le faire (von Wright 1963, p.48)”. Von Wright rattache le
traitement formel du “savoir-comment” à une théorie générale de l’action et de la capacité
qui repose, à son tour, sur une logique du changement. Corrélativement, il détache la théorie
du “savoir-comment” des autres formes de savoir. Comme l’objet de cet exposé est l’étude
formelle du “savoir-comment” dans ses rapports avec les autres formes de savoir, je n’en
dirai pas plus sur la logique du savoir-faire chez von Wright.
1
Dans l’article cité plus haut, McCarthy et Hayes fixent comme objectif à
l’Intelligence artificielle l’élaboration d’un programme d’ordinateur qui pourrait décider ce
qu’il faut faire pour atteindre un certain but, en inférant dans un langage formel, qu’une
stratégie déterminée conduira au but recherché. (McCarthy & Hayes 1969, rééd.1998).
Dans la deuxième des trois parties de leur article, ils jettent les bases d’un système
axiomatique nouveau, le calcul des situations, qui permet de formaliser de manière intégrée
les concepts de situation, de “fluent”, de futur, d’action, de stratégie, de résultat d’une
stratégie et de connaissance. Ce calcul diffère de la théorie des situations élaborée par J.Perry
et J.Barwise à partir des années 1980.
On désigne aujourd’hui par “fluents relationnels” des relations n-aires qui peuvent varier (changer de valeur de vérité) d’une situation à l’autre, tel que “le cube A est sur le cube
B”. A côté des fluents relationnels, il y a des “fluents fonctionnels” qui peuvent changer de
valeur d’une situation à l’autre tels que “le cube au sommet de la pile”.
Le calcul des situations est présenté comme un dialecte du calcul des prédicats. Il
contient des axiomes propres, des variables de situation et un symbole fonctionnel pour
désigner le résultat d’une action exécutée dans une situation déterminée. On notera que ce
calcul, qui permet de formaliser simultanément les concepts d’action, de connaissance, de but,
et de résultat, fait son apparition avant l’invention des logiques multi-modales, et avant la
publication de ce célèbre avertissement de Dana Scott : “voici ce que je tiens pour l’une des
plus graves erreurs de la logique modale; le fait de se fixer sur un système qui ne comporte qu’un seul opérateur modal. La seule manière d’obtenir des résultats significatifs en logique
déontique ou en logique épistémique est de combiner ces opérateurs avec des opérateurs de
temps (sans eux comment peut-on formuler les principes de changement?); des opérateurs
logiques (sans eux, comment comparer le relatif et l’absolu?); des opérateurs comme la
nécessité historique ou physique (sans eux, comment relier l’agent à son
environnement?)...(Scott 1970, p.161)”.
2 Une reformulation du calcul des situations dans un calcul des prédicats standard à plusieurs sortes.
Dans sa monographie “A formal Theory of Knowledge and Action” publiée en 1985,
Robert C.Moore a suivi les suggestions de Dana Scott (qu’il cite) d’une manière inattendue.
Il a édifié une logique intégrée de la connaissance et de l’action dans laquelle la formalisation
du savoir-faire est obtenue tout naturellement en
combinant la formalisation du savoir
avec celle de l’action. Cette logique intégrée est un calcul des prédicats standard, mais à
deux sortes. On se donne deux espèces de variables: (1) des variables qui prennent comme
2
valeurs des agents et (2) des variables qui prennent comme valeurs des actions. Quant aux
variables de situation que McCarthy et Hayes plaçaient dans le langage-objet, Moore les
refoule dans le métalangage.
Pour exprimer le savoir-faire dans le langage-objet, Moore introduit un nouvel
opérateur, l’opérateur ternaire Can(A,Act,P) qui se lit: “l’agent A peut accomplir P en faisant
l’acte Act ”. Pour Moore, “pouvoir accomplir P” signifie “savoir comment réaliser l’état de
chose P par l’acte Act”.
L’ opérateur Can n’est pas un opérateur primitif. Il est défini par un axiome à partir
de deux opérateurs primitifs, l’opérateur épistémique unaire Know a P de Hintikka, traité
ici comme un opérateur binaire Know (A,P), et le nouvel opérateur binaire Res (E,P) qui
décrit ce qui serait vrai si un événement avait lieu, en particulier ce qui serait vrai si une
certaine action était accomplie.
Ces deux opérateurs sont interprétés à l’aide de clauses formulées dans le
métalangage, clauses qui expriment le sens, c’est-à-dire les conditions de vérité, des
propositions complètes dans lesquelles ils apparaissent. Ces clauses quantifient sur les
mondes possibles (scenarii, états de chose, alternatives) et introduisent une relation
d’accessibilité distincte pour chacun des deux opérateurs.
Désignons par K la relation binaire d’accessibilité reliant l’état de chose réel W0 à un
état de chose possible w1, (pour l’agent A), et par T, le prédicat “vrai”. La clause pour
l’opérateur épistémique Know s’énonce: (1) T ( W0 , Know ( A,P) ) ≡ ∀w1( KA ( W0 , w1) ⊃ T ( w1 , P) )
et se lit “ ‘ A sait que P’ est vrai dans le monde réel W 0 ssi ‘P’ est vrai dans tous les mondes w1 compatibles avec ce que A sait dans le monde réel W0 ”.
Pour interpréter l’opérateur binaire Res, on introduit une relation d’accessibilité
ternaire R (E, w1,w2). La clause qui la définit se lit:
(2) W2 est la situation qui résulterait de l’événement E si E se produisait en W1 .
Le rôle de Res n’est pas de décrire ce qu’on fera, c’est-à-dire de nous projeter dans le futur,
comme le ferait l’opérateur F de la logique temporelle, mais d’envisager un événement
hypothétique et de spécifier les effets qu’aurait cet événement s’il venait à se produire.
C’est pour représenter formellement le cas où l’événement est une action dont l’agent
suppute les conséquences possibles que Moore inclut un symbole de fonction Do (A, Act),
qui prend un agent et un acte comme arguments et qui prend l’acte de l’agent comme valeur.
3
Avec l’aide des opérateurs binaires Know (A,P), Res (E,P) et du symbole de fonction Do
(A, Act) , Moore énonce l’axiome suivant qui contribue à fixer le sens de l’opérateur ternaire Can(A,Act,P):
(3) ∀A (∃x (Know (A,((x = Act) ∧Res(Do(A, Act),P)))) ⊃ Can(A,Act,P)).
Très souvent, l’action n’est efficace que si elle repose sur des informations vraies, des
connaissances. La question se pose donc de savoir comment la connaissance et l’action sont
reliées logiquement. Moore répond à cette question en élaborant un langage formel et un
système axiomatique dans lequel
on peut rendre compte de la validité de raisonnements
pratiques de la vie courante, à condition de faire entrer dans le répertoire des constantes
logiques non seulement des opérateurs épistémiques comme know, mais encore des
opérateurs de la théorie de l’action tels que Res et Can.
Par exemple, muni du calcul de Moore, on peut prouver formellement le théorème suivant: “Pour tout coffre-fort, si l’agent A connaît sa combinaison, il est capable d’ ouvrir
ce coffre en formant celle-ci”. Une preuve de ce théorème peut être obtenue sans quitter le calcul des prédicats. La preuve elle-même ne présente pas de difficulté particulière, si ce n’est
qu’ elle s’appuie sur un lemme dont l’identification n’est pas triviale.
Ce lemme fait intervenir la relation d’accessibilité R qui correspond, dans le
métalangage, à l’opérateur du langage-objet il résulte. Ainsi, fût-ce indirectement, tous les
opérateurs introduits plus haut (Know, Res, Can ) interviennent dans la démonstration.
Le lemme s’énonce comme suit:
(4) Pour tout état de chose w1, tout agent A1 et tout objet x1, si x1 est un coffre-fort, il existe un état de chose w2 qui résulte de l’état de chose w1 au terme de l’exécution (Do) par
l’agent A1 de l’acte de former (Dial) la combinaison (Com ) du coffre x1 et d’appliquer celleci au coffre x1 dans l’état de chose w1.
De “l’agent A sait-comment former les combinaisons de chiffres par rotation de
boutons de coffres-forts” et de “l’agent A sait-que la combinaison <2714> est une
combinaison de coffre”, on ne peut pas inférer immédiatement “l’agent A sait-comment
ouvrir ce coffre” . Il faut, par surcroît, que l’agent applique la bonne combinaison au bon
coffre. C’est à ce point précis que le recours à la terminologie de la sémantique des mondes
possibles se révèle utile.
Pour exprimer cette exigence (connaître la bonne combinaision) , le lemme utilise une
description définie formée d’un symbole de fonction qui prend comme argument un coffre
dans un état de chose donné et, comme valeur, une combinaison qui ouvre le coffre.
4
La fonction Com, qui choisit la combinaison convenable, dépend de l’état de chose
possible [dans lequel elle est évaluée] et du coffre , ce que ne fait pas la fonction Dial ,
laquelle prend comme argument une combinaison et un coffre et comme valeur l’action de
former la combinaison sur le coffre” (Moore ibid.p.60).
On voit ici que Moore ne se borne pas à introduire de nouvelles constantes et à
transformer le calcul pur des prédicats en un calcul des prédicats appliqué. L’incorporation des états de chose possibles et de deux relations d’accessibilité (K et R) dans le métalangage
de son calcul apporte à celui-ci les ressources sémantiques de la logique modale et lui permet
d’utiliser des outils conceptuels propres à celle-ci .
