Le couplage d`agents virtuels interactifs socialement présents

Transcription

Le couplage d`agents virtuels interactifs socialement présents
Le couplage d’agents virtuels interactifs
socialement présents
Pierre De Loor, Elisabetta Bevacqua, Igor Stankovic, Ayoub Maatallaoui, Alexis Nédélec, Cédric
Buche
ENI Brest, UMR 6285, Lab-STICC
Centre Européen de Réalité Virtuelle
25 Rue Claude Chappe
29280 Plouzané
1. Introduction
Cet article propose une réflexion et une démarche originale pour aborder la modélisation d’agents
interactifs capables de susciter un sentiment de présence sociale. Ce sentiment est difficile à produire
car il est mal connu et, comme nous allons tenter de l’expliquer, son implémentation dans un
programme est confrontée à des difficultés d’ordre épistémologique.
En effet, même si les limites de l’intelligence artificielle sont bien connues – une machine ne
comprend rien (Dreyfus, 1979; Rohde & Stewart, 2008; Searle, 1980) - lorsque l’on cherche à créer un
personnage autonome interactif, on cherche bien à en donner l’illusion. Or, l’approche scientifique
passe par un réductionnisme qui, peut-être, élimine certains éléments fondamentaux de la présence
sociale. Pour étayer cette hypothèse, il faut revenir aux bases de ce que disent les sciences cognitives
sur la notion de cognition sociale, de construction du sens, de compréhension et d’autonomie. Il
s’avère que le cognitivisme écarte cette question et que seul le courant de l’énaction tente de l’aborder
(Di Paolo, Rohde, & De Jaegher, 2010; Varela, Thompson, & Rosch, 1993a). Pour cela, il faut repartir
de la condition biologique des organismes, du rôle de l’environnement, de leurs capacités
sensorimotrices et du temps qui sont alors considérés comme prépondérant sur la notion de logique ou
de calcul. La psychologie s’est emparée du concept avec les courants de la cognition incarnée
(Glenberg, Havas, Becker, & Rinck, 2010; Shapiro, 2011) et l’approche écologique. Dans la plupart
des articles scientifiques se réclamant des filliations avec l’énaction, le terme de « couplage » est
souvent mentionné sans qu’il soit toujours clairement défini. Les questions qui motivent ce papier
s’articulent autour d’une réflexion épistémologique qu’apporte la notion de couplage sensorimoteur
dans la façon de réaliser des personnages virtuels interactifs et autonomes.
Nous commencerons par présenter les différentes facettes du terme couplage pour en retenir une
définition applicable à l’interaction entre deux individus (section 2). Nous montrerons que les travaux
de recherche sur les personnages artificiels sont à la peine pour prendre en compte les phénomènes de
couplages, en particulier à cause du réductionnisme scientifique (section 3). La section 4 rappellera les
principes de systèmes ultra-stables proposés par Ashby, principes qui peuvent être à la base d’une
modélisation du couplage entre deux humains. Cette proposition sera étayée dans la section 5 qui nous
Pré-imprimé de Pierre De Loor, Elisabetta Bevacqua, Igor Stankovic, Ayoub Maatallaoui, Alexis Nédélec, Cédric Buche, Le couplage d’agents virtuels
interactifs socialement présents, in : Vers une communication Homme-Animal-Machine ?: Contribution interdisciplinaire, Editeurs : Marine Grandgeorge,
Céline Jost, Brigitte Lepevedic et Frédéric Pugnière-Saavedra,, EME Edition, 2015
amènera à proposer, avant de conclure, une démarche originale, tentant de limiter le réductionnisme
pour développer des agents interactifs socialement présents.
2. La notion de couplage : des mathématiques aux interactions humaines
Le « couplage » est un concept aussi précis qu’ambigüe selon qu’il est abordé par des mathématiciens,
des biologistes ou des psychologues. Même si cette notion nous vient vraisemblablement de la marine
(16ème partie d’un train de bois – 1754, bateaux attachés latéralement 2 par 2 - 1863), elle se retrouve
en mathématiques dans le cadre de la théorie des systèmes dynamiques (Henri Poincaré 1854-1912).
