Serge Chaumier - THEMA no/issue 2- 2015
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Serge Chaumier - THEMA no/issue 2- 2015
Le musée de science : agent de socialisation aux sciences ou acteur de changement? Du musée temple aux sciences citoyennes Science Museums: Making science more accessible or using science to effect change? From ‘temples to science’ to citizen science Serge Chaumier Professeur des Universités / Professor, UFR de Lettres et Arts, Université d’Artois, France Reçu : 13 août 2014 Accepté : 10 février 2015 Mis en ligne : 8 avril 2015 Received: August 13, 2014 Accepted: February 10, 2015 Online: April 8, 2015 Pour citer cet article (version originale) Chaumier, Serge. 2015. Le musée de science : agent de socialisation aux sciences ou acteur de changement ? Du musée temple aux sciences citoyennes. THEMA. La revue des Musées de la civilisation 2: 10-22. To cite this article (English translation) Chaumier, Serge. 2015. Science Museums: Making science more a accessible or using science to effect change? From ‘temples to science’ to citizen science. THEMA. La revue des Musées de la civilisation 2: 23-37. Tous droits réservés / All rights reserved © THEMA. La revue des Musées de la civilisation, 2015 ISSN : 2292-6534 thema.mcq.org ARTICLE LE MUSÉE DE SCIENCE : AGENT DE SOCIALISATION AUX SCIENCES OU ACTEUR DE CHANGEMENT? DU MUSÉE TEMPLE AUX SCIENCES CITOYENNES SERGE CHAUMIER* Résumé Le musée a été longtemps un lieu de production du savoir. Surtout, l’institution a d’abord été le lieu privilégié de la formation du savant, lieu d’exercice de la construction intellectuelle, avant d’être celui de la vulgarisation pour le grand public. Les fonctions de l’institution muséale se sont transformées au fur et à mesure que la science elle-même répondait à de nouveaux impératifs et connaissait des ruptures épistémologiques. L’article met en perspective ce contexte historique pour interroger les spécificités contemporaines. Longtemps censé rendre compte de façon neutre d’une science objective, le musée doit faire face à un nouveau paradigme qui montre l’inévitable reconnaissance des subjectivités. Puisque le musée participe au changement social, tout comme la science par ses productions, la question de l’engagement se pose inévitablement. La posture prise par le musée et la place accordée au locuteur du discours autorisé, mais également le statut donné au visiteur dans l’institution, sont autant de choix qui s’offrent aujourd’hui dans la conduite d’un projet scientifique et culturel pour un musée de science. D’une certaine manière en s’impliquant et en impliquant le visiteur (notamment grâce aux sciences citoyennes), le musée joue un rôle de contributeur au changement, voire de nouveau producteur des savoirs. Au contraire, il peut demeurer en retrait en tendant à faire perdurer la croyance en l’impartialité, au risque de jouer un rôle idéologique. La responsabilité du musée peut donc être interrogée, et au-delà, plus fondamentalement, les modalités économiques de financement des expositions, héritées d’une histoire institutionnelle, qui tend à brider les possibilités d’expression critique. Mots-clés : musée; exposition; science; diffusion; éducation; expression critique; participatif; contributif; collaboratif; science citoyenne Il faut parfois revenir aux fondamentaux et poser quelques questions : À quoi sert un musée ? Et plus particulièrement un musée de science ? Tenter de répondre à cette question, c’est évoquer des fonctions, et prendre conscience que selon les époques, les raisons diffèrent. Ainsi, le musée s’avère en prise avec la société, il en est parfois le reflet et souvent l’expression. Si le musée change selon les époques, il est aussi vecteur de transformation sociale. Il accompagne, reflète ou génère les changements. En prenant pour exemple l’évolution des institutions en France, nous pouvons revenir en quelques mots sur les rapports entretenus entre le musée et les sciences, le musée et la société, et à partir de cette histoire considérer la situation actuelle et les perspectives que nous voyons s’esquisser. Car sans doute les fonctions ne sont plus les mêmes que celles d’hier ou d’avant-hier et seront autres encore à l’avenir. * Professeur des Universités, UFR de