1 LA BEAUTÉ DU DIABLE

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1 LA BEAUTÉ DU DIABLE
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LA BEAUTÉ DU DIABLE
Il était une fois un maître imagier sur le chantier d'une église. Un imagier, c'est celui qui
sculpte des images. Sur le tympan, le Christ et ceux qui sont dans sa lumière, apôtres
et martyrs, un évêque et un pauvre, deux pèlerins en marche vers l'éternité, saint
Michel et sa balance, et de l'autre côté la gueule ouverte de Léviathan, le supplice des
damnés. Au fil des chapiteaux, les paraboles de Notre Seigneur et les scènes de sa
vie, de la crèche à la croix, nos premiers parents mangeant le fruit défendu, Noé
construisant l'arche, David et Goliath, saint Antoine tenté par le démon, saint Martin
donnant la moitié de son manteau. Tout cela, c'était l’œuvre des imagiers. Tout cela et
tant d'autres choses encore: les frises et les fleurs autour des arcatures, les médaillons
où alternent les signes du zodiaque et les travaux des saisons, les monstres qui ont
deux corps pour une seule tête, les oiseaux qui dévorent des enfants, les diables
ricanants. Toutes ces figures, toutes ces sculptures étirées, contournées, tordues,
raccourcies, emmêlées pour se plier avec une fantaisie docile aux courbes des
voussures, des chapiteaux, des colonnes.
Ce maître imagier travaillait donc sur le chantier d'une église, et c'était l'église d'une
abbaye de moines noirs. Auprès de moines blancs, ceux de la règle de Cîteaux, les fils
de saint Bernard, il n'aurait pas trouvé à s'employer. Car saint Bernard voyait dans
l'ornement de la pierre un luxe interdit à ceux qui veulent imiter la pauvreté du Christ,
dans la beauté informe du bestiaire monstrueux une distraction pour l'œil et une
tentation pour l'esprit. Comment, lorsque tant d'images arrêtent l'attention, s'abîmer
dans la prière et se laisser, comme saint Paul, aveugler par l'éblouissante lumière de
l'amour? Seules les lignes nécessaires et pures d'un édifice tendu vers le ciel peuvent
conduire le regard, et non le retenir, l'élever, et non l'arrêter. Mais les moines noirs
aimaient au contraire voir la libre luxuriance des sculptures se soumettre à la rigoureuse
ordonnance de l'architecture, de même que la variété du monde célèbre l'unité de Dieu.
Ceux pour qui travaillait le maître imagier avaient longuement réfléchi aux scènes qui
seraient représentées au tympan et sur les chapiteaux de leur église. Ils avaient médité
l'Écriture et son sens. Ils savaient que même les bêtes et les plantes nous instruisent,
que toute créature au monde nous renvoie notre image et celle de Dieu. Ils pensaient
aux pauvres du Christ, aux simples qui ne savent pas lire et auxquels, comme le disait le
saint pape Grégoire, les images tiennent lieu de lettres. Le peuple de Dieu qui se
presserait dans leur église devrait y voir figurée sa marche vers la vie et vers la
promesse de la résurrection. Le Christ du tympan ne serait pas son juge, mais son
sauveur. De ses longues mains ouvertes, les rayons de sa grâce iraient toucher tous les
hommes, jusqu'aux extrémités de la terre, tous, ceux qui ont la peau noire et ceux qui en
Orient, à ce qu'on raconte, ont des oreilles qui traînent jusqu'à terre ou des têtes
d'animaux. Car tous sont des créatures de Dieu, tous sont ses enfants, tous sont
appelés à son amour.
Et sur les chapiteaux de la nef se succéderaient tous ceux qui l'ont suivi, tous ceux qui
l'ont aimé, tous ceux qui ont cru, qui ont douté, qui ont cru malgré tout. Notre père
Abraham, qui reçut la promesse de Dieu pour avoir espéré contre toute espérance. Les
disciples d'Emmaüs, qui pleuraient la mort du Christ, ne pouvaient croire à sa
résurrection et lui disaient pourtant sans même le reconnaître «Seigneur, reste avec
nous, car le soir tombe », comme nous lui disons tous dans le crépuscule où nous le
cherchons. Les saintes femmes devant le tombeau vide. Saint Thomas tendant la main
vers les plaies du Christ, saint Thomas, le disciple qui, après avoir le plus douté, fut le
seul à reconnaître Dieu lui-même dans Jésus ressuscité. Et saint Paul le converti,
l'ancien ennemi du Christ, appelé à recueillir, sous la meule de la Passion, la farine de
la nouvelle alliance pour offrir à tous les peuples, à l'unique et innombrable peuple de
Dieu qui doute et qui veut croire, la nourriture de la vie.