Dans le cadre de cette théorie, deux systèmes dynamiques sont couplés si l’équation différentielle
représentant l’évolution d’une variable x du premier système, contient une variable y du deuxième
système. Il y a ainsi une influence mutuelle du comportement des deux systèmes. Si la réciproque est
vraie, cette influence mutuelle permet de voir apparaitre des évolutions singulières des systèmes qui
n’auraient pas lieu sans leur couplage. En biologie, Varela reprend cette notion de couplage en
l’associant à l’adjectif « structurel ». Il existe une interdépendance entre la structure des organismes –
structure qui crée leur capacité cognitive - et leur environnement. Varela illustre cela par le biais de la
notion de couleur, notion qui variera selon les espèces et les environnements dans lesquels ont évolué
ces espèces (par exemple, l’humain a une vision tri-chromatique mais celle des poissons rouges est
tetra-chromatiques alors que celle des pigeons est penta-chromatiques) (Varela, Thompson, & Rosch,
1993b). En psychologie, Haken et Kelso s’appuient sur la théorie des systèmes dynamiques pour
rendre compte de phénomènes de synchronisation entre les mouvements cycliques des mains d’une
personne. Les systèmes dynamiques couplés rendent alors compte de l’évolution des déphasages entre
les deux membres (Haken, Kelso, & H, 1985). Le couplage est également appelé en renfort lorsque
l’on parle d’interaction homme-machine (Pages, 1962; Picard, 1998). Ainsi les machines s’invitent
dans les vêtements, sur la peau et même directement à l’intérieur des cerveaux pour réduire la frontière
entre l’homme et la machine. L’idée du Cyborg (Clynes & Kline, 1960) prend progressivement forme.
Mais le plus intéressant pour notre propos est l’apparition de cette notion pour rendre compte de la
communication entre les humains. Les chercheurs s’intéressent alors essentiellement à l’interaction
entre les boucles sensorimotrices des protagonistes. Cela va de l’interaction entre une mère et son
enfant (Kugiumutzakis, 1999; Murray & Trevarthen, 1985) à la synchronisation des oscillations des
fauteuils à bascule de deux interlocuteurs (Richardson, Marsh, Isenhower, Goodman, & Schmidt,
2007) en passant par l’imitation des gestes et attitudes des protagonistes d’une dyade (Lakin, Jefferis,
Cheng, & Chartrand, 2003) ou encore le rôle du regard sur l’interaction (Frischen, Bayliss, & Tipper,
2007). Ce qui se dégage de ces différentes études, c’est le fait que la façon dont se produisent les
communications est très importante si ce n’est plus importante que ce qui est communiqué pour que
« le courant passe ». (Fogel & Garvey, 2007) tentent d’identifier des principes généraux de cette
« façon de communiquer » en utilisant le terme de « Alive Communication ». Selon eux, dans une
dyade il y a co-régulation des attitudes, des gestes, des temps, qui permettent de transmettre à l’autre le
fait que l’on reste « en ligne » avec lui. Les auteurs mettent également en avant le fait que si
l’interaction sort d’un « consensus social », alors apparait une innovation qui va provoquer de
Pré-imprimé de Pierre De Loor, Elisabetta Bevacqua, Igor Stankovic, Ayoub Maatallaoui, Alexis Nédélec, Cédric Buche, Le couplage d’agents virtuels
interactifs socialement présents, in : Vers une communication Homme-Animal-Machine ?: Contribution interdisciplinaire, Editeurs : Marine Grandgeorge,
Céline Jost, Brigitte Lepevedic et Frédéric Pugnière-Saavedra,, EME Edition, 2015
nouvelles réactions et une nouvelle régulation nommée « évolution développementale » qui rend
compte du fait qu’il existe une « conscience de l’état de la dyade ».
En résumé, la notion de couplage, même si elle est abordée de façon plus ou moins précise selon que
l’on parle de mathématiques ou de sciences humaines rend compte d’une influence mutuelle entre
deux « systèmes ». Pour notre propos, l’interaction entre les humains, nous proposons la définition
suivante :
Le couplage est une influence mutuelle et continue entre deux personnes, qui génère une dynamique
spécifique à la dyade. Cette influence mutuelle est capable de résister à des perturbations qui sont
compensées au fil de l’interaction. La perturbation peut être due à l’environnement mais surtout être à
l’initiative d’un des individus, suite à sa perception de l’interaction en court. Le fait qu’elle puisse être
transformée par la dyade pour maintenir l’interaction participe au sentiment de « présence de
l’autre ».
Le lecteur attentif aura perçu la récursivité de la définition : c’est parce qu’ils ressentent que quelque
chose de particulier apparait dans le couplage (perturbation) que les protagonistes vont tenter de le
rétablir. Le couplage est maintenu parce qu’il est perçu et cette récursivité rend son appréhension et sa
reproduction dans un programme bien difficile. Nous allons maintenant aborder la modélisation des
personnages virtuels pour montrer les limites auxquelles les approches traditionnelles sont confrontées
pour rendre compte des précédents principes.