Lettres et Arts, Université d’Artois, 9, rue du Temple, BP 10665, 62030 Arras, France. [email protected] Reçu : 13 août 2014 Accepté : 10 février 2015 Mis en ligne : 8 avril 2014 10 numéro / issue 2 | 2015 C H AU M I E R | Le musée de science LE MUSÉE, PRODUCTEUR DE SAVOIRS Le musée de science a d’abord été un lieu de production des savoirs. De la chambre des merveilles au cabinet de curiosité (Davenne 2004; Martin et al. 2013), il se métamorphose en cabinet raisonné. Ceux qui font alors exercice de la science s’appuient sur une documentation par l’objet pour développer les raisonnements comparatifs, les classements, les séries, et grâce à elles scruter les différences, les convergences, les nuances d’expression dans chaque domaine, que ce soit en géologie, en botanique, en biologie... Les disciplines émergent et avec elles la logique taxinomique, constitutive de la science moderne, trouvant son acmé au XIXe siècle, à l’heure où les musées se multiplient. Chaque institution naissante construit des séries, en paléontologie comme en archéologie, en anthropologie comme en chimie. Le muséum devient un terrain d’exploration des différences et de mise en ordre du monde par son étude, son classement et son organisation intellectuelle. En mettant en scène les différences, il s’agit de mieux les canaliser, voire de les neutraliser, pour les appréhender. Plusieurs paradigmes sont à l’œuvre pour organiser la connaissance et penser le monde : l’approche positiviste qui considère les faits en les mettant à distance pour les objectiver, comme des objets, approche qui s’exerce jusque dans les sciences sociales, on le sait, avec la sociologie durkheimienne; et l’approche évolutionniste qui classe et hiérarchise en montrant les stades, les étapes, les transformations, les mutations, les passages d’un ordre à un autre. Pour produire cette approche scientifique, le musée se révèle un terrain idéal. Par l’objet il permet la mise à distance, cette objectivation qui constitue la matrice même de la pensée scientifique de l’époque. Ainsi, les vitrines se juxtaposent, fourmillant d’objets classés, inventoriés, comparés et témoignant d’une science en plein essor. Il n’est nul besoin de s’appesantir longuement sur cette histoire déjà bien documentée et présentée ailleurs (Poulot 2005). Retenons seulement que le musée est alors un laboratoire, un lieu de production des savoirs en exercice, et que de ce fait, il est impliqué comme moteur des changements à l’œuvre. En étudiant telle ou telle espèce de plante, telle race animale, on améliore et la connaissance et les usages qui peuvent en être faits dans l’agriculture, l’artisanat ou l’industrie. Nous pourrions évoquer les grands savants de la Révolution française qui, attachés peu ou prou au Muséum, sont mis à contribution pour outiller l’armée de la République ou pour vivifier les capacités de production (Guedj 1988). Directement impliqué dans l’activité, le musée est un lieu de ressources pour préparer l’avenir, et même pour alimenter directement le quotidien. Inutile de se complaire à entretenir un patrimoine pour lui-même, celui-ci n’a de sens que s’il génère le présent. Ainsi le musée est par son existence même au sein des enjeux sociaux. Il est producteur de savoirs et, par effets induits, générateur d’activités économiques et sociales. Il n’est pas besoin d’évoquer le Conservatoire national des arts et métiers, qui, en présentant les techniques et le savoir-faire des ingénieurs, non seulement compile les acquis, mais les fait fructifier par extension. C’est riche d’une expérience accumulée que l’on peut inventer de nouvelles formes, dans la droite ligne de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. LE MUSÉE, DIFFUSEUR DE CONNAISSANCES Il faut envisager la seconde fonction, étroitement liée à la première, qui fixe au musée un objectif de transmission des connaissances. Pour cela, l’espace de production des savoirs est aussi un lieu d’enseignement. Le musée de science tout particulièrement — mais la chose n’est pas si différente avec les artistes dans les musées d’art, même si les démarches peuvent être plus individuelles — est le creuset où former les savants de demain. Ce sont les apprentis savants, les étudiants, qui se trouvent être le public concerné. