Serge Chaumier - THEMA no/issue 2- 2015

Transcription

Serge Chaumier - THEMA no/issue 2- 2015
Le musée de science : agent de socialisation aux sciences ou acteur de changement? Du
musée temple aux sciences citoyennes
Science Museums: Making science more accessible or using science to effect change? From
‘temples to science’ to citizen science
Serge Chaumier
Professeur des Universités / Professor, UFR de Lettres et Arts, Université d’Artois, France
Reçu : 13 août 2014
Accepté : 10 février 2015
Mis en ligne : 8 avril 2015
Received: August 13, 2014
Accepted: February 10, 2015
Online: April 8, 2015
Pour citer cet article (version originale)
Chaumier, Serge. 2015. Le musée de science : agent de socialisation aux sciences ou acteur de changement ?
Du musée temple aux sciences citoyennes. THEMA. La revue des Musées de la civilisation 2: 10-22.
To cite this article (English translation)
Chaumier, Serge. 2015. Science Museums: Making science more a accessible or using science to effect change?
From ‘temples to science’ to citizen science. THEMA. La revue des Musées de la civilisation 2: 23-37.
Tous droits réservés / All rights reserved
© THEMA. La revue des Musées de la civilisation, 2015
ISSN : 2292-6534
thema.mcq.org
ARTICLE
LE MUSÉE DE SCIENCE : AGENT DE SOCIALISATION AUX SCIENCES
OU ACTEUR DE CHANGEMENT?
DU MUSÉE TEMPLE AUX SCIENCES CITOYENNES
SERGE CHAUMIER*
Résumé
Le musée a été longtemps un lieu de production du savoir. Surtout, l’institution a d’abord été le lieu privilégié de la
formation du savant, lieu d’exercice de la construction intellectuelle, avant d’être celui de la vulgarisation pour le
grand public. Les fonctions de l’institution muséale se sont transformées au fur et à mesure que la science elle-même
répondait à de nouveaux impératifs et connaissait des ruptures épistémologiques. L’article met en perspective ce
contexte historique pour interroger les spécificités contemporaines. Longtemps censé rendre compte de façon neutre
d’une science objective, le musée doit faire face à un nouveau paradigme qui montre l’inévitable reconnaissance
des subjectivités. Puisque le musée participe au changement social, tout comme la science par ses productions, la
question de l’engagement se pose inévitablement. La posture prise par le musée et la place accordée au locuteur du
discours autorisé, mais également le statut donné au visiteur dans l’institution, sont autant de choix qui s’offrent
aujourd’hui dans la conduite d’un projet scientifique et culturel pour un musée de science. D’une certaine manière
en s’impliquant et en impliquant le visiteur (notamment grâce aux sciences citoyennes), le musée joue un rôle de
contributeur au changement, voire de nouveau producteur des savoirs. Au contraire, il peut demeurer en retrait en
tendant à faire perdurer la croyance en l’impartialité, au risque de jouer un rôle idéologique. La responsabilité du
musée peut donc être interrogée, et au-delà, plus fondamentalement, les modalités économiques de financement des
expositions, héritées d’une histoire institutionnelle, qui tend à brider les possibilités d’expression critique. Mots-clés : musée; exposition; science; diffusion; éducation; expression critique; participatif; contributif;
collaboratif; science citoyenne
Il faut parfois revenir aux fondamentaux et poser quelques questions : À quoi sert un musée ? Et plus
particulièrement un musée de science ? Tenter de répondre à cette question, c’est évoquer des fonctions,
et prendre conscience que selon les époques, les raisons diffèrent. Ainsi, le musée s’avère en prise avec la
société, il en est parfois le reflet et souvent l’expression. Si le musée change selon les époques, il est aussi
vecteur de transformation sociale. Il accompagne, reflète ou génère les changements. En prenant pour
exemple l’évolution des institutions en France, nous pouvons revenir en quelques mots sur les rapports
entretenus entre le musée et les sciences, le musée et la société, et à partir de cette histoire considérer
la situation actuelle et les perspectives que nous voyons s’esquisser. Car sans doute les fonctions ne sont
plus les mêmes que celles d’hier ou d’avant-hier et seront autres encore à l’avenir.
* Professeur des Universités, UFR de Lettres et Arts, Université d’Artois, 9, rue du Temple, BP 10665, 62030 Arras, France.
[email protected]
Reçu : 13 août 2014
Accepté : 10 février 2015
Mis en ligne : 8 avril 2014
10
numéro / issue 2
|
2015
C H AU M I E R
|
Le musée de science
LE MUSÉE, PRODUCTEUR DE SAVOIRS
Le musée de science a d’abord été un lieu de production des savoirs. De la chambre des merveilles au
cabinet de curiosité (Davenne 2004; Martin et al. 2013), il se métamorphose en cabinet raisonné. Ceux
qui font alors exercice de la science s’appuient sur une documentation par l’objet pour développer
les raisonnements comparatifs, les classements, les séries, et grâce à elles scruter les différences, les
convergences, les nuances d’expression dans chaque domaine, que ce soit en géologie, en botanique,
en biologie... Les disciplines émergent et avec elles la logique taxinomique, constitutive de la science
moderne, trouvant son acmé au XIXe siècle, à l’heure où les musées se multiplient. Chaque institution
naissante construit des séries, en paléontologie comme en archéologie, en anthropologie comme en
chimie. Le muséum devient un terrain d’exploration des différences et de mise en ordre du monde par son
étude, son classement et son organisation intellectuelle. En mettant en scène les différences, il s’agit de
mieux les canaliser, voire de les neutraliser, pour les appréhender. Plusieurs paradigmes sont à l’œuvre
pour organiser la connaissance et penser le monde : l’approche positiviste qui considère les faits en les
mettant à distance pour les objectiver, comme des objets, approche qui s’exerce jusque dans les sciences
sociales, on le sait, avec la sociologie durkheimienne; et l’approche évolutionniste qui classe et hiérarchise
en montrant les stades, les étapes, les transformations, les mutations, les passages d’un ordre à un autre.
Pour produire cette approche scientifique, le musée se révèle un terrain idéal. Par l’objet il permet la mise
à distance, cette objectivation qui constitue la matrice même de la pensée scientifique de l’époque. Ainsi,
les vitrines se juxtaposent, fourmillant d’objets classés, inventoriés, comparés et témoignant d’une science
en plein essor.
Il n’est nul besoin de s’appesantir longuement sur cette histoire déjà bien documentée et présentée
ailleurs (Poulot 2005). Retenons seulement que le musée est alors un laboratoire, un lieu de production
des savoirs en exercice, et que de ce fait, il est impliqué comme moteur des changements à l’œuvre. En
étudiant telle ou telle espèce de plante, telle race animale, on améliore et la connaissance et les usages
qui peuvent en être faits dans l’agriculture, l’artisanat ou l’industrie. Nous pourrions évoquer les grands
savants de la Révolution française qui, attachés peu ou prou au Muséum, sont mis à contribution pour
outiller l’armée de la République ou pour vivifier les capacités de production (Guedj 1988). Directement
impliqué dans l’activité, le musée est un lieu de ressources pour préparer l’avenir, et même pour alimenter
directement le quotidien. Inutile de se complaire à entretenir un patrimoine pour lui-même, celui-ci n’a
de sens que s’il génère le présent. Ainsi le musée est par son existence même au sein des enjeux sociaux.