Extrait de « Le jongleur de Notre Dame »
Contes chrétiens du Moyen Age - M. Zink - Ed. le Seuil
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Le maître imagier avait fort à faire malgré les aides, les apprentis, les compagnons, qui
dégrossissaient pour lui les blocs de pierre et auxquels il apprenait son métier en leur
confiant quelque ornement, quelques finitions, parfois un personnage. L'un des moines
le regardait sans cesse travailler avec émerveillement. C'était le sacristain du
monastère. Sa charge lui donnait plus de liberté qu'à ses frères pour s'attarder sur le
chantier. Il aurait tant voulu connaître l'art du sculpteur et savoir tirer de la pierre ces
formes admirables. Le maître imagier lui enseigna les rudiments, et entre chaque office
le moine venait s'exercer avec zèle. Un jour, il demanda s'il ne pourrait pas lui-même
contribuer pour une toute petite part à l'ornementation de l'église.
- Qu'aimeriez-vous sculpter? lui demanda le maître.
- Le diable, répondit-il.
Car il se sentait encore bien peu habile. Sculpter l'image de Notre Seigneur, de la
Sainte Vierge, d'un saint, il n'aurait pas osé. Et si cette image avait été laide! Mais le
diable est laid. On ne saurait le représenter trop laid. C'était donc un travail pour un
débutant. Le maître sourit de ses raisons, mais ne fit aucun commentaire.
- Va pour le diable, dit-il.
Et le moine fit le diable très laid. Ille fit plus informe encore que difforme, boursouflé, les
contours indistincts du corps brusquement rompus par l'arête du chapiteau, le visage
mollement dissymétrique, l’œil tombant, les lèvres retroussées en un ricanement niais
sur des dents serrées, trop larges et trop égales, car elles étaient tout bonnement
figurées par des stries de la pierre.
L'artiste était fier de son œuvre. On ne pouvait imaginer diable plus répugnant.
D'ailleurs, le maître rit en le voyant et les compagnons s'appliquèrent longuement à
contrefaire son expression par des grimaces grotesques, gonflant les joues, écartant les
lèvres, serrant les mâchoires, étirant du doigt le bas de leur paupière.
Mais la nuit même, alors que le moine dormait dans sa cellule, le diable lui apparut. Il
l'injuria, il le menaça, il lui reprocha violemment de l'avoir représenté si laid et si risible:
- Parce que je suis le réprouvé, je n'aurais pas droit qu'on me rende justice? Moine stupide,
crois-tu donc que je serais si redoutable si j'étais semblable à ce que tu m'as fait? Dieu luimême m'appelle le prince de ce monde: ce monde n'adore-t-il pas la beauté? Comment
donc séduirais-je si je n'étais pas beau? Demain, dès demain, m'entends-tu, tu corrigeras
mon image et tu me rendras ce qui me revient: la beauté.
Terrorisé, le moine s'éveilla en sursaut et se signa. Pendant un long moment son esprit resta
oppressé par la vision qu'il avait eue. Mais le temps passant, l'angoisse se dissipa et laissa
la place à la fierté. Fallait-il que son œuvre fût remarquable pour que le diable prît la peine
de venir la lui reprocher! Il se garderait bien d'y toucher. Au reste, obéit-on au diable? Et
toute la journée du lendemain, il la passa les bras croisés à côté de sa sculpture, recevant
avec la modestie convenable les compliments qu'on lui en faisait.
La nuit suivante, le diable lui apparut à nouveau et se fit plus menaçant. La troisième nuit, il
lui annonça qu'il aurait à supporter les conséquences de son obstination.
Dans le village voisin de l'abbaye vivait une jeune veuve. Elle était pieuse et suivait souvent
la messe conventuelle, parfois l'un ou l'autre des offices monastiques. Souvent aussi elle
faisait à la communauté quelque don modeste: c'étaient des œufs frais pondus, un fromage
de ses chèvres, des fruits de son verger. Elle les remettait au sacristain, que ses fonctions
autorisaient à franchir la clôture du cloître et à être en contact avec les fidèles. Vous
imaginez ce qui arriva. Le diable tenait sa vengeance. Il les enflamma de passion l'un pour
l'autre. Il leur donna l'audace de s'avouer leur amour. À son instigation, la jeune femme
suggéra au moine de s'enfuir avec elle et le moine conçut le dessein de voler les vases
sacrés du monastère, dont il avait la garde, pour en tirer les ressources nécessaires à
leur vie coupable.
Extrait de « Le jongleur de Notre Dame »
Contes chrétiens du Moyen Age - M. Zink - Ed. le Seuil
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Une nuit, ils mirent leur projet à exécution. Le moine entassa dans un sac les calices et
les ciboires d'or et d'argent aux incrustations d'émaux, les patènes et les pyxides, il
rejoignit son amie à la porte de l'abbaye, et tous deux se mirent en route dans l'ombre.
Mais à peine avaient-ils passé le premier tournant que le diable fit sonner toutes les
cloches de l'abbaye, courut au dortoir, réveilla les moines en criant au voleur. Il avait
pris l'apparence de l'un d'entre eux, il jurait qu'il avait vu le sacristain voler le trésor du
monastère et s'enfuir. Tous se levèrent, coururent à l'armoire où les vases précieux
étaient déposés. Les portes en étaient béantes et elle était vide.
