jardins de pierre. les sassi de matera et la civilisation méditerranéenne

Transcription

jardins de pierre. les sassi de matera et la civilisation méditerranéenne
112
JARDINS DE PIERRE.
LES SASSI DE MATERA ET LA CIVILISATION MÉDITERRANÉENNE**
par Roland COURTOT
Ce petit livre, abondamment illustré et bien écrit (bien traduit aussi), est consacré au complexe troglodytique de Matera (dans
la province de Lucanie, en Italie du Sud), « ville contemporaine qui repose sur une cité endormie, plus tout à fait morte, pas encore
vraiment éveillée » (Sidonie JOANNÈS, préambule). Il présente certes quelques faiblesses : une trop grande part donnée à l’analyse
chronologique de la civilisation méditerranéenne pour ce qui se rapporte à l’hydraulique, à l’habitat rupestre et à leurs évolutions par
comparaison avec ce qui s’est passé à Matera, et des allusions insuffisantes au comparatisme, bien d’autres sites urbains connaissant,
à une moindre dimension, les problèmes des Sassi.
Mais il a le mérite d’analyser brièvement une histoire urbaine peu commune et de poser des questions essentielles à partir de
ce qui fait l’originalité des Sassi de Matera :
- le passage in situ d’une fonction agricole (des aménagements hydrauliques pour récupérer l’eau rare, des silos, des jardins
suspendus, une résidence paysanne) à un organisme urbain avec tous ses attributs (dont l’apogée se situe au Moyen Âge et au début
de l’époque Moderne) ;
- les mutations morphologiques et les adaptations à l’environnement que cette évolution historique a entraîné sur la forme rurale puis
urbaine ;
- la dégradation finale et la restauration actuelle.
C’est cet aspect patrimonial au premier chef qui retiendra toute notre attention : que faire lorsqu’une forme sociale (ici un
grand espace urbain), qui a évolué dans l’histoire jusque là de façon positive, passant de la grotte à l’habitat troglodyte, puis à la
** Pietro LAUREANO, (2005), Jardins de pierre. Les Sassi de Matera et la civilisation méditerranéenne, Presses Universitaires de Vincennes, SaintDenis, Coll. “Temps et Espaces”, 172 p., (traduit de l’italien par Sidonie JOANNÈS).
113
maison et même au palais, de l’ensemble rupestre au village troglodyte, puis à la ville perchée, évolue de façon négative depuis le
passage à la société industrielle moderne et contemporaine ?
Les Sassi ont alors été intégrés progressivement dans un ensemble urbain plus vaste, qui ignore les logiques de son
fonctionnement, les contrecarre et entraîne la détérioration et la dégradation, la ruine de ce qui est un patrimoine historique, un
« paysage culturel », représentatif d’une très longue histoire localisée. Les logiques de la ville contemporaine, dans le cadre de
l’économie capitaliste libérale, sont en contradiction avec les logiques précédentes et ne peuvent, sauf importante réflexion préalable,
et investissements financiers conséquents, s’adapter, se couler dans un moule construit par des superpositions complexes, des strates
historiques sans cesse remaniées pour aboutir à une ville dont le développement durable est surestimé par l’auteur. Faute de pouvoir
s’adapter aux nouvelles conditions de la vie urbaine, les Sassi ont été condamnés, sans jugement préalable, d’abord à la relégation en
quartier ghetto pour une population captive, ensuite à la disparition pure et simple, si aucune intervention (interne ou externe ?) ne
venait enrayer le processus.
Celui-ci l’a été par plusieurs événements et en plusieurs étapes :
– la « médiatisation » des Sassi par la publication du livre de Carlo LEVI en 1945 Cristo si é fermato a Eboli, où l’auteur décrit la
visite de sa propre sœur à Matera, dans le quartier des Sassi : « C’est ainsi qu’à l’école nous nous représentions l’Enfer de Dante...
Les portes étaient ouvertes à cause de la chaleur... Dans ces trous sombres, entre les murs de terre je voyais les lits, le pauvre mobilier,
les hardes étendues. Sur le plancher étaient allongés les chiens, les brebis, les chèvres, les cochons… Des enfants, il y en avait un
nombre infini… J’ai vu des enfants assis sur le seuil de leur maison, dans la saleté, sous le soleil brûlant, les yeux mi-clos et les
paupières rouges et enflées ; les mouches se posaient sur leurs yeux, et eux restaient immobiles, sans même faire le geste de les
chasser… ». Cela rappelle le film de Bunuel sur la région des Hurdes, « Tierra sin pan » dans la Sierra de Gredos, dans l’Espagne
de 1936 et c’est ce qui fait prendre conscience à l’Italie que les Sassi sont une « honte nationale ». L’opinion publique est alertée...
mais la dégradation continue ;
– expulsion et relogement de la population (15 000 personnes ?) sur le plateau, dans les années 1950-1960 ;
– loi spéciale de protection et de financement en 1986 : premières interventions inadaptées (par les projets d’urbanisme et par les
matériaux utilisés) ;
– inscription des Sassi en 1993 sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco comme : « témoignage exceptionnel d’une civilisation
disparue », de « moments significatifs de l’histoire de l’humanité », et « d’implantation humaine et d’usage du territoire
représentatifs d’une culture qui, depuis ses origines a maintenu un rapport harmonieux avec son environnement... » (les études et le
projet réalisés à cette occasion ont servi de base à l’auteur pour rédiger son ouvrage).
Mais l’évolution en est-elle vraiment inversée ? Cela, le livre, publié en 1993 et réimprimé en 1997, ne le dit pas. La
connaissance des logiques morphologiques des Sassi a été développée par des études très complètes, mais l’auteur ne dit rien des
problèmes démographiques et sociaux qui ont accompagné la dégradation des Sassi, ni du devenir de la population expulsée, ni de la
question foncière dans les Sassi, ni des réoccupations autres que celles des organismes publics. Apparemment, on sait ce qu’il ne faut
pas faire (une adaptation lourde et peu respectueuse des logiques environnementales) mais le livre dit peu de ce qu’il faut faire pour
que les Sassi conservent leurs logiques fonctionnelles et leur « paysage culturel » dans un environnement urbain contemporain, sinon
par des pétitions de principe souvent générales, et sans mesurer les implications financières et sociales d’un tel projet. Que seront les
Sassi du XIXe siècle : un musée ? un quartier résidentiel pour une population motivée ? une nouvelle façon de vivre écologiquement
la ville ? Faudra-t-il réinventer les Sassi d’autrefois, ou inventer de nouvelles formes urbaines, et de nouveaux habitants... ? Le site
internet de la commune de Matera ne nous dit rien de tout cela, et présente toujours les Sassi comme un espace pratiquement inhabité
où il ne propose au touriste qu’un itinéraire pédestre de visite.

Documents pareils