Pourquoi et comment introduire une perspective de genre en
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Pourquoi et comment introduire une perspective de genre en
Pourquoi et comment introduire une perspective de genre en Relations Internationales!? Ebauches Jasmine Champenois Sessions genre et développement de l'école doctorale en études du développement de l’IUED Mai 2005 2 Pourquoi et comment introduire une perspective de genre en Relations Internationales? Ebauches.* Jasmine Champenois “International institutions and practices contain, affect and are affected by gender relations” Whitworth 1994 : 41 La discipline vouée à l’étude des Relations Internationales (RI)1 s’est longtemps intéressée exclusivement aux échanges politiques et économiques des Etats, à la construction de la Nation et aux conflits découlant du système de recherche de pouvoir sur la scène internationale. A partir des années 1980, des débats critiques, notamment Third Debate (Cox, Lapid) et critiques féministes (Enloe, Peterson), ont remis en cause cette vision traditionnelle et mis en avant de nouveaux cadres d’analyses qui s’intéressent aux relations Etats/individus et particulièrement aux femmes. Notre approche se place dans la lignée des féministes constructivistes en Relations Internationales (Steans, Tickner, Whitworth) qui ont mis en avant l’importance de l’analyse de genre dans les phénomènes internationaux comme, par exemple, la division internationale du travail, la militarisation ou la question de l’immigration. Le genre est défini comme la construction sociale des rôles attribués aux hommes et aux femmes. Nous retenons plus spécifiquement la définition de Doreen Indra : "Gender as relations of power informed by situated notions of maleness and femaleness" (1999; xiv) qui permet un élargissement de la question hommes/femmes à la question plus générale de rapports de pouvoir et de catégorisation internalisée par la société et par l'individu. Introduire une perspective de genre dans une recherche en Relations Internationales Quelques obstacles… Une forte prudence (voire appréhension) demeure dans l’enseignement des Relations Internationales pour la recherche en études genre : d’une part, il est parfois considéré que les “women’s studies” devraient être traitées isolément, et d’autre part la question du relativisme culturel touchant aux relations hommes/femmes apparaît comme un obstacle à toutes affirmations théoriques générales (Bigo: 2002). La principale critique des chercheurs traditionnels est simple (voire simpliste) : les féministes ne font pas de Relations Internationales (Tickner: 1997). Les critiques affirment (en vrac) que le féminisme n’est pas scientifique, que les femmes ne sont pas des sujets de relations internationales (car invisibles) ou encore qu’une approche genre débouchera nécessairement sur une recherche subjective. Ainsi, il est encore loin d’être évident, surtout dans les recherches francophones, de mener une étude incluant la perspective de genre. Heureusement, le courant féministe anglophone en Relations Internationales se développe fortement depuis les années 90 et a mené plusieurs recherches empiriques significatives, comme par exemple, l’étude des opérations de maintien de la paix des Nations Unies (Whithworth), la militarisation (Cockburn, Enloe) etc. Ces études permettent aux chercheur-es féministes de s’appuyer sur des travaux académiques existants. Et des raisons pour les contourner Selon la pionnière Cynthia Enloe, toute situation de politique internationale a des conséquences de genre. Elle a, par exemple, étudié le rôle des femmes de diplomates ou des femmes * Les idées présentées dans ce document ne reflètent pas forcément celles du Pôle genre et développement de l’IUED. 1 Les majuscules seront utilisées pour désigner la discipline académique. 3 de militaires dans le maintien des institutions patriarcales, Armée ou Politique Etrangère (1990, 1993). En effet, l’analyse avec les lunettes de genre est essentielle à toute approche en relations internationales tant les rôles et les valeurs associés au masculin et au féminin affectent les processus internationaux – militaire, économique, politique et idéologique. D’autre part, ces processus ont, à leur tour, des conséquences de genre. Prenons une illustration de ce mécanisme. Lorsqu’une idéologie nationaliste s’appuie sur des valeurs féminines autour de la mère-patrie, le féminin aura tendance à représenter la continuité de la Nation (Cockburn : 1998) ; dans le cas d’un conflit armé, cette idéologie pourra avoir pour conséquence des