La croix 24 octobre

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La croix 24 octobre
22 I
Autrement dit I
I
VENDREDI 24 OCTOBRE 2008
I
La Croix
REPORTAGE
Clôturant la fête de Soukkot (ou fête des Cabanes), Simhat Torah témoigne
de la reconnaissance du peuple juif envers son Dieu, son amour pour sa Loi
Cette semaine, les juifs
ont dansé la joie de la Torah
ANNE-BÉNÉDICTE HOFFNER
U
n vent glacial fait s’envoler kippa et
chapeaux noirs. Le fragile auvent
de bambou et de branches de sapin
de la soukka (la cabane) tremble. Il
laisse même passer quelques gouttes. Mais cette
fragilité est intentionnelle : avec ses trois murs
fermés, son toit donnant sur le ciel et constitué
de matériaux organiques évoquant « la nature et
les récoltes », la soukka est là pour témoigner de
l’indifférence du peuple juif au confort matériel,
de sa confiance en Dieu. Après Roch Hachana,
le nouvel an au cours duquel chacun est invité à
faire son examen de conscience, et Yom Kippour,
jour du grand pardon à l’issue duquel « le peuple
juif est certain que le jugement a été positif », la
communauté est entrée lundi dernier dans la
joie de Soukkot.
« Pendant sept jours, et alors que la saison est
peu propice, nous quittons nos solides maisons
pour ces cabanes. Les récoltes sont normalement
séchées, rentrées : le monde matériel semble assuré.
Il nous faut maintenant reprendre conscience que
Dieu seul nous protège », explique le rabbin Haïm
Nisenbaum. Pendant sept jours, les juifs sont invités à passer le plus de temps possible sous ces
cabanes, à venir y prendre leurs repas, voire y
donner leurs rendez-vous d’affaires. Fidèle à son
désir de ramener le plus de juifs à la pratique
religieuse, la communauté loubavitch de Paris
a construit « l’une des plus grandes soukka de
France » dans la cour de son école de filles, rue
Petit dans le 19e arrondissement de Paris. Elle
peut accueillir jusqu’à 500 personnes. « Mais certains jours, après les offices, il peut y avoir plusieurs
heures de queue », assure Yossi Bensoussan, l’un
des responsables du lieu, en caftan, chapeau et
barbe noirs.
De fait, en ce froid jeudi d’octobre, parmi
les familles qui s’assemblent progressivement
autour des tables aux nappes fatiguées, toutes
n’habitent pas le quartier ; certaines fréquentent
même d’autres synagogues. Comme ce couple
d’un certain âge, à la mise très bourgeoise, qui
explique être venu ici « sûr d’y trouver de la
place ». « Nous sommes venus avec notre petit-fils
pour perpétuer la tradition, pour faire comme nos
ancêtres », explique la dame. Le petit garçon, qui
fréquente « l’école israélite », opine en mâchant
son sandwich.
Derrière, une autre famille est venue avec ses
quatre enfants : Shirel et Adelia entourent leur
mère, coiffée d’un fichu, et les garçons, Etane
et Avihai, leur père. En principe, l’obligation
de venir sous la soukka ne repose que sur les
hommes de plus de 13 ans, les femmes en étant
exemptées pour cause de contraintes familiales.
Mais Shirel et Adelia, qui ont parlé de cette fête à
l’école juive, ont absolument tenu à venir. « Même
les plus petits savent pourquoi nous sommes là :
on commence à leur expliquer les fêtes dès qu’ils
sortent du ventre ! », sourit leur mère. La famille
est restée chez elle mardi et mercredi, jours
chômés au cours desquels s’appliquent les mêmes règles qu’au cours du chabbat, notamment
l’interdiction d’utiliser l’électricité. « Cela prend
trop de temps de rentrer chez nous, à cause de
l’interphone », raconte leur mère. « Aujourd’hui,
tout est plus facile. D’ailleurs, regardez, les familles
sont plus nombreuses. »
Simon Basinger, musicologue, a donné rendezvous à son graphiste, un juif athée, pour parler du
livre qu’ils s’apprêtent à faire paraître. Né dans
une famille non pratiquante, Simon Basinger
s’est « rapproché de la Torah et donc de ses préceptes » à 21 ans, puis du mouvement loubavitch,
« orthodoxe mais ouvert aux autres », selon lui.
« Les Loubavitch vivent les fêtes avec un idour,
c’est-à-dire avec beaucoup d’attention, mais ils
regardent la télévision, parlent aux femmes »,
Dans la cour de son école de filles, à Paris, la communauté loubavitch de Paris a construit une soukka qui peut accueillir 500 personnes.
REPÈRES
d La fête de Soukkot est
un commandement donné
par Dieu dans la Torah,
au chapitre 23 du livre du
Lévitique : « Yhwh parle et dit
à Moïse de dire aux Israélites,
le quinzième jour du septième
mois fête des cabanes,
sept jours pour Yhwh. (…)
Habitez sept jours dans des
huttes, tous les Israélites
habiteront dans des huttes .»
