Jonas Mekas et le New American Cinema

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Jonas Mekas et le New American Cinema
Jonas Mekas et le New American Cinema
A l'heure de la banalisation de l'étiquette "Art et Essai" et au développement sans pareil de la
place réservée à ce cinéma par les plus grands groupes de distribution de l'Hexagone, c'est du
côté du cinéma dit expérimental (1) qu'il faudra désormais traîner pour trouver un esprit
différent, une alternative à cette production dominante sclérosée qui inonde nos écrans depuis
une vingtaine d'année. Malheureusment, mis à part le regain d'intérêt qu'a pu susciter dans les
années 70 ce pan souvent occulté des grandes cinématographies, il semblerait que nous
soyons actuellement réduits (mais c'est toujours avec plaisir que l'on redécouvre des chefsd'œuvres passés sous silence faute d'un public initié ou simplement intéressé) à aller chercher
quarante ans en arrière les travaux d'hommes de l'envergure de Jonas Mekas.
Pour saisir avec justesse les enjeux propres à ce genre d'expérimentation (puisque c'est bien
de cela qu'il s'agit), il nous a semblé pertinent de replacer rapidement l'homme dans le
contexte particulier de son époque et des initiatives liées au mouvement indépendant
américain, avant de nous attacher plus particulièrement à une des œuvres les plus
intéressantes de l'artiste, à savoir le Film-Journal Walden, aujourd'hui l'objet d'une réédition en
coffret vidéo.
Jonas Mekas est l'homme derrière lequel une nouvelle génération de cinéastes (essentiellement newyorkais puisque c'est à New York que Mekas perçoit nettement pour la première fois "the movement of
the underground" avec le film de John Cassavetes, Shadows(2)) se rassemble, prend enfin la parole
pour saisir le flux continu de la vie, interroger la distance entre la réalité et l'art, et remettre en cause
les principes commerciaux qui régissent l'existence du film. En tant que critique, théoricien, mais aussi
cinéaste, Mekas incarne cette volonté non encore formalisée de proposer une alternative à la
production cinématographique américaine dominante, en cette fin des années cinquante où
Hollywood (rebaptisée West New Ghost Town) célèbre un chef-d'œuvre décalé de William Wyler : le
Ben Hur aux onze oscars, où l'Academy Award Association lève à peine son interdiction de prendre
en compte pour ladite cérémonie les personnalités ayant été portées sur la Liste Noire et tandis que
les Majors étendent irrémédiablement leur influence à d'autres continents et mettent en place les
premiers réseaux de télévision affiliés aux grandes compagnies. Le cinéma, à peine sexagénaire, se
laisse rattraper dans un mouvement irréversible par le gigantisme américain.
Mekas veut faire en sorte que cette génération en lutte trouve la ratification d'un public susceptible de
sauver l'initiative personnelle (et forcément marginale), d'influencer le cours des choses, et de modifier
les perceptions et les idées préconçues sur ce que le cinéma a à dire et à faire. "Artiste du quotidien"
dès ses premiers travaux, il remet en cause l'idée de spectacle et, surtout, le concept d'histoire que le
cinéma véhicule. Ainsi déclarera-t-il dans un texte destiné à être lu par les spectateurs avant la
projection de son premier long métrage Gun of the Trees (réalisé en collaboration avec son ami
Edouard de Laurot) :
"Il n'y a pas d'histoire. Raconter des histoires est bon pour les gens paisibles et contents. Et à ce point
de ma vie, je ne suis ni paisible, ni content. Je suis profondément et totalement mécontent. (…)
N'avez-vous pas lu vos Times et vos Pravda aujourd'hui ? Pourquoi vous étonnez-vous, alors, que
des poètes commencent à se sentir mal à l'aise ? (…) Mon film est seulement une lettre de solidarité
aux amis d'un mécontentement existentiel, peu importe le continent, le pays - une lettre du cœur
dément de ce monde malade." (3)
Plusieurs expériences américaines isolées ont déjà eu lieu, des événements qui jalonnent l'histoire
d'une cinématographie parallèle (souterraine et précisément underground) mais toujours en conflit
avec le légendaire et mythificateur mainstream (le courant dominant) : Stanley Brakhage, cinéaste
expérimental inévitable de cette génération, prône lui aussi la libération de la caméra et son intrusion
dans le quotidien avec l'improvisation comme parti pris fondamental : Desistfilm (Film du
Renoncement, un court-métrage de sept minutes en noir et blanc sonore de 1954, qui préfigure les
recherches plus tardives de Mekas à travers le film-journal Walden) apparaît à cet égard comme un
manifeste de l'approche cinématographique de l'artiste. Le film décrit une wild party entre jeunes,
filmée en une seule soirée et improvisée avec une caméra 16 mm. Brakhage délimite alors dès ses
premiers travaux un champ d'investigation très vaste qui sera le terrain de prédilection d'artistes
comme Mekas, Bert Stern, Lionel Rogosin, Moris Engels, Robert Frank (le célèbre photographe) et
Shirley Clarke (décédée le 23 septembre dernier) traquant le réel à travers le quotidien et refusant
cette distance spectaculaire (dans ce sens cher aux situationnistes) que la technique installe entre le
filmeur et le filmé.