3. Présence sociale et personnages virtuels
(Bailenson et al., 2005; Payne, Szymkowiak, Johnson, & Robertson, 2012) étudient la présence sociale
ou la « co-présence » que suscitent les personnages virtuels. Dans la plupart des études, les utilisateurs
sont mis face à des humains virtuels et l’objectif est d’évaluer le ressentie subjectif ou le
comportement objectif d’un observateur vis-à-vis de ceux-ci. Les variables dépendantes pouvant être
le genre, la tenue vestimentaire ou encore le rôle social des agents. D’autres études peuvent se
rapprocher de ce travail sans parler directement de présence sociale. Par exemple, (Clavel, Plessier,
Martin, Ach, & Morel, 2009) travaillent sur la cohérence entre les modalités des personnages animés
et leur impact sur la perception qu’en a un utilisateur. D’autres encore concentrent leurs efforts sur la
synchronisation entre les expressions faciales et les contenus exprimés (Bevacqua, Prepin, Pelachaud,
& Sevin, 2009). D’autres s’intéressent à l’impact du lien entre les expressions d’un personnage et son
contexte sur le ressenti des utilisateurs (Tan et al., 2011). Ces travaux s’intéressent finalement encore
peu au rôle de l’interaction entre les utilisateurs et les humains virtuels et encore moins à celui de leur
couplage. Certes, il existe bien des phénomènes se rapprochant de la notion de couplage dans les jeux
vidéo ou les serious games car les personnages virtuels voient leur comportement influencé par le
joueur qui est également influencé en retour. Néanmoins ce couplage est régulé par des scénarios et
des réactions peu évolutives. Il n’y a pas d’observation d’un couplage des interactions qui permette
aux personnages autonomes d’agir pour rétablir celui-ci. C’est peut-être pour cette raison que
différentes études ont montré que les joueurs distinguent facilement un programme d’un joueur piloté
par un humain (Loyall, 1997; Tencé, Gaubert, Soler, De Loor, & Buche, 2013). Ce constat semble être
à l’encontre du sentiment de réalisme que l’on peut obtenir avec les techniques de capture de
Pré-imprimé de Pierre De Loor, Elisabetta Bevacqua, Igor Stankovic, Ayoub Maatallaoui, Alexis Nédélec, Cédric Buche, Le couplage d’agents virtuels
interactifs socialement présents, in : Vers une communication Homme-Animal-Machine ?: Contribution interdisciplinaire, Editeurs : Marine Grandgeorge,
Céline Jost, Brigitte Lepevedic et Frédéric Pugnière-Saavedra,, EME Edition, 2015
mouvement, largement utilisées pour le développement des jeux vidéo. Il semble bien que toutes ces
techniques soient à la peine pour rendre compte de la variabilité et surtout de l’adaptation de
l’interaction en temps-réel. Pour l’instant, la co-adaptation est restreinte à quelques phénomènes
particuliers. C’est le cas par exemple avec la notion d’attention jointe chez (Nagai, 2005) qui
développe un robot capable de regarder là où l’utilisateur regarde. C’est le cas également avec la mise
en œuvre de procédures réactives au sein des modèles de contrôle de personnages (Bevacqua et al.,
2009), intégrant des tours de parole ou des « retro-actions » (back channel) qui sont des signaux nonverbaux permettant aux interlocuteurs de montrer qu’ils suivent le fil de la conversation (Yngve V. H.,
1970). Les retro-actions sont en fait l’objet de la majorité des travaux sur le développement d’agents
capables de maintenir le fil d’une interaction, permettant d’accroitre leur crédibilité. (Kopp, 2010)
aborde le phénomène plus global de « résonance sociale » qui consiste à faire en sorte qu’un
personnage artificiel adapte ses gestes à ceux de l’utilisateur en imitant certaines caractéristiques de
ceux-ci (alignement comportemental). Ces travaux prometteurs se voient également confrontés au
problème de la complexité de l’intrication des modalités (regard, prosodie, gestuelle, sémantique …)
qui nous amène à une réflexion sur la façon de les aborder autrement, en nous basant sur le phénomène
de couplage et en sacrifiant sans doute les détails d’inter-modalité et de précision gestuelle.
Nous tentons par la figure 1, de résumer la majorité des démarches consistant à obtenir un modèle
d’humain virtuel capable de reproduire une interaction avec un utilisateur.
Figure 1 : Description synthétique de l’approche par réduction de la complexité
Celle-ci se résume de la façon suivante :
1- Réduction de la complexité : Il s’agit généralement de sélectionner parmi les phénomènes
connus, une partie d’entre eux qui se prête bien à la possibilité de mettre en place un protocole
d’observation « objective ». On peut par exemple, compter les hochements de têtes ou
observer la vitesse et la position des regards d’une dyade.
2- Protocole d’observation : celui-ci permet de quantifier et d’extraire les invariants relatifs au
phénomène que l’on cherche à observer. Le protocole intègre donc implicitement la réduction
de la complexité des interactions humaines. Il est généralement associé à une analyse par un
ou plusieurs juges tentant d’extraire les occurrences et les liens entre les phénomènes retenus.
Ce type d’analyse est dite « à la 3ème personne ».
Pré-imprimé de Pierre De Loor, Elisabetta Bevacqua, Igor Stankovic, Ayoub Maatallaoui, Alexis Nédélec, Cédric Buche, Le couplage d’agents virtuels
interactifs socialement présents, in : Vers une communication Homme-Animal-Machine ?: Contribution interdisciplinaire, Editeurs : Marine Grandgeorge,
Céline Jost, Brigitte Lepevedic et Frédéric Pugnière-Saavedra,, EME Edition, 2015
3- Règles comportementales : A des fins d’implémentations, ces règles doivent exprimer une
causalité entre les variables observées. Selon la forme de ces causalités, on utilisera soit des
règles logiques, soit des probabilités. Mentionnons que l’extraction d’invariants est souvent
confrontée au problème de la préservation d’informations sur la dynamique (si on n’y prend
pas garde, compter des « combien » peut faire disparaitre des « pourquoi » que l’on ne peut
estimer qu’avec une approche de corrélation temporelle)
4- Personnage virtuel : En théorie, il est facile de passer des règles comportementales au
contrôle d’un personnage virtuel. En pratique, le « bas-niveau » est porteur de nombreux
problèmes, que ce soit d’analyse automatique de l’utilisateur qui interagit avec le personnage
virtuel ou de la synthèse des gestes, expressions, voix du personnage virtuel.
Cette façon d’aborder le problème est une démarche traditionnelle en science puisqu’elle consiste à
isoler un morceau du problème global (réductionnisme) en espérant un jour pouvoir cumuler
l’ensemble de ces morceaux pour reconstituer le tout. Cet article n’a pas pour objet de revenir sur les
critiques du réductionnisme scientifique mais disons de façon pragmatique, que l’affirmation selon
laquelle « le tout est plus que la somme des parties » pourrait bien s’appliquer dans le domaine de
l’interaction entre des humains et que l’observation globale du « tout » telle qu’elle est proposée par
(Fogel & Garvey, 2007) ou la notion de couplage telle que nous l’avons défini, pourrait être un moyen
de contribuer à faire progresser la modélisation des personnages virtuels interactifs.
Certes, mais la question reste de savoir comment il faut procéder car, si le réductionnisme a tant de
succès, c’est qu’il est « simple » à mettre en œuvre et qu’il est producteur de résultats. L’approche
globale reste confrontée à la complexité et il nous faut trouver le « bon point de vue » permettant de
continuer à « faire de la science » tout en n’ignorant plus « le tout ». L’idée que nous proposons est
d’utiliser la notion de système ultra-stable de Ashby, utilisée pour rendre compte des propriétés
générales d’adaptation du vivant (que ce soit des organismes simples ou le cerveau humain). L’objet
de la section suivante est de rappeler cette notion.
4. Homéostasie et systèmes ultra-stables
L’homéostasie est un principe général en biologie qui part du constat que les organismes vivants
possèdent des dynamiques de fonctionnement relativement stables (manger, dormir …) qui sont
régulièrement perturbées (prédateur, changement de condition environnementale, maladie) mais
rapidement compensées par l’organisme lui-même, capable d’une formidable capacité d’autoadaptation. Ashby (Ashby, 1960) parle d’ultra-stabilité qu’il modélise par le biais d’une double boucle
de régulation (voir figure 2). Une première boucle réside dans l’interaction sensorimotrice directe
entre l’organisme et l’environnement, tandis qu’une deuxième boucle, qui fonctionne par
intermittence, consiste à préserver des « contraintes de viabilités » de l’organisme par le biais de la
surveillance de « variables essentielles » (température, énergie …). Toute évolution anormale des
variables essentielles va provoquer une réaction (deuxième boucle de régulation) consistant à modifier
les règles de comportement de l’organisme. La deuxième boucle permettant à la première de subsister.
