La variété du français à Tahiti
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La variété du français à Tahiti
La variété du français à Tahiti Géographiquement, la Polynésie française se situe dans l'océan Pacifique, elle se compose de cinq archipels dont les îles de la Société. C'est dans cet archipel que se situe Tahiti qui est l'île principale de la Polynésie puisque c'est sur cette île que se situe la capitale qui est Papeete. En Polynésie, on a tendance à croire à tort qu'en plus du français, le tahitien est la seule langue. En réalité, sept langues majeures y sont parlées soit une par archipel auxquelles s'ajoutent des langues venues d'ailleurs: le français, le tahitien (aux Iles de la Société), le marquisien (aux Marquises), le puomotu [pu'omotu] (aux Tuamotu [tu'amotu]), le mangarévien (aux Gambier), l'australéen (aux Australes) et une sixième langue qui ne fait pas partie des langues austronésiennes, le hakka. Le hakka est une langue asiatique arrivée en Polynésie Française via le peuple chinois au XIXème siècle. C'est en 1830 que ce peuple arrive en Polynésie, recruté pour la plantation de canne à sucre. Le hakka est un dialecte de Chine parlé par la classe ouvrière principalement. En plus de ces principales langues, on trouve également des locuteurs d'autres dialectes chinois comme le mandarin et le punti, arrivés à l'origine par des chinois à Tahiti pour faire du commerce. En Polynésie Française, ce sont autant de langues qui se croisent et se mélangent quotidiennement et donnent un dialecte à part entière. 1. Des communautés diverses: cohabitation linguistique A. Des énoncés hybrides Dans une situation de communication quotidienne, un locuteur n'utilisera jamais qu'une seule langue mais au moins deux et parfois plus, mais toujours sur la base d'une langue. Il peut y avoir plusieurs origines à ce phénomène: – on trouve que le mot est plus précis dans une autre langue – en recoupant la même idée, un mot de la langue de base peut être polysémique, alors on en prend un dans une autre langue, lequel sera monosémique – la langue de base peut avoir besoin d'une périphrase pour exprimer quelque chose alors qu'une autre langue utilisera un seul terme – la méconnaissance du mot dans la langue de base – la préférence d'un autre terme que celui de la langue de base Nous appelons langue de base la langue sur laquelle se base l'énoncé, énoncé sur lequel vont se greffer des caractéristiques linguistiques d'autres langues. Pour éclairer cette notion, prenons l'énoncé réel, tiré d'une situation de communication à Tahiti: C'est tahito ton sao pao, je vais pas le amu'amu. Cet énoncé semblant complètement incompréhensible paraît tout à fait normal et est très commun en Polynésie, il signifie « ton sao pao est périmé, je ne vais pas le manger ». On remarque donc que la langue de base est le français, à laquelle se sont greffé plusieurs éléments linguistiques appartenant à d'autres langues. La structure est calquée du tahitien, le terme tahito est un terme tahitien et sao pao est un terme chinois pour désigner un met salé, il est intraduisible en français. En résumé, cet énoncé est basé sur des termes en majorité français auxquels se mêlent d'autre termes tahitiens et chinois et la syntaxe est calquée sur celle du tahitien. Ce genre de discours où se mêlent plusieurs langues est assez problématique pour des locuteurs français non natifs (ou n'ayant pas vécu sur le territoire suffisamment longtemps pour y être initiés). C'est ce genre de situation aboutissant à un quiproquo que Brigitte Holveck expose dans son étude intitulée Je vais baigner la mer. Elle y raconte ses premiers jours de cours en tant que professeur de français dans une zone défavorisée de l'île. Premiers jours durant lesquels un élève arrive en retard et lui dit « désolé M'dame, on a moto à moi c'est mon papa! », énoncé auquel elle s'empresse de répondre « ah, ton papa t'a offert une moto? ». Il fallait comprendre en réalité, que cet élève s'était fait battre par son père et que c'est ce qui a causé son retard. En tahitien, moto signifie coup de poing. Ce genre d'énoncé hybride est une des conséquences directes de la forte présence des trois communautés que nous avons citées. Mais elle est aussi la conséquence d'un métissage de plus en plus répandu. B. Le métissage En Polynésie, trois grandes communautés peuvent être distinguées, la communauté chinoise qui est de plus en plus importante sur le territoire et détient en grande partie le pouvoir économique, la communauté française et la communauté tahitienne. Le mélange de ces trois communautés sur un territoire clos a entrainé des mariages exogames qui eux-mêmes ont engendré des métissages. Aujourd'hui, il devient de plus en plus difficile de trouver des personnes ne possédant qu'une seule de ces trois origines. Ce mélange culturel à engendré des générations de métisses, majoritairement des franco-tahitiens ou des franco-chinois. On trouve plus difficilement des mariages entre Chinois et Tahitiens. Ce métissage de plus en plus répandu limite fortement le racisme et voit s'imposer le bilinguisme voire le plurilinguisme. 2. Le français parlé en Polynésie: un français mal parlé ou une variété du français? A. Caractéristiques sémantiques et morphologiques On remarque que dans certains énoncés parfaitement français au niveau de la syntaxe, des mots purement tahitiens ont été insérés. Ce procédé peut avoir deux origines, relevant toutes les deux d'un terme faisant défaut: Premièrement, le terme peut être intraduisible en français et pour illustrer cela nous allons prendre l'exemple du mot fiu [fju], terme tahitien le plus utilisé dans un énoncé en français. Prenons le corpus suivant, composé d'énoncés tirés de conversations réelles. Je suis fiu de l'école! Je n'ai pas envie de la voir, elle est trop fiu. J'ai pas envie de me lever pour prendre la télécommande, c'est fiu! Dans le premier exemple, fiu qualifie un fait fréquent, aller à l'école. On peut le paraphraser par j'en ai marre de car le sentiment n'est pas occasionnel, mais permanent. La traduction qui serait la plus proche de l'énoncé hybride serait: J'en ai marre de l'école! Le second exemple exprime quelque chose de différent, il qualifie non plus un sentiment, mais une attitude. On peut le traduire par pénible, ainsi, Je n'ai pas envie d'aller la voir, elle est trop pénible. Dans le dernier exemple, nous sommes en présence d'un emploi qui diffère encore des deux premiers. Il traduit un état de nonchalance ou de fainéantise de la part du locuteur et on peut paraphraser le terme par fatigant, ainsi Je n'ai pas envie de me lever pour prendre la télécommande, c'est fatigant! Dans un second cas, le terme recherché pour l'expression d'une réalité peut faire défaut dans la mesure où le locuteur ne le connait pas (et n'est donc pas forcément inexistant dans la langue). C'est souvent le cas pour des noms de plantes ou d'arbres car en tahitien ils se forment tous de la même façon: tumu + fleur / fruit En tahitien, tumu signifie tronc, ainsi on aura des structures formées complètement en tahitien comme tumu vi'i [vi'i] pour le manguier, tumu ha'ari [ha'ari] pour le cocotier ou encore tumu uru [uru] pour l'arbre à pain. Les termes vi'i, ha'ari et uru signifiant respectivement mangue, noix de coco et fruit de pain. On peut aussi avoir des structures formées à l'aide du terme tahitien tumu auquel s'ajoute le nom français de la fleur, on a ainsi tumu hibiscus, tumu bougainvillier ou encore tumu orchidée. On retrouve le même phénomène avec les différents lieux: fare moni = banque fare ha'apira'a = école fare ra'au = pharmacie fare ma'i = hôpital Mais aussi pour les professions médicales: taote niho = dentiste taote avae = podologue taote mata = ophtalmologiste taote tari'a = ORL taote animara = vétérinaire Le féminin se forme avec « vahine » et le masculin avec « tane » metua vahine = mère metua tane = père vahine farani = Française tane farani = Français atua vahine = déesse atua tane = dieu B. Caractéristiques syntaxiques Même si on ne trouve pas de créole en Polynésie, on peut remarquer une manière de parler français qui est unique. Nous allons dans un premier temps étudier des structures qui n'influent pas sur la compréhension (pour des interlocuteurs métropolitains) mais qui « sonnent faux ». Voici une liste d'énoncés tout à fait courants, et qui ne choquent pas les francophones vivant en Polynésie. On a volé ma