Si les parcours de ces artistes - travaillant par ailleurs dès le début dans des directions différentes finiront par diverger (le cinéma purement expérimental se radicalisant avec Michael Snow, Maya
Deren ou certains travaux de Ken Jacobs, tandis que le "cinéma-vérité" ou le cinéma direct draineront
beaucoup de talents dont Clarke), l'impulsion originelle ayant déterminé cet esprit commun se perçoit
comme en filigrane à travers la recherche de chacun (ce cinéma est avant tout un cinéma de
recherche, d'expérimentations décomplexées et de remise en cause des habitudes esthétiques).
Peut-être faudrait voir du côté des mutations (politiques, sociales et culturelles) de la machine
américaine dominante de l'après-guerre les facteurs déclenchant cette génération pas si spontanée
qu'elle en eut l'air, et comme le résultat d'une véritable digestion des influences d'artistes européens
fuyant le nazisme montant des années trente (influences par ailleurs déterminantes pour l'ensemble
des pratiques artistiques américaines, de l'architecture en passant par la peinture et la littérature). Car
ces cinéastes sont inévitablement des témoins, "baromètres" de leurs temps, tout comme
l'underground a très vite donné, en tant que non-société, la température de la société (on pense au
mot de Godard prétendant que "ce sont les marges qui tiennent la page"). Ainsi Mekas témoigne-t-il
de ce type d'observation dans un article très symptomatique, Free Cinema and the New Wave (4) :
"(…) Nos besoins, le milieu où nous vivons, sont complètement différents, et influent même nos
mouvements physiques, notre élocution, notre façon de nous vêtir et, naturellement, notre
comportement amoureux. Pour rester de plain-pied avec son époque, pour être vu et goûté par cette
génération, le cinéma doit lui aussi évoluer, ou bien se résigner à des salles à moitié vides, ou pleines
de vieillards. D'où la nécessité de films modernes dans leurs sujets, dans la façon de les traiter et
dans la sensibilité qui s'y exprime. La plupart des metteurs en scène révélés au cours des années
cinquante ont échoué à satisfaire ces besoins, aussi "contemporains" qu'ils puissent paraître aux
Européens. Ils se contentent de perpétuer des styles et des méthodes depuis longtemps dépassés,
tournent des films qui ne signifient rien pour la génération d'après-guerre."
Cheminement logique de ces observations, une initiative de Mekas qui décide de rassembler ces
talents non sous une étiquette, puisque l'on sait l'approximation qu'induit ce genre de regroupement,
mais dans une sorte de collectif cherchant à se faire reconnaître aux yeux du public et menant une
lutte souterraine contre l'esthétique dominante et le concept de film comme marchandise.
Tout commence par un "Appel pour une nouvelle génération de cinéastes" (A Call for a New
Generation of Film-Makers) dans les pages du numéro 19 de la revue Film Culture, en 1959(5). Cet
appel reste une date-clef dans l'histoire du New American Cinema et de la modernité
cinématographique américaine en ceci qu'il procède d'une véritable prise de conscience de la part
d'un théoricien clairvoyant. Mekas tente le premier d'organiser les choses (dans une volonté peut-être
paradoxale de démarginaliser cette immense production qui pourtant se réclame de la marge) et, avec
l'aide du producteur de cinéma et de théâtre Lewis Allen, rassemble au siège des producteurs de
théâtre new-yorkais (au 165 West 46th) vingt-quatre réalisateurs, acteurs et producteurs.