violences particulières à l’encontre des femmes dans le but d’anéantir la Nation ennemie (Byrne : 1995). Par conséquent introduire une perspective de genre dans une recherche en Relations Internationales n’est pas qu’une cerise sur le gâteau. Il s’agit d’une variable transversale à toutes thématiques qui permet l’élargissement des frontières de la discipline. L’analyse ne se fait plus seulement d’un point de vue traditionnel (masculin ?) : la puissance, l’Etat, le système. Elle prend en compte une méthodologie qualitative (entretiens, analyse de terrain, subjectivité du chercheur). C’est un exercice salutaire d’analyse critique des constructions et dichotomies déjà établies (soi/autre, culture/nature, national/international). Et enfin, c’est le seul moyen de réintégrer la place et le point de vue des femmes dans des études et des processus qui les concernent et donc elles sont pourtant exclues. Comment ? De l’utilisation de l’outil « genre » « To examine gender and IR is to examine how ideas about the appropriate relationships between men and women, masculinity and femininity and about the role of women and men in society and workforce, inform the activities of IR. Examining gender also means examining the material conditions and social forces that both facilitate and constrain attempts to alter those understandings and practices. » Whitworth 1994: 41 La méthodologie féministe La question méthodologique est souvent abordée par les critiques du féminisme en RI. Selon ces derniers, la diversité des féminismes déboucherait sur l’échec d’une méthodologie commune. Rassurons-nous. Sandra Whitworth (1994) a très bien résumé les trois éléments fondamentaux pour aborder une question selon la méthodologie de genre en relations internationales. Il s’agit des points suivants : 1) admettre la construction sociale des significations, particulièrement du féminin et du masculin 2) admettre la variation historique et culturelle, particulièrement des rôles sociaux de sexe 3) permettre la mise en évidence des relations de pouvoir, même cachées, qui soutiennent ces rôles et significations. Cette méthode a été utilisée par des recherches portant sur les conflits armés, sur les questions de développement, de sécurité etc. (voir bibliographie). Tickner et les autres féministes RI insistent sur le fait que l’agenda féministe (s’il existe) n’est pas seulement d’inclure plus de femmes dans les analyses des RI mais de remettre en question l’agenda traditionnel de la discipline en y incluant par exemple, le viol comme arme de guerre, la prostitution locale générée par la présence des forces armées internationales, les réfugiés, les victimes civiles etc. Prenons d’autres exemples : les analyses de genre en études du développement montrent que 80% des Africaines travaillent dans l’agriculture mais ne sont pas rémunérées et n’ont pas accès au 4 crédit. Ou encore que les programmes d’ajustement structurel du Fonds Monétaire International diminuent les budgets sociaux et s’appuient sur le travail non rémunéré des femmes pour remplacer les fonctions de l’Etat-providence (santé, éducation, enfance) (Boserup: 1983, Verschuur : 2000). Ces thèmes abordés par les auteurs féministes génèrent des propositions d’élargissement de la discipline RI, comme par exemple l’intégration du droit des femmes comme droits de l’homme, une approche fondée sur l’individu plutôt que sur l’Etat, l’élargissement des concepts de sécurité au-delà des fondements militaires etc. Selon Jill Steans: « the implications of these changes are so profound that “inter-national” relations should be renamed « world politics » or « global politics » (1998: 77). Un outil d’analyse Ainsi, le genre est un outil, un filtre qui permet de complexifier toute analyse. Le genre est tout d’abord un outil descriptif : « quel est l’impact du phénomène social étudié sur les hommes et sur les femmes ? ». Il est également un outil explicatif : « les rapports de pouvoir entre les hommes et les femmes et les rôles qui leur sont attribués permettent-ils d’expliquer ce phénomène ? » Lors de l’utilisation de l’outil « genre », peuvent être retenus quatre niveaux d’analyse2 : - Niveau institutionnel (éducation, travail, politique, mariage, vote, etc.) ; - Niveau individuel (identité subjective, socialisation, rôle des hommes et des femmes) ; - Niveau symbolique (par ex. les constructions binaires, l’idéologie, etc.) ; - Importance des rapports de pouvoir (entre hommes et femmes, mais aussi classe, âge, Etat/individus etc.). Une fois cette recherche effectuée, il est également plus aisé de légitimer