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Revue des Questions Scientifiques, 2014, 185 (2) : 263-266
Prolongement amical
Gabriel Ringlet
Professeur émérite à l’Université catholique de Louvain
Hommage prononcé le 8 juin 2013
Mes amis,
Ce n’est pas rien, l’amitié.
Vous le savez bien.
Et même si, dans une célébration comme celle-ci, pour se saluer avec un
peu de chaleur, on est appelé à dire et à redire : « mes amis », vous savez bien
que nous n’avons pas beaucoup d’amis dans une existence. Quelques-uns,
peut-être. C’est déjà très beau.
Je viens de perdre un ami.
Un ami qui, tout récemment encore m’écrivait « que notre amitié lui était
d’un immense réconfort ».
Un ami qui, en me donnant son dernier livre «Sept vies en une», pour
évoquer notre relation un peu inédite, disait qu’elle était pour lui une « précieuse résonance ». J’aime beaucoup cette expression qui touche à l’amplification du son. Résonance : « phénomène, disent les scientifiques, par lequel un
système physique en vibration peut atteindre une grande amplitude ».
C’est vrai qu’au-delà de nos convictions et de nos visions du monde qui
pouvaient être différentes, nous étions entrés en résonance.
Notre amitié, je crois, avait atteint une grande amplitude.
Y compris quand il nous arrivait de parler d’Évangile.
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« Je vous appelle amis ».
Vous devinez que ce texte de Jean, si je l’ai choisi, c’est parce que nous en
avions parlé. D’ailleurs, nous l’avions déjà évoqué au moment de la mort de
Ninon. Et puis nous y sommes revenus à plusieurs reprises par la suite.
Un texte que Christian de Duve, suite à nos conversations, trouvait d’une
audace étonnante et qui correspondait bien, je crois, à la perception qu’il se
faisait du rôle de Jésus.
Au temps de Jésus, dans la tradition juive, deux personnes étaient autorisées à rafraîchir les pieds fatigués : le serviteur étranger (donc le plus petit des
domestiques) et la fille aînée à l’égard de son père.
Cela veut dire que le lavement des pieds était tantôt un geste de service,
tantôt un geste d’affection. Jésus, vous l’avez compris, en s’agenouillant devant
chaque disciple, réunit les deux aspects en un seul.
Il n’y pas plusieurs manières de comprendre : il s’abaisse pour que eux se
redressent : « Je ne vous appelle plus serviteurs, je vous appelle amis ». À cet
instant-là, la conception-même de Dieu vole en éclats.
D’autant plus que ce geste, il le pose au milieu d’un repas d’adieu où il
rompt le pain. On comprend qu’il demande aux disciples interloqués : « Comprenez-vous ce que je vous ai fait ? »
St Jean – c’est bien cela dont nous parlions avec Christian – refuse de séparer le partage du pain et le lavement des pieds.
Autrement dit, rompre le pain et laver les pieds, c’est sortir de l’esclavage,
c’est élargir la fraternité.
Ce Jésus-là, ce Jésus d’avant et d’après Darwin, ce Jésus de l’amitié à table,
je sais qu’il touchait beaucoup Christian de Duve qui avait tant plaisir, lui
aussi, à tenir table ouverte.
Ce que je viens d’évoquer s’inscrit dans ce que je pourrais appeler la dernière étape de notre amitié.
Je voudrais encore dire un mot de la première étape.
Un jour, il y a de cela un peu plus de 6 ans, Christian, j’y ai déjà fait allusion, m’invite à venir passer la soirée chez lui en présence de son épouse, Ninon.
