Le dur métier de Prime Minister

Transcription

Le dur métier de Prime Minister
LES LIVRES ET LES IDÉES
The Prime Minister
in a Shrinking World
par Richard Rose
Le dur métier
de Prime Minister
MARTIAL FOUCAULT*
La fonction, les pouvoirs et le mode d’action du
Premier ministre britannique ont profondément
changé depuis un demi-siècle. Margaret Thatcher
a inauguré un nouveau style, que Tony Blair
conserve en l’accentuant : déplacement des
centres de commande, importance de la stratégie médiatique, plus grande attention portée aux
facteurs internationaux. Mais les rapports du chef
du gouvernement avec le parti dont il est issu
continuent de déterminer son destin politique.
Un livre très complet sur les arcanes du système.
T
ous ceux qui s’intéressent au
système politique britannique
réserveront sans doute à cet
ouvrage1 une bonne place dans
leur bibliothèque. Même si l’auteur,
devant l’ampleur du sujet, a choisi
de se limiter à une période allant
de la Seconde Guerre mondiale à
la dernière campagne électorale
de Tony Blair.
Succession intelligente d’analyses
politiques, économiques et
historiques, le livre présente
une description richement
documentée de l’exercice de la
fonction de Premier ministre. Il
s’articule autour de l’ambivalence
permanente entre politics et
policy. A la différence de celle de
Molière, la langue de Shakespeare
a ici l’avantage d’autoriser une
distinction autour de laquelle
l’auteur peut construire sa thèse
principale : l’exercice et le maintien du pouvoir sont conditionnés
par la capacité simultanée du
Premier ministre de mener les
* Chercheur au Laboratoire d’économie publique, Université de Paris I Panthéon-Sorbonne.
E-mail : [email protected].
bonnes politiques publiques et de
s’imposer comme leader d’un
parti politique. Cette double
mission assignée au locataire du
10 Downing Street se révèle
d’autant plus délicate qu’elle doit
être remplie à la fois à l’intérieur
et hors des frontières.
L’originalité du travail de R. Rose
consiste à explorer, analyser et
comparer l’influence d’un Premier
ministre britannique selon les
trois mondes qui l’entourent :
l’univers quasi-secret de Westminster, l’univers quotidien des
Anglais et un environnement
international de plus en plus
interdépendant.
En l’espace de cinquante ans,
deux générations de Premiers
ministres se sont succédé. La
première (old-school Prime Minister),
ouverte par Winston Churchill,
symbolise un pouvoir politique
respectueux des institutions, des
conventions de l’Empire, de la
primauté de l’action publique
(policy) sur le politique (politics). La
seconde (new-style Prime Minister),
apparue à partir de 1979 avec
Margaret Thatcher, ignore volontairement les règles politicoadministratives de la conduite
1
Richard Rose,
The Prime Minister
in a Shrinking World,
Cambridge, Polity
Press, 2001,
282 pages.
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LES LIVRES ET LES IDÉES
des affaires, préfère l’initiative
aux conventions, la télévision aux
interventions à la Chambre des
Communes, la sûre accumulation
de capital politique aux aléas du
« désordre public ».
LES NOUVEAUX
CENTRES DU POUVOIR
D
O.Schrameck,
Matignon, Rive
gauche, Le Seuil,
2001.
2
3
The Economist,
19 janvier 2002,
p. 6.
4
Date à laquelle
la GrandeBretagne, n’ayant
plus les moyens
d’apporter son
aide financière à
la Grèce et à la
Turquie, décida
de s’en remettre
à l’aide
américaine.
5
Sous le
gouvernement
conservateur
d’Edward Heath,
convaincu des
bienfaits de
l’intégration
européenne
malgré l’hostilité
de sa majorité à
la Chambre des
Communes.
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ans un premier temps,
l’auteur s’intéresse à
l’environnement institutionnel,
en insistant sur la manière dont
le Premier ministre organise le
pouvoir et effectue ses choix.
Dans beaucoup de domaines, les
Premiers ministres de la nouvelle
génération sont obligés d’évaluer
avec précision comment leurs
propres décisions seront interprétées, aussi bien à Bruxelles et à
Washington qu’au palais de
Westminster. C’est pourquoi ils
attachent une grande importance
à leur positionnement stratégique,
dans un dispositif où le pouvoir
se partage selon quelques cercles
concentriques ne comportant
qu’un faible nombre de personnes.