Par ailleurs, Moore fait un usage original de la relation d’accessibilité quand il utilise
cette relation pour formaliser un type particulier de connaissance, qui n’avait pas été traité
jusqu’alors, l’action productrice de connaissance. Je reviendrai sur ce point dans la Section
8.
3. Valeur et Limites de la théorie de Robert Moore: les critiques de Morgenstern
La théorie de Moore paraît pour la première fois en 1985 (Hobbs & Moore, 1985).
L’année qui suit cette publication, Leora Morgenstern consacre une étude intitulée “A First
Order Theory of Planning, Knowledge and Action” à une critique constructive du travail de
Moore.
Leora Morgenstern ne croit pas que la plupart du temps les agents connaissent les
procédures générales pour l’exécution de leurs actions et qu’il leur suffise de connaître la
valeur d’un paramètre donné pour les exécuter. L’exemple du coffre-fort est atypique. La
plupart du temps, l’action est complexe et, en début d’exécution, l’agent ne sait pas ce qu’il
fera ensuite.
Moore a anticipé l’objection et reconnu l’existence d’actions complexes. Dans le cas
d’une action complexe, son axiome (3) ne suffit plus. Il faut lui substituer l’axiome (3 ′):
“pour qu’un agent soit capable d’obtenir un but donné en exécutant une action complexe, tout
ce qui est réellement nécessaire, c’est qu’il sache ce qu’il doit faire pour commencer et qu’il
sache qu’il saura ce qu’il devra faire à chaque étape ultérieure (Ibid.p.59)”.
Moore ouvre la voie à de nouvelles questions telles que :“peut-on faire une typologie
des actions composées et formuler une logique pour ces actions?”. Prenons, par exemple, le
cas du serrurier qui doit fabriquer une clef qui convienne à une serrure. Il devra, entre autres
choses, tester une clef standard, - ce qui est une action informative - puis, en cas d’échec, la
limer, - ce qui est une action non informative - puis la tester à nouveau et ainsi de suite aussi
5
longtemps que la clef ne contrôle pas le déplacement du pêne dans la gâche. La structure de
cette action composée se prête aisément à une description formelle si l’on se donne la
composition séquentielle et la boucle While du langage Algol (Manna, 1974). On examinera
plus loin comment représenter la structure d’une famille d’ actions composées.
Trois concepts nouveaux sont distingués par Leora Morgenstern: (1) savoir-commentexécuter, (2) être capable d’exécuter et (3) savoir-comment-accomplir. On peut avoir la
capacité de conduire une voiture, mais ne pas avoir l’occasion de le faire parce que les routes
sont recouvertes de verglas. On peut être incapable d’exécuter soi-même l’action de porter, à
temps, un colis à l’aéroport, mais être capable de l’accomplir en déléguant l’exécution de la
tâche à une messagerie.
La capacité est une disposition intérieure de l’agent. Elle ne peut s’exercer que si certaines conditions extérieures à l’agent, que Morgenstern appelle préconditions physiques,
sont remplies. La théorie de la connaissance et de l’action de Moore ne capte pas ces
distinctions. C’est pour combler cette lacune que le programme de recherche KARO a été
lancé . “Karo” est l’ acronyme formé par les initiales de “Knowledge”, “ability”, “result” et
“opportunity”. L’article “Formalizing Abilities and Opportunities of Agents” de B. van
Linder, W. van der Hoek et J.J.Ch.Meyer est une contribution marquante à ce programme.
4. La formalisation de l’opposition entre capacités et occasions.
Un automobiliste prend place sur le siège du conducteur. Pour démarrer, il doit
accomplir une suite d’ actions dans un ordre précis: tourner la clef de contact (α1) et ensuite
actionner les pédales appropriées ( α 2 ). L’agent a l’occasion d’exécuter avec succès la
composition séquentielle d’actions <α1 ; α2 > si et seulement s’il a l’occasion d’exécuter avec
succès la première action et si l’accomplissement de la première action a pour résultat de lui
donner l’occasion d’accomplir ensuite la deuxième. En d’autres termes, l’occasion composée
est une composition d’occasions.
Qu’en est-il de la capacité exhibée par une action composée < α1 ; α2 >? Est-elle une
composition de capacités? La réponse de van Linder, van der Hoek et Meyer est : “Non”.
Une analyse plus complexe est nécessaire. Supposons que les pédales de la voiture aient été
enlevées par un mauvais plaisant et que l’occasion de les actionner fasse défaut. A la question
de savoir si, dans ces circonstances, l’agent possède néanmoins la capacité composée
d’exécuter la suite d’actions, il y a deux réponses possibles: l’optimiste répondra par
l’affirmative et le pessimiste répondra par la négative. Les occasions composées ne donnaient
pas lieu à une telle divergence.
6
Ce que cet exemple révèle, c’est qu’il faut absolument distinguer les occasions
(préconditions physiques) offertes par le monde extérieur des capacités, lesquelles sont
intérieures à l’agent, Un langage formel comme celui de Moore, auquel cette distinction
fait défaut, n’est donc pas suffisamment expressif.
Nos auteurs proposent d’enrichir le langage formel utilisé pour représenter les rapports
entre connaissance et action. A l’opposé de Moore, ils se placent dans le cadre théorique de la
logique multi-modale propositionnelle. Le langage de la logique épistémique propositionnelle
est complété par l’introduction de deux symboles de fonction nouveaux: (1) le symbole
exprimant la fonction r qui à une action α donnée, accomplie par un agent i donné, dans une
situation s donnée, associe soit la situation s′ qui résulte de l’exécution de l’action atomique
α, soit l’ensemble vide (∅) si l’action est sans effet, (2) le symbole exprimant la fonction c
qui à α , i , s associe le vrai (respectivement le faux) si l’agent i est capable (n’est pas
capable) d’accomplir l’action α dans la situation s .
Dans ce symbolisme élargi, il devient possible d’exprimer la subordination de la
capacité d’agir à l’ occasion d’agir. Par exemple, la définition de la composition séquentielle
de capacités fait désormais explicitement allusion au résultat de la première action: la
capacité composée peut être vue comme une composition de capacités, à condition de préciser
que la capacité d’exécuter la deuxième action dépend de la réussite de la première , ce qui se
note:
(5) c ( i, α1 ; α2) (s ) = 1 ssi c ( i, α1 ) (s ) & c ( i, α2 ) r ( i, α1 ) (s) = 1
A l’aide du symbole de fonction c, on définit l’opérateur de capacité A:
(6) Le modèle M et la situation s rendent vrai A i α ssi c ( i, α ) (s) = 1
Il faut introduire ensuite une modalité de la logique dynamique. Cette modalité,
c’est <doi (α)> dont la signification est donnée par la clause suivante de la définition
récursive de la vérité des formules du système:
(7) La formule <doi (α1)>ϕ est vraie dans quelque situation possible s , si l’extension
r de r0 appliquée à i, α et s produit quelque situation s′ dans laquelle la formule ϕ€€ est
vraie.
En formant la conjonction de la capacité (intérieure) et de l’occasion (extérieure), on
obtient un concept nouveau: la possibilité pratique pour un agent de réaliser un état de chose
par une action. Formellement:
(8) PracPossi ( α, ϕ) =Df <doi ( α)> ϕ ∧ Αi€α
On arrive alors à la définition de “ pouvoir” (Can) et de “ ne pas pouvoir” ( Cannot):
7
(9) Can i ( α,ϕ ) =Df K i PracPoss i (€α,ϕ )
(10)Cannot i ( α,ϕ ) =Df K i ¬ PracPoss i (€α,ϕ ).
Les deux dernières définitions font appel simultanément aux quatre composants du
paradigme KARO: la connaissance, la capacité, le résultat et l’occasion.
On voit dans (9) que le savoir-que est conçu comme un
ingrédient du savoir-
comment: pouvoir faire, c’est savoir qu’on a la possibilité pratique de faire.
5. L’apport conceptuel et déductif des modalités.
La question se pose de savoir lequel des deux formalismes concurrents est le plus
puissant. Est-ce celui de Moore qui, au plan de la théorie de la preuve, est un calcul des
prédicats appliqué doté de la sémantique de la logique modale ou celui de van Linder, van der
Hoek et Meyer qui, tant au plan de la théorie de la preuve qu’à celui de la sémantique,
consiste en une logique propositionnelle multi-modale?
S’agissant de définir l’opérateur Can, la théorie de Moore nous propose un postulat de
signification qui précise le sens du terme contextuellement, mais qui ne donne pas les
conditions nécessaires et suffisantes de son emploi. Au contraire, les trois auteurs fournissent
une définition éliminative du terme, ce qui constitue un progrès dans l’analyse conceptuelle.
Voyons à présent ce qu’il en est de la puissance déductive des deux systèmes. Le
système de van Linder, van der Hoek et Meyer comporte deux composantes: la modalité
épistémique K qui vérifie les axiomes du système S5 et obéit aux règles d’inférence de ce
système et la modalité dynamique <doi (a)> qui vérifie les axiomes et obéit aux règles
d’inférence du plus simple des systèmes modaux, le système K.
.