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À peine assis et ne sachant pas trop comment il devait m’appeler –manifestement « Monsieur l’abbé » ne lui convenait pas du tout et à moi encore
moins !... mais l’heure de « Gabriel » n’avait pas sonné… – il me dit un verre à
la main : « Monsieur le prorecteur, nous voudrions, ma femme et moi, que
vous organisiez une célébration lors de notre décès ». Comme ça, sans la
moindre précaution oratoire. Manifestement, il avait hâte de me formuler sa
demande. Comme si ça le brûlait… Je vois encore le visage de Ninon qui guettait ma réaction ! Et je garde, imprimé en moi, le moment de silence qui a
suivi. Je ne m’attendais pas du tout à cette demande. Mais j’ai senti très vite que
quelque chose d’essentiel venait de s’esquisser et qui trouve d’ailleurs son prolongement jusqu’à aujourd’hui. C’est pour cela que je sais gré à l’Église, même
si ça lui pose question, de nous avoir ouvert sa porte. Car ce soir-là déjà, Christian de Duve m’a parlé d’une cérémonie profane, ouverte à tous, si possible
dans une église, par respect, en particulier, pour celles et ceux de sa famille qui
sont croyants.
Au moment de quitter Christian et Ninon, le contrat est devenu plus précis, avec cette question sur le pas de la porte : « pourrions-nous nous revoir de
temps en temps pour reparler de tout ceci. »
Un an plus tard, vous le savez, c’est Ninon qui nous quittait et ce que nous
célébrons aujourd’hui au Blocry, je ne peux m’empêcher de le relier à ce que
nous avons vécu à Tourinnes-la-Grosse en mars 2008. Comme je crois qu’il
faut relier, même en plein vent, les cendres de Christian et les cendres de Ninon.
J’accorde, personnellement, beaucoup d’importance à la dispersion des
cendres.
Comment dire ?
Ce geste est bien plus qu’un geste matériel. C’est à l’intérieur de nousmêmes que nous dispersons les cendres de celles et ceux qui s’en vont.
Une de mes étudiantes me racontait un jour que là où elle habite, en
Suisse alémanique, après la crémation, on disperse les cendres sur le lac du
village. Mais qu’à la date anniversaire du décès, un an, deux ans après, on affrète une barque et on va jeter des pétales de fleurs à l’endroit où les cendres ont
été dispersées…
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Comment mieux dire que les cendres sont en nous ?
Après avoir célébré le dernier adieu à Ninon, Christian et ses enfants
m’ont proposé, en souvenir, de choisir parmi les œuvres de leur épouse et maman, un tableau qui me ferait plaisir. Nous montons à l’atelier et, très vite, je
jette mon dévolu sur « Le jardin » qu’elle a peint en 1996. « C’est un magnifique
choix » me dit Christian et je vois deux larmes glisser sur ses joues. « Oui, regarde bien ce tableau, ces soleils, ces iris… c’est là que nous avons dispersé les
cendres de Ninon. Et tu vas les emporter chez toi… »
Est-ce que, par la magie de la poésie, les cendres de Christian viendront
aussi chez moi ? Je ne sais qu’une chose : elles se sont enlacées depuis peu à
celles de Ninon. Alors, comment voulez-vous qu’elles ne rejoignent pas sa peinture ?
Mais leurs cendres ne sont pas que là. Elles sont aussi chez vous. Beauté de
leur éparpillement. Feux follets virevoltant dans notre mémoire. Poussière de
vie, elles s’égarent quelquefois et reviennent peut-être vers nous si la brise en
décide ainsi.
« Je vous appelle amis. »
« Et je vous dis cela pour que ma joie soit en vous. Qu’elle demeure en
vous ».
Christian de Duve aimait particulièrement ce choral de Bach : « Jésus,
que ma joie demeure », inspiré du chapitre 15 de St Jean.
Cette joie, Christian, lui aussi, nous l’a apportée.
Joie de la raison scientifique.
Joie de l’exigence éthique.
Joie de l’émotion artistique.
Trois joies en une !
Cette joie si intérieure qui habite le magnifique portrait que nous avons
sous les yeux.
Quand je regarde cette photo de Christian, quand je la laisse entrer en
moi, je sais qu’un ami continue à me donner rendez-vous au jardin de la
contemplation.