voiture c'est mon frère. → Mon frère a volé ma voiture. C'est joli ta maison. → Ta maison est jolie. Jolie à toi. → Tu es jolie. Dans ces énoncés, le locuteur utilise exclusivement des mots en français. C'est pour cela qu'un interlocuteur non initié, bien que trouvant ces énoncés incorrects, pourra les comprendre. Le premier énoncé est une traduction littérale de ua rave ta'u pere'o'o e ta'u tu'ane → *volé de moi voiture c'est de moi frère (litt.) → On a volé ma voiture c'est mon frère → mon frère a volé ma voiture ua: prédicat rave: verbe prendre ta: introduit le génitif 'u: pronom personnel de la première personne du singulier pere'o'o: substantif voiture e: présentatif c'est tu'ane: substantif frère Le deuxième exemple est un calque de e nehenehe ta'oe fare → *c'est joli de toi maison → c'est joli ta maison → ta maison est jolie nehenehe: adjectif beau, joli oe: pronom personnel de la deuxième personne du singulier fare: substantif maison Le troisième exemple est un calque de nehenehe ia'oe → *jolie toi. (litt.) → jolie à toi. → tu es jolie. ia: particule que l'on trouve devant les noms propres ou les pronoms personnels. Ces formes de phrases ont certainement été introduites par les personnes dont le tahitien était la langue maternelle et ont été forcés d'apprendre le français. Les deux structures étant totalement différentes (on passe d'un ordre canonique V-C-S à S-V-C), et le français étant une langue particulièrement difficile à apprendre, ils ont tenté de parler français avec la structure qu'ils avaient l'habitude d'employer. Puis cette façon de parler à été conservée et on l'appelle localement le français tahitien. C. Un souci de simplicité Nous avons écouté une dame asiatique, de classe moyenne, née en Polynésie, elle a donc pour langue maternelle le chinois, le français et le tahitien ont été acquis à l'école. Ces énoncés étaient complètement hybrides, les trois langues étant mélangées. Cependant, nous n'avons pas réussi à cerner la logique de ce mélange, c'est à dire, pourquoi changer de langue à cet endroit précis, pour ce mot précis. Alors nous l'avons interrogée et lui avons demandé pourquoi elle changeait de langue sans raison apparente, voici sa réponse: « Quand je parle en français, il m'arrive de ne pas trouver le mot qui correspond, donc je le dis en chinois. Sinon, quand je parle en chinois, je mets souvent des mots en français ou en tahitien, c'est pas parce que je ne connais pas l'équivalent chinois, c'est parce que je prononce le premier mot qui me vient à l'esprit, s'il est en français, je le dis en français. C'est plus simple comme ça. » Nous avons ensuite interrogé une autre personne qui mélange également les trois langues. Après l'étude de ses énoncés, les changements de langue semblent correspondre aux raisons évoquées en 1.A. Nous lui avons demandé pourquoi il ne s'exprimait pas dans une langue unique, voici sa réponse: « C'est comme ça quand je parle spontanément. Si je devais m'exprimer dans une langue, ça irait moins vite, il faudrait que je réfléchisse, on a pas l'habitude! On prend ce qu'il y a de bien dans les trois langues et on fait la notre, celle que tout le monde comprend à Tahiti, le français local. » Derrière ces énoncés hybrides se cache une recherche de la simplicité et une part de spontanéité. Le fait de mélanger les langues aboutit à une langue à part que les locuteurs peuvent percevoir comme une langue identitaire. Les plus conservateurs diront qu'il s'agit de français mal parlé, les autres diront que c'est une variété de français qui n'a rien à voir avec celle que l'on trouve en France métropolitaine. C'est l'idée que Jimmy Ly (auteur polynésien d'origine chinoise et auteur de bonbon soeurette et pai coco publié en 1996) exprime quand il dit « C'est quand je suis allé en France que je me suis rendu compte que je n'étais pas un Français comme les autres ». Bibliographie: HOLVECK Brigitte, Je vais baigner la mer: petit lexique du français parlé à Tahiti, mémoire de master. LY Jimmy, Bonbon soeurette et pai coco, Papeete, Association Wen Fa / Polytram, 1996. LY Jimmy, Adieu l'étang aux chevrettes, Papeete, Te ite, 2003. SPITZ Chantal, L'île des rêves écrasés, Papeete, éd. de la plage, 1991.