Il est producteur de savoirs et, par effets induits, générateur d’activités économiques et sociales. Il n’est
pas besoin d’évoquer le Conservatoire national des arts et métiers, qui, en présentant les techniques et
le savoir-faire des ingénieurs, non seulement compile les acquis, mais les fait fructifier par extension.
C’est riche d’une expérience accumulée que l’on peut inventer de nouvelles formes, dans la droite ligne de
l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert.
LE MUSÉE, DIFFUSEUR DE CONNAISSANCES
Il faut envisager la seconde fonction, étroitement liée à la première, qui fixe au musée un objectif
de transmission des connaissances. Pour cela, l’espace de production des savoirs est aussi un lieu
d’enseignement. Le musée de science tout particulièrement — mais la chose n’est pas si différente avec
les artistes dans les musées d’art, même si les démarches peuvent être plus individuelles — est le creuset
où former les savants de demain. Ce sont les apprentis savants, les étudiants, qui se trouvent être le
public concerné. Le musée est donc adossé à une école, il sert de lieu d’exercice et de confrontation au
réel. Certaines matières sont évidemment plus concernées que d’autres, mais la complémentarité est de
mise. L’étude comparative exige de disposer de collections suffisamment riches et vastes pour fournir
des occasions de compréhension et de démonstrations poussées. Le musée est d’abord un conservatoire
d’étude. Certaines universités développent leur propre musée, comme le Ashmolean Museum, le premier
11
numéro / issue 2
|
2015
C H AU M I E R
|
Le musée de science
d’entre eux à Oxford; a contrario des musées sont adossés à des unités de formation et de recherche,
comme c’est le cas durant très longtemps en France, avec le Muséum d’histoire naturelle, le Musée de
l’Homme, le Musée national des arts et traditions populaires, le Centre national des arts et métiers, etc.
Il s’agit d’appuyer la formation de l’esprit sur des contenus concrets pour engendrer de nouvelles
approches. Le musée est un terreau permettant de faire croître les connaissances de demain. Il a moins
pour finalité de conserver le passé en lui-même, encore moins de l’idéaliser, que de servir la société de
l’avenir, en la rendant plus intelligente, parce que plus instruite, plus savante, l’engageant à plus de
conscience. S’il est nécessaire de conserver des collections, c’est dans la mesure où elles servent à mieux
comprendre le monde qui nous environne, à le décrypter et ce faisant à le féconder. Car la connaissance
incarnée produit des effets par les renouvellements incessants qu’elle produit. Tels ces nains sur les
épaules des géants, dont parle Victor Hugo, qui, portés par leurs pères, voient néanmoins plus loin
qu’eux. Les musées sont les vecteurs d’un passé, tout entier tournés vers leur finalité : permettre à
la société de se réinventer. Ainsi, les musées se déploient selon leur archétype d’origine, le fameux et
mythique musée d’Alexandrie, lieu d’études et d’échanges, de confrontation au réel pour construire celuici par une compréhension partagée, négociée et amendée. L’enseignement se complète de la révision de
ce qui est transmis, du fait de sa perfectibilité. Ce n’est pas le lieu d’un savoir mort ou figé, c’est un lieu
d’exercice où la communauté des savants s’affirme et se régénère. Le musée est pleinement inscrit dans sa
société en lui permettant de former, de repérer et d’exprimer de nouveaux talents.
En rappelant succinctement ces deux fonctions originelles du musée, la recherche et l’instruction, il est
dit combien le musée est alors d’abord tourné vers le présent et l’avenir. La vision purement patrimoniale
qui y a succédé tend à en obscurcir la puissance, les collections n’ont pas de valeur pour elles-mêmes sauf
à être les reliquats d’une époque révolue. Il est même permis de les considérer comme des obstacles au
développement intellectuel dès lors qu’elles sont sacralisées et fétichisées, car elles brident l’imagination
en devenant des finalités. Ce n’est pas autre chose que dénoncent les surréalistes quand ils s’en prennent
au musée d’art de leur époque, lieu de la standardisation de la pensée. Si le musée est tourné vers le passé
et considère ses collections comme des trésors jalousement conservés, il devient une force d’inertie qui
stérilise l’inventivité. À l’opposé de sa mission première, il devient un empêcheur de transformation
sociale. D’un espace de création et de découverte, il se mue en réserve conservatrice. Le culte du passé
et la défiance, voire la crainte en l’avenir n’est alors pas loin. C’est à ce mouvement de balancier que bien
des institutions ont cédé au cours des deux derniers siècles, passant d’un vecteur d’innovations à un
conservatoire d’archaïsmes, se repliant sur elles-mêmes et sur des collections accumulées et sanctifiées.
Mais s’il s’agit d’un balancier, c’est qu’un mouvement de rééquilibrage, voire un renversement complet,
peut se produire.
LE MUSÉE, LIEU D’ÉDUCATION DÉVOYÉE
Avant d’évoquer les tendances les plus récentes en muséologie, arrêtons-nous sur une étape intermédiaire,
qui voit les musées se tourner vers une fonction bien connue, celle d’être un vecteur d’éducation.
Simplement, on peut dire que l’élève remplace l’étudiant, plus spécifiquement après la Seconde Guerre
mondiale, où les institutions reçoivent désormais en masse les scolaires. Il ne s’agit pas toujours de
procéder à un transfert de connaissances et d’inculquer de pesantes leçons didactiques, même si c’est trop
souvent le cas, dans une visée d’instruction des populations, mais de permettre au citoyen de s’adonner à
un exercice de confrontation et donc de découverte de points de vue. En pariant sur la complémentarité
de l’école et du musée, il s’agit pour ce dernier de prendre au mot la mission d’éducation, qui consiste à
éveiller la conscience, à susciter des questionnements, à décentrer des regards, à formuler de nouvelles
propositions. En utilisant cette approche de l’altérité, le musée joue alors son rôle de ferment de nouvelles
12
numéro / issue 2
|
2015
C H AU M I E R
|
Le musée de science
perspectives. Cependant, l’ambiguïté est trop souvent de mise, car le musée s’attache communément
à délivrer des informations davantage qu’à être un lieu de mise en intrigue des réalités du monde. La
fonction éducative va prendre le pas et devenir la mission affichée et prioritaire des institutions, même
si, en fin de compte, le terme peut être chargé de significations assez hétérogènes et être le plus souvent
travesti1.