La modalité dynamique <doi (α)>, définie plus haut, a un dual: la modalité [doi (α)]
qui signifie “si l’occasion d’exécuter α était présente, alors ϕ serait parmi les résultats de doi
(α)”. On voit tout de suite qu’on peut rapprocher la modalité dynamique [doi (α)] de
l’opérateur Res(E,P) de Moore, opérateur qui, rappelons-le, servait à exprimer que le résultat
P se produirait si l’événement E constitué par l’exécution d’une certaine action par un agent
avait lieu.
Si, en ce qui concerne le pouvoir expressif, la modalité [doi (α)] de van Linder, van
der Hoek et Meyer et l’opérateur Res(E,P) de Moore sont équivalents, ils cessent de l’être
quand on tient compte de leur pouvoir déductif. L’adoption du premier se recommande en
cela qu’elle permet d’exploiter les lois logiques qui relient la modalité dynamique à son dual,
en leur appliquant des lois bien connues du système K reliant ❒ à ◊ telles que:
(11) ❒ (p ⊃ q) ⊃ (◊ p⊃ ◊ q).
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Grâce à ces lois et à quelques transformations triviales, il est facile de démontrer des
théorèmes qui relient le pouvoir au savoir:
(12) Cani (α, ϕ ) ∧ Ki [doi (α)] (ϕ ⊃ ψ ) ⊃ Cani (α,ψ ) et
(13) Cannoti (α, ϕ ) ∧ Ki [doi (α)] ( ψ⊃ ϕ ) ⊃ Cannoti (α,ψ ) Ces deux théorèmes énoncent que l’agent peut étendre la connaissance qu’il a de ses
possibilités pratiques (respectivement de ses impossibilités) en les combinant avec la
connaissance des conséquences de l’action.
6. Agir conformément à un plan.
Il y a différentes formes de savoir-faire. Savoir conduire et savoir rédiger un C.V. sont
des formes de savoir-faire qui réclament des analyses différentes. Conduire une voiture est
une activité. Rédiger un C.V. est un accomplissement. (voir Vendler 1967, Dowty 1979,
Gochet 1979). La plupart des traitements formels de l’action rationnelle présentent celle-ci
comme orientée par un but situé dans le futur. Les buts sont certainement des moteurs de
l’action rationnelle, mais il y a une notion plus essentielle encore à la caractérisation de
l’action guidée par la connaissance, c’est la notion d’action ordonnée par un plan.
Une des conditions minimales que doit remplir une action pour être conforme à un plan s’énonce comme suit: si l’agent sait que l’état de chose ϕ découlera de l’action α, alors
après l’exécution de l’action, il saura que l’état de chose est réalisé. Cette condition s’exprime
dans le formalisme en combinant la modalité épistémique K i avec la modalité dynamique
[doi (α)] de la manière suivante:
(14) Ki [doi (α)] ϕ ⊃ [doi (α)] Ki ϕ
7. La formalisation du savoir-faire dans le calcul des situations
Nous avons vu que van Linder, van der Hoek et Meyer ont réalisé une formalisation
élégante et puissante du savoir-faire dans le cadre d’une logique propositionnelle multimodale. Y. Lespérance, H.J. Levesque, F. Lin et R.B. Scherl ont présenté, deux ans plus tard,
une formalisation du savoir-faire dans le cadre formel du calcul des situations.
La présence de quantificateurs augmente le pouvoir expressif. On pourra désormais
représenter formellement des programmes tels que le suivant:
(15) Tant qu’il existe des cubes sur la table, mettez-les par terre.
Le calcul des situations est-il plus qu’une
variante notationnelle de la logique
modale? Je tenterai d’apporter des éléments de réponse à cette question.
Comme leurs prédécesseurs, Lespérance et ses co-auteurs font place à la notion de
plan dans leur définition de la capacité. Ils proposent une nouvelle définition de l’opérateur
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Can qui incorpore le concept de stratégie. Avant de formuler cette définition nouvelle, ils
introduisent quelques notions préliminaires.
Dans leur formalisme, la stratégie est représentée par une fonction σ qui à toute
situation fait correspondre une action primitive sur un chemin (path) qui nous rapproche du
but. On dit que la situation s′ se trouve sur le chemin prescrit par la fonction de sélection
d’action σ dans la situation s si et seulement s’il existe un chemin qui va de la situation
initiale s à la situation s′ dans laquelle le but est atteint et si, à chaque pas fait le long de ce
chemin, l’action exécutée est bien l’action prescrite par σ. Formellement, la définition de σ
s’énonce:
(16) On Path (σ , s, s′) = Df s ≤ s′ ∧∀ a ∀ s*(s < do(a, s*)≤ s′⊃ σ(x) = a).
Disposant de la notion de “chemin”, on peut définir ce que c’est, pour un agent, que
d’accéder à un état dans lequel un but ϕ est atteint. On dira qu’un agent peut accéder (Can
Get to) à une situation dans laquelle le but ϕ est atteint en appliquant la fonction de sélection
d’action σ dans la situation s si et seulement s’il existe une situation s′ sur le chemin prescrit
par σ dans s où l’agent sait que le but est atteint et à chaque pas entre s et s′, l’agent sait quelle est l’action ultérieure prescrite par σ. Ce qui, formellement, s’écrit:
(17) Can Get (ϕ, σ, s) = Df ∃s ′On Path (σ,s,s ′)∧ Know ( ϕ , s′) ∧
∀ s*[s ≤ s*< s′ ⊃ ∃a Know (σ( now) = a,s*)] ).
Pour simplifier, on ne mentionne pas le sujet connaissant. “Now” est une pseudovariable. “∃a Know (σ( now) = a,s*)” est une abbréviation de “ ∃ a∀s*(Ks*s ⊃ σ( s*) = a)”.
On peut à présent définir Can à l’aide de la définition suivante:
(18) Can ( ϕ , s) = Df ∃ σ Know (CanGet(ϕ, σ, now), s ).
Cette formule se lit ainsi: “l’agent est capable d’atteindre le but ϕ dans la situation s
s’il existe une fonction de sélection d’action σ dont l’agent sait qu’en l’appliquant
maintenant il atteindra le but ϕ dans la situation s” .
Les définitions qu’on vient de citer sont conceptuellement éclairantes. Elles disent
que le savoir-faire repose sur la capacité d’appliquer un plan dans une situation donnée. En
outre, couplées aux axiomes appropriés, ces définitions nous permettent de déduire les
résultats d’une suite d’actions. Elles interviennent, par exemple, lorsque notre but est de
prouver que l’on est capable d’atteindre un résultat donné (ouvrir un coffre-fort) à condition
d’exécuter dans le bon ordre une série d’actions telles que, par exemple, lire la combinaison
du coffre sur un bout de papier et ensuite former cette combinaison.
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Pour réaliser une telle déduction, il ne suffit plus de faire appel au calcul des
prédicats enrichi de variables de situation et de symboles de fonction prenant des actions
comme arguments. Il faut des axiomes nouveaux. Le calcul des situations est donc plus qu’un
dialecte du calcul des prédicats. C’est un canevas de théorie qui a ses axiomes propres. L’un
d’eux mérite une attention particulière dans la mesure où il semble, jusqu’à preuve du
contraire, qu’il ne capte pas le sens d’un opérateur modal existant. ll s’agit d’un axiome qui ne
décrit ni une relation entre un sujet connaissant et un état de chose, ni une relation entre un
sujet connaissant et un objet, mais une relation entre un sujet et une action.
8. Deux axiomes propres au calcul des situations
Moore a montré dans l’essai résumé au début que l’on peut représenter dans le
métalangage du calcul des prédicats l’effet d’actions non informatives comme jeter et
d’actions informatives comme observer. Je m’ intéresserai ici exclusivement aux secondes,
“celles qui”, pour reprendre la formulation de Robert Demolombe, “permettent de connaître
les valeurs de vérité de propositions données et ne changent pas l’état physique du monde”.
(Demolombe 2003a , p.83).
Soit: E un événement qui consiste en l’exécution d’une action informative, grâce à
laquelle l’agent apprend si la formule P est vraie. Moore utilise la relation d’accessibilité R :E
(symbolisée ici par les flèches verticales) pour représenter l’action informative et la relation
d’accessibilité K :A (symbolisée ici par les flèches horizontales) pour représenter l’état de
connaissance de l’agent A respectivement avant et après l’exécution de l’action informative.
On peut décrire l’effet produit par l’action informative au moyen du diagramme ci-dessous:
w 2 ( P ) → ( P ) w 3
⇑ ⇑
w1 ( ) → ( ) w 4
.
L’agent est initialement dans le monde w1 et considère le monde w 4 comme
compatible avec ce qu’il sait en w1 . L’action informative, représentée une flèche verticale, le
propulse dans le monde w2 dans lequels P est vrai, et dans lequel l’agent considère le monde w 3 comme compatible avec ce qu’il sait en w2 . P est vrai aussi dans w 3. Donc P est vrai
dans tous les mondes épistémiquement accessibles après l’exécution de l’action.
Transposée dans le calcul des situations, la représentation formelle d’une action
informative prend la forme d’un axiome qui, en langage naturel, signifie ceci:
la situation s″ est compatible avec ce que sait l’agent dans la situation produite par
l’action d’observer si q dans la situation s [formellement “K( s″ , do (sense q, s))” ]
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si et seulement si
(1) il existe une situation s′ telle que s″ est identique à la situation produite par l’action
d’observer si q dans la situation s ′ ,
(2) ce que l’agent sait en s est compatible avec ce qu’il sait en s ′ ,
(3) Q est vrai en s si et seulement si Q est vrai en s ′ .
On peut reprendre le diagramme précédent pour illustrer l’axiome, à condition de
renoncer à interpréter les flèches verticales comme représentant des relations d’accessibilité
et d’y voir plutôt des fonctions associant à une situation antérieure à l’exécution de l’action
informative une situation postérieure déterminée.
Formellement l’ axiome s’écrit:
(19) K( s″ , do (sense q, s)) ≡
∃s′s″ = do (sense q, s′)
∧ K (s′ , s)
∧ Qs≡Qs ′
R.Scherl et H.J.Levesque(2003) paraphrasent ainsi cet axiome compliqué: “l’idée ici
est que, en allant de la situation s à la situation
do (sense q, s), l’agent ne se borne pas à
apprendre que l’action observe si q a été accomplie ... , mais il apprend, par surcroît, quelle
est la valeur de vérité du prédicat Q”.
Le calcul des situations utilise les termes de situation tels que “s” et les symboles de
fontion dénotant des actions tels que “do(α)” pour représenter des propriétés du monde qui
peuvent changer, les “fluents”. Il permet également de représenter l’absence d’effets
secondaires d’une action. Par exemple,
en dehors de contextes spéciaux comme la
mécanique quantique, l’action d’observer si un événement physique se produit ne change rien
à l’événement. Cela s’exprime par l’axiome énonçant l’absence d’effets secondaires, axiome
qui s’exprime formellement par:
(20) ∀ s . Q (do (sense q, s)) ≡Qs
Rappelons que “do (sense q, s)” doit se lire: “la situation produite par l’action
d’observer si q”.
Rappelons également qu’en logique épistémique, savoir si Q s’exprime par
(21) KWhether( Q,s ) ≡ ( Know(Q, s ) ∨ Know(¬Q, s ) )
12
Sachant que l’action d’observer ne modifie pas l’objet observé, et qu’observer si q est
une action informative, on devrait pouvoir déduire de “l’agent observe si q” que “l’agent sait
si Q”. En d’autres termes on doit pouvoir prouver la relation suivante: (19) & (20) |− (21).
On voit ici le pouvoir expressif du calcul des situations: il permet d’exprimer les
relations logiques qui unissent des actions, ici une action informative (observer), à des états
tels que l’état épistémique de “savoir que”. Un exemple sera traité en détail à la Section 10.
(9) Le calcul des situations est-il réductible à la logique modale?
J.van Benthem a élaboré une méthode de traduction, la “standard translation”, qui permet de traduire récursivement en énoncés du calcul des prédicats, les énoncés des
logiques modales propositionnelles usuelles, parmi lesquelles figure la logique épistémique
standard, axiomatisée dans S5 (voir Fagin, Halpern, Moses,Vardi 1995, Meyer & van der
Hoek 1995, Gochet & Gribomont 2006).
La possibilité de cette traduction s’explique par le fait qu’ il n’y a pas de différence
mathématique entre les modèles des logiques modales propositionnelles et les modèles de la
logique du premier ordre. Comme l’écrivent P.Blackburn, M. de Rijke et I.Venema: “ dans les
deux cas, ces modèles sont des structures relationnelles (Blackburn , de Rijke et Venema ,
2001, 85)”.
On peut donc légitimement se demander si le calcul des situations, présenté comme un
dialecte du calcul des prédicats du premier ordre, ne pourrait pas être traduit en logique
modale. Sans prétendre répondre ici à cette question, nous devons écarter la possibilité de
traduire l’énoncé relationnel qui figure à gauche de l’équivalence dans la formule (19) par une formule de la logique propositionnelle épistémique usuelle.
On voit tout de suite que l’expression “ K( s″ , do (sense q, s))” ne traduit pas
l’opérateur de la logique modale propositionnelle “ K ”. En effet, la première de ces deux
expressions est une formule bien formée du métalangage tandis que la seconde est un
opérateur du langage-objet auquel manque au moins un argument propositionnel. Les deux
expressions appartiennent à des catégories syntaxiques différentes.
Il est possible, en revanche, de traduire le calcul des situations dans une logique
modale plus riche, la logique hybride, et spécialement la logique hybride quantifiée, comme
l’ont montré P. Blackburn, J.Kamps et M. Marx. Sans entrer dans les détails, disons que la
logique hybride contient dans son langage des nominaux (inventés par Arthur Prior), pour
désigner ce qui sera appelé “situations” dans le calcul des situations (voir Blackburn 2000).
13
C’est une chose de montrer que deux formalismes ont le même pouvoir expressif,
pouvoir qui est une prérogative des langues formelles, et c’en est une autre de montrer qu’ils
ont le même pouvoir déductif, pouvoir qui est une prérogative des systèmes axiomatiques. A
cet égard, on n’a pas, jusqu’à présent, réussi à constuire une formule modale qui aurait le
même potentiel déductif que l’axiome formulé en (19) (Levesque & Scherl, 2003).
Cependant, avant de se prononcer, il convient de savoir que l’année même où
Levesque et Scherl faisaient ce constat, Robert Demolombe réalisait la traduction du calcul
des Situations en logique modale dans son article intitulé “Belief Change: from Situation
Calculus to Modal Logic” (2003b). Un des atouts de ce formalisme modal, c’est l’adoption
d’un répertoire d’actions beaucoup plus riche que ceux de la logique dynamique et du langage
Algol. Ce nouveau répertoire reste néanmoins fini et maîtrisable.
10 La représentation d’un exemple classique de savoir-faire: l’ouverture d’un
coffre-fort.
L’exemple revient souvent dans la littérature de l’Intelligence artificielle. Il permet
d’illustrer les ressources propres au Calcul des Situations. On examinera ici le cas d’un
coffre-fort (Sf) que l’on ouvre en formant la bonne combinaison parce qu’on connaît celle-ci,
par opposition au cas où on l’ouvre en formant une combinaison qui, par hasard, est la bonne.
L’opération (dialComb) sera pour cette raison soumise à la précondition suivante qui lie la
possibilité de former la combinaison à la connaissance de la référence (KRef) de cette
combinaison dans une situation donnée:
(22) Poss (dialComb(x),s) ≡ KRef (Comb(x),s)
On supposera aussi que l’agent a appris quelle était la combinaison en la lisant sur
une feuille de papier dont il sait qu’elle contient cette combinaison, ce qui s’exprime par:
(23) Know (info(ppr) = combo(Sf),S0) et
La proposition (24) ci-dessous décrit l’acquisiton d’une information, plus
précisément, elle décrit le cas où l’agent en vient à connaître (K) la référence (Ref) de
l’information écrite sur le papier en effectuant l’action informative de lire le papier dans la
situation initiale S0 :
(24) KRef ( Info(ppr), do (read(ppr),S0 )
Notre objectif est de représenter dans le formalisme l’accroissement de connaissance
engendré par la lecture. Pour pouvoir déduire de l’action de lire l’information écrite sur un
bout de papier (une suite de chiffres) la connaissance de la référence de cette suite, on doit
14
ajouter aux règles d’inférence et aux axiomes du calcul des prédicats du premier ordre avec
égalité des définitions nouvelles et des axiomes propres au calcul des situations.
Déjà dans Knowledge and Belief, Hintikka s’est interrogé sur la manière de représenter
la forme logique d’un énoncé tel que “l’agent i sait qui est le dictateur du Portugal”. Hintikka
proposait l’analyse suivante:
(25) ∃ x Ki ( x = d(P))
Empruntant la formalisation de Hintikka, Reiter représente ainsi la forme logique de
l’énoncé: “la référence du terme t dans la situation s est connue (d’un agent non spécifié)”:
(26) KRef (t , s ) = Df ∃ x ∀ s’ . K(s’, s ) ⊃ x = t[ s’]
Sur base de cette définition, l’énoncé “après avoir accompli l’action de lire z, l’agent i
sait quelle est l’information écrite sur z dans la situation s″ s’écrit formellement:
(27) ∃x ∀ s″. Ki (s″, do (read z , s)) ⊃ x = info(z, s″ ).
Plus précisément, on veut prouver que s’il existe une information à quoi réfère z dans
la situation s (formellement “ ∃ x (x = info(z,s))”), alors l’agent sait à quoi réfère z après avoir
lu z (formellement “ ∃ x ∀ s″. K (s″, do (read z , s)) ⊃ x = info( z, s″)”). c’est-à-dire:
(28) ∃ x (x = info(z,s)) ⊃ ∃x ∀s ″. K (s″, do (read z , s)) ⊃ x =info( z, s″),
La preuve de (28) exige
(a) l’utilisation de l’axiome suivant de la logique de l’égalité:
(29) x = y ⊃ f(x, a2) = f(y, a2) ,
(b) l’ axiome suivant du calcul des situations:
(30) f (x, do(read z, s) =f (x,s) (absence d’effets secondaires) ,
(c) les lois courantes de la logique de l’égalité que nous ne mentionnerons pas (telle que, par
exemple, “deux quantités égales à une même troisième sont égales entre elles”, et, enfin,
(d) cette version de l’axiome de connaissance:
(31) K (s″, do (read z, s)) ≡
∃s′. s ″= do( read z ,s’) ∧
K(s’,s) ∧
f (z , s ) = f (z ,s’)
J’appliquerai la méthode de déduction naturelle exposée dans
Symbolic Logic
d’Irving Copi (3 ème édition et éditions suivantes). I.Copi introduit l’instance Φν d’une
formule existentiellement quantifiée (∃ µ) Φµ en lui donnant le statut d’une prémisse
auxiliaire permettant de dériver, moyennant les autres règles d’inférence, une proposition p
15
qui ne contient pas d’occurrence libre de ν. Dès que cette proposition p a été obtenue, le
segment de démonstration qui va de l’instance Φν à p peut être ignoré. Il est requis que ν soit
une variable qui ne figure pas libre dans p ni dans une ligne qui précède Φν. (Pour une autre
version de E.I., voir Gochet & Gribomont 1991,1998, 224-231).
Dans la preuve ci-dessous, il y a un segment 2-15 et un sous-segment emboîté 5-10.
les propositions 10 et 15 sont des propositions p au sens de Copi.
1. ∃ x (x =info(z,s))
Prémisse I
2
y = info( z, s)
3
K (s”, do (read z ,s))
4
∃ s′[ s″ = do(read z , s′ ) ∧ K(s’, s) ∧ info(z,s) = info(z,s’) ] 3, ax. de connais.
5
1, y/x
Prémisse II
s″ = do(read z , s* ) ∧ K(s*, s) ∧ info(z,s) =info(z,s*)
6.1
s″ = do(read z , s* )
6.2
K( s*, s )
4, E.I. s*/s’
5, simpl.
5. Simpl.
6.3
info(z,s) = info(z, s*)
5.Simpl.
7.
info (z,s″) =info( z, do(read z, s*))
8.
info(z, do(read z , s*)) = info (z,s*) ax. abs. d’ effets sec.
9.
info (z,s″) =info (z,s*)
7,8, Syl. hyp.
10.
info (z,s) = info (z,s″)
6.3 , 9, égalité, (fin du recours à s*),
6.1 et loi de l’ égalité (29)
10 ′
info(z,s) = info (z,s″)
les lignes 5 – 10 sont “enfermées”.
11.
y = info (z,s) ⊃ y =info(z,s″)
10 et loi de l’ égalité.
12.
y = info(z,s″)
2, 11, M.P.
13.
K (s″, do (read z , s)) ⊃ y =info( z, s″) , décharge de II
∀s″. K (s″, do (read z , s)) ⊃ y =info( z, s″) 13, UG,
14.
15.
∃x ∀s″. K (s″, do (read z , s)) ⊃ x =info( z, s″) 14. EG, (fin du recours à y)
15 ′ ∃ x ∀ s″. K (s″, do (read z , s)) ⊃x =info( z, s″) les lignes2 – 15
sont
“enfermées”.
16.
∃ x (x = info(z,s))
⊃ ∃x ∀ s ″ K (s″, do (read z , s)) ⊃x =info( z, s″),
décharge de I
Appliquant une définition, on réécrit le théorème (27) ainsi:
(32) KRef (info(z),do read (z) )
Substituant “paper” (abrégé en “ppr”) à “z”, on obtient:
(33) KRef ( info (ppr), do read (ppr))
16
De (33) KRef ( info (ppr), do read (ppr)) et de
(23)
Know(info (ppr) = combo(Sf), S 0 ), où Sf est une abbréviation de Safe,
(24)
KRef (combo (Sf), read (ppr)).
on déduit:
Comme la précondition (22) précisant quand il est possible de former la combinaison
est satisfaite, les axiomes impliquent:
(34) Open (Sf, do(dial ( Combo(Sf)), S0))).
Le résultat d’une suite d’actions qui manifestent le savoir-faire de l’agent a pu être
déduit des axiomes qui encodent ce savoir et des conditions initiales, ce qui était l’objectif
visé.
11. Conclusion et recherches futures
Le débat sur les mérites respectifs de l’approche modale du savoir-faire et de
l’approche proposée par le calcul des situations est loin d’être clos. Je n’ai fait qu’ouvrir
quelques pistes de réflexion.
D’autre part, je me suis limité au savoir-faire individuel. Or comme le professeur
Gabriel Sandu l’a souligné dans son commentaire, les problèmes les plus intéressants et les
plus difficiles se posent quand on aborde le savoir-faire collectif (voir Tuomela & Sandu,
1994). L’objectif visé ici était de traiter d’abord le cas le plus simple, celui du savoir-faire
individuel.
Une suite devrait être donnée à cette étude dans une monographie en préparation
(Gochet & Gribomont, à paraître), dans laquelle seront étudiés les travaux consacrés à la
capacité collective et aux systèmes multi-agents. Parmi ceux-ci, j’épinglerai la monographie
de M.P.Singh intitulée Multiagent Systems, parue en 1994, et Principes et architecture des
systèmes multi-agents, livre édité par J.P.Brot et Y.Demazeau (2001).
Un autre champ de recherche en plein essor est l’étude de la conversation. Le lecteur
peut consulter Analyse et Simulation de Conversations: de la theorie des actes de discours
aux systèmes multiagents , édité par B.Moulin, S.Delisle et B.Chaib-draa.
La conversation conçue comme une interaction entre des interlocuteurs qui
s’interrogent ensemble sur les arguments pour, et contre, une certaine proposition est un
champ nouveau de prospection ouvert par Andréas Herzig, Benoît Gaudou et Dominique
Longin (2005).
L’approche de l’ argumentation dans cette perspective est une autre direction
prometteuse de la recherche sur les systèmes multi-agents. Elle est représentée par Leila
Amgoud (2005).
17
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Remerciements: J’ exprime ma profonde gratitude à MM. Daniel Andler, président
de la Société française de Philosophie des Sciences, Philippe Mongin, président des
Conférences Pierre Duhem, Jacques Dubucs, directeur de l’I.H.P.S.T. et président de
20
séance. Je remercie également très vivement les commentateurs qui ont examiné mon texte
successivement: le Dr. Mikaël Cozic,. Paul Egré Chargé de Recherche CNRS, les Directeurs
de Recherche Gabriel Sandu et Philippe Mongin. Enfin je reconnais ma dette envers les
auditeurs qui sont intervenus dans la discussion et envers quatre interlocuteurs qui m’aident
constamment: les professeurs Pascal Gribomont et André Thayse et les Drs Jacques Riche et
Frédéric Sart.
Interventions des commentateurs et réponses
I. Dr. Mikaël Cozic
Question 1.
Le Pr. Gochet propose une mise en perspective des analyses formelles de la notion de
“savoir-faire” qui ont été proposées durant les 20 dernières années. Cette mise en perspective
se concentre essentiellement sur trois contributions: celle de R.C.Moore (1985), celle de van
Linder et al. (1998), enfin celle de Lespérance et al. (2000). Voici quelques questions et
réflexions que la lecture de ce texte a suscitées.
Comme le souligne P.Gochet, les analyses qu’il présente proviennent des logiciens de
l’IA plutôt que, disons, des logiciens-philosophes comme, par exemple, J.Hintikka. la raison
en est que l’IA se fixe notamment comme tâche l’élaboration d’agents, d’entités capables
d’agir, et on devine aisément que la notion de savoir-faire est appelée à jouer un rôle cnetral
dans cette entreprise. Un logicien-philosophe comme je le suis qui n’a pas les idées très
claires sur l’IA aimerait cependant avoir des éclaircissements supplémentaires sur le rôle du
savoir-faire en IA.
Réponse 1.
L’I.A. apporte une perspective nouvelle sur le savoir-faire dans la mesure où elle
s’occupe d’agents différents des agents qui ne sont ni des êtres humains ni des animaux,
mais des artefacts. Voici une des définitions qui ont été proposées en I.A.: “Un agent est un
systèmes informatique, situé dans un environnement, et qui agit d’une façon autonome et
flexible pour atteindre les objectis pour lesquels il a été conçu” (cité par Briot et Demazeau,
2001)
Question 2.
Je passe maintenant à quelques remarques sur le concept de savoir-faire, remarques qui
sont largement motivées par les propriétés sémantiques de la locution dans la langue naturelle.
Un premier point qui me frappe, c’est que dans ces analyses, “savoir-faire” et “savoir
21
comment” semblent plus ou moins assimilés. Cela ne va pas de soi et demanderait plus ample
discussion; considérons par exemple:
(1) Pierre sait comment démarrer la voiture,
(2) Pierre sait comment le vote s’est déroulé,
(3) Pierre sait comment calculer la somme de deux entiers.
Le premier cas est le genre d’emploi de “savoir comment” qui plaide pour son
assimilation au “savoir-faire”: “Pierre sait comment démarrer la voiture” est plus ou moins
synonyme de “Pierre sait démarrer la voiture”. Dans le second, au contraire, on se rapproche
du “savoir que”: quand on dit que Pierre sait comment le vote s’est déroulé, on veut dire qu’il
a certaines informations sur la façon dont le vote s’est déroulé. Dans la troisième, enfin, on
revient à un savoir “comment” plus pratique, mais il s’agit plus d’une action “cognitive” que
d’une action “matérielle”.
Comment faut-il considérer ces “ savoir comment”? Comme constituant une catégorie
conceptuelle homogène?
Réponse 2.
Ryle (1949) défend la thèse de l’irréductiblité du savoir-comment au savoir- que. Stanley et
Wiliamson (2001) défendent, au contraire, la thèse de la réductibilité du savoir-comment au
savoir que. Les exemples de M.Cozic, comme ceux de P.Egré, montrent qu’il faut rejeter les
deux thèses et du même coup renoncer à traiter le savoir-comment comme une catégorie
homogène. Il y a deux sortes de savoir-faire: l’un est assimilable au savoir-que, l’autre n’est
pas un savoir, mais plutôt une capacité.
3.P.Gochet considère que l’analyse du savoir-faire fait intrinsèquement partie de
l’épistémologie formelle: le savoir-faire est une forme authentique de savoir. Pour cette
raison, il écarte d’emblée les contributions de von Wright. C’est une inspiration de ce genre
qui commande la définition de van Linder et al. du savoir-faire par l’opérateur Can: selon
eux, savoir faire que ϕ par l’action α , c’est savoir que l’on a la possibilité pratique de faire
que ϕ par l’action α . Si le savoir-faire était un savoir, on s’attendrait par exemple, à en avoir
une forme affaiblie avec un ” croire-faire”.
(4) Pierre sait démarrer la voiture,
(5) Pierre croit démarrer la voiture.
22
Il me semble que la différence entre les deux énoncés précédents n’est pas la différence
attendue. Pour restituer le contraste que l’on a entre “croire” et “savoir” dans le cas purement
épistémique, on aurait plutôt envie de contraster le premier énoncé avec:
(6) Pierre croit savoir démarrer la voiture
Ce qui est frappant, c’est que cet énoncé n’élimine pas le terme “savoir”: on ne contraste pas
“savoir-faire avec “croire-faire”, mais “savoir-faire” avec “croire savoir-faire”. Ce que cela
suggère, c’est qu’en réalité “savoir-faire” n’est pas savoir que l’on a la capacité de faire; c’est
plus probablement et plus simplement avoir la capacité de faire. On peut songer à des
situations naturelles qui vont dans ce sens: toutes les situations où un agent estime qu’il ne
sait pas faire quelque chose. par exemple:
(7 –Ne me laisse pas seul avec le bébé: je ne sais pas m’en ocuupér
(8—Mais si, tu sais parfaitement t’en occuper, simplement tu ne sais pas que tu sais le faire.
Réponse 3: le dialogue formé par les phrases 7 et 8 montre clairement que, en ce qui
concerne le savoir-faire exhibé par des capacités ( au sens de “skill” en anglais), l’analyse
de Van Linder et al. selon laquelle, savoir faire que ϕ par l’action α , c’est savoir que l’on a
la possibilité pratique de faire que ϕ par l’action α, n’est pas recevable. Dans ces cas,
comme l’affirme M.Cozic, savoir faire, c’est simplement avoir la capacité de faire. ( Pour ce
qui est de l’impossibilité de construire “croire comment” sur le modèle de savoir comment”,
elle est reconnue par Ryle qui écrit: “on ne parle jamais de croire-comment”).
4. En formulant la remarque précédente, je ne veux pas soutenir qu’il n’y a pas de connexion
forte entre savoir et savoir-faire. Il me semble simplement que que cette connexion ne se
ramène pas au savoir d’une capacité. On trouve dans l’analyse de Lespérance et al. un
exemple de connexion subtile. En substance, ces auteurs exigent que pour être capable de
faire que ϕ par le plan d’action, il faut être capable de reconnaître quand on est arrivé à faire
que ϕ par α. Pensons à un exemple culinaire: pour savoir cuire un gâteau, il ne suffit pas de
savoir correctement préchauffer le four, mettre le plat dans le four, etc. Il faut également
savoir reconnaître le moment où le gâteau est cuit. Il me semble que c’est ce genre de
connexion “fine” entre savoir et savoir-faire qui fait de l’analyse du savoir-faire une partie
intrinsèque de l’épistémologie formelle. J’aurais aimé savoir ce que P.Gochait en pensait et
s’il avait d’autres exemples de clauses de ce genre.
23
Réponse 4 : M.Cozic demande un autre exemple de connexion fine entre “savoir” et ” savoir
faire”. En voici un que j’emprunte à Singh : le savoir-comment présuppose le savoir que la
prochaine action à choisir est telle et telle action et le savoir que l’on saura ce qu’il faudra
faire quand cette action aura été exécutée ( Singh 1999, p.119).
5. Moore (1985) a un opérateur Res(E,P) qui signifie : si l’événement E a lieu, l’événement P
a lieu. Van Linder et al. ont un opérateur r(i,α)(s) qui dénote la situation qui résulterait de
l’action α si l’agent i l’effectuait dans la situation s. En bref, les analyses reposent de manière
cruciale sur certains types de conditionnels. C’est d’ailleurs un trait auquel on doit s’attendre.
Maintenant, il est bien connu que l’un des domaines que la logique philosophique a le plus
approfondi, notamment depuis les analyses fameuses de Stalnaker (1968) et Lewis (1972),
c’est précisément l’analyse des conditionnels. La question qui me vient à l’esprit est celle de
savoir si les théoriciens du savoir-faire ont essayé d’exploiter les analyses des conditionnels
Dans un autre domaine où l’on a marié l’épistémologie formelle et le raisonnement pratique,
la théorie des jeux, les conditionnels ont permis de clarifier des distinctions (Halpern, 2001).
Réponse 5. Les formalismes que j’ai étudiés utilisent le conditionnel (If ϕ then α else β ),
qui est vériconditonnel, contrairement aux condionnels contrefactuels de Stalnaker et de
Lewis. La modalité dynamique [d oi (α)], en revanche, exprime un conditionnel non
vériconditionnel. de tels sont certainement nécessaires pou rreprésenter les actes de langage
(“Si vous entriez sans carte de lecteur, vous seriez en faute”) , mais je n’ai pas exploré ce
domaine.
II. Dr Paul Egré (Chargé de Recherche, Institut Jean-Nicod CNRS)
L’article du professeur Paul Gochet, consacré à la formalisation du savoir-faire, s’ouvre sur
l’opposition établie par Ryle entre savoir-que (knowing that) et savoir-comment (knowing
how), et souligne à juste titre le fait que cette dernière construction a été relativement peu
étudiée dans la littérature sur les constructions épistémiques, et ce même si l’on considère
l’ensemble de la littérature sur les questions enchâssées sous les verbes d’attitudes, qui s’est
attachée plus couramment aux constructions du type savoir si, savoir qui, où encore savoir
où 1. À cet égard, l’essai du professeur Gochet, qui propose un examen détaillé de plusieurs
1
Outre le texte fondateur de Hintikka (1962), il convient toutefois de citer l’article Hintikka (1975), « Different
Constructions in Terms of the Basic Epistemological Verbs », chap. 1 in The Intentions of Intensionality,
Kluwer, dans lequel Hintikka discute explicitement la construction knowing how et son rapport avec knowing
24
théories consacrées à l’analyse formelle de la notion de savoir-faire, constitue une
contribution précieuse et fort éclairante sur cette question. De façon stimulante, l’article de
M. Gochet intervient dans un contexte où l’intérêt philosophique se renouvelle pour ce que les
différentes constructions épistémiques de la langue naturelle sont susceptibles de révéler des
variétés de la connaissance. Parmi les contributions récentes sur le thème abordé par
M. Gochet, on pourra citer notamment l’article de J. Stanley et T. Williamson paru en 2001 et
intitulé « Knowing How », dans lequel les auteurs proposent de réévaluer l’opposition établie
par Ryle entre savoir que et savoir comment 2. À la différence de ces auteurs, qui partent de
considérations relatives à la syntaxe et la sémantique de la construction knowing how en
anglais contemporain, P. Gochet fait état de théories issues en majorité du domaine de
l’intelligence artificielle, dans lesquelles c’est la notion même d’abilité ou de capacité qu’il
est question de décrire, et non pas une classe d’énoncés du langage naturel qu’il s’agirait de
paraphraser. Malgré cela, le lien entre ces deux perspectives demeure relativement étroit,
puisque les formalismes dont rend compte le professeur Gochet visent à formuler des
conditions de vérité adéquates pour les attributions du type « X sait faire P en exécutant
l’action A ». En lien avec ces deux aspects, mes questions au professeur Gochet porteront sur
deux points qui sont abordés directement ou indirectement dans son article. Le premier porte
sur ce que recouvre la notion de savoir dans savoir-faire, et sur la question de la réductibilité
du savoir-faire à un savoir de type propositionnel. Le second, de façon symétrique, porte sur
ce que recouvre la notion de faire dans savoir-faire, relativement à la distinction établie par
P. Gochet entre activités et accomplissements.
1. Savoir-faire versus savoir-comment-faire
Selon Ryle, le savoir-faire (knowing how) n’est pas réductible à un savoir de type
propositionnel (knowing that). Cette thèse, en faveur de laquelle Ryle a avancé plusieurs
arguments, est contestée en particulier par Stanley et Williamson (2001), qui soutiennent,
contre Ryle, la thèse selon laquelle le knowing how est une espèce de knowing that. Dans ce
contexte, il me semble intéressant de demander au professeur Gochet quelle position il adopte
lui-même sur la réductibilité ou non du savoir-faire à un savoir de type propositionnel.
that, anticipant largement les critiques de Stanley et Williamson à Ryle, mais aussi certaines des objections
qu’on peut leur adresser.