Les fugitifs n'étaient pas loin. Ils furent vite rattrapés.
Nul ne prêta attention à la femme, nul ne la reconnut dans l'obscurité. On la prit pour
quelque fille perdue. Elle put se cacher dans un fossé et elle regagna sa maison quand
le calme fut revenu. Mais le sacristain fut ligoté, battu, traîné jusqu'au monastère, jeté
dans un cachot où on l'enchaîna. La folie de la passion l'avait soudain quitté. Prostré
dans le noir contre la terre humide, le visage souillé de boue, de sang et de larmes, il
pleurait son péché et son crime.
Une fois de plus, le diable lui apparut. Il triomphait. Il se vanta de l'avoir placé dans la
situation où il se trouvait. Il l'invita à réfléchir sur son aventure. N'avait-il pas cédé à la
séduction du diable? Cette séduction n'avait-elle pas été celle de la beauté? Qu'il se
rende donc à l'évidence! Qu'il reprenne sa sculpture et donne au diable la beauté qui
est la sienne! En échange, lui, le diable, le tirerait du mauvais pas où il l' avait mis.
Dans sa détresse, le moine accepta le marché. Aussitôt, il se retrouva dans son lit, au
dortoir, entouré de ses frères qui dormaient paisiblement. L'heure de matines était
proche. Il se leva et, comme c'est la fonction du sacristain, sonna les cloches pour
appeler les moines à l'office. Quand ils le virent, ils se saisirent de lui, l'injurièrent, lui
demandèrent comment il avait pu briser ses chaînes et s'évader de son cachot. Il joua
l'étonnement. Quelles chaînes? Quel cachot? Comme eux, il sortait de son lit où il
s'était, comme eux, couché la veille au soir. On courut au cachot. Le diable y avait pris
la place du moine. Quand on voulut porter la main sur lui, il disparut, laissant derrière lui
une forte odeur de soufre qui ne laissait aucun doute sur son identité. La question était
réglée. Le diable leur avait joué un de ses tours. Le sacristain était innocenté.
Mais il lui restait à tenir sa promesse. Dès qu'il le put, il se glissa sur le chantier. Au
maître imagier, il expliqua, non sans quelque embarras, qu'à la réflexion il trouvait son
diable vraiment trop laid et souhaitait l'embellir un peu. À sa grande surprise, le maître
approuva ce projet avec enthousiasme, un enthousiasme tel qu'il ne put s'empêcher de
lui en demander la raison.
- Je craignais, dit-il timidement, que mon idée vous parût bizarre. Embellir le diable!
Vraiment, vous jugez que je dois le faire?
- Bien sûr, vous devez le faire, ou du moins essayer!
Je n'osais vous le dire, mais, puisque vous en convenez vous-même, il faut bien avouer
que votre diable est affreux. - Mais le diable n'est-il pas affreux ?
- Le diable, je ne dis pas. Mais un chapiteau doit être beau.
Le moine se mit au travail tandis qu'à ses côtés le maître imagier l'aidait de ses conseils
et parfois guidait sa main. Bientôt le chapiteau prit une tout autre forme et le diable une
tout autre apparence. Ses jambes maigres, aux tendons saillants, suivaient à présent
l'arête du chapiteau et la soulignaient. Sa taille était pliée avec une souplesse anguleuse et son buste collait à la bordure supérieure, juste sous l'entablement. Ainsi juché
en surplomb, il écrasait ceux qui, au bas de la colonne, le contempleraient, le cou
renversé, lui rendant involontairement hommage, et qu'il désignait d'un bras tendu et
impérieux. Un rire triomphant déformait son visage, aux joues creusées par de profonds
plis d'amertume.
Extrait de « Le jongleur de Notre Dame »
Contes chrétiens du Moyen Age - M. Zink - Ed. le Seuil
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Il éclatait d'une jubilation impitoyable et dominatrice, tandis que ses yeux paraissaient
vides et morts.
- Voilà, dit le maître imagier avec satisfaction. N'est-il pas horrible ainsi?
Le moine frémit, craignant la colère de son visiteur nocturne. Mais le maître ajouta:
- N'est-il pas beau?
Horrible et beau? Le moine commençait à comprendre que l'image d'un objet laid peut
être belle, qu'il avait eu tort d'être si fier de son premier essai, car son image du diable
était informe et laide et que c'était cela qu'avait voulu dire le maître imagier. Mais le
diable, lui, qu'en penserait-il? Il se voulait beau. Se contenterait-il qu'une belle image
désignât sa laideur? Le maître semblait deviner ses pensées, car il dit:
- Le diable lui-même devrait en être satisfait. On ne peut détourner les yeux de cette
image. Elle subjugue. Elle séduit. Elle trouble.
Il dit encore:
- Nous sommes troublés quand nous copions la laideur du monde et que nous la
rendons belle, mais ce trouble nous fait plus ardemment désirer l'immuable beauté de
Dieu.
Extrait de « Le jongleur de Notre Dame »
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