PDF du chapitre - OpenEdition Books

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Daniel Bougnoux (dir.)
Aragon, la parole ou l'énigme
Éditions de la Bibliothèque publique d’information
Il n’y avait pas de rupture
Jean Ristat
Éditeur : Éditions de la Bibliothèque
publique d’information
Année d'édition : 2005
Date de mise en ligne : 17 janvier 2014
Collection : Paroles en réseau
http://books.openedition.org
Référence électronique
RISTAT, Jean. Il n’y avait pas de rupture In : Aragon, la parole ou l'énigme [en ligne]. Paris : Éditions de la
Bibliothèque publique d’information, 2005 (généré le 18 mai 2016). Disponible sur Internet : <http://
books.openedition.org/bibpompidou/795>. ISBN : 9782842462161.
Ce document est un fac-similé de l'édition imprimée.
Il n’y avait pas de rupture
Jean Ristat, écrivain
À 16 ou 17 ans, avant de le rencontrer, j’avais sans doute très peu lu Aragon.
Je n’étais pas un bon lecteur de son œuvre et je le considérais comme un
ringard parce qu’il y avait des textes que je ne connaissais pas encore. Lisant
les surréalistes, Aragon me semblait figé dans un passé ou un retour au passé.
Après ma première rencontre avec Aragon, les choses ont changé. C’était en
1965 et c’est vraiment à ce moment-là que j’ai commencé à le lire. Depuis,
je n’ai jamais cessé. C’est en le lisant, en l’écoutant, en vivant avec lui que
j’ai commencé à comprendre deux ou trois choses et que j’ai commencé
à changer mon rapport un peu automatique, systématique – comme on
endosse un habit à la mode –, à la modernité. Par exemple, lorsque Aragon,
un soir, me dit : « Je vais te lire Musset », je ricane bêtement. Il insiste. Il
sort Namouna et le lit en entier. Et finalement, cela m’émeut, je trouve que
c’est tout à fait intéressant. Il me demande si cela me plaît et je réponds
qu’en effet ce n’est pas mal du tout. Alors, nous recommençons. Il me l’a
lu une seconde fois. Moi, dans les années soixante-dix, j’étais totalement
honteux d’aimer la littérature du passé. J’ai avoué à Roland Barthes que
j’aimais Lamartine comme si c’était une chose inavouable. Aragon m’aura
enseigné toute sa vie ce rapport à la littérature du passé, donc à la tradition.
C’est pourquoi c’est avec un certain sourire que j’entends les discours que
l’on peut tenir sur la poésie d’Aragon et en particulier sur la poésie de guerre
ou la poésie des années cinquante ou sur la question du sonnet. Viendrait-il
à l’idée de quelqu’un de reprocher, par exemple à Cummings, d’écrire dans
une partie de sa poésie des sonnets déguisés ? Viendrait-il à quelqu’un l’idée
de dénoncer chez Ezra Pound son rapport à toute la littérature universelle,
de la littérature chinoise en passant par la littérature des troubadours ? 49
Comme si l’on ne savait pas, pour parler rapidement, qu’il n’y a d’écriture Titre de l’intervention
que lorsqu’on se réapproprie les écritures du passé.
par Jean Ristat
Donc, l’Aragon que je rencontre en 1965, c’est un Aragon qui est évidemment une image légendaire, mais c’est un jeune homme qui paraît
complètement dépassé, complètement figé au jeune homme que je suis
alors, lecteur habituel de Ponge, Michaux, René Char.
Je voudrais ajouter que j’ai été frappé par les interventions de Philippe
Forest et de Jean-Baptiste Para. Au fond, tout cela est très lourd à manier.
Philippe Forest a parlé principalement du roman, en ne citant guère
d’ailleurs Théâtre/Roman. Quant à Jean-Baptiste Para, il a mis l’accent
sur la poésie d’Aragon mais sur une certaine poésie d’Aragon, qui est la
poésie réputée traditionnelle ou la poésie des années cinquante alors que,
sans parler de la poésie surréaliste que l’on connaît encore mal, il y a un
mouvement dans la poésie d’Aragon qui dépasse de bien loin la poésie
des années cinquante.
Alors, je le dis, j’en ai un peu assez que l’on revienne sans arrêt sur cette
histoire de la poétique d’Aragon des années cinquante. Que fait-on de tout
ce qui suit ? Des Chambres, du Fou d’Elsa, des poèmes qui sont dans Théâtre/
Roman, etc. ? Que fait-on de cet extraordinaire mouvement de remise en
question perpétuelle des formes poétiques chez Aragon, mouvement qui
n’existe que parce que justement Aragon est un des meilleurs connaisseurs
de notre littérature française ? C’est le travail d’un homme qui possédait
admirablement toute la tradition et toutes les techniques de notre langue
poétique. Il faudrait peut-être sortir un peu de ces manières de classifier
© Éditions de la Bibliothèque publique d’information/Centre Pompidou, 2005
ISBN 2-84246-093-6
Aragon, sinon nous n’en sortirons pas. Moderne ? Pas moderne ? Stalinien ?
Pas stalinien ? Ringard ? Pas ringard ? Voilà en ce qui concerne ma réaction
aux précédentes interventions.
Très vite, à partir de 1965, j’ai travaillé avec Aragon et collaboré à son
journal Les Lettres françaises. En même temps, je fréquentais les avant-gardes
de l’époque, en particulier Sollers et Tel Quel et je suis devenu, en quelque
sorte, sur les dernières années du journal, le porte-parole de l’avant-garde
telquelienne, que ce soit dans Les Lettres françaises ou dans La Gazette de
Lausanne. Avec les encouragements d’Aragon. Il est d’une attention extraordinaire à tout ce qui se crée de ce côté-là, à tout ce qui se cherche, à tout ce
qui se dit. Pour preuve, le magnifique texte qu’il a consacré à Lautréamont
et qui va être à l’origine de ce Lautréamont et nous, monument critique
dans l’œuvre d’Aragon. Lorsque je traitais des contemporains, j’écrivais
beaucoup dans la presse, j’ai réalisé beaucoup d’entretiens avec mes amis
de l’époque et c’est Aragon qui m’a conseillé de réunir tout cela. C’est ainsi
que le livre est né.
Pour répondre à la question de la modernité d’Aragon, je dirai que pour
moi, il n’y avait pas d’oppositions entre nos contemporains et Aragon, et
en particulier l’Aragon de Théâtre/Roman. Peut-être y a-t-il là pour moi une
façon de m’opposer, en tout cas de ne pas être dans l’idéologie des années
soixante-dix qui étaient celles de la rupture. Pour moi, il n’y avait pas de
rupture. J’étais dans un travail critique de réappropriation, d’assimilation
du passé, des grandes figures du passé. En ce qui concerne Aragon, je pense
que le problème de la rupture est un problème important. Peut-être même 50
pourrait-on y voir la question principale qui est la question du rapport au Titre de l’intervention
père ; et, à ce moment-là, Aragon a la figure du père détesté et haï, du père par Jean Ristat
auquel on s’oppose, du père qui fascine et qui irrite. C’est tout le jeu avec
Aragon, en particulier le jeu entre Philippe Sollers et Aragon. Je n’envisage
pas les choses de cette façon-là.
En ce qui me concerne, avec Aragon, je me retrouve toujours dans
une situation extrêmement difficile. Par exemple, ici-même, je ne sais pas
comment me situer. Je suis ici comme exécuteur testamentaire d’Aragon,
qui salue la tenue d’un colloque à Beaubourg, dont je suis particulièrement
heureux ; je suis là aussi comme témoin principal des dernières années de
la vie d’Aragon, mais je suis aussi là comme écrivain. J’essaie de tout faire
tenir ensemble, pas forcement de tout accorder, cela ne m’intéresse pas.
Je disais donc que l’Aragon des contemporains, c’est l’Aragon de Théâtre/
Roman. C’est l’Aragon avec lequel j’ai un rapport de vie et d’écriture qui
fait que nos vies et nos travaux, à ce moment-là, commencent à se mêler
étroitement, et ce qui m’intéresse encore aujourd’hui – et c’est la raison
pour laquelle je n’interviendrai pas davantage –, c’est l’aventure d’Aragon
et de moi-même qui est dans Théâtre/Roman, et dans un de mes livres,
Lord B, et qu’Aragon m’a un peu incité à continuer lorsqu’il m’a laissé,
avant de mourir, un certain nombre de manuscrits de Théâtre/Roman, son
dernier livre. Des manuscrits qu’il a détachés pour moi et auxquels il a
donné un titre et une conclusion. Cela m’amène à réfléchir sur ce choix
qu’il a fait pour moi et auquel je ne peux pas ne pas répondre. Mon rapport
avec Aragon est de cette nature-là, au point que c’est ce que j’écris en ce
© Éditions de la Bibliothèque publique d’information/Centre Pompidou, 2005
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moment. J’avais oublié ces pages et, d’un seul coup, elles me reviennent
et donc je me coltine, je m’affronte au texte même d’Aragon et en même
temps à la perversité et à l’étrange rapport en miroir qu’il a instauré entre
nous : le vieux et le jeune, la tradition et la « modernité ». Je n’en suis pas
sorti, je m’y suis attelé. Je n’en sortirai sans doute jamais car ce que j’ai à
faire maintenant, c’est d’écrire tout cela. Voilà donc comment se joue pour
moi ce rapport à la modernité.
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Titre de l’intervention
par Jean Ristat
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