L’ancienne vision du pouvoir
exercé à Downing Street, avec une
implication active de l’administration centrale (Whitehall), de la
Chambre des Communes et du
parti politique en place, est
définitivement dépassée. Tony
Blair a, par exemple, opté pour un
premier cercle où se côtoient le
secrétaire général, le secrétaire
chargé de la presse, le chef des
conseillers politiques, le chef de
la stratégie du Premier ministre
et le chef du bureau des hauts
fonctionnaires. Ce premier cercle
n’est pas sans rappeler la proposition d’Olivier Schrameck2 de
constituer un véritable staff
politique organisé en machine
gouvernementale aux côtés du
Premier ministre. Les autres
cercles associent quelques-uns
des ministres du gouvernement
et des conseillers proches du
Premier ministre sans mandat
électoral.
L’ASCENSION
Une constante quasi séculaire
AU SEIN DU PARTI
lors de la formation du cabinet
consistait à nommer aux postesclés des membres du parti polia principale mutation dans la
fonction de Premier ministre
tique ou des relations proches,
et en aucune manière des hauts
concerne l’interaction entre
fonctionnaires. Le changement
politique étrangère et politique
nationale. L’image des Big Three, à
imposé par Tony Blair s’inscrit
la conférence de Postdam en
dans une stratégie de contrôle
juillet 1945, est sans doute la
des décisions des ministres (avec
dernière expression de l’influence
ou sans portefeuille) qui pourde la Grande-Bretagne sur le plan
raient avoir des ambitions poliinternational. Depuis 19474, et
tiques personnelles et envisager
surtout depuis la crise du canal de
de prendre sa place. En triplant le
Suez en 1956, les gouvernements
personnel politique de Downing
britanniques successifs ont assisté
Street, Tony Blair entendait se
impuissants à l’érosion du pouvoir
donner les moyens d’éviter ce
de leur Premier ministre. Les
genre de désagrément, mais
raisons de cette évolution sont
aussi d’accroître son influence
autant politiques qu’économiques.
dans des domaines jusqu’ici
Politiques d’abord, car, d’une part,
jugés peu prioritaires, tels que
la Grande-Bretagne a opté pour
la couverture médiatique, la
une relation étroite
position européenne
avec les Etats-Unis,
ou l’intervention hors
q u i t t e à p e rd re
des frontières. En Plus le personnel
toute initiative en
r e v a n c h e , p l u s l e politique proche
matière de polipersonnel politique
tique étrangère ;
proche du pouvoir du pouvoir s’accroît,
d’autre part, l’entrée
s ’ a c c ro î t , p l u s l e s plus les risques
à reculons dans
risques de conflits de conflits internes
l’Union européenne
internes sont élevés.
en 19735 a amoindri
C e t t e s i t u a t i o n a sont élevés.
les pouvoirs de
atteint son paroxysme Cette situation
décision du Premier
lors du conflit du a atteint
ministre, désormais
Kosovo, où les difféencadrés par les lois
rents « spin-doctors » son paroxysme
et réglementations
se sont livrés une lors du conflit
européennes.R a i bataille permanente du Kosovo.
sons économiques
pour apparaître en
ensuite, car le poids
première ligne aux
du pays dans les échanges
cotés de Tony Blair, sans hésiter à
internationaux a diminué, et la
rendre publiques leurs querelles
monnaie britannique a perdu
quand ils y avaient avantage.
beaucoup de terrain par rapport
Comme l’ont remarqué certains
au dollar, au mark ou au yen.
observateurs3 , Blair a ainsi structurellement renforcé Downing
Street mais sans doute affaibli
R. Rose résume cette nouvelle
son gouvernement, de telle
donne en construisant le néolosorte qu’un « nouveau centre »
gisme « intermestic» pour désigner
de la décision publique se met
le type de questions auxquelles
en place, en plongeant dans la
doit répondre le Premier ministre
perplexité les députés de la
à l’aube du XXIe siècle : elles
majorité et les directeurs de
s’inscrivent à la fois dans le cadre
l’administration britannique.
de conflits nationaux (domestic)
et dans celui de rapports de force
internationaux.
L
LE DUR MÉTIER DE PRIME MINISTER
L’auteur souligne un deuxième
groupe de facteurs de changement, exclusivement politiques :
les événements imprévisibles
(grèves, crises, scandales…), la
personnalité du Premier ministre
(concept qui ne doit pas être
confondu avec celui de charisme,
p ro d u c t e u r d e « d é s o r d re
institutionnel6 » ), les « cycles politico-économiques 7 »ou encore
les changements irréversibles à
long terme (sociologie électorale,
etc.).
Le sort d’un Premier ministre est
intiment lié à la domination qu’il
exerce sur son parti politique :
qu’il s’agisse d’accession, de désignation ou de maintien au pouvoir,
le parti joue un rôle déterminant,
dans la mesure où il façonne la
carrière politique et le parcours
ministériel de chaque candidat.