Pré-imprimé de Pierre De Loor, Elisabetta Bevacqua, Igor Stankovic, Ayoub Maatallaoui, Alexis Nédélec, Cédric Buche, Le couplage d’agents virtuels
interactifs socialement présents, in : Vers une communication Homme-Animal-Machine ?: Contribution interdisciplinaire, Editeurs : Marine Grandgeorge,
Céline Jost, Brigitte Lepevedic et Frédéric Pugnière-Saavedra,, EME Edition, 2015
Figure 2 : Principe d’ultra-stabilité de Ashby, d’après (Ashby, 1960)
Ce modèle composé de deux boucles a des similarités avec la définition précédente du couplage. Nous
allons donc faire une proposition pour aborder l’interaction et la modélisation de l’interaction entre un
humain et un personnage virtuel de façon globale et non réductionniste, en nous inspirant du principe
d’ultra-stabilité.
5. Le principe d’ultra-stabilité pour la modélisation de l’interaction entre humains
Forts des principes généraux de « Alive Communication » et de la notion d’ultra-stabilité, nous
proposons figure 3, une modélisation globale de l’interaction entre deux humains sous la forme de
deux boucles d’ultra-stabilité. La première boucle représente ce que (Fogel & Garvey, 2007) nomment
la co-régulation et qui peut être rapprochée des études réductionnistes tentant d’identifier des
invariants dans des situations bien maitrisées d’interaction. Ce rapprochement n’est toutefois que
relatif car déjà, dans cette première boucle, l’ensemble des modalités d’interaction est en jeux. La
deuxième boucle consiste à surveiller, non pas des contraintes de viabilités (comme dans le modèle de
Ashby) mais des « contraintes de maintien de l’interaction » qui porteront sur des variables
essentielles de l’interaction. De cette façon, dès que la première boucle est en défaut ou est perturbée,
il va y avoir une adaptation des individus pour rétablir celle-ci.
Figure3 : Ultrastabilité d’une interaction
L’avantage de cette proposition, est qu’elle identifie des éléments généraux qui ne sont pas couverts
par une vision réductionniste et qui sont peut-être plus importants que les phénomènes habituellement
contraints dans des contextes contrôlés. L’inconvénient est qu’il va falloir expliciter ces éléments
généraux et qu’il n’est pas sûr que la démarche décrite par la figure 1 soit transposable à cette
Pré-imprimé de Pierre De Loor, Elisabetta Bevacqua, Igor Stankovic, Ayoub Maatallaoui, Alexis Nédélec, Cédric Buche, Le couplage d’agents virtuels
interactifs socialement présents, in : Vers une communication Homme-Animal-Machine ?: Contribution interdisciplinaire, Editeurs : Marine Grandgeorge,
Céline Jost, Brigitte Lepevedic et Frédéric Pugnière-Saavedra,, EME Edition, 2015
proposition. En effet, il faut identifier les contraintes de maintien de l’interaction, les variables
essentielles qui permettent de surveiller ce maintien et les mécanismes qui permettent de préserver ou
rétablir leurs valeurs. Une observation objective et réductionniste est-elle en mesure d’en rendre
compte ? Notre sentiment est que, si elle peut y contribuer, elle ne suffira pas à elle seule. L’aspect
subjectif du « maintien d’une interaction » dépasse sans doute la somme des observations objectives
de cette même interaction. De nombreux éléments, à commencer par la perception qu’ont les
protagonistes de cette interaction, ne peuvent être accessibles sans faire appel à leur parole. On devra
donc s’appuyer sur des approches introspectives dont l’indispensable retour est défendu par (Bitbol &
Petitmengin, 2013) pour entreprendre la compréhension de l’humain dans toute sa complexité.
6. Application dans une démarche de modélisation de personnages virtuels
En résumé, pour appliquer le modèle de la figure 3 à une démarche de modélisation de personnages
virtuels, il reste à identifier (et à observer) : 1) Les « variables essentielles », 2) Les contraintes de
maintien de l’interaction, 3) Les mécanismes de modification des comportements pour maintenir ces
contraintes. Pour cela, nous proposons une démarche différente de l’approche classique, décrite par la
figure 4.
Figure 4 : Description synthétique de l’approche globale basée sur un modèle ultrastable de
l’interaction.
Cette démarche passe par les étapes suivantes
1. Préservation de la complexité et relativité du réalisme : Plutôt que de réduire l’interaction à
un scénario bien déterminé empêchant la « perte d’interaction » des protagonistes, l’idée est au
contraire d’orienter le protocole d’observation par le fait que l’interaction puisse être perdue.