En s’apparentant trop à l’école, le musée en a souvent pris les travers, d’autant qu’il héritait également
d’une vision positiviste de la science. En conjuguant l’histoire des sciences, construite sur une conception
rationaliste qui envisage la production de connaissances dans une extra-territorialité par rapport au
chercheur impliqué dans les processus, avec l’histoire de l’enseignement, plus portée sur l’acquisition de
connaissances que sur leur compréhension et leur application, le musée part de loin. Il est d’abord un lieu
de mise en forme des résultats. C’est ce reproche que fera encore Duncan Cameron en 1986, à l’ouverture
de la Cité des sciences et de l’industrie à Paris. Lieu de mise en scène des contenus, produits comme par
enchantement par une science révélée et qui peut induire un enthousiasme reposant davantage sur la
croyance que sur l’analyse. Comme l’école, le musée a longtemps été ce lieu de présentation des grandeurs
devant lesquelles il convient de se pâmer. Exemplarité des productions, importance des collections,
magnificence des expôts présentés, génie des savants évoqués, la science est une quête devant laquelle le
public est quasiment convié à s’agenouiller. Ce n’est pas pour rien que la représentation de l’art et de la
science comme nouvelle religion, et du musée comme temple où officient quelques prêtres-conservateurs,
est une métaphore qui a connu un grand succès (Clair 1988).
Le public, comme l’enfant à l’école, auquel il est souvent assimilé symboliquement, est placé dans cette
attitude révérencieuse et distante qui convient envers les objets sacrés. La production de la science est à
prendre en bloc, laissant à penser qu’elle est le résultat d’un consensus et d’un accord sur lequel le débat
n’a plus lieu d’être. Ce qui est présenté devient non discutable et non négociable, aboutissement d’une
marche inéluctable vers un progrès et une raison triomphante. Les programmes scolaires sont composés
et validés par des comités qui en déterminent le contenu, mais ferment aussi la porte à toute discussion.
Il convient seulement de les appliquer et l’on sait que toute révision est difficile et laborieuse, qu’aucune
discussion n’est tolérée avant que le comité ne décide de revoir sa copie ! Les instituteurs sont seulement
les intermédiaires et les passeurs d’une vérité établie par d’autres, qui les surplombent et qui décident de
toute autorité. Cette conception induit que les résultats de la science ne se discutent pas, ils sont offerts
par les savants à des masses ignorantes à instruire. C’est une manière de dire également la scission
entre ceux qui pensent et ceux qui s’en nourrissent, et en conséquence la mise à distance des lieux de
production et de décision par rapport aux lieux de réception.
LE MUSÉE, TEMPLE DE LA SCIENCE
Le musée est évidemment un espace intéressant puisqu’il rassemble, on l’a dit, durant longtemps,
en théorie, les chercheurs et les publics dans une même entité. Le conservateur représente cet
intermédiaire possible entre la production des connaissances et leur ingestion par des visiteurs avides
de savoir. Toutefois, si la proximité supposée peut faire imaginer de possibles communications, la
réalité est moins certaine. Demeure ce fossé qui sépare la recherche de la vulgarisation scientifique
et surtout cette représentation d’un pôle de sachants et d’un pôle à convertir. Le discours du maître
continue de s’appliquer (Lacan 1969), et même s’il est scientifiquement fondé, c’est-à-dire qu’il donne
lieu à démonstration, celle-ci est au mieux représentée et expliquée, mais rarement conduite avec
les destinataires de ces messages. La connaissance est métamorphosée en croyance devant laquelle il
convient de s’exalter d’autant plus que le musée met en scène les résultats les plus probants et les plus
exemplaires, et non le tout-venant des résultats de la recherche. Digne de sa mission consistant à dévoiler
l’exemplarité et l’exceptionnel, le musée éloigne d’autant plus les fidèles des lieux de réflexion nécessaire
à la construction des savoirs. Les débats sont terminés, l’exposition met en scène l’aboutissement et non
le processus.
13
numéro / issue 2
|
2015
C H AU M I E R
|
Le musée de science
Ce paradigme a été durant longtemps le cadre organisant les modes de diffusion des connaissances. Il
l’est encore dans nombre d’institutions où l’information prime sur la manière de la produire. Ce n’est pas
l’esprit de la recherche qui est communiqué, mais ses résultats. Ainsi ne forme-t-on pas les personnes
à s’approprier la démarche scientifique, mais essentiellement les contenus auxquels il est demandé de
croire sans discussion. En poussant cette logique à son terme, on pourrait estimer que le musée, comme
l’école, n’explique pas la science, elle la consacre en nouvelle religion. On le sait, l’exégèse est réservée
aux initiés et durant longtemps l’Église a interdit aux fidèles de discuter les textes, herméneutique trop
dangereuse pour ne pas la cantonner à ceux que l’on estime capables de prendre ce risque. La conséquence
en est à la fois un renforcement du pouvoir de ceux qui y sont autorisés et d’une disjonction entre cet
espace sacré, réservé, et l’espace profane, vulgaire, pour la masse inculte. L’homologie avec le rapport aux
sciences n’est pas fortuite puisque c’est le même modèle qui a sévi durant un siècle, éloignant toujours
davantage les producteurs de science des populations.
Alors, il n’est peut-être pas déraisonnable d’imaginer que l’essor du musée de science devient nécessaire
au moment même où cet éloignement se manifeste. Alors que les sociétés savantes connaissaient un
développement continu depuis l’Ancien Régime, conduisant des personnes intéressées à participer
aux recherches et à la production des données — pensons évidemment aux clubs d’astronomie qui ont
survécu —, progressivement une captation se fait jour. Les sociétés s’appauvrissent, devenant parfois
la société d’amis de tel ou tel musée, sorte de sociétés secrètes pour privilégiés ou vieux obsessionnels.
À l’inverse, la science se professionnalise en des endroits spécialisés, mais en se coupant toujours
davantage de l’ensemble de la société. Le musée devient alors ce lieu d’une possible compensation, mais
aussi d’exaltation de la distance, qui accroit du même coup la sacralité de producteurs aussi invisibles
qu’énigmatiques. Les sociétés savantes disparaissent et le musée se charge de rassembler une unité
perdue. Certes, il ne faut pas idéaliser la chose, mais dire combien les sociétés savantes et plus largement
tout ce que l’on a appelé le mouvement de l’éducation populaire, cherchent alors à construire des lieux de
convergence entre des producteurs et la population. Mieux, à faire en sorte que l’ensemble participe de la
production des sciences. C’est une matrice qui aurait pu être suivie. Or, elle est mise à mal par le musée
qui renforce au contraire la coupure et l’éloignement. Loin de devenir des cercles savants partagés ou des
lieux de production populaire, en élargissant les membres impliqués, en démocratisant l’accès, le musée
s’affiche davantage comme le lieu de la frontière, qui sépare les sphères davantage qu’il ne les rassemble.
En grand ordonnateur, le conservateur, lui, s’accorde le privilège, et donc le pouvoir, de passer de l’une à
l’autre.
ET L’ART DANS TOUT ÇA ?