"Outre Mekas et Allen, on retrouve : des cinéastes amis de Mekas, Lionel Rogosin, Robert Frank,
Alfred Leslie, Bert Stern, Edward Bland ; mais aussi de jeunes réalisateurs, Peter Bogdanovitch,
Edouard de Laurot, Adolfas Mekas, Emile de Antonio, Shirley Clarke, Guy Thomajan, Louis Brigante,
Harold Hume, Sheldon Rochlin (…) le cinéaste Gregory Markopoulos."(6)
Le New American Cinema Group (N.A.C.G.) est fondé le 28 septembre 1960. On peut s'étonner de
l'absence de grands noms tels Brakhage, Harry Smith, Michael Snow ou Kenneth Anger. Mais un
grands nombres d'autres réalisateurs travaillaient depuis longtemps dans cette voie sans
nécessairement avoir à formaliser un esprit. C'est pourquoi Mekas, à travers un manifeste qui paraît
dans le n°22-23 de Film Culture de l'été 1961, demande aux principaux chefs de file du nouveau
cinéma américain de s'associer afin de tourner et de faire connaître des films d'un type nouveau.
Cette déclaration, en prenant appui sur les diverses expériences européennes déjà en cours, s'ouvre
largement au cinéma international, mais également à toutes les autres formes de pratiques artistiques.
"Nous ne nous regroupons pas pour "faire de l'argent". Nous ne sommes pas la United Artists. Nous
nous regroupons pour construire le Nouveau Cinéma Américain. Mais pas seulement le Nouveau
Cinéma : un nouvel homme aussi. Car nous sommes pour l'Art, mais pas aux dépens de la vie (…)
Nous ne sommes pas une école esthétique qui enserre le cinéaste dans un carcan de principes morts
(…) Nous sommes concernés par l'homme, par ce qui arrive àl'homme.""(7)
Les neufs points développés dans ce manifeste s'attachent essentiellement aux problèmes
économiques et juridiques propres au cinéma (la censure, la libre circulation des films, des différentes
formes de financement, de production et de distribution, mais aussi un travail sur la remise de l'artiste
au centre de son œuvre - une idée totalement étrangère au système des studios de HollywoodBabylone).
En avril 1962, ce regroupement aura pour conséquence la création de la Film-Maker's Cooperative,
véritable organisme de distribution des films indépendants, soutenue par la Creative Film Fondation
qui encourage par des prix et des avances sur recettes la création des films en marge des réseaux
traditionnels.
Ces différentes initiatives auront permis au Nouveau Cinéma Américain d'acquérir une véritable
identité en contribuant à faire vivre d'une façon plus structurée, c'est-à-dire au-delà des initiatives
personnelles isolées, un mouvement dont la richesse et l'impact sur la cinématographie américaine
"indépendante" actuelle reste à découvrir. Cette approche nécessitant que l'on se débarrasse
rapidement des préjugés inextricablement liés à ce type de pratique. A ce titre, Walden, comme un
gigantesque ciné-poéme du quotidien, est une œuvre inépuisable, d'une rare beauté.
Erwan Défachelles
1 - Comme le souligne à juste titre Dominique Noguez dans Éloge du cinéma expérimental (Centre
national d'art et de culture Georges Pompidou, Paris, 1979).
2 - Voir l'article Shadows, de l'ombre à la lumière, Tausend Augen #8
3 - Jonas Mekas, cité par Dwight dans Objections to the New American Cinema, in The New American
Cinema, Gregory Battock. A Critical Anthology, New York, E.P. Dutton & Co, 1967.
4 - Le Nouveau Cinéma Américain, tendance et climat. Jonas Mekas, Cahiers du Cinéma n°108,
1960.
5 - Film Culture, fondée en 1955, entend promouvoir "une compréhension plus profonde des aspects
esthétiques et sociaux du cinéma", se qualifiant elle-même d'"America's Independent Motion Picture
Magazine" (Revue du cinéma indépendant d'Amérique).
6 - Selon Dominique Noguez, in Une renaissance du cinéma : le cinéma "underground" américain.
Editions Klincksieck, Paris, 1985.
7 - Extrait de la première déclaration du N.A.C.G.
Filmographie séléctive de Jonas Mekas (journaux filmés, à l'exception de Gun of the Trees
etThe Brig).
1960 Gun of the Trees.
1967 The Brig (La Taule), réalisé avec le Living Theater.
1969 Walden
1972 Reminiscences.
1976 Lost, Lost, Lost.
1978 In Between.
1980 Paradise not yet Lost.
1986 He stands in a Desert.
Coffret Walden disponible auprès de Light Cone Vidéo, 14 Passage de l'Industrie, 75010 Paris au prix
de 300 frs. Tél. 01 40 22 60 82.
©tausendaugen/1998

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