Témoignage de Masha Join-Lambert - Union Rhône
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Témoignage de Masha Join-Lambert - Union Rhône
Conflits – Innovations – Coopérations1 : Votre Université d’Eté invite à réfléchir sur le conflit en tant que source d’innovation et de coopération dans le mesure où il oppose des adversaires et non des ennemis. Cette invitation me pousse à revisiter les façons de commémorer la Grande Guerre. Ce conflit, opposant des « ennemis », conduisit aux innovations techniques qui ont créé le monde moderne, et réussit des innovations inouïes en organisation et coopération sociale au sein d’ »Unions Sacrées ». Or, la notion « d’ennemi » y pervertit les innovations et des coopérations car elle mit à mal les fonctionnements intimes des sociétés qui s’enlisèrent dans la « guerre totale ». Les commémorations aujourd’hui me semblent par conséquent fécondes dans la mesure où elles recherchent les initiatives qui, dépassant la construction de « l’ennemi », ont innové la recherche de paix, avant, pendant et après la Grande Guerre. C’est le sens d’une initiative européenne, partie de la Savoie, « expédition artistique entre mémoire et avenir », appelée VoCE 2014 – 2018, Voix et chemins d’Europe. Lancée cette année à Sarajevo et à Lyon, elle réunit pour le moment des chorales et des groupes de jeunes de Pologne, Bosnie&Herzégovine, Allemagne, Belgique et France. Et : elle recrute ! www.voce20142018.com Le souvenir de la Grande Guerre est en train de captiver les Français2 et cela permet à la génération d’alors de se rapprocher de nous. C’est une bonne chose : pour les jeunes, pour la reconnaissance de ceux qui ont perdu leur vie, pour la mémoire du monde. Les commémorations privées et publiques que nous vivons ces temps-ci posent-elles la question des innovations provoquées par la Guerre ? Quels enseignements pourrait-on en tirer, concernant les conditions dans lesquelles un conflit peut enfanter des innovations civilisatrices, des progrès-en-humanité ? A quelle condition un conflit peut-il servir la paix future ? Dès le mois de Juin de cette année, le Président de la République Française a donné le ton des commémorations en appelant à la 1 Quelques réflexions à l’occasion de l’Université d’Eté de la Fédération Régionale des Centres Sociaux en Rhône Alpes, à St.Jorioz, Hte-Savoie, 12/14 Septembre 2014 , consacrée à ce thème 2 Cf. Mission du Centenaire, www.missionducentenaire.org mémoire de l’Union Sacrée3. Ces jours-ci, le Premier Ministre, à Meaux4 en souvenir de la bataille de la Marne et du sauvetage de Paris, a demandé aux Français de s’unir afin d’être à la hauteur des efforts des Français d’alors. Le Président de la République Fédérale Allemande, avec le Président français, s’est rendu au Hartmannswillerkopf, et, avec le Roi des Belges, dans les Ardennes. Il a rappelé la responsabilité que porte l’Allemagne en tant qu’envahisseur, et, entourés de jeunes, ils se sont rassurés quant à la profondeur de nos proximités en Europe, aujourd’hui. En Pologne, il ne reste de mémoire de cette guerre que l’indépendance à laquelle elle a permis au pays d’accéder. 5 Les Hongrois, lorsque l’on les interroge, ne parlent que du Traité du Trianon qui amputa leur pays des deux tiers. A Belgrade et dans la partie Serbe de la Bosnie-Herzégovine, cette année, des mémoriaux à la gloire de Gavrilo Princip ont été érigés, pendant qu’à Sarajevo, le 28 juin dernier, joua - : la Philharmonie de Vienne…… A première vue, tout cela se comprend : rappeler les bienfaits de la coopération, de l’effort, rassurer nos peuples à la fois de leurs capacités à dépasser l’hostilité réciproque et de leurs identités historiques. Mais à y regarder de plus près, et surtout à observer le déroulement des efforts de mémoire dans nos divers pays, on ne peut qu’être frappé par la réduction de l’interprétation à l’aide des quelques lignes bien établies dont l’efficacité est prouvée. On peut accompagner avec affection les efforts pour le souvenir et l’honneur de nos aïeux, notamment pour ceux d’une patrie autre que la sienne. Toutefois, on