L`histoire et le temps
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L`histoire et le temps
Capes histoire-géographie Epreuve Orale sur Dossier Sujet d’histoire L’histoire et le temps Document N° 1 : Marc Bloch, Apologie pour l'histoire, 1949 (A. Colin 1974) Document N° 2 : Fernand Braudel, préface de La Méditerranée et le monde Méditerranéen au temps de Philippe II, repris dans Ecrits sur l’Histoire, Flammarion, 1969. Document N° 3 : Antoine Prost, douze leçons sur l’histoire, Le Seuil, 1996 Document N° 4 : Paul Ricœur, Temps et récit, tome 1, Paris, Seuil, 1983 Document N° 5 : Krzysztof Pomian, Sur l’histoire, Gallimard, 1999 Document n°l : Marc Bloch, Apologie pour l'histoire , 1949 (A. Colin 1974) Tant qu'on s'en tient à étudier, dans le temps, des chaînes de phénomènes apparentés, le problème, en somme, est simple. C'est à ces phénomènes mêmes qu'il convient de demander leurs propres périodes. Une histoire religieuse du règne de Philippe Auguste ? Une histoire économique du règne de Louis XV ? Pourquoi pas : «Journal de ce qui s'est passé dans mon laboratoire sous la deuxième présidence de Grévy», par Louis Pasteur ? Ou, inversement, «Histoire diplomatique de l'Europe, depuis Newton jusqu'à Einstein» ? Sans doute, on voit bien par où des divisions tirées très uniformément de la suite des empires, des rois ou des régimes politiques ont pu séduire. Elles n'avaient pas seulement pour elles le prestige qu'une longue tradition attache à l'exercice du pouvoir [...]. Un avènement, une révolution ont leur place fixée, dans la durée, à une année, voire à un jour près. Or l'érudit aime, comme on dit, à «dater finement » [...] Gardons-nous, pourtant, de sacrifier à l'idole de la fausse exactitude. La coupure la plus exacte n'est pas forcément celle qui fait appel à l'unité de temps la plus petite [...], c'est la mieux adaptée à la nature des choses. Or chaque type de phénomènes a son épaisseur de mesure particulière et, pour ainsi dire, sa décimale spécifique. Document N° 2 Fernand Braudel, préface de La Méditerranée et le monde méditerranéen au temps de Philippe II, repris dans Ecrits sur l’Histoire, Flammarion, 1969. Ce livre se divise en trois parties, chacune étant en soi un essai d'explication. La première met en cause une histoire quasi immobile, celle de l'homme dans ses rapports avec le milieu qui l'entoure ; une histoire lente à couler et à se transformer, faite bien souvent de retours insistants, de cycles sans fin recommencés. Je n 'ai pas voulu négliger cette histoire-là, presque hors du temps, au contact des choses inanimées, ni me contenter à son sujet, de ces traditionnelles introductions géographiques à l'histoire, inutilement placées au seuil de tant de livres, avec leurs paysages minéraux, leurs labours et leurs fleurs qu'on montre rapidement et dont ensuite il n'est plus jamais question, comme si les fleurs ne revenaient pas avec chaque printemps, comme si les troupeaux s'arrêtaient dans leurs déplacements, comme si les navires n'avaient pas à voguer sur une mer réelle, qui change avec les saisons. Au-dessus de cette histoire immobile, une histoire lentement rythmée, on dirait volontiers, si l'expression n'avait pas été détournée de son sens plein, une histoire sociale, celle des groupes et des groupements. Comment ces vagues de fond soulèvent-elles l'ensemble de la vie méditerranéenne ? Voilà ce que je me suis demandé dans la seconde partie de mon livre, en étudiant successivement les économies et les Etats, les sociétés, les civilisations, en essayant enfin, pour mieux éclairer ma conception de l'histoire, de montrer comment toutes ces forces de profondeur sont à l'œuvre dans le domaine complexe de la guerre. Car la guerre, nous le savons, n'est pas un pur domaine de responsabilités individuelles. Troisième partie enfin, celle de l'histoire traditionnelle, si l'on veut de l'histoire à la dimension non de l'homme, mais de l'individu, l'histoire événementielle de François Simiand, une agitation de surface, les vagues que les marées soulèvent sur leur puissant mouvement. Une histoire à oscillations brèves, rapides, nerveuses. Ultra-sensible par définition, le moindre pas met en alerte tous ses instruments de mesure. Mais telle quelle, c'est la plus passionnante, la plus riche en humanité, la plus dangereuse aussi. Méfions-nous de cette histoire brûlante encore, telle que les contemporains l'ont sentie, décrite, vécue, au rythme de leur vie, brève comme la nôtre. Elle a la dimension de leurs colères, de leurs rêves et de leurs illusions. Au XVIe siècle, après la vraie Renaissance, viendra la Renaissance des pauvres, des humbles, acharnés à écrire, à se raconter et à parler des autres. Toute cette précieuse paperasse est assez déformante, elle envahit abusivement ce temps perdu, y prend une place hors de vérité. C'est dans un monde bizarre, auquel manquerait une dimension, que se trouve transporté l'historien lecteur des papiers de Philippe II, comme assis en ses lieu et place ; un monde de vives passions assurément ; un monde aveugle, comme tout monde vivant, comme le nôtre, insouciant des histoires de profondeur, de ces eaux vives sur lesquelles notre barque file comme le plus ivre des bateaux. Un monde dangereux, disions-nous, mais dont nous aurons conjuré les sortilèges et les maléfices en ayant, au préalable, fixé ces grands courants sous-jacents, souvent silencieux, et dont le sens ne se révèle que si l'on embrasse de larges périodes du temps. Les événements retentissants ne sont souvent que des instants, que des manifestations de ces larges destins et ne s'expliquent que par eux. Ainsi sommes-nous arrivés à une décomposition de l'histoire en plans étages. Ou, si l'on veut, à la distinction, dans le temps de l'histoire, d'un temps géographique, d'un temps social, d'un temps individuel. Document N° 3 : A. Prost, "Douze leçons sur l'histoire", Le Seuil, 1996 L'histoire n'est pas seulement travail sur le temps. Elle est aussi réflexion sur le temps, et sa fécondité propre. Le temps crée, et toute création demande du temps. Dans le temps court de la politique, on sait qu'une décision ajournée ds trois semaines peut être abandonnée, que la non-décision rend parfois les problèmes insolubles, et qu'au contraire, parfois, il suffit de laisser passer le temps pour que le problème se dissolve comme de lui-même, conformément à l'adage que l'on prête au président du Conseil Queuille: «II n'est pas de problème qui ne finisse par trouver une solution si on ne décide rien. » Dans le temps plus long de l'économie ou de la démographie, l'historien mesure l'inertie du temps, et l'impossibilité de remédier rapidement par exemple (à supposer que ce soit un mal...) au vieillissement de la population. L'histoire invite ainsi à une méditation rétrospective sur la fécondité propre du temps, sur ce qu'il fait et défait. Le temps, principal acteur de l'histoire. Document N° 4 : Paul Ricœur, Temps et récit, tome 1, Paris, Seuil, 1983 Si la découverte de la longue durée ne reconduisait pas à 1 ' événement selon l' une ou l'autre de ces trois modalités, la longue durée risquerait d'arracher le temps historique à la dialectique vivante entre le passé, le présent et le futur. Un temps long peut être un temps sans présent, donc aussi sans passé ni futur : mais alors il n'est plus un temps historique, et la longue durée reconduit seulement le temps humain au temps de la nature. On peut discerner des traces de cette tentation chez Braudel lui-même, faute d'une réflexion philosophique sur le rapport entre ce qu'il appelle un peu trop vite le temps subjectif des philosophes et le temps long des civilisations. C'est que la découverte de la longue durée peut exprimer l'oubli du temps humain, qui requiert toujours le repère du présent. Si l'événement au souffle court