2
J. Stanley & T. Williamson, « Knowing How », The Journal of Philosophy, 98, 200, pp. 411-44.
25
Si l’on considère la théorie de R. Moore dont fait d’abord état M. Gochet, par exemple,
cette théorie semble commise de façon implicite à la thèse réductionniste, puisqu’elle analyse
pouvoir (Can) comme une espèce de savoir propositionnel de re : s’il y a une action x dont
l’agent A sait que son résultat mène à P, alors l’agent A sait faire P par cette action
(Can(A,x,P)). Mais comme le fait très justement remarquer le professeur Gochet (cf. les
critiques de L. Morgenstern), cette théorie manque précisément d’intégrer la notion de
capacité de l’agent à accomplir l’action, tout comme celle de faisabilité de l’action, dont des
auteurs comme van Linder, van der Hoek et Meyer (LHM) rendent compte en logique
dynamique. À la différence de Moore, par exemple, LHM utilisent un opérateur propre de
capacité (A), distinct de l’opérateur de connaissance propositionnel habituel (K) et nonréductible à celui-ci.
Incidemment, Stanley et Williamson défendent une conception du knowing how qui est
proche de celle de R. Moore, puisque selon eux, « Hannah sait faire du vélo » signifie pour
l’essentiel qu’il y a une manière w telle que Hannah est dans la relation de savoir-que à la
proposition selon laquelle w est une manière pour Hannah de faire du vélo, et Hannah
appréhende cette proposition sous un mode de présentation pratique (p. 430). La notion
d’appréhension d’une proposition sous un mode de présentation pratique n’est pas analysée
dans leur théorie, cependant, et les auteurs admettent que cet aspect de leur définition menace
leur théorie de circularité (circularité qu’ils récusent néanmoins).
Il me semble que la théorie LHM que le professeur Gochet privilégie à celle de Moore
donne un point de vue plus satisfaisant sur la notion de savoir-faire en prenant la notion de
capacité comme primitive et en la faisant intervenir de façon explicite dans la définition de la
notion de savoir pratique. De ce point de vue, on peut noter qu’en français, il y a une
différence plus claire qu’en anglais entre la construction « savoir + INFINITIF » et la
construction « savoir comment + INFINITIF ». Par exemple, il y a une nuance de sens entre
(a) « Pierre sait résoudre l’équation » et (b) « Pierre sait comment résoudre l’équation »3. Pour
que (b) soit vrai, il suffit que Pierre demande à quelqu’un de plus habile que lui la solution de
l’équation, interprétation que semble exclure un énoncé comme (a), qui implique une capacité
directe en première personne. À ce sujet, Stanley et Williamson voient comme un avantage de
leur théorie le fait qu’en anglais l’énoncé : « Human babies know how to suck » (exemple dû
à P. Ziff), soit jugé faux, vu que les bébés n’ont pas de savoir propositionnel correspondant
(p. 440). En français, toutefois, il semble qu’on doive distinguer (c) « les bébés humains
3
Je suis redevable à Julien Dutant d’une discussion éclairante sur des données similaires, et d’avoir ainsi attiré
mon attention sur les limites de la thèse de Stanley et Williamson.
26
savent téter » et (d) « les bébés humains savent comment téter ». C’est manifestement (d), et
non pas (c), qu’on jugera faux. Dans les cas où « savoir + INF » est préféré à « savoir
comment + INF », la thèse rylienne de la non-réductibilité du savoir à un savoir de type
propositionnel semble donc garder sa plausibilité. Dans ces contextes, le verbe savoir semble
en outre plus proprement apparenté au verbe pouvoir, et par là même à la notion de capacité,
qu’à la notion propositionnelle de connaissance. De la même façon, en allemand, on dira : (e)
« Ich kann Französisch », littéralement « je peux le français » pour exprimer « Je sais parler
français ». Ces données suggèrent qu’à la distinction russellienne entre connaissance
propositionnelle (savoir + COMPLÉTIVE, wissen) et connaissance par accointance
(connaître + NP, kennen), on doive adjoindre une forme de connaissance pratique (pouvoir,
können, dans savoir + INF), vraisemblablement non-réductible à la première forme de
connaissance. Il est ainsi vraisemblable que Ryle, lorsqu’il parlait du knowing how, y ait
précisément inclus les cas dans lesquels knowing how implique can, et qu’en français on
traduirait par « savoir + INF » plutôt que par « savoir comment + INF ». Ainsi de « savoir
faire du vélo » pour « know how to ride a bike », plutôt que « ( ?) savoir comment faire du
vélo » (qui semble d’ailleurs devoir signifier : savoir comment faire en sorte de faire du vélo).
Cette distinction entre deux interprétations de l’expression « knowing how » en anglais est en
réalité à mettre au crédit de Hintikka lui-même, lequel propose de distinguer un « skill sense »
de l’expression, non réductible à une forme de « knowing that », et un « ‘knowing the way’
sense », réductible à une forme de knowing that, à la façon des autres constructions avec
questions enchâssées.4
Première question de P.Egré: put-on sauver la thèse rylienne de l’irréductibilité du
savoir-comment au savoir que en dépit des données linguistiques et des arguments nouveuax
avancés par Stanley et Williamson?
Je réponds affirmativement m’appuyant sur les exemples que vous donnez. Le contraste
entre “les bébés humains savent téter” et “les bébés humains savent comment téter” est très
révélateur.
Le premier énoncé énoncé est vrai. les bébés ont la capacité d’exercer la
capacité de téter. le second est faux: les bébés n’ont pas la connaissance propositionnelle
des manières de téter.
Z.Vendler distingue quatre sortes de verbes: les verbes d’état comme “connaître”, les
verbes d’activité comme “marcher”, “conduire”, les verbes d’accomplissement comme
4
Cf. Hintikka (1975), p. 14: “The skill sense of ‘knowing how’ cannot be analyzed in terms of ‘knowing that’.
(...) The other sense of ‘knowing how’ is comparable to the meaning of such locutions as ‘knowing who’,
‘knowing when’, etc., and can be reduced to the ‘knowing that’ construction in a parallel way”.
27
“fabriquer une chaise” et les verbes de réussite (achievement) tels que “reconnaître”,
“trouver”, “atteindre”. Ce que vous montrez, c’est que la thèse de l’irréductibilité de
l’opposition introduite par Ryle vaut à condition qu’on se limite aux activités simples comme
“téter” par opposition aux activités complexes comme “conduire une voiture” qui
comportent plusieurs composants (connaître le code de la route, savoir reconnaître les feux
rouges etc... Notons que “téter”, designe une action par opposition à “digérer” qui désigne
un processus.
2. Les variétés du faire dans savoir-faire
Ma seconde question au professeur Gochet porte sur les différents types d’action qui sont
pertinents pour une théorie formelle du savoir-faire. On doit à Aristote une distinction
classique entre les actions qui relèvent d’un agir transitif (poiesis), comme « faire un gâteau »
dans « savoir faire un gâteau », qui implique la production d’un objet, et les actions qui
relèvent d’un agir intransitif (praxis), comme « faire du vélo » dans « savoir faire du vélo »,
qui correspond manifestement plus à un type d’activité qu’à une production. Cette distinction
apparaît dans la section 6 de l’article consacrée à la description de l’agir conformément à un
plan et qui mentionne les différentes formes de savoir-faire, lorsque P. Gochet oppose les
activités (conduire une voiture) et les accomplissements (rédiger un CV, ouvrir un coffre). Or
il semble que les formalismes consacrés à la description de l’agir conformément à un plan, et
dont fait état P. Gochet dans son article, soient plus adaptés pour rendre compte des
accomplissements que des activités. Par exemple, savoir faire un gâteau implique, de façon
typique, de suivre une recette, et de pouvoir exécuter chacune des actions qui,
séquentiellement, conduisent à la production du plat en question.
Lorsqu’il s’agit d’un faire intransitif, cependant, on peut se demander si la notion de plan
subordonné à un but, telle qu’elle est formalisée par exemple par LHM, est suffisamment
adéquate pour en rendre compte. Faire du vélo, par exemple, implique assurément de mettre
en œuvre un ensemble de routines (appuyer sur les pédales, acquérir de la vitesse, maintenir
l’équilibre), et il n’est pas exclu qu’on puisse rendre compte de chacune de ces routines
comme autant d’accomplissements subordonnés à l’agir complexe qui consiste à faire du
vélo. La description de ces routines implique cependant de rendre compte de l’intégration et
du caractère dynamique de celles-ci.
28
Deuxième question de P.Egré: ne faut-il pas des formalismes différents pour représenter
les activités et les accomplissements? Oui, j’en conviens. J’ajouterai que la catégorisation du
logicien diffère de celle du grammairien. Par exemple, la notion de transitivité n’est pas la
même. Pour le grammarien, le verbe “écrire” dans “Pierre écrit une lettre” et le verbe
“fermer” dans “Pierre ferme la porte” sont tous les deux transitifs. Mais du point de vue de
la distinction considérée par Paul Egré, seul le premier est transitif. Il y a une différence
logique entre les deux. De “Pierre écrit une lettre” on ne peut déduire “il existe une lettre
que Pierre écrit”, mais de “Pierre ferme une porte” on peut déduire “il y a une porte que
Pierre ferme”. Pour rendre compte de cette diffférence F.Guenthner et J.Heopelman
postulent un proto-verbe signifiant “devient de plus en plus A. “A est en train d’écrire une
lettre s’analysera “Il existe quelque chose que A est en train d’écrire, qui n’est pas une lettre
et qui devient de plus en plus une lettre” tandis que “A est en train de fermer une porte”
signifie “il existe une porte qui n’est pas fermée et qui devient de plus en plus fermée”.