ne peut s’empêcher de voir les mémoires comme promenées dans des cages appelées « commémoration », chacune bien droite et peintes en images d’Epinal pour les besoins des causes nationales d’aujourd’hui causes qui ressemblent parfois de manière étonnante à ce qu’elles étaient il y a cent ans6. Etonnant à tel point qu’on est en droit de se demander parfois s’il faut parler de la profondeur de nos proximités – ou de celle des fossés entre les Européens ? Ainsi nous avons un décor convenu de la Grande Guerre, dans chaque pays, qui montre des images assez semblables : le soldat qui lutte de toutes ses forces au front en communion avec sa 3 Cf. Le Monde, 20 juin 2014 Discours à Meaux, 5 septembre 2014, cf. Le Monde.fr / Mission du Centenaire 5 FAZ, 10.08.2014, von Professor Dr. habil. Krzysztof Ruchniewicz, Wroclaw (en alld.):“Der erste Weltkrieg – der fremde Krieg“ (La Première Guerre Mondiale – la guerre étrangère) 6 Sauf pour l’Allemagne et probablement l’Autriche. Leurs cages sont plutôt peintes en blanc. 4 hiérarchie dévouée, l’épouse fidèle et économe 7 , l’ouvrière, l’infirmière, la mère de famille …toutes unies à ceux du front ; l’intellectuel, le poète, le compositeur, au service de la victoire de la Nation ; l’union infaillible des nations alliées (et de leurs peuples colonisés, le cas échéant) ; la confiance en le bon droit et à la victoire finale de son camp….. Or, ces décors qui suggèrent de penser que la guerre n’aurait été qu’une guerre de nerfs et de moyens entre ennemis mesurant leurs forces, qu’un conflit provoquant l’émulation des hommes et des machines, ne tiennent pas. Ils s’écroulent sous la violence et ses conséquences lointaines. Le contre-décor peint par Lénine, et ravalé depuis par beaucoup, celui de la guerre impérialiste et capitaliste, n’explique pas davantage toutes les illusions, tous les jeux à risques 8, tous les comportements qui, à terme, se sont révélés suicidaires. Transformées ainsi en cages renfermant les mémoires, les commémorations au langage simpliste ne peuvent guère servir le partage entre Européens. C’est malheureux car là réside leur grande chance. Libérées et partagées, ces mémoires nous donneraient à voir la multiplicité des enjeux, des lignes de conflits et de convergences, des innovations provoquées et leurs contradictions, des questions restées sans réponse, des crimes jamais châtiés dans cette machine de suicide collectif des Européens dépassant notre imagination. Mais à quoi bon libérer des mémoires au risque d’ouvrir de trop vieilles plaies ? En quoi cela servirait-il le partage entre Européens ? N’est-il pas sage de s’en tenir à la mémoire du courage personnel et national, dans chaque nation ? Il me semble que les interprétations convenues de cette guerre s’interdisent de détecter l’innovation civilisatrice : si le déserteur n’est qu’un traître, ou l’officier seulement un ennemi de classe, il n’est pas possible de scruter des gestes, des évènements, des évolutions qui ont tenté de sauvegarder le concept même de dignité humaine face à des menaces inédites et qui donc sont dignes de notre intérêt aujourd’hui. 7 Il est intéressant de lire les exhortations aux femmes allemandes (1916, Ass. Des Institutrices ; et 1916., M.v.Rundstedt : »La tranchée des femmes allemandes ») et aux femmes américaines (W.F.Johnson, NY University,The Great War for Humanity and Freedom, 1917): elles sont identiques. 8 Slogans Allemands en 1914 : »Dans 3 semaines Paris, dans 3 mois Londres, dans 3 ans New-York »… ; décisions de guerre navale totale provoquant les Etats-Unis… Parce que c’est seulement en prenant conscience de l’enchevêtrement des êtres et des choses, du chaos mental, des fins fonds incompréhensibles et non –interprétables de cette fascination jusqu’au-boutiste de l’acharnement guerrier, que nous reconnaîtrons entre tout cela aussi l’un ou l’autre fil rouge qui nous mènent vers des innovations porteuses de paix. Je proposerais donc d’abord d’imaginer cette Guerre comme un accouchement au forceps du monde moderne, de la rationalité triomphant de la mère-terre. La