À ce stade, ne faut-il pas mentionner le rapport à l’art qui suit le même schéma ? Quand les artistes
deviennent une caste privilégiée et inaccessible, nouveaux dieux ayant tous les droits, devant lesquels
on se prosterne d’autant plus qu’on les sacralise, le commissaire devient alors ce prêtre, initié autorisé
à approcher l’espace sacré, à dialoguer et même à transmettre les signes reçus. Il n’est pas anodin de
rappeler les origines religieuses et métaphysiques de la médiation (voir Chaumier et Mairesse 2013). Le
médiateur, c’est l’intercesseur qui dialogue avec les espaces du sacré, qui, autorisé et déclaré compétent à
lire et à interpréter les textes, peut en divulguer la quintessence à des fidèles rassemblés en communauté.
C’est ainsi que fonctionnent toutes les religions du livre, monothéistes. Dans le musée, le médiateur est
celui qui sait et dont la légitimité est reconnue pour administrer les preuves de la vérité révélée. C’est
du moins de là que l’on part, avant que, de mutation en mutation, d’autres propositions ne surviennent.
Disons que la production ayant déserté les espaces de la vie quotidienne, le musée se charge d’en
effectuer le transfert. Car ce que dénoncent paradoxalement les artistes tout au long du XXe siècle,
c’est la coupure, qui retire de la vie les producteurs d’arts pour les constituer en une caste d’initiés. Et
l’on redécouvre, à la fin du siècle, les productions populaires, l’art dans les collections ethnographiques
(notamment depuis l’exposition Les Magiciens de la terre), l’art brut, le street art, les cultures populaires,
14
numéro / issue 2
|
2015
C H AU M I E R
|
Le musée de science
etc. Toutefois, le modèle demeure ambigu, avec une artification généralisée des producteurs (Heinich
et Shapiro 2012), mais dont la finalité est de conquérir les espaces de reconnaissance et de légitimité
consacrée, en découvrant les cimaises du musée, davantage qu’en irriguant la vie entière de propositions
artistiques. Ainsi, les artistes contemporains produisent surtout pour les musées et les lieux assimilés,
même si les autres espaces de la vie quotidienne sont peu à peu réinvestis.
La science suit la même trajectoire, alors que les scientifiques dénoncent la coupure existante avec la
population (Levy-Leblond 2004). Peu à peu, le désir de renouer et de reconstruire une culture scientifique
désertée s’instaure. Constatant le désintérêt trop souvent manifesté pour les questions de science dans
les sondages d’opinion (Bon et Boy 1985), mais aussi la diminution des orientations scolaires vers ces
disciplines, tout autant que la méconnaissance scientifique d’une grande partie de la population, les
institutions muséales sont invitées à agir. Pour cela, le mouvement des centres de cultures scientifiques,
techniques et industrielles (CCSTI), initié par Hubert Curien au début des années 1980 (voir Caillet et al.
2014), cherche à renouveler l’intérêt pour les sciences. Des mouvements d’éducation populaire renaissent
pour sensibiliser, notamment les plus jeunes, aux sciences. L’association Les Petits Débrouillards, par
exemple, les dispositifs tels que la fondation La main à la pâte ou encore un centre comme Ébullisciences,
sont autant de manifestations en France de cette volonté de renouer le fil rompu. Ils sont du reste
souvent portés ou défendus par des scientifiques désireux d’agir dans ce domaine. Fidèle à l’esprit de
l’éducation populaire, l’accent ne sera plus mis sur les résultats, mais sur les processus de la recherche.
Il s’agit de donner le goût de produire des sciences et d’expliquer en quoi la démarche scientifique
consiste, davantage que de donner à apprendre les aboutissements, ni même de donner à comprendre
des conclusions produites. C’est en cela que ces démarches sont souvent innovantes, aujourd’hui encore,
pour les musées. Ces derniers sont passés de l’information dispensée à la volonté de démonstration des
résultats, ce qui est bien. Cependant, ils sont encore souvent très loin de la troisième phase qui consiste à
s’éloigner des contenus pour mettre en avant une démarche.
LE MUSÉE PARTAGÉ POUR UNE COMMUNAUTÉ RASSEMBLÉE
Dans la seconde phase, il s’agit de faire comprendre l’aboutissement et le résultat que l’on se plait
à séquencer en étapes pour mieux expliquer la production de ce qu’on doit, finalement, retenir. Le
parangon de cette démarche est celui du Palais de la Découverte, qui dès la fin des années 1930 invite le
public à rencontrer des scientifiques en action (Eidelman 1988). Les démonstrations devenues célèbres
sont autant d’expérimentations attestant que la science se fabrique et qui visent à faire comprendre la
manière dont les résultats présentés sont obtenus. Toutefois, la rencontre est une médiation qui vise à
sensibiliser le public pour mieux le concerner. Certes, le scientifique rencontré peut être partiellement
désacralisé, mais il demeure néanmoins le conducteur, le guide, le maître, le professeur. Si la révolution
de la muséologie des sciences qui en résulte est telle (Schiele 1998), c’est qu’elle rapproche le citoyen
de la science en la rendant plus accessible. Elle la magnifie tout en la démocratisant, selon l’espérance
des hommes de culture. En cela, l’héritage de la tradition classique qui voit dans la culture et la science
de nouvelles eschatologies est accompli, d’autant qu’elle est partagée et sert de gouvernail à l’action
publique. La société de demain sera heureuse d’autant qu’elle saura , dans une communauté rassemblée,
mettre en commun ce qu’elle a de meilleur parmi les arts, la philosophie ou les sciences. S’il importe que
tous l’embrassent pour que l’utopie républicaine soit accomplie, il demeure que les savants et les artistes
sont ces guides qui conduisent le peuple rassemblé. (Chaumier 2010).
Il faut dans cette seconde approche que le citoyen comprenne et apprivoise ce que le scientifique conduit,
qu’il en saisisse la portée. Pour cela, il doit en saisir au moins approximativement les résultats en suivant
les principes et la démarche. Il n’est pas nécessaire que tous deviennent aussi savants, mais que le niveau
s’élève progressivement pour que tous partagent la confiance envers ceux qui sont les plus instruits
et les meilleurs, c’est-à-dire ceux qui ont réussi à l’école ! À cet égard, le musée est mis à contribution,
et ce n’est pas un hasard si le public qu’il convient prioritairement d’évangéliser après la Seconde
15
numéro / issue 2
|
2015
C H AU M I E R
|
Le musée de science
Guerre mondiale provient du milieu scolaire, population adulte de demain. Les musées se convertissent
massivement alors à ce nouveau credo : non pas seulement compiler des collections comme autant de
preuves, de reliques sacrées de la science en acte, mais les accompagner des médiations nécessaires pour
les comprendre. Belle évolution à laquelle nous sommes encore très souvent conviés.
