L`auberge du cochon blanc
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L`auberge du cochon blanc
Baudets du Poitou Ils sont beaux comme des dieux. Pourtant, leur domaine est loin de rappeler l’Olympe ou un simple palais terrestre. Le sol est couvert d’une boue molle et collante. Adossé à la bicoque des maîtres, l’abri en pierres de taille est un vrai débarras, on y trouve pêle-mêle une vieille deuche rouillée, une baignoire qui ne vaut pas mieux, un enchevêtrement de poutres empoussiérées, un amas de pneus de tracteur élimés, des briques qui ont connu des jours meilleurs, et mille autres choses encore. Dans ces conditions, même un Parisien comprendrait que la famille Baudet préfère rester dehors par tous les temps. Y compris aujourd’hui, alors qu’il pleut, qu’il vente et que c’est pas un temps à mettre une cagouille dehors ! Pas même une bête à cornes montagnarde venue tout droit des hauteurs de Saint-Preuil. Le chef de la famille, Râ, premier du nom, défend par tous les moyens qui lui viennent à la tête - entre ses deux oreilles qu’il a fort développées - son statut… de chef de famille. C’est toujours lui qui s’approche en premier du grillage barbelé et déglingué quand il y a de la visite. On ne sait jamais, peut-être que les rigolos qui se perdent dans ce chemin sans retour ont, pour une fois, apporté de quoi manger ? Vient ensuite Diva, ou plus exactement Madame Diva. Moins foncée que son époux, elle est aussi un peu plus petite que lui. Pour ce qui concerne les oreilles et les idées qui prennent leur source entre elles, elle n’a personne à redouter, pas même lui. C’est du moins ce qu’elle pense sans tergiverser. Diva a fait des études à l’école du village, jusqu’au brevet. Moquez-vous donc, tout le monde n’en fait pas autant ! Enfin, il y a Peluche ou, comme sa maman l’appelle pour rire Appuie-tête. Peluche est tout jeune. Ses pattes sont immenses et velues comme celles d’un yéti. On ne voit pas ses yeux qui disparaissent derrière des touffes de poils drus à faire pâlir d’envie un sanglier dans la force de l’âge. Ses oreilles sont interminables. D’aucun prétendent, mais faut pas croire toutes les mauvaises langues, que la nuit dernière, nuit de pleine lune, comme vous l’avez sans doute remarqué, c’est lui ou plutôt ses oreilles qui faisaient de l’ombre sur le cachet d’aspirine. De ses yeux intelligents, Râ scrute l’intruse et dans la seconde qui suit, il en sait plus sur ce bipède qui lui fait face, que n’importe quel agent de sécurité dans un aéroport après une demi-heure de fouille. Il sait surtout qu’il faut toujours se méfier, se méfier et encore se méfier. Qui a inventé les fils de fer barbelés ? Je vous le disais, drôle d’engeance… Peluche essaye de s’approcher du grillage et se fait tout petit. Peine perdue, Râ lui mordille nerveusement l’oreille gauche et le repousse en arrière d’un coup de museau. Là, Peluche s’immobilise et fait comme s’il avait compris la leçon. Peut-être pour le consoler Diva s’approche, installe confortablement sa grosse tête par dessus le dos de Peluche et laisse pendre cet appendice énorme vers le sol. Appuie-tête… vous m’en direz tant ! Vu de loin, on pourrait croire apercevoir un monstre échappé d’un tableau de Bosch, une machine à vendanger en vacances de neige ou bien un âne à deux têtes. 1/2 Version du 27.2.11 © JP Bouzac 2010 Mais déjà Peluche se libère de l’entrave et tente une nouvelle fois d’approcher l’intruse, qui a entre-temps arraché plusieurs belles poignées d’une herbe bien verte pour les offrir à Râ. Ce dernier, oubliant sur le champ ses principes et ses devoirs familiaux, se laisse caresser le museau par l’intruse. Peluche s’approche alors d’un pas ferme, bien décidé à profiter de l’occasion. Mais c’est sans compter sur son papa, qui lui prouve aussitôt que l’on peut se laisser caresser le bout du nez, même si celui-ci est particulièrement long, sans pour autant relâcher son attention. Suite à un coup de museau paternel, un seul, Peluche fait, bien malgré lui, un bond en arrière qui l’éloigne d’un bon mètre du bord de l’enclos. Il reste planté là, la tête pendante, les oreilles ballantes dans le vent d’hiver. C’est injuste les adultes ! Ils ont toujours raison et en plus, ils en profitent parce qu’ils sont plus forts. Tu verras, quand je serais grand, je ferais le tour du monde, en vélo, si ça me chante. De son côté, Dame Diva ne se pose pas de question. Les histoires entre Râ et Peluche, c’est lassant en fin de compte. Poussant un grognement dont elle a le secret, elle fait signe à l’intruse de ne pas l’oublier et se retrouve récompensée par une grosse poignée d’herbes qui rend jaloux Râ à l’instant. Ce dernier, un vrai goujat !, tente de lui piquer l’herbe qui, à ses yeux, lui revient de plein droit. Elle s’empresse d’avaler le plus vite possible, bien que cela ne soit pas bon pour la digestion et Râ n’attrape finalement que les racines toutes crottées dans sa grande goule. Dégouté par le peu de reconnaissance que lui témoigne sa famille pour son engagement sans faille, Râ décrète le retrait en bon ordre direction le fond de l’enclos. En bon ordre, ça veut dire Peluche en premier, sa grosse tête penchée sur le côté comme s’il essayait de parler à sa mère en cachette, Diva justement, qui boude, car elle a été troublée en plein brunch, et Râ majestueux comme un roi mage, fermant la marche pour raison de sécurité. Extrait de « Nos amies les bêtes » Dédié à l’intruse Chassors, janvier 2010, VO française 2/2 Version du 27.2.11 © JP Bouzac 2010