Il faut donc laisser un maximum de liberté aux dyades. Sans doute sera-t-il intéressant de leur
donner des consignes très globales favorisant la mise en danger des contraintes de maintien de
l’interaction afin de faire apparaitre les variables essentielles. Par ailleurs, puisque
l’interaction est libre, le nombre de combinaison de geste ou d’autres modalités n’aura pas de
limite. Il faut anticiper le fait qu’il ne sera sans doute pas possible de reproduire exactement
Pré-imprimé de Pierre De Loor, Elisabetta Bevacqua, Igor Stankovic, Ayoub Maatallaoui, Alexis Nédélec, Cédric Buche, Le couplage d’agents virtuels
interactifs socialement présents, in : Vers une communication Homme-Animal-Machine ?: Contribution interdisciplinaire, Editeurs : Marine Grandgeorge,
Céline Jost, Brigitte Lepevedic et Frédéric Pugnière-Saavedra,, EME Edition, 2015
2.
3.
4.
5.
6.
les mêmes interactions et donc admettre une imprécision dans le réalisme, au sens
réductionniste du terme, des interactions générées in-fine par le personnage virtuel.
Protocole d’observation : On pourra s’inspirer de travaux comme ceux de (Metallinou et al.,
2007) qui, pour étudier l’improvisation au théâtre, suggèrent des verbes particuliers aux
acteurs qu’ils observent avant de leur faire jouer une scénette de façon très libre. Dans notre
cas, il faut trouver des verbes qui vont avoir tendance à rompre l’interaction pour voir
comment elle va être « récupérée » par les protagonistes. On peut par exemple suggérer à un
acteur de refuser de répondre à la requête de l’autre acteur (tout en demandant à l’autre acteur
d’obtenir une réponse du premier).
Perception à la première personne : Il s’agit de faire exprimer aux acteurs ce qu’ils ont
ressentis lors de la scène. Ceci peut passer par des entretiens d’explicitation (Vermersch,
2004), menés devant la vidéo de l’interaction comme cela est pratiqué dans le courant de la
Team cognition pour analyser la conscience collective des situations (C. Keukelaere,
Kermarrec, Bossard, Pasco, & De Loor, 2013), afin d’extraire les éléments caractérisant le
comportement collectif ressenti par les protagonistes. Dans le cas présent, l’idée est de
connaitre les indices qui ont permis aux participants de savoir que l’interaction était mal
menée ou au contraire bien engagée ainsi que leurs intentions et les actions associées pour
tenter de rétablir celle-ci.
Analyse à la troisième personne : Il s’agit de relever comme cela est fait classiquement, les
événements caractéristiques observables durant l’interaction. Ceci permet en autre de localiser
des moments d’hésitation ou de forte congruence entre les protagonistes.
Synthèse et recoupement : L’idée est, en comparant les témoignages des dyades de pouvoir
nommer les intentions, les buts ou les états de consciences et de comparer leur évolution au
regard des caractéristiques observables de l’interaction. L’ambition est de pouvoir trouver un
modèle de la dynamique des états mentaux qui génère l’évolution des variables essentielles et
leur surveillance ainsi que de classifier les modes de réactions possibles relatifs aux deux
boucles de régulation.
Modèle de l’ultra-stabilité de l’interaction : Ce modèle intègrera des variables continues et
dynamiques rendant compte du ressenti de l’interaction et des réactions possibles permettant
d’améliorer celle-ci. Ces réactions étant très libres lors des protocoles, nous espérons pouvoir
les classifier grâce à une description qualitative, de façon à pouvoir les générer
automatiquement au sein du personnage virtuel.