gestation avait été longue, mais à peine mis sur pied, le triomphe se perd dans sa propre démesure. Cette image permet d’interpeller les innovations techniques et organisationnelles que promut la Guerre. Prenons la chimie qui fait des bonds en développant les gaz qui tuent : en quoi de telles innovations se conjuguent-elles avec la défense de la civilisation dont chaque camp se réclame ?9 Cette question, posée depuis longtemps, s’applique aux énormes avancées de la construction navale, aéronautique, etc. Prenons l’organisation sociale structurée pour les besoins de la guerre totale : la traque de l’ennemi à l’extérieur engendre aussi la défiance à l’intérieur. Le traitement de masse des personnes par dizaines et centaines de milliers : prisonniers10, réfugiés11, internés12, travailleurs forcés13 sans même parler des armées – et de leurs morts en nombres jamais vus ! accentuait, au rythme même des performances d’organisation, la dépersonnalisation et brutalisation des relations humaines. La peur, la suspicion et la délation s’incrustent comme des poisons au sein des sociétés: les « déserteurs », les « simulants », les « profiteurs » et les « spéculants » sont nommés. Des relations sociales en sont cassées, parfois pour des générations. La justice martiale soumet l’individu à la cause qu’il doit servir, et brise des énergies vitales. L’évolution des statuts des femmes illustre le dilemme de ces innovations dues à la guerre. Appelées à remplacer les hommes partis au front dans beaucoup de métiers, elles acquirent le droit de vote dans de nombreux pays en 1918 (pas en France où il 9 Ce questionnement qui nous est familier dans les discussions sur les pratiques de l’Allemagne nazie, doit être appliqué aussi à la Première. 10 Cf. Annette Becker, Oubliés de la Grande Guerre, Pluriels, 2012 11 12 13 idem Aladar Kuncz : Monastère Noirmoutier : « Le Monastère Noir », 1920, Trad. Frç. Ed. Gallimard 1937 Des travailleurs Belges (ca. 30000) étaient réquisitionnés et déportés vers les industries de la Ruhr Karl Rawe. "... wir werden sie schon zur Arbeit bringen!": Ausländerbeschäftigung und Zwangsarbeit im Ruhrkohlenbergbau während des Ersten Weltkriegs. Essen: Klartext Verlag, 2005. (« …on les amenera bien à travailler ! » Emploi des étrangers et travail forcé dans les mines de la Ruhr pendant la 1ère Guerre Mondiale) faudra deux guerres). Mais le prix en était de faire face au déséquilibre démographique, social, psychologique dans les années d’après-guerre. Les hommes, quand ils avaient survécu, étaient traumatisés, mutilés, en grand nombre 14 , les femmes, désorientées au point de refuser de mettre au monde de la « chair à canon »… Les innovations innombrables et indiscutables, dues à cette guerre, créatrices du monde contemporain, n’en apparaissent pas moins, vues à travers leurs coûts à long terme, comme des facteurs de déstabilisations profondes, dangereuses. On peut parler d’une démoralisation des populations en Europe, à la fin de cette guerre, et il serait intéressant de contempler les évolutions dans tous nos divers pays dans l’entre-deux-guerres en l’ayant à l’esprit. Quel prix à payer ! Dit autrement : pendant et longtemps après les combats, l’ennemi « extérieur », battu ou victorieux, occultait toutes sortes de destructions au cœur même de nos sociétés, introduites par les combats dont la conduite suivait la rationalité technique même qui avait transformé les conflits d’intérêt internationaux en guerre mondiale. « Totale », la guerre l’était devenue - suicidaire au cœur de nos nations – mais elles continuèrent à détourner le regard et à fixer « l’ennemi ». Les commémorations aujourd’hui évoquent la coopération des groupes sociaux au sein de « l’Union Sacrée » : mais les innovations qu’elle permit se retournèrent contre elle. Il me semble qu’il faut arriver à ce point de compréhension de l’irrationalité de cette construction de « l’ennemi » (« héréditaire » qui plus est), et donc de l’irrationalité culturelle de la conduite techniquement rationnelle de la guerre totale, si on veut gagner la distance nécessaire