La plupart des musées servent ce dessein de permettre au plus grand nombre de s’approprier la
production réalisée ailleurs par des scientifiques que l’on ne peut qu’admirer. Les médiations sont par
conséquent démultipliées et occupent beaucoup d’espace, au point d’effacer même l’idée de collections,
comme à la Cité des sciences. Elles sont au service de la compréhension des contenus, de leur
appropriation par le visiteur, dans une visée éducative sans cesse réitérée. Les médiations devenues
interactives, intégrant manipulations, audiovisuel, technologies multimédias, ou les médiations plus
classiques, présentielles ou scriptovisuelles, sont toutes au service d’un même engagement : faire en sorte
que le visiteur ingère le propos pensé pour lui. Le programme muséographique devient cet instrument
de découpage des contenus et de sélection des données les plus performantes pour que le visiteur s’en
empare et reparte comblé. Les musées ne sont pas ces lieux tournés vers l’apprentissage formel, mais vers
l’éducation informelle (Eidelman et Van-Praët 2000), qui fait que l’on dispose intellectuellement, mais
aussi émotionnellement et sensoriellement des contenus, comme le préconise alors la nouvelle muséologie
(de Bary, Desvallées et Wasserman 1994). Pour ce faire, les procédés scénographiques sont déployés
et les techniques de médiation diversifiées. Malgré tout, c’est bien le même rapport envers un propos
préconstruit qui préside habituellement. L’institution conserve cette autorité, rarement partagée ou
remise en question, qui sélectionne et assène des contenus prédigérés (Le Marec 2007).
L’EXPOSITION, LIEU DE L’OCCULTATION
Alors que l’histoire des sciences dévoile l’espace de production comme un espace de négociations,
d’enjeux de pouvoirs et de conflits, l’exposition est le plus souvent ce lieu d’explications des données
validées préalablement par le milieu de la recherche et pour l’exposition par un comité scientifique. Il
ne s’agit que rarement d’interpréter des controverses, des débats, des opinions divergentes sur telle ou
telle production scientifique; l’image donnée demeure le plus souvent celle du consensus. Les principes
de l’interprétation, énoncés par Tilden (1957), ne sont encore que rarement appliqués pour révéler
des approches contradictoires. La science admet pourtant désormais la nécessaire reconnaissance des
subjectivités du chercheur vis-à-vis de son objet (Morin 1986; Stengers 2001), la complexité d’approches
contradictorielles sur un même objet, il n’est donc plus possible de tenir Le discours de Vérité au public.
Une belle unité de façade demeure pourtant, qui donne à penser à une production homogène d’un milieu.
Elle est désormais rarement personnifiée par un chercheur qui, tel le grand inventeur, concentre tous
les regards et les hommages, puisque l’idée que la science est une production collective est davantage
partagée. L’Histoire faite par les Grands Hommes a cédé généralement la place à une Histoire sociale,
collective et contrastée. Bien qu’il faille prendre acte de toutes les évolutions positives, demeure malgré
tout, in fine, la dissociation entre l’espace de la recherche et l’espace de la réception.
Le musée est-il cet espace de débat citoyen qu’il se targue d’être bien souvent ? La caution apportée par
les muséologues n’a-t-elle pas pour fonction de donner bonne conscience à une institution peu amène à
prendre des risques ? Si les approches sont souvent consensuelles dans les espaces d’exposition sur les
sujets traités, le lieu dissimule surtout tous les sujets évacués. Le musée n’a-t-il pas alors pour fonction
de cacher ce qu’il occulte ? En dessinant un cadre, en donnant à voir, il fait oublier le reste (Chaumier
2003; Debary 2002). Il est permis de s’interroger à partir de tous les sujets sensibles, alors que nombre
de Cassandre expliquent que le monde court à sa perte, notamment sur le plan environnemental, les
expositions sont souvent si lisses et si peu polémiques. Sans dresser ici la liste de tous les sujets de société
qui peuvent être traités dans des documentaires, des articles de presse et de radio, mais que le musée
ignore le plus souvent. Un des arguments souvent entendus est qu’il ne faut pas développer un discours
anxiogène pour le public. Nous pouvons alors nous interroger sur le rôle social du musée de science
16
numéro / issue 2
|
2015
C H AU M I E R
|
Le musée de science
comme vecteur de prise de conscience, voire de lanceur d’alerte, ou au contraire comme tranquillisant,
voire d’anesthésiant collectif. Ainsi, nombre de commentateurs estiment que le monde s’engage dans
des impasses sur les plans social, économique, politique, culturel et environnemental, mais il ne faut pas
affoler les populations ! Dès lors, l’exposition s’inscrit bien dans la production des industries culturelles
ou de loisirs. Il faudrait, pour explorer plus avant la question, analyser la manière dont les expositions
sont financées, le recours au mécénat n’étant pas la garantie la plus grande d’indépendance pour traiter
de sujets sensibles et permettre l’expression de la critique, même si la pression de la puissance publique
peut également être grande, comme l’a rappelé Yves Bergeron (2014).
Il parait indispensable pour se prémunir des effets pervers du financement, d’autant plus prégnants que
les budgets de production des expositions ne cessent de croître, d’associer des membres de la société
civile, des représentants du public, des comités de visiteurs, des comités d’éthique, aux instances de
décision. Les enquêtes et évaluations préalables permettent également de rappeler des paroles neutres,
différentes, extérieures et de faire remonter les perceptions, les intérêts, les désirs, les réflexions,
d’entretenir une veille, afin de nourrir le bureau décisionnel, le comité de programmation ou l’équipe de
muséographie. En mettant en œuvre les principes de la démocratie participative, il ne s’agit pas seulement
d’être politiquement correct, il s’agit de faire changer la perception de l’institution dans la société, mais
aussi de refléter le changement d’un rapport aux savoirs, qui ne peut plus être délégué à l’expert au risque
des dérives et des prises de pouvoir indues. Le musée, comme tout autre organisme, est concerné. Ceci a
des incidences sur les méthodes de travail, mais rencontre également des réflexions épistémologiques sur
le rapport au savoir que l’on dispense. Cela peut avoir des traductions dans les modes de transmission
eux-mêmes, et nous retrouvons maintenant la troisième phase présentée précédemment.
L’EXPOSITION, LIEU DE L’AUTOAPPRENTISSAGE
Dans la troisième phase, il s’agit d’expliciter le cheminement qui conduit aux résultats, avec la volonté
d’y associer celui à qui l’on s’adresse et de l’impliquer dans la compréhension des étapes, et des
enchaînements. Cette démarche hypothéticodéductive vise bien sûr à désacraliser la science, à montrer
qu’elle n’est pas générée par enchantement par des êtres omniscients. Pour ce faire, ce ne sont plus
des résultats, ni même la démonstration des explications qui y conduisent qui sont mis en scène, mais
le visiteur lui-même en train de se confronter à un problème scientifique. C’est en quelque sorte au
visiteur de chercher ! On pourra voir cette tendance à l’œuvre dans nombre de dispositifs de médiation,
et déjà dans les expositions de science les plus courantes, lorsqu’il s’agit, dans une manipulation, de
demander au visiteur de résoudre un problème. Avant de lui fournir la solution, on le place en situation
d’expérimentation. Ce maître mot du centre de science se diffuse globalement, même si les musées de
science ont encore des réserves, les manipulations étant plutôt l’apanage des centres de sciences que celui
des musées. Ceux-ci placent encore souvent au centre de leurs préoccupations les collections et les savoirs
qui y sont peu ou prou attachés. L’expérimentation est malgré tout partagée et modifie considérablement
le rapport au savoir. Il s’agit de faire à la place du scientifique, c’est-à-dire d’occuper sa place symbolique,
au moins durant le temps de l’expérimentation.