7. Conclusion et perspectives
Cet article est une proposition théorique pour aborder la modélisation de personnages artificiels
interactifs intégrant une dimension dynamique globale qui a pour ambition d’améliorer la crédibilité et
le sentiment de présence sociale de ces personnages. Nous avons tenté de montrer en quoi les
approches réductionnistes traditionnelles sont en difficulté pour rendre compte de cette présence
sociale par le simple fait qu’elles ne peuvent considérer l’interaction dans son ensemble alors que les
sciences humaines et les sciences cognitives avancent sur ces questions. En outre, notre proposition de
définition du couplage insiste sur le fait que c’est la perception de ce qui se passe durant l’histoire de
l’interaction qui peut-être la source d’une perturbation ou d’une compensation spécifique à un instant
Pré-imprimé de Pierre De Loor, Elisabetta Bevacqua, Igor Stankovic, Ayoub Maatallaoui, Alexis Nédélec, Cédric Buche, Le couplage d’agents virtuels
interactifs socialement présents, in : Vers une communication Homme-Animal-Machine ?: Contribution interdisciplinaire, Editeurs : Marine Grandgeorge,
Céline Jost, Brigitte Lepevedic et Frédéric Pugnière-Saavedra,, EME Edition, 2015
précis permettant de maintenir le sentiment de couplage. Il nous semble que les états de conscience de
l’interaction doivent être étudiés pour mieux définir « ce qui est important » pour ressentir la présence
sociale, pour maintenir le couplage. L’approche globale que nous proposons manque de modèles et à
notre connaissance, rares sont les travaux qui s’en approche, hormis ceux de (Pugliese & Lehtonen,
2011) même s’ils ne l’explicitent. Nous observons toutefois que les spécialistes des personnages
virtuels ont de plus en plus tendance à chercher d’autres pistes et nous espérons que notre proposition
d’utiliser le principe d’ultra-stabilité pourra compléter leurs propres travaux. Actuellement, nous
menons un projet financé par l’ANR (projet INGREDIBLE), qui a pour ambition d’intégrer variabilité
et crédibilité dans les interactions d’un personnage virtuel avec un utilisateur en temps réel. La
présente proposition théorique sera éprouvée, au moins en partie, pour développer ce projet.
Remerciements
Ce travail s’inscrit dans le cadre du projet ANR INGREDIBLE - ANR-12-CORD-001 –
www.ingredible.fr
Références
Ashby, W. R. (1960). Design for a brain: The origin of adaptive behavior (2nd ed.). Chapman and
Hall.
Bailenson, J. N., Swinth, K., Hoyt, C., Persky, S., Dimov, A., & Blascovich, J. (2005). The
Independent and Interactive Effects of Embodied-Agent Appearance and Behavior on SelfReport, Cognitive, and Behavioral Markers of Copresence in Immersive Virtual Environments.
Presence:
Teleoperators
and
Virtual
Environments,
14(4),
379–393.
doi:10.1162/105474605774785235
Bevacqua, E., Prepin, K., Pelachaud, C., & Sevin, E. De. (2009). Reactive behaviors in SAIBA
architecture, (Aamas).
Bitbol, M., & Petitmengin, C. (2013). A Defense of Introspection from Within. Constructivist
Foundationstivist, 8(3), 269–279.
Clavel, C., Plessier, J., Martin, J.-C., Ach, L., & Morel, B. (2009). Combining Facial and Postural
Expressions of Emotions in a Virtual Character. In H. Ruttkay, Z and Kipp, M and Nijholt, A and
Vilhjalmsson (Ed.),Intelligent Virtual Agents, Proceedings, (Vol. 5773, pp. 287–300).
Clynes, M. E., & Kline, N. S. (1960). Cyborgs and space.
Di Paolo, E. A., Rohde, M., & De Jaegher, H. (2010). Enaction : toward a new paradigm for cognitive
science. John Stewart and Olivier Gapenne and Ezequiel A.
Dreyfus, H. L. (1979). What Computers can’t Do. The Limits of Artificial Intelligence. Harper&Row,
Publisher, Inc.
Fogel, A., & Garvey, A. (2007). Alive communication. Infant behavior & development, 30(2), 251–7.
doi:10.1016/j.infbeh.2007.02.007
Frischen, A., Bayliss, A. P., & Tipper, S. P. (2007). Gaze Cueing of Attention. Psychol Bull, 133(4),
694–724. doi:10.1037/0033-2909.133.4.694.Gaze
Glenberg, A. M., Havas, D., Becker, R., & Rinck, M. (2010). Grounding Langage in Bodily States :
The case of Emotion, (1980), 1–17.
Haken, H., Kelso, J. A. S., & H, B. (1985). A Theorical Model of Phase Transitions in Human Hand
Movements. Biological Cybernetics, 356, 347–356.
Jaegher, H. De, & Paolo, E. Di. (2007). Participatory Sense-Making An Enactive Approach to Social
Cognition.
Pré-imprimé de Pierre De Loor, Elisabetta Bevacqua, Igor Stankovic, Ayoub Maatallaoui, Alexis Nédélec, Cédric Buche, Le couplage d’agents virtuels
interactifs socialement présents, in : Vers une communication Homme-Animal-Machine ?: Contribution interdisciplinaire, Editeurs : Marine Grandgeorge,
Céline Jost, Brigitte Lepevedic et Frédéric Pugnière-Saavedra,, EME Edition, 2015
Keukelaere, C. D. E., & Kermarrec, G. (2009). Régulation de la coordination en théâtre d ’
improvisation.