au discernement des innovations que l’on pourrait appeler civilisatrices car dégagées de la figure de l’ennemi. Parmi celles-ci, on pense d’abord à la mise en œuvre de la Convention de Genève et donc à l’organisation de la « neutralité », jamais encore expérimentée à une telle échelle pour organiser l’aide aux prisonniers de guerre. Mais aussi, dans tous les pays belligérants fut organisée l’aide aux réfugiés, aux familles en recherche d’un membre disparu. L’œuvre de la CroixRouge et du Vatican15, est aussi impressionnante durant ces années qu’en 1945. A l’intérieur des pays, l’Office Français pour 14 A titre d’exemple, une étude monographique : « La Savoie 1914-1918 », L’Histoire en Savoie, Revue No.84, décembre 1986 15 Cf. Annette Becker, Les Oubliés de la Grande Guerre, Ed. Puriels, , 2012 les Mutilés, Réformés et Pupilles, du Volksbund 16 en Allemagne après la guerre, rendue possible par l’engagement de centaines de milliers de bénévoles, tentent de tenir compte du destin de chaque personne individuelle à laquelle ils ont affaire. Il y a les tentatives diplomatiques de recherche de la paix ou de médiation : il y en a eu à l’initiative des Eglises 17 et de certains hommes d’Etat dont les textes témoignent d’une appartenance et des aspirations européennes intactes18. Il y a, à la base sur les fronts, les fraternisations qui n’ont pas eu le droit d’exister politiquement, après la guerre. 19 Il y a les rêves du Président Wilson de venir à bout des nationalismes aggressifs par l’autodétermination des peuples…et par une « Société des Nations », il y a, enfin, les pauvres20 tentatives de détente, voir de réconciliation, franco-allemande, dans les années 1920. Toutes ces initiatives étaient des innovations politiques, diplomatiques, institutionnelles. Aucune n’a empêché la Seconde Guerre. Que manquait-il à ces élans prophétiques, qui n’ont pas abouti à un partage d’expériences suffisant pour faire barrage aux destructions encore plus « innovantes » de la guerre suivante? Faut-il en conclure leur inutilité ou faut-il les étudier, les scruter, s’appuyer sur elles pour ne pas désespérer ? Faut-il accepter le jeu auto-destructeur du cynisme ? Nous proposons plutôt de puiser force dans l’indestructible désir de l’humain. C’est de lui qu’il importerait de s’enquérir, de se souvenir. Car nous savons aujourd’hui grâce aux mémoires partagées depuis cent ans, que ces initiatives n’étaient pas isolées. Elles pouvaient voir le jour que parce qu’elles étaient tel un sommet de montagne se découvrant furtivement, la pointe visible d’une communauté invisible de deuil et de rêves, de foi et d’espoir, entre Européens qui s’ignoraient mutuellement. C’est cette communauté-là que quant à moi, je voudrais commémorer, comprendre, fortifier. C’est à cette communauté bien vivante que s’adresse VoCE 2014 – 2018…Voix et Chemins d’Europe…entre mémoire et avenir. Vous êtes invités à nous rejoindre. 16 Association (non-gouvernementale) pour le Service des Sépultures allemandes dans le monde, et les recherches , fondée en déc.1919 17 Pour l’Eglise Catholique, cf. Communio, Tôme 38, ¾ - 2013 ; pour les protestants français : cf. André Encrevé et Patrick Cabanel,Bulletin de la Société de l'Histoire du Protestantisme Français (BSHPF, Les protestants français et la Première Guerre Mondiale, Ed. Droz,Mai 2014. Pour UK , voir la prise de position contre la guerre en 1914, www.quaker.org.uk; et objections de conscience, par les Quakers aux EU. 18 Qui se souvient du Pape Benoît XV, de l’Empereur Charles I d’Autriche ou du Chancelier Allemand Michaelis ? Voilà des sources qu’il faudrait libérer… 19 Marc Ferro, « Frères de tranchées », 20 Assassinat du négociateur allemand Walther Rathenau par la droite allemande (1922); mort précoce (1929) de Gustav Stresemann, prix Nobel de la Paix ensemble avec Aristide Briand. 18 septembre 2014/Mascha Join-Lambert Initiatrice et Prés. VoCE2014-2018 VoCE 2014-2018/ Voix et Chemins d’Europe Ass. Loi 1901 250, rue du Clos Papin 73000 Chambéry Contacts : M. Join-Lambert [email protected] C. Bouveresse [email protected]