Évidemment, il s’agit d’expérimenter pour comprendre et c’est peut-être pour cela que les centres d’art
ne suivent que rarement la même démarche — encore que ce soit souvent le cas dans les ateliers pour les
plus jeunes visiteurs qui, par exemple, sont invités à dessiner. Cette compréhension en trouvant par soimême abolit également en partie la distance entre le producteur et le récepteur. Cette annulation des deux
sphères est souvent masquée par le fait que l’expérimentation est confinée à un temps limité, canalisée
et identifiée comme telle dans un environnement entièrement dédié à la transmission d’un contenu. Les
expérimentations sont ainsi placées au service d’un message qui prend le pas sur le processus. Certes, il
y a un plaisir ludique à expérimenter, mais la démarche est moins canalisée sur sa propre réflexion que
sur les effets et les conclusions auxquelles il convient d’aboutir. C’est ici que les démarches énoncées plus
haut, par exemple celles développées à l’extrême par Ébullisciences, proposent une rupture radicale.
17
numéro / issue 2
|
2015
C H AU M I E R
|
Le musée de science
Car l’expérimentation ne devient pas une séquence tendue vers un but, la réception d’un message, mais
se justifie par elle-même et pour elle-même, comme moteur de compréhension avant tout de la démarche
scientifique. Il s’agit moins de faire comprendre tel ou tel contenu scientifique que de permettre aux
personnes impliquées de réfléchir, de poser une hypothèse, d’expérimenter, de vérifier en la validant
ou l’invalidant, etc. Bref, l’expérience est d’abord au service de la réflexion et de la construction d’un
raisonnement scientifique. Pour cela, nul besoin d’un contenu savant, lourdement didactique, dans une
exposition plus ou moins bien scénographiée, induisant un rapport révérencieux à la science. La science,
il s’agit de la produire d’abord soi-même ! Non sans évoquer le maître ignorant (Rancières 1987), et en
plaçant le participant en situation d’expérimentateur, il s’agit de lui faire prendre la place du scientifique
et donc d’annuler la distance entre production et réception de la science. En choisissant des situations
d’expérimentation plus ou moins complexes, il s’agit moins de permettre l’expérimentation d’un
dispositif en lui-même, que l’expérimentation de la place de chercheur.
VERS L’ABSENCE D’EXPOSITION
On ne sera pas étonné dans ce cas que ce centre se place en dehors de la logique muséale habituelle,
car non seulement il n’y a pas de collections, mais même pas d’expositions à proprement parler ! Juste
quelques manipulations et surtout des animateurs pour accompagner les participants dans leur exploration
et les aider un peu en cas de blocage afin d’éviter un renoncement. Cette surface à peu près vide pourra
paraître osée et marginale, être en quelque sorte l’œuvre d’extrémistes de la médiation scientifique !
Pourtant, elle paraît emblématique d’une tendance de fond, qui voit la multiplication des espaces vides
comme autant de potentialités créatrices. Yves Michaud (2003) annonçait déjà que les musées d’arts
contemporains se métamorphosaient en surface vide pour accueillir qui plus est un art à l’état gazeux,
mais davantage encore, c’est l’expérience elle-même qui devient le centre du motif. Ainsi, dans un autre
registre, le Palais de Tokyo annonce sa volonté de mettre à disposition des espaces vides susceptibles
d’être appropriés et remplis en fonction des désirs d’occupation des espaces. C’est plus largement ainsi
que se définissent bien des lieux actuels où s’inventent le co-working, espaces de fab lab (« atelier de
fabrication numérique »), ou encore les espaces vierges amenés à être accaparés, investis collectivement
pour expérimenter et développer des propositions novatrices. C’est en l’inventant ensemble que la culture
s’incarne alors et que ceux qui s’y adonnent peuvent réellement se l’approprier.
Plateaux nus, vides, essentiellement pensés dans leur programme architectural pour être fonctionnels
et modulables, investis par des propositions dont nul ne sait à l’avance ce qu’elles seront. Ainsi
L’Imaginarium à Tourcoing dont le nom est en lui-même le programme ! C’est l’expérience vécue qui
donne forme et sens à un lieu en le révélant comme potentiel. Cette démarche peut paraître éloignée
de notre sujet, le rapport aux sciences, pourtant il s’agit d’une innovation transversale, touchant à tous
les domaines, qui s’empare de la culture et produit un nouveau rapport, c’est-à-dire aussi une nouvelle
culture (Deloche 2007). Ce rapport à des espaces pensés pour eux-mêmes s’incarne dans divers milieux
culturels, envisagés comme des lieux essentiellement modulables pouvant accueillir autant des formes
classiques (expositions, concerts, salons, performances, spectacles, etc.) que des formes hybrides qui font
dialoguer ces différents domaines. En devenant évanescents, les contenus expriment aussi ce nouveau
monde, dématérialisé, virtuel, que nous voyons naître. Tous les contenus deviennent omniprésents et
invisibles, enfermés dans les centres serveurs du globe, attendant d’être actualisés par leur utilisation en
fonction de projets précis2. C’est sans doute ainsi qu’il faut envisager le musée, dont l’avenir réside dans
les réserves, vaste conservatoire de programmes, que le centre d’expositions qui l’accompagne peut ou
non mettre en action. C’est l’interprétation qui donne alors du sens aux collections. C’est une sorte de
retour aux origines du musée, tel que nous l’avons décrit précédemment, qui place celui-ci au service de
l’invention d’un avenir collectif.
18
numéro / issue 2
|
2015
C H AU M I E R
|
Le musée de science
RÉINVENTER L’ACTION CULTURELLE ?
Non seulement les lieux peuvent devenir des lieux de production de formes nouvelles, et pas seulement
de simples courroies de transmission, mais ils s’inventent de plus en plus en conviant tout un chacun
à s’impliquer dans ces inventions. C’est ainsi que l’on peut appréhender les logiques participatives,
contributives et collaboratives que l’on voit invoquer chaque jour comme de nouveaux crédos des
formes culturelles. Dans ces trois formes, le curseur est mis à des niveaux différents d’implication des
participants dans le dispositif, mais toutes les trois partagent cette dynamique d’un nouveau rapport aux
savoirs et aux institutions. Si l’appel à la participation peut sembler un peu « classique », c’est que des
formes plus avancées se font jour. Proposer à un public de participer, c’est encore décider des cadres et
des contenus et du niveau d’implication des participants qui demeurent des invités. Bien évidemment, le
dispositif fonctionne mieux avec des participants, mais la décision leur appartient. En théorie, si personne
ne participe, le dispositif fonctionne encore. On peut dire que la participation est agréable. Être dans la
démarche contributive va un cran plus loin, puisqu’il s’agit d’alimenter ensemble des contenus en se les
appropriant, par exemple des bases de données. Sans investissement des contributeurs, rien de tangible
n’est produit. La contribution est nécessaire. Quant à la démarche collaborative dans ses formes les plus
poussées, elle consiste à fabriquer ensemble non seulement les contenus, mais les cadres de l’action. Non
seulement les collaborateurs sont utiles, mais ils sont indispensables. Sans eux, rien n’existe.
