Tache de vin en forme de poire

Transcription

Tache de vin en forme de poire
Tache de vin en forme de poire
(extrait)
Henri Alloy
Cinquante kilomètres séparent Saint-Denis de Saint-André. Pour s’y rendre
il faut longer la côte par la Nationale 2 saturée de voitures. La route est
monotone et je pense à ma mère, maintenant si proche.
Bondé, l’autobus arrive enfin, me dépose devant la gare routière, bruyante et
noire de monde. Des marchands sont là, vendeurs de fruits, d’épices et de
poissons, dans une chaleur humide et presque insupportable. Je ne me sens
pas très bien, me rafraîchis à l’eau d’une fontaine avant d’entrer dans un café.
Je demande ma route puis je me mets en marche, cherchant l’ombre partout.
Une demi-heure plus tard je découvre une vaste demeure d’allure coloniale.
Sur la grille, une plaque dorée avec écrit dessus : Maison de convalescence et de
repos. Derrière, sous les palmes, s’étire une longue allée de gravier rose où
déambulent quelques vieillards.
Un moment je songe à rebrousser chemin, à rentrer à Saint-Denis, à
rejoindre Laure et couler avec elle des jours paisibles sans plus penser à rien.
Mais je pousse le portail. À peine ai-je fait deux pas que je crois bien rêver.
Il est encore loin, mais, plus il s’approche et moins j’en crois mes yeux. Que
fait-il là loin de la Creuse, si loin de Montaulon ? Que fait-il là tout
simplement, le jeune et mystérieux métisse de la bibliothèque, planté à présent
devant moi et comme ravi du bon tour qu’il me joue.
Bonjour Jean-Louis, ne sois pas trop surpris de me voir. Ne cherche pas
à comprendre. Écoute simplement… Tu sais que je n’oublie rien, moi, que
cela me pèse et que parler me fait du bien. Et puis cela t’aidera peut-être. Je
ne sais pas. C’était il y a vingt ans, te rappelles-tu ? Un 12 février en tout début
d’après-midi. Une dame en tailleur bleu est venue parler à maman. Gentille et
bien habillée. Une assistante sociale de Saint-Denis. Elle était étonnée de te
voir à la maison plutôt qu’à l’école. L’école était si loin que tu n’y allais pas
tous les jours. Tes sandales étaient rafistolées, elle t’en a promis d’autres. Elle
t’a demandé si tu avais des frères et sœurs, si tu mangeais à ta faim, si tu étais
vacciné. Elle t’a offert des bonbons à la menthe, a voulu savoir à quelle heure
rentrait maman. Le soir même, elle lui donnait à signer un formulaire rempli
de phrases et de promesses, parlant de belles études en France.
Le lendemain, plus gaie que d’habitude, maman te raconta le voyage que tu
allais faire, l’avion qui t’emmènerait bientôt vers une vie meilleure et un bon
métier. Elle prépara ton sac, y déposa quelques souvenirs dont un vieux
pendentif. Trois jours plus tard, la même dame revenait au volant d’une 2CV
fourgonnette pour t’emmener à l’aéroport. Te souviens-tu ? Il tombait des
cordes ce jour-là et la pluie martelait la carrosserie de l’auto. Tu avais très peur
et l’assistante s’est mise à rire. C’était la première fois que tu montais en
voiture. Quand elle disparut, maman pleura toutes ses larmes… Tiens, voici la
seule photo d’elle qui existe.
Incrédule, je saisis l’image et découvre une jeune femme assise devant une
case, vêtue d’une robe et d’un petit chapeau. Sur ses genoux un très jeune
garçon.
Mais… ?
Redressant la tête je m’aperçois, ébahi, que l’enfant a disparu.
Aurais-je perdu la raison ? Que fait là cet enfant ? Je me retourne et ne vois
plus qu’un parc inondé de lumière, un immense trou, béant, irradié, bordé
de lauriers roses et de gazon ras, au bord duquel je vacille. Pas une ombre,
rien, rien qu’une image aveuglante où je me noie, plus rien que des vieillards
perclus semblant rire de mon sort au milieu d’un jardin.
Confus, je gravis les marches du perron.
Dans le hall, hésitant, titubant presque, je me présente, demande à voir ma
mère. Une hôtesse m’indique étage et chambre : 123. La fraîcheur du couloir
me ressaisit un peu.
Et je compte mes pas jusqu’au seuil de la porte. Derrière ces murs, il y a ma
mère, que je ne connais pas. Ma mémoire et ma vie peut-être. Un songe. Je
frappe à trois reprises. Le silence me répond. J’insiste, attends et frappe de
nouveau. Avant d’entrer dans la pièce.
Je crois m’être trompé, m’assure du numéro : 123.
Sur le mur de droite, dans la pénombre d’un angle mort, un poste de
télévision. Un fauteuil, flanqué d’une table basse. Je m’approche, pas à pas les
contourne. Une femme m’apparaît, assise là, minuscule, les mains posées à
plat sur ses genoux. Elle a les yeux fermés mais semble absorbée par l’image.
Je ne crois pas qu’elle dorme.
Il faudra bien parler mais je n’ose pas encore. Je fais face et observe,
silencieux, ce corps dérisoire que rien ne paraît distraire de l’écran. Je
m’approche, avance puis lentement m’accroupis. Je le sais maintenant ; que
c’est elle.
Quel seuil faut-il atteindre avant d’effacer en nous toute trace d’humanité ?
Nous avons vécu, survécu jusque-là malgré les épreuves. Nous méritons ces
retrouvailles. Mais si je me trompais, si tout était fini ? S’il n’y avait plus rien
dans cette enveloppe de chair qu’un cœur qui bat sans but ? Ou est-ce la
preuve d’un espoir, ce corps qui devrait être mort et ne l’est pas, à l’image du
mien, et qui défie le temps comme une horloge rebelle ?