Cette situation permet de dessiner
un profil idéal-type (au sens
wéberien du terme) du Premier
ministre britannique :
– entrée précoce à la Chambre
des Communes,
– vingt années de parlementarisme
avant d’accéder à un poste
gouvernemental.
Chacun des douze Premiers
ministres d’après-guerre s’est
préalablement construit un
capital politique fort, avec au
moins deux victoires législatives
consécutives et l’exercice d’une
fonction ministérielle avec un
grand portefeuille. Seul Tony
Blair fait exception, puisqu’il
est devenu Premier ministre
immédiatement après avoir été élu
député. Le capital politique
constitue un véritable rempart
pour faire face aux crises politiques internes et aux sorties
non désirées. Etant donné la
très forte imbrication du parti
politique et de l’action gouvernementale, une érosion du capital
politique est le signal d’un risque
sérieux et de concurrence accrue
attribue ce consensus à deux
figures marquantes de la vie
politique britannique d’aprèsguerre, R.A. Butler et H. Gaitskell.
Lié au faible écart idéologique
entre travaillistes et conservateurs, le consensus portait sur la
promotion du Welfare State et les
politiques keynésiennes. L’arrivée
de Mme Thatcher marque à la fois
la rupture avec ce consensus et
le début d’une période riche en
réformes, que l’actuel Premier
LE COMPLEXE
ministre continue à mettre en
MÉDIATICO-POLITIQUE
œuvre malgré son refus affiché
a question du contrôle des
de pratiquer un « libéralisme à
partis et du
tout crin ».
Parlement est donc Une connivence
une préoccupation
Le travail d’un gouvers’est nouée entre
majeure des Prenement nécessite un
miers ministres de les conseillers
minimum de stabilité
la nouvelle généra- en communication
politique. A ce niveau,
tion. Cette stratégie
la lente mais certaine
et les médias,
vise à maintenir
médiatisation de l’action
un niveau élevé de les premiers
du Premier ministre a
capital politique et construisant
joué un rôle central.
à limiter les initiatives
L’ é m e r g e n c e d ’ u n
l’information
connexes. En effet,
complexe médiaticodepuis que les partis à diffuser, les
politique, pour rebritanniques sont seconds s’intronisant
prendre l’expression
des confédérations
d e l ’ a u t e u r, s ’ e s t
comme arbitres
institutionnelles, tout
manifestée par une
désaccord avec le du débat public.
connivence extrême
Premier ministre est
entre les acteurs
source de pressions au sein du
(journalistes et politiciens) et
parti, soit à l’occasion du congrès
l’instauration de relations ambiannuel, soit de la part d’associaguës entre les conseillers spéciaux
tions locales, ou encore des
en communication et les supports
syndicats (en particulier dans le
médiatiques, les premiers construicas du parti travailliste). Bien
sant l’information à diffuser et les
souvent, le Premier ministre est
seconds s’intronisant comme arcontraint d’intervenir, parexemple
bitres du débat public. Par ailleurs,
en nommant les députés responla presse écrite, radiophonique
sables de l’agitation dans son
et télévisée est devenue un
camp à des fonctions ministérielles
partenaire à part entière des
(sans portefeuille).
campagnes électorales, que l’auteur
qualifie « d’exercices manqués de
La relation avec l’opposition est
communication politique » (p.109),
beaucoup plus claire. Depuis 1945,
où 70% des sujets concernent les
il existe une forme de consensus :
coulisses de la campagne (coml’opposition ne s’oppose jamais
mentaires de sondages, exposés
aux projets de loi en seconde
de stratégies électorales), et
lecture, même si elle n’entend
30 % traitent des choix d’action
pas supporter le coût électoral
publique. Outre l’effet de masse
des mesures ou payer le prix
de cette couverture médiatique,
nécessaire pour satisfaire des
l’actuel Premier ministre doit faire
groupes d’intérêts 8 . L’auteur
face à des électeurs de nouvelle
pour la succession au poste suprême. C’est vraisemblablement
pourquoi, depuis 1945, seul un
Premier ministre, Harold Wilson
en 1970, a volontairement quitté
le 10 Downing Street. Les autres
ont été battus davantage par leurs
concurrents potentiels internes,
mais néanmoins partenaires au
sein du parti, que par le leader
de l’opposition.
L
6
« Les Premiers
ministres
britanniques sont
des personnages
anticharismatiques,
ils ne veulent
pas détruire
les institutions de
Westminster car
elles leur donnent
le pouvoir »
(p.60).
7
La théorie sousjacente au cycle
politicoéconomique,
développée par
William
Nordhaus (1975),
implique la
« manipulation »
de variables
macroéconomiques
(chômage et
inflation) entre
les échéances
électorales pour
gagner les
élections.