S’invente sous nos yeux, selon un paradigme porté par l’effervescence du modèle du Web 2.0, une culture
du partage qui n’est pas sans renouer avec des tentatives anciennes. Sans remonter aux fondements
de l’action culturelle et de l’éducation populaire, on peut mentionner les démarches éco-muséales qui,
dans les années 70, ont théorisé ces formes incontournables de l’action culturelle (Chaumier 2011). Car
il n’est pas d’action culturelle véritable sans l’implication des intéressés (Jeanson 1973). C’est donc en
s’éloignant de cette voie d’une culture produite avec les gens que les institutions culturelles ont produit
une culture pour les gens. Les rapports distanciés, et révérencieux car non impliqués, ont conduit
aux échecs de la démocratisation d’une culture envisagée comme étrangère à son milieu. Les formes
culturelles ont d’autant plus de chance d’être considérées comme ésotériques qu’elles sont produites
par des petits cénacles d’initiés qui s’en servent d’éléments de distinction. À l’inverse, c’est aussi ce qui
permet d’envisager la culture comme une marchandise produite par les industries culturelles et sujettes à
consommation. Deux formes rejetées alors par les tenants d’une action culturelle, engagée et impliquée,
mais longtemps ignorée par le ministère de la Culture. C’est donc un retour à ces logiques de production
par les gens et de reprise en main de sa destinée, auquel on peut assister grâce aux multiples expressions
d’initiatives citoyennes. Il y a là un potentiel de transformation sociale considérable.
Est-on loin pour autant du rapport à la culture scientifique ? Il semble que des démarches comparables
s’inventent. C’est ainsi du moins que l’on interprète la montée en puissance des sciences citoyennes
(Chaumier 2013). En appréhendant la science, non pas générée par un noyau de scientifiques experts
auxquels on délègue la production d’un savoir qu’il convient ensuite d’expliquer et de diffuser, mais
par un processus collectif auquel il est possible de contribuer, que le schéma du rapport aux sciences
s’inverse. Comme pour la culture, la mise à distance ou le rapport de simple consommateur peut se
métamorphoser en rapport impliqué. Évidemment, la conscientisation qui en résulte est manifeste. C’est
ainsi qu’Internet génère de nouvelles formes de sociétés savantes, plus ouvertes et plus démocratiques,
peut-être plus éphémères, mais plus mixtes dans leur principe. Des communautés peuvent s’inventer
ponctuellement ou plus durablement selon les sujets. Des dispositifs sont ainsi mis en place pour
recenser, inventorier, analyser, collecter des données sur les sujets les plus variés. Mieux appréhender les
déplacements dans une ville, les niveaux de pollution sonore, les migrations d’une espèce, etc., permet
de collecter des données nombreuses, impossibles à rassembler par des équipes de chercheurs, même
bien financées. C’est aussi ce faisant une occasion de solliciter et de rendre plus attentifs, et donc plus
responsables, des citoyens conscients de la nécessité de la production de données pour le développement
de connaissances. Il est permis de penser qu’ils seront aussi plus sensibles à la présentation des résultats
auxquels ils ne manqueront pas d’être associés.
19
numéro / issue 2
|
2015
C H AU M I E R
|
Le musée de science
UN MUSÉE 2.0
Les centres de culture scientifique, et les musées en général, commencent à prendre part à cette
dynamique planétaire. Ils vont même parfois encore plus loin. En France, le muséum de Toulouse a été
pionnier en invitant à documenter les collections, à participer à la production des connaissances qui y
étaient attachées (Casemajor Loustau 2013). Le Muséum de Paris a également porté et continue de porter
des programmes de sciences participatives. Océanopolis, à Brest, a lancé un ambitieux programme de
recherche sur le plancton en faisant appel à contribution auprès des plaisanciers. Les observatoires mis en
place pour étudier des sujets aussi divers que, par exemple, la biodiversité en ville, l’évolution du climat,
la présence ou l’absence de telle espèce, etc., sont autant de moyens que les muséums d’histoire naturelle
expérimentent désormais (Charvolin et al. 2010). Ainsi se développent des formes contributives, alors
que d’autres vont plus loin en impliquant des usagers comme collaborateurs, par exemple au travers de
comités de visiteurs ou en invitant telle association à s’investir sur la conception d’une exposition (Duclos
2011). En conduisant ensemble la définition d’un programme, il s’agit de faire changer le rapport à
l’institution, et ce faisant à la légitimité des discours tenus, en participant à la discussion de ceux qui les
conçoivent. Un état d’esprit qui bien évidemment ne manque pas de rejaillir sur l’ensemble des visiteurs
reçus.
Encore timides, les institutions culturelles s’initient à ces nouvelles logiques très progressivement : telle
bibliothèque invite ses lecteurs à diffuser des publications en ligne et à partager des critiques, tel musée
d’histoire envisage de documenter des collections photographiques en recourant à des appels contributifs,
tel musée d’ethnographie recherche un spécialiste pour expliquer tel objet énigmatique, alors que tel
musée de beaux-arts invite une association locale à partager le commissariat d’une exposition. Encore
trop rares, ces initiatives ne manquent pas de remettre en question des fondamentaux historiques : qui
détient la parole légitime ? Qui a autorité pour parler ? Au nom de qui ? Quelle place est accordée aux
usagers du lieu ? La position de l’expert, sa légitimité et le pouvoir qu’il en retire, est indubitablement
redéfinie. Bien peu de lieux osent encore aller aussi loin dans le processus et inventer des formes
nouvelles avec des usagers impliqués, à l’instar d’un Thomas Hirschhorn et de son musée précaire
d’Albinet (Hirschhorn 2004). Et encore était-ce là un dispositif réalisé avec des jeunes, ce qui semble
alors plus envisageable.
Il est permis de se demander pourquoi il existe autant de réserves à partager les démarches de
conception. Quel meilleur moyen de sensibiliser aux sciences que demander aux enfants d’une classe de
préparer une exposition sur un sujet ? Comment mieux interpeller sur les questions environnementales
que de faire se rencontrer des générations différentes autour de la définition d’un outil pour sensibiliser
leurs congénères ? En impliquant, en mettant en situation de responsabilité des citoyens, on les
conduit à s’approprier les termes de l’expertise, à négocier entre eux, à s’accorder sur un programme,
à communiquer et à définir les bonnes formes. Au risque de l’erreur, certes, mais est-ce là l’essentiel ?
C’est aussi en descendant d’un piédestal et se faisant modeste que l’institution peut reconnaître le droit
à l’erreur, y compris pour elle-même et pour ses propres discours. Bref, ce que l’on dit ici pour le musée
est évidemment valable pour l’école dans son ensemble, mais ce n’est pas le sujet. La pédagogie par projet
rend les gens intelligents. Or, l’école a bien d’autres fonctions... (Chaumier 2015; voir aussi Chaumier et
Mairesse 2013).