Plus encore, savoir parler une langue donnée, comme le français ou l’espagnol, implique
la maîtrise d’un ensemble de règles et de procédures hautement complexes, pour lesquelles la
notion de plan subordonné à un but ne semble pas adéquate à première vue, ou du moins trop
grossière. De ce point de vue, il semble que la formalisation d’une activité comme « savoir
parler l’espagnol » implique de mettre en œuvre une théorie internaliste et représentationnelle
de la grammaire et de l’apprentissage, en amont même des modèles externalistes et
métareprésentationnels qui seraient susceptibles de donner des conditions de vérité adéquates
à un énoncé comme « Pierre sait parler espagnol ».
Troisième question de P.Egré. La formalisation du savoir-parler une langue n’exige-telle pas la mise en oeuvre d’une théorie internaliste et représentationnelle en amont des
modèles externalistes et métareprésentationnels ?
Réponse. “Oui”. Dans “Competence, Creativity and Innateness”, J.Moravcsik (1974)
distingue la compétence que manifeste le joueur d’éches dans le choix de ses stratégies de
celle qu’il manifeste quand il reconnaît que tel ou tel déplacement de pièce transgresse une
règle du jeu. Reprenant à mon compte le contraste de J.Moravcsik, je vous rejoins quand
vous soulignez que la notion de plan subordonné à un but ne convient pas pour rendre
compte de la compétence linguistique. Celle-ci est un savoir-faire contrôlé par des règles
plutôt que par des buts. Je vous rejoins aussi sur la thèse selon laquelle il faut combiner une
29
approche externaliste à une approche internaliste. Dans “Semantics and Cognition” (1996) ,
Ray Jackendoff développe cette thèse en ce qui concerne la sémantique.
Plus généralement, c’est la notion chomskyenne de savoir-faire comme compétence qui
semble en jeu dans les activités comme parler une langue (ou même, bien qu’il doive alors
naturellement s’agir d’une autre forme de compétence, dans le cas d’une activité telle que
faire du vélo), notion dont on sait la place centrale au sein de l’édifice des sciences cognitives.
Ma question au professeur Gochet revient du même coup à demander si la formalisation de
cette notion de compétence (qui n’est manifestement pas toujours accessible à une forme de
savoir propositionnel conscient, pour aller dans le sens de Ryle) reste néanmoins susceptible
d’une description abstraite dans le cadre de la logique épistémique.
Quatrième question: la logique épistémique peut-elle éclairer une compétence telle
que celle qui entre en jeu dans la compétence linguistique manifestée par les sujets parlants?
Réponse. Dans ses “Reflections on Language”, Chomsky conçoit la théorie linguistique
comme une propriété innée de l’esprit humain dont nous serions capables, en principe, de
rendre compte en termes de biologie humaine. Si c’est le cas, il faut sans doute considérer
comme irréalisable le projet de construire des locuteurs artificiels qui feraient en quelque
sorte l’économie de l’évolution. En revanche, la logique épistémique peut affronter d’autres
problèmes, notamment celui de la connaissance interactive (voir Jacques Dubucs 2005 et
Johan van Benthem 2005).
III. Professeur G.Sandu (directeur de Recherche CNRS IHPST)
Le papier synthétise d’une manière critique les résultats des formalismes récents sur
le savoir-faire. L’un des thèmes majeurs de recherche en Intelligence Articielles dans les
trente dernières années est ce que l’on appelle le modèle BDI (Beliefs,desires, intentions) qui
se propose de formaliser les relations entre les attitudes propostionnelles des agents cognitifs
et leurs actions. l’objectif final de cette recherche est d’obtenir une analyse détaillée de
notions comme la coopération, la planification,etc...qui aura éventuellement un jour un impact
pratique sur la construction de robots qui coopèrent entre eux.
Le domaine qui fait l’objet de l’attention du professeur Gochet est celui des différents
systèmes axiomatiques ou calculs qui ont été proposés pour l’analyse logique du savoir-faire
dans le cadre mentionné plus haut. En fait, il me semble que plus que le savir-faire, c’est la
30
notion d’avoir la capacité de faire quelque chose et sa relation à d’autres attitudes cognitives
qui intéressent le plus M.Gochet.
Le cadre et le point de départ du papier de Gochet est l’article de McCarthy et Hayes
“Some Philosophical Problems from the Standpoint of Artificial Intelligence”. C’est donc le
cadre de l’Intelligence Artificielle qui est pertinent ici, ce qui veut dire qu’on cherche des
définitions opérationnelles de notions comme “savoir-faire”, “capacité”, “coopération”, etc.
Un premier pas vers l’opérationalisation de ces notions a été les travaux de Hintikka dans les
années soixante qui ont eu pour méthodologie de réduire l’Intentionnel à l’Intensionnel:
l’intentionnalité des attitudes propositionnelles analysées par Miss Anscombe dans son livre
fameux est démentalisée en utilisant les mondes possibles. Les quinze dernières années ont
ajouté aux études Hintikkaniennes l’interaction de plusieurs agents, mais aussi une
opérationalisation des notions de monde possible et de la notion d’accessibilité. la première
devient, dans le nouveau contexte , ce qu’on appelle techniquement en anglais “run”, etc;
Le papier de M.Gochet couvre les formalisations sur le savoir-faire et des notions
comme la capacité qui ont leur point de départ dans les travaux de Moore dans les années 80.
Son exposition est très claire et ses questions sont très pertinentes. C’est une synthèse
bienvenue car le lecteur a souvent du mal à s’y retrouver parmi l’explosion des publications
sur ce sujet dont le nombre s’accroît exponentiellement.
Une bonne partie du papier est consacrée à la comparaison de deux formalismes, celui
de Moore qui définit Can(a,Act,P) (l’agent a a la capacité d’accomplir P en faisant l’action
Act) d’une façon implicite et celui de van Linder, van der Hoek et Meyer qui donnent une
analyse réductrice de la même relation.
J’ai deux questions.
Première question:
La première est celle que Paul Gochet pose lui-même en suivant Moore:”peut-on faire
une typologie des actions composées et formuler une logique pour ces actions?”. je n’ai pas
trouvé de réponse à cette question dans le papier et mon opinion est que la réponse est plutôt
négative. Les seules actions considérées sont des actions séquentielles. On nous dit que van
Linder et ses co-auteurs étendent le répertoire des actions composées, mais on aimerait avoir
des précisions. En plus, on ne peut pas s’abstenir de penser aux remarques de Dana Scott: les
cas les plus intéressants sont ceux où les différentes sous-actions sont exécutées par différents
agents. Or ces cas ne sont pas du tout discutés dans le papier.
Réponse à la première sous-question:
31
Je répare tout de suite mon omission: la typologie de B.van Linder et al. ne se limite
pas aux actions séquentielles. Cette typologie utilise
composées inventoriées
dans
tout le répertoire des actions
la logique dynamique: opération test, composition
séquentielle, choix non déterministe, composition conditionnelle (If ϕ then α else β),
itération non déterministe (W h i l e ϕ
d o α endWhile). Reiter introduit en outre des
procédures. des actions parallèles ,des interactions, mais je concède que ce répertoire n’est
pas une typologie. Je partage le scepticisme de M.Sandu concernant la possiblité de
construire une typologie des actions composées (par opposition à une typologie des verbes
d’action).
Réponse à la deuxième sous-question
Il me semble qu’on peut partager le scepticisme du professeur Sandu sur la viabilité
d’une typologie des actions composées sans devoir, pour autant, renoncer à édifier, étape par
étape, une logique des actions composées. Il existe des systèmes de logique qui contiennent en
eux les principes d’une extension ultérieure (les “définitions créatives” de Lesniewski par
exemple), (voir les travaux de Denis Miéville et de son école. Université de Neuchâtel. CdRS)
.
La deuxième question est liée à une distinction faite plusieurs fois entre la capacité
comme disposition intérieure de l’agent et les occasions offertes par le monde extérieur pour
exercer cette capacité. Paul Gochet trouve qu’un langage formel comme celui de R.Moore,
auquel pareille distinction fait défaut, n’est pas suffisamment expressif.
Finalement ma deuxième question se divise en deux sous-questions:Quel est
précisément le contenu essentiel de l’analyse réductrice de Can dans la théorie de van Linder
et al.? Pourquoi un formalisme qui identifie une capacité “intérieure” est-il plus adéquat qu’un
formalisme qui ne le fait pas?
Réponse à la première sous-question: la définition de Can dans la théorie de van Linder
et al. est peut-être trop simple, mais si l’on examine les théorèmes, on s’aperçoit qu’ils
captent bien les connexions fines qui unissent les notions de but, de plan, d’anticipation et de
résultat. La permutation de la modalité épistémique et de la modalité dynamique (proposition
32
14) libère des ressources expressives qui n’ont pas toujours un équivalent dans les
formalismes rivaux.
Réponse à la deuxième sous-question. On doit d’abord distinguer les occasions extérieures à
l’agent des aptitudes intérieurs de l’agent pour pouvoir ensuite définir des propriétés qui les
relient, comme, par exemple, la propriété de réalisabilité qui relie la capacité à l’occasion. On
doit nénamoins reconnaître avec Singh (Singh 1999, 109) que la distinction de sens commun
entre occasion et capacité perd rapidement sa clarté initiale quand on tient compte non
seulement de la capacité hic et nunc de l’agent , mais aussi des capacités qu’il posséderait si
certaines possibilités extérieures venaient à se réaliser.
Paul Gochet ,
Université de Liège
<[email protected]>
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