fait écran à la prise de conscience du temps que nous ne faisons pas, la longue durée peut aussi faire écran au temps que nous sommes. Cette conséquence désastreuse ne peut être éludée que si une analogie est préservée entre le temps des individus et le temps des civilisations : analogie de la croissance et du déclin, de la création et de la mort, analogie du destin. Cette analogie au niveau de la temporalité est de même nature que l'analogie que nous avons cherché à préserver au niveau des procédures entre attributions causales et mise en intrigue, puis au niveau des entités entre les sociétés (ou les civilisations) et les personnages du drame. En un sens, tout changement entre dans le champ historique comme quasi-événement. Cette déclaration n'équivaut nullement à un retour sournois à l'événement bref, dont l'histoire de longue durée fait la critique. Cet événement au souffle court, quand il n'est pas le reflet de la conscience, était tout autant un artefact méthodologique, voire l'expression d'une vision du monde. Texte N° 5 : Krzysztof Pomian, Sur l’histoire, Gallimard, 1999 On comprend facilement que la propagation d'une image de l'histoire où entre le passé lointain, l'Antiquité et le présent, s'intercale une époque affublée, du moins pour ce qui est de la vie profane, de seuls caractères négatifs, ne peut que conduire à une remise en question des récits ethnogénétiques qui présupposent, pour leur part, entre le passé lointain et le présent une continuité sans faille. Mais cette nouvelle représentation de l'histoire contribue aussi d'une autre manière à rabaisser ces récits au rang des fables. Le passé lointain, nous l'avons constaté, est, au Moyen Âge, objet de foi. Et un récit portant sur le passé lointain est accepté comme historique s'il est garanti par une personne ou une institution tenue pour crédible, dotée de l'autorité qui oblige à admettre sa parole comme vraie. Or, la période même où sont apparus les récits ethnogénétiques les rend suspects aux yeux des humanistes, cependant que les institutions qui accordaient leur garantie à ces récits se trouvent soumises à la critique. On ne leur fait plus confiance et on se méfie de ce qu'elles donnent pour vrai, s'agissant de leur passé. Même l'Église n'échappe pas à de telles attaques, comme en témoignent les démonstrations successives de la fausseté de la soi-disant donation de Constantin. La nouvelle représentation de l'histoire la soumet à une périodisation qui n'a rien à voir avec celles qu'on connaissait au Moyen Âge et qui se maintiendront encore pendant longtemps, en particulier dans le domaine de l'histoire ecclésiastique. Elle aboutit à une tripartition : Antiquité, Moyen Âge, temps modernes, où les ruptures de continuité sont provoquées non par des interventions directes de Dieu dans les affaires des hommes mais par les actions de ces derniers, fussent-ils les Goths qui conquièrent Rome, ou les Turcs qui prennent d'assaut Constantinople. Et elle introduit aussi une structure cyclique du temps de l'histoire où, après qu'un sommet a été atteint, commence une période de déclin qui s'approfondit jusqu'au moment où elle arrive au point le plus bas ; s'amorce alors une lente remontée qui culmine dans une renaissance. Tout cela conduit à une modification du statut de l'Antiquité. N'étant plus reliée au présent par un lien direct, elle cesse d'être posée comme immédiatement compréhensible, comme donnée de la même manière que le monde ambiant. D'où l'apparition du sentiment que les textes qui en proviennent ne sont pas transparents mais qu'ils doivent, en premier lieu, être établis d'une manière sûre et, ensuite, être soumis à un travail d'interprétation. En d'autres termes, l'Antiquité s'objective, apparaît de plus en plus comme objet d'étude, tout en restant, pour longtemps, un répertoire d'exemples et de modèles ; c'est parce qu'elle est ceci qu'elle devient cela.