Seuls les deux premiers
jours et les deux derniers
sont chômés : s’appliquent
alors sensiblement les
mêmes règles que pour
chabbat. Entre les deux,
seuls les travaux vraiment
nécessaires sont effectués.
d Le mouvement loubavitch
est la branche russe du
hassidisme. Il s’est installé
en France dans les années
1970 où il compte environ
40 centres communautaires
et environ 30 000 adhérents.
Prônant un strict respect
de la Halakha (la loi
juive), son objectif est
«d’amener tous les juifs à la
connaissance de la Torah»
et sa vision du monde est
marquée par le refus de
l’ascétisme et la volonté
d’allier l’étude à l’émotion.
détaille-t-il. Sous la soukka, il se sent « immergé
dans la mitsva (le commandement), plongé
dans un bain spirituel ». « Et puis, c’est le seul
moment dans l’année où la communauté juive se
rassemble, comme une grande famille », note-t-il,
avec un regard sur les tables où s’amoncellent
cartons à pizza, barquettes de frites ou plats
traditionnels soigneusement emballés par les
mères de famille.
Le loulav est d’ailleurs l’un des symboles forts
de la fête, ce bouquet composé de quatre espèces
– cédrat, feuille de palmier, brin de myrte et saule
– symbolisant la diversité de la communauté
juive et que les fidèles agitent en direction des
quatre points cardinaux en récitant la bénédiction d’usage, écrite en hébreu phonétique
sur les murs de la soukka : « Béni sois-tu l’éternel
notre Dieu qui nous a ordonné de te sanctifier,
de prendre les quatre espèces et de nous unifier. »
« Cette fête symbolise l’unité de toute l’humanité :
chacun cohabite sous le même toit, sans distinction », note Yossi Bensoussan, que ses trois jeunes
fils, en roller et sweat-shirt à capuche, tannent
pour obtenir un bouquet et ainsi pouvoir réciter
la bénédiction qu’ils connaissent par cœur. Au
milieu de la soukka, un espace a été réservé à
l’association Shoulhan lev (la Table du cœur)
qui sert une cinquantaine de repas par jour aux
membres de la communauté isolés ou défavorisés. Enfin, pour les plus âgés, qui ne peuvent
se déplacer jusqu’ici, ou pour les moins observants, cinq « soukka-mobiles », installées sur des
pick-up sillonnent le quartier, invitant les juifs
attablés dans les restaurants casher à venir y
consommer au moins un gâteau ou à y boire un
verre. « Pendant les autres fêtes torahiques, nous
avons l’obligation d’être joyeux, sans plus », note
Haïm B., bénévole de l’association et rabbin d’une
autre communauté toute proche. « Mais pendant
Soukkot, cette joie est augmentée : on prend sur soi
pour montrer à Dieu qu’on aime ses lois. »
Une joie qui a culminé lundi et mardi soir,
lorsque la fête des Cabanes a cédé la place à
celle de Simhat Torah (la joie de la Torah). Une
joie bruyante, explosive et communicative. Dès
21 heures, la communauté s’est assemblée dans
la synagogue, débarrassée d’une partie de ses
bancs. Sous les yeux des femmes – autorisées
pour cette seule fois de l’année à lever le voile
qui leur cache habituellement le spectacle – sept
fois de suite, les rouleaux de la Torah sont sortis
de leur cache et portés en triomphe, à tour de rôle,
par les hommes de la communauté. Dans une
ambiance surchauffée, ils tournent autour de la
bimah, le pupitre central en bois, transformé en
tambour pour l’occasion. Les instruments de musique étant interdits, les plus jeunes le frappent à
toute volée, pour donner le rythme et accompagner les mélopées. C’est l’effervescence.
Le rabbin parvient à grand-peine à se faire
entendre et à guider la prière. Juchés sur les
épaules de leurs pères, des bambins en pyjama
et chapeau noir, des répliques des rouleaux de
la Torah en miniature – voire en peluche ! – dans
les mains, agitent le poing en rythme. Ici ou là,
des mini-émeutes se forment : des bonbons sont
distribués aux enfants « pour les récompenser
d’être là » et qui serviront de projectiles. Seuls,
deux par deux ou se tenant la main en cercle, les
« hommes en noir » esquissent des pas de danse.
Quelques-uns, désignés par le rabbin, circulent
avec des bouteilles d’alcool, et quelques verres
en plastique coincés dans leur redingote. Les
chapeaux noirs se transforment en freesbee.
Ce soir-là, foin d’étude. « Tout le monde est sur
un pied d’égalité : il suffit d’avoir deux pieds pour
danser », souffle Mme Nisenbaum, la femme du
rabbin. La joie de la Torah est le moyen choisi
par la communauté juive pour se rapprocher de
son Dieu. La joie d’avoir été choisie par lui et de
suivre « l’infinie sagesse de sa Loi ».
ANNE-BÉNÉDICTE HOFFNER