Keukelaere, C., Kermarrec, G., Bossard, C., Pasco, D., & De Loor, P. (2013). Formes, contenus et
évolution du partage au sein d'une équipe de sport de haut niveau. Le Travail Humain, à paraitre.
Kopp, S. (2010). Social resonance and embodied coordination in face-to-face conversation with
artificial
interlocutors.
Speech
Commun.,
52(6),
587–597.
doi:http://dx.doi.org/10.1016/j.specom.2010.02.007
Krueger, J., & Michael, J. (2012). Gestural coupling and social cognition: Möbius Syndrome as a case
study. Frontiers in human neuroscience, 6(April), 81. doi:10.3389/fnhum.2012.00081
Kugiumutzakis, G. (1999). Genesis and development of early infant mimesis to facial and vocal
models. In J. Nadel and G. Butterworth (Ed.), Imitation in Infancy (pp. 36–59). Cambridge
university Press.
Lakin, J. L., Jefferis, V. E., Cheng, C. M., & Chartrand, T. L. (2003). The Chameleon Effect as social
glue: Evidence for the evolutionary significance of nonconscious mimicry. Nonverbal Behavior,
27(3), 145–162.
Loyall, A. B. (1997). Believable agents: building interactive personalities.
Metallinou, A., Lee, C., Busso, C., Carnicke, S., Narayanan, S., & Tx, D. (2007). The USC CreativeIT
Database : A Multimodal Database of Theatrical Improvisation.
Murray, & Trevarthen. (1985). Emotional regulation of interaction between two months old and their
mother’s. Social Perception in Infants, 101–125.
Pages, R. M. (1962). Man-Machine Coupling 2012 A.D. Communication and Electronics - 2012 A.D.,
613–614.
Payne, J. A., Szymkowiak, A., Johnson, G., & Robertson, P. (2012). Beyond Embodiment and Social
Presence : Preferences for Virtual Assistant Gender and Clothing Style. In ISPR Presence Live
conference (pp. 1–12).
Picard, R. W. (1998). Human-Computer Coupling. Proceeding of the IEEE, 86(8), 1803–1807.
Pugliese, R., & Lehtonen, K. (2011). A Framework for Motion Based Bodily Enaction with Virtual
Characters, 162–168.
Richardson, M. J., Marsh, K. L., Isenhower, R. W., Goodman, J. R. L., & Schmidt, R. C. (2007).
Rocking together: dynamics of intentional and unintentional interpersonal coordination. Human
movement science, 26(6), 867–91. doi:10.1016/j.humov.2007.07.002
Rohde, M., & Stewart, J. (2008). Ascriptional and “genuine” autonomy. BioSystems Special issue on
Modeling Autonomy, 91(2), 424–433.
Searle, J. (1980). Minds, Brains, and Programs. Behavioral and Brain Sciences, 417–424.
Shapiro, L. (2011). Travelling in Style from Standard Cognitive Science to Embodied Cognition.
ConstruCtivist,
231–233.
Retrieved
from
http://www.univie.ac.at/constructivism/journal/7/3.pdf#page=79
Tan, N., Pruvost, G., Courgeon, M., Clavel, C., Bellik, Y., Martin, J., … Cedex, O. (2011). A
Location-Aware Virtual Character in a Smart Room : Effects on Performance , Presence and
Adaptivity, 399–402.
Tencé, F., Gaubert, L., Soler, J., De Loor, P., & Buche, C. (2013). CHAMELEON : online learning for
believable behaviors based on humans imitation in computer games. doi:10.1002/cav
Varela, F. J., Thompson, E., & Rosch, E. (1993a). L’inscription corporelle de l'esprit. Seuil.
Varela, F. J., Thompson, E., & Rosch, E. (1993b). The Embodied Mind. MIT Press.
Vermersch, P. (2004). Prendre en compte la phénoménalité: propositions pour une psycho
phénoménologie.
Yngve V. H. (1970). On getting a word in edgewise. Chicago Linguistics Society, 6th Meeting, 567–
578.
Pré-imprimé de Pierre De Loor, Elisabetta Bevacqua, Igor Stankovic, Ayoub Maatallaoui, Alexis Nédélec, Cédric Buche, Le couplage d’agents virtuels
interactifs socialement présents, in : Vers une communication Homme-Animal-Machine ?: Contribution interdisciplinaire, Editeurs : Marine Grandgeorge,
Céline Jost, Brigitte Lepevedic et Frédéric Pugnière-Saavedra,, EME Edition, 2015

Documents pareils