8
L’auteur a
consacré tout un
chapitre à ce
sujet dans un
ouvrage
précédent,
Do Parties Make
a Difference?,
Londres,
Macmillan, 1984.
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génération qui, dans leur grande
majorité, ont voté pour la première
fois au cours des années 80.
La sociologie et la démographie
électorales poussent à l’utilisation
de moyens modernes (Internet, email…) pour convaincre un électorat britannique très volatil, à en
juger par la variance des
popularités des Premiers ministres.
Les dirigeants britanniques, qui
n’ont pas su réellement anticiper
un déclin très sensible depuis
la fin de la Seconde Guerre
mondiale10, conservent le souvenir
amer des lendemains de l’empire
La
perspective
SURMONTER
victorien. Selon
LE SENTIMENT
européenne, plus
l’auteur (chapitre
DE DÉCLIN
subie que désirée,
10) cette période
’il existe une sphère constitue sans
de déclin est liée
où l’action de tout
à la réduction des
nul doute
Premier ministre est
engagements
disséquée, surveillée et un débouché
internationaux de
déterminante dans le politique pour
la Grande-Bretagne,
succès d’un gouverneconcomitante au
le sentiment
ment, c’est bien l’éconoprocessus
de
mie. R. Rose consacre de déclin
décolonisation. Par
un chapitre entier à cette et d’isolement
ailleurs, la décision
question. L’économie est
du gouvernement
qu’éprouvent
Attlee de devenir
souvent considéré comme
membre fondateur
une science mal-aimée, beaucoup de
de l’Otan (1949) et
« sinistre » (dismal science) Britanniques.
de participer à une
par les politiciens, car
défense collective
elle occasionne des coûts
sous le commandement des Etatsimmédiats et des bénéfices à long
Unis traduit l’émergence de nouterme – c'est-à-dire après les
veaux pouvoirs dans le monde, et
élections. C’est précisément
la résignation des Premiers
dans le domaine économique que
ministres britanniques à gérer le
de nombreux Premiers ministres
déclin plutôt qu’à dominer les
ont vu leur capital politique
fondre rapidement. Plus encore
événements.
que les facteurs politiques, ce
sont les contraintes économiques,
L’attitude britannique à la suite
dans un pays qui fut un pionnier
des attentats du 11 septembre
en matière de libre-échange et
2001 et de la réponse militaire
de commerce international, qui
américaine en Afghanistan rentendent à limiter les capacités
force la thèse défendue tout
d’action du Premier ministre s’il
au long de cet ouvrage. On a
veut maintenir son pays dans un
vu l’empressement, voire l’impamonde ouvert. L’héritage du
tience de Tony Blair à intervenir
thatchérisme est très présent
publiquement dans les minutes
dans les choix actuels, même si
qui ont suivi le drame pour anTony Blair entend poursuivre
noncer le soutien militaire de la
une « troisième voie9 », préciséGrande-Bretagne aux Etats-Unis.
ment calée entre le laisser-faire
Même si la sincérité de sa
et le Welfare State. Conscient de
réaction ne peut être mise en
la difficulté de maîtriser et de
doute, il reste qu’il est plus
réguler les forces économiques,
facile pour lui d’augmenter sans
il a choisi de prendre son bâton
coût son capital politique en
de pèlerin insulaire pour énoncer
intervenant sur une question
à ses partenaires européens les
internationale que d’engager
S
9
Déjà présenté
dans le n° 30
de Sociétal
(voir l’entretien
avec Anthony
Giddens).
10 La
crise de
1929 avait
considérablement
anticipé ce déclin
économique,
car la GrandeBretagne a
suspendu
dès 1931 la
convertibilité
de la livre en or,
donnant naissance
à la zone sterling.
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mérites de cette doctrine (à
laquelle l’auteur applique sans
indulgence l’expression de « politics without policy »).
des ressources économiques et
politiques dans le règlement
d’un problème national.
La perspective européenne, plus
subie que désirée, constitue sans
nul doute un débouché politique
pour le sentiment de déclin
et d’isolement qu’éprouvent
beaucoup de Britanniques. Pour
qu’elle se réalise, il faudra, précise
l’auteur, renoncer au cadre des
relations « anglo-européennes »,
et admettre que certaines décisions touchant des intérêts britanniques puissent êtres prises
sur le continent. Plus fondamentalement, il s’agit de passer d’une
logique du pouvoir centralisé de
Westminster à une logique de
partage du pouvoir, contradictoire avec les principes séculaires
de souveraineté du Parlement
britannique.
Mais pour R. Rose, qui se livre
pour finir à un rapide exercice
de prospective politique, le
Royaume-Uni n’a pas d’autre
choix : sans une coopération
étroite avec les acteurs européens, son horizon mondial
risque de se rétrécir encore
davantage. l