Les institutions culturelles sont prises à partie dans ce développement fulgurant, menacées de paraître
assez vite vieux jeu et dépassées si elles ne s’adonnent pas à une vaste réforme de leur fonctionnement.
En cela, la démarche de Museomix, initiée en France depuis quatre ans maintenant, est emblématique
de cette tentative de co-construire autrement l’institution (Chaumier et Françoise 2014). Les Musées
de la civilisation à Québec ont également accueilli cet événement en novembre 2013, en même temps
que six autres sites3. En prenant le prétexte d’inventer collectivement, par petites équipes durant
trois jours, dans un vaste fab lab, des médiations innovantes pour les publics, il s’agit aussi de générer
20
numéro / issue 2
|
2015
C H AU M I E R
|
Le musée de science
d’autres liens et d’autres visions du musée. Une des conséquences, qui n’est pas des moindres, est
aussi de proposer une transversalité qui passe par les équipes, mais aussi par les personnels du musée
impliqués dans l’événement, quels que soient leur niveau hiérarchique et leur connaissance initiale. En
brassant le musée de l’intérieur, en le confrontant à des personnes extérieures à qui est laissé le droit de
réinventer des moyens de communication des contenus, ce qui est en principe décidé par les experts, que
sont les professionnels du musée, il est affirmé que les décloisonnements sont possibles. C’est un début
prometteur qui, espérons-le, engendrera d’autres prises de risque.
NOTES
1 Voir l’entrée « Éducation » dans le Dictionnaire encyclopédique de muséologie, sous la direction d’André Desvallées et François Mairesse
(Armand Colin, 2011).
2
Notons ici le caractère visionnaire de la pensée de Bernard Deloche, dans Museologica : contradictions et logiques du musée (Éd. Vrin,
1985).
3 Voir le site Internet de Museomix : http://www.museomix.org
BIBLIOGRAPHIE
de Bary, M.-O., Desvallées, A. et F. Wasserman (dir.). 1994. Vagues. Une anthologie de la nouvelle muséologie
(Vol. 2). Mâcon/Savigny-Le-Temple : W / MNES.
Bergeron, Y. 2014. Les liaisons dangereuses ou les relations troubles entre le politique et les musées
canadiens. THEMA. La revue des Musées de la civilisation 1: 127-140.
Bon, F. et D. Boy. 1985. La science et l’opinion. Dans La Provocation : hommes et machines en société, dir. E.
Barchechath, C. Hermant et P. Rolle, 125-127. Paris : CESTA.
Caillet, E. et al. (dir.). 2014. Hier pour demain : une mémoire de la culture scientifique, technique et industrielle,
« Première rencontres Michel Crozon ». Paris : L’Harmattan.
Casemajor Loustau, N. 2013. Sortir le musée de sa réserve : une archive photographique des collections
du Museum de Toulouse dans Wikipédia. Dans Les visiteurs photographes au musée, dir. S. Chaumier, A.
Krebs et M. Roustan, 52-65. Paris : La Documentation française.
Charvolin, F., Micoud, A. et L. Nyhart (dir.). 2007. Des Sciences citoyennes ? La question de l’amateur dans les
sciences naturalistes. Paris : Éditions de l’Aube.
Chaumier, S. 2003. Le Retour de l’esthétique, baume de la mémoire ouvrière. Art § Fact, Revue de
l’Université de Liège 22: 69-73
———. 2011. Réinventer un modèle : des leçons du passé faisons table pleine. Dans Musées et
développement durable, dir. S. Chaumier et A. Porcedda, 155-169. Paris : La Documentation française.
———. 2013. Musées, encore un effort pour être participatifs ! Dans Métamorphoses des musées de société,
dir. D Chevallier et A. Fanlo, 117-126. Paris : La Documentation française.
———. 2015. Post-Médiation, Trans-Médiation, la quête du graal culturel. Dans La Médiation, Colloque
de Paris 3 (à paraître).
Chaumier, S. et C. Françoise. 2014. Museomix : l’invention d’un musée au XXIe siècle. La Lettre de
l’OCIM, no 156.
Chaumier S. et F. Mairesse. 2013. La Médiation culturelle. Paris : Armand Colin.
Clair, J. 1988. Paradoxe sur le conservateur; précédé de De la modernité conçue comme une religion. Caen :
L’échoppe.
Davenne, C. 2004. Modernité du cabinet de curiosité. Paris : L’Harmattan.
21
numéro / issue 2
|
2015
C H AU M I E R
|
Le musée de science
Debary, O. 2002. La Fin du Creusot ou l’art d’accommoder les restes. Paris : Comité des travaux historiques et
scientifiques.
Duclos, J.-C. 2011. La co-écriture au musée. Dans La Fabrique du musée de sciences et de sociétés, dir. M.
Côté, 111-118. Paris : La Documentation française.
Eidelman, J. 1988. La Création du Palais de la découverte. Professionnalisation de la recherche et Culture
scientifique dans l’entre-deux-guerres. Thèse de doctorat, Sorbonne/Paris 5-René Descartes.
Eidelman, J. et M. Van-Praët (dir.). 2000. La Muséologie des sciences et ses publics. Paris : Presses
universitaires de France.
Guedj, D. 1988. La Révolution des savants. Paris : Découverte Gallimard.
Heinich, N. et R. Shapiro (dir.). 2012. De l’artification. Enquêtes sur le passage à l’art. Paris : EHESS, Coll.
« Cas de figure ».
Hirschhorn, T. 2004. Thomas Hirschhorn : Musée précaire Albinet, quartier du Landy, Aubervilliers. Paris :
Xavier Barral.
Martin P. et al. 2013. La Licorne et le bézoart. Une histoire des cabinets de curiosité. Montreuil : Gourcuff
Gradenigo.
Jeanson, F. 1973. L’Action culturelle dans la Cité. Paris : Seuil.
Lacan, J. 1969. Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse. Paris : Seuil.
Le Marec, J. 2007. Publics et musées, la confiance éprouvée. Paris : L’Harmattan.
Levy-Leblond, J.-M. 2004. La Science en mal de culture. Paris : Futuribles.
Michaud, Y. 2003. L’Art à l’état gazeux. Essai sur le triomphe de l’esthétique. Paris : Stock.
Morin, E. 1986. La Méthode (Tome 3 – La connaissance de la connaissance). Paris : Seuil.
Poulot, D. 2005. Une Histoire des musées de France. Paris : La Découverte.
Rancières, J.1987. Le Maîitre ignorant. Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle. Paris : Fayard.
Stengers, I. 2001. La Guerre des sciences aura-t-elle lieu ? Paris : Les Empêcheurs de penser en rond.
Tilden, F. 1957. Interpreting Our Heritage (3rd Edition). Chapel Hill : University of North Carolina Press.
22
numéro / issue 2
|
2015

Documents pareils