l’introduction d’une perspective de genre : les résultats touchant les rôles sociaux et symboliques des hommes et des femmes sont mis en avant et la méthodologie employée est transparente. Pour aller un peu plus loin, l’outil d’analyse selon le genre nous permet d’approcher différentes sources comme les discours, les concepts, les catégories ou encore les stratégies des individus3: ! ! ! ! ! Filtre d’analyse des discours des agents pour relever les relations hiérarchiques ; Relever les effets de catégorisations ; Appliquer les concepts de stéréotypes et d’altérité à l’ensemble des catégories dominées ; Etudier les stratégies des femmes et leur différence d’accès aux ressources ; Mettre en avant l’invisibilité des thèmes touchant aux transgressions de genre sur la scène internationale. Les objectifs de la recherche Une méthodologie transférable Une fois les réticences contournées, il est donc possible de proposer une méthode d’analyse applicable à tout phénomène de relations internationales. L’avantage de cette méthode est double : d’une part, elle prend en compte des variables encore peu étudiées en relations internationales (les femmes, les symboles etc.). D’autre part, les réticences imposées au départ de la recherche ont permis de construire et légitimer un outil solide et explicite. Actuellement l’aspect genre est de plus en plus accepté dans des sujets comme la migration, le trafic humain, la militarisation. Mais il intervient aussi dans des contextes culturels / économiques / identitaires plus flous qu’il importe encore de défricher. Par exemple, les relations Nord/Sud sur la scène internationale ne sont-elles pas marquées par des valeurs de genre ? L’étude genre nous permet d’insister sur les normes et les identités collectives dans la politique internationale, les thèmes de la domination (Nord/Sud par ex.), l’utilisation des discours et symboles justifiant l’inégalité de la relation à l’Autre. Selon le courant de recherches féministes en 2 Exposés dans le cours de Mme Fenneke Reysoo, Genre et développement, Genève, IUED, 2000/2001. D’autres approches permettent cette déconstruction (Foucault, Bourdieu, Baudrillart par ex.) mais n’ont pas intégré de perspective féministe. 3 5 RI, il est possible de mettre en évidence une version moins militarisée de l’appartenance nationale ainsi qu’une plus grande appréciation de l’identité de l’Autre, à l’extérieur de l’Etat. Enfin, outil transversal, le genre tend à favoriser l’utilisation de l’interdisciplinarité et la prise en compte en Relations Internationales des méthodes de sociologie, de sciences politiques, d’histoire ou d’anthropologie, par exemple. Il reste cependant encore beaucoup de travaux empiriques à réaliser avant que cette méthodologie incluant le genre soit appliquée dans tous les domaines de relations internationales. L’importance du réseau « genre » On l’aura compris, doutes et obstacles sont le lot d’une recherche académique entreprise avec une perspective de genre dans un cadre traditionnel. Ici, il est donc important de souligner l’importance du réseau des études genre, déjà bien développé dans le monde anglo-saxon, et qui commence à prendre son ampleur en France et en Suisse, entre autres. Le soutien apporté par d’autres chercheur-es introduisant une perspective de genre dans d’autres disciplines est utile (si ce n’est salutaire !) afin de constituer une équipe de travail où la notion de « genre » n’est pas sujette à méfiance. Les relectures, commentaires, présentations entre chercheurs (chercheurEs le plus souvent encore), permettent d’apprécier les avancées dans le domaine du genre et de travailler ses propres questionnements dans un cadre respectueux. Les écoles doctorales en Etudes Genre ou incluant une perspective de genre (par exemple en Suisse) ou encore les centres de recherches à l’étranger (par exemple, le International Gender Studies Center de l’Université d’Oxford) sont des espaces favorisant la poursuite d’une thèse et le mentoring académique. Ainsi les études genre ne sont pas, à notre avis, à intégrer uniquement dans le contenu académique d’une recherche, mais également dans ses aspects extérieurs et pratiques tels que la mise en réseau, le soutien à la relève académique féminine, les programmes pour les étudiant-es ayant des enfants à charge etc. Les conséquences de genre ont un impact sur la vie quotidienne des chercheur-es autant que sur la société. Pour conclure La discipline traditionnelle postule que les processus des relations internationales sont neutres du point de vue de genre : c’est-à-dire qu’ils n’auraient aucun effet sur la position et le rôle attribués aux femmes et aux relations entre les hommes et les femmes. A l’inverse, les recherches académiques féministes mettent en évidence les effets de ces processus : du militaire à l’impact économique, de la diffusion des images nationalistes au langage en temps de conflits, les identités masculines et féminines sont mises en jeu. L’analyse Genre et Relations Internationales permet de poser des questions non seulement sur les relations entre Etats et sociétés mais également sur l’impact des processus internationaux sur les sociétés. Ainsi, les identités féminines et masculines sont influencées par des processus externes à la société nationale et vice-versa. Il s’agit d’être prudent : les recherches féministes (ou genre) n’affirment pas la primauté des relations de genre dans les affaires internationales, ni que toutes les questions touchant à la féminité et à la masculinité sont liées aux processus internationaux. Il est important de rappeler également que le genre ne doit pas être réduit à un synonyme pour « sexe » (Carver : 2003) mais de le considérer comme un outil d’analyse du pouvoir non déterminé biologiquement. Il est bon également de rester critique des théories féministes comme des critiques se déclarant neutres puisque toute « théorie » porte en elle un projet politique. Ces dernières précautions, ajoutée à la mise en valeur claire des concepts et de la méthode féministes, facilitent grandement l’introduction d’une perspective genre dans une recherche académique. Il n’en demeure pas moins que le/la chercheur/e abordant cet outil doit se préparer à justifier, argumenter et douter sans relâche. Mais il s’agit là, sans doute, des joies de la recherche académique. 6 Quelques références Bigo Didier, Genre et Relations Internationales, Colloque AFSP, Paris, 30 et 31 mai 2002. Boserup Esther, La femme face au développement économique, Sociologie d’aujourd’hui, Paris, Ed. PUF, 1983, 260 pages. Byrne Bridget, Gender, Conflict and Development. Overview, vol. 1, Brighton, Bridge, Institute of Development Studies, 1995, 66 pages. Carver Terrell (2003) "Gender and International Relations" in International Studies Review, Forum, 5, pp. 287-290. Cockburn Cynthia, The Space between us: Negotiating Gender and National Identities, London and New York, Zed Books, 1998, 230 pages. Connell R.W (2001), "Masculinity Politics on a World Scale", in Barrett Frank J., Whitehead Stephen M., The Masculinities Reader, Cambridge, Polity Press, 2001, pp. 369-374. Enloe Cynthia, The Morning After: Sexual Politics at the end of the Cold War, Berkeley, University of California Press, 1993, 300 pages. Enloe Cynthia, Bananas, Beaches and Bases: Making Feminist Sense of International Politics, Berkeley, University of California Press, 1990, 194 pages. Indra Doreen (ed.), Engendering Forced Migration: Theory and Practice, New York, Oxford, Berghahn Books, 1999. Peterson Spike V. (ed.), Gendered States: Feminist (Re)Visions of International Relations Theory, Boulder and London, Lynne Rieder Publishing, 1992, 214 pages. Steans Jill, Gender and International Relations: an Introduction, Cambridge, Polity Press, 1998, 216 pages. Sylvester Christine, "Feminist Theory and Gender Studies in International Relations", 2002, http://csf.colorado.Edu/isa/ftgs/femir.html Tickner Ann J., "You Just Don't Understand: Troubled Engagements between Feminists and IR Theorists" in International Studies Quaterly, 41, 1997, pp. 611-632. Tickner Ann J., Gender and International Relations: Feminist Perspective on Achieving Global Security, Columbia University Press, New York, 1992, 169 pages. Verschuur Christine (ed.) Quel genre d'homme : construction sociale de la masculinité, relations de genre et développement, Genève, Colloque IUED, 2000, 170 pages. Whitworth Sandra, Feminism and International Relations, London, Macmillan Press Ltd, 1994, 160 pages. Bio Jasmine Champenois est titulaire d’un doctorat en relations internationales (IUHEI, Genève, 2006). Elle est l’auteure d’un mémoire intitulé La Guerre a-t-elle un Genre ? Identités féminines et masculines en temps de conflit armé (2002). Travaillant sur la méthodologie féministe, Jasmine a intégré le centre International Gender Studies de l’Université d’Oxford puis a participé à l’Ecole Doctorale Lémanique en Etudes Genre (Suisse). Ses publications (articles) portent notamment sur des analyses féministes de films (« God Bless the Army ? », IFJP, mars 2005) et sur les cinéastes africaines (L’Harmattan, à paraître). Contact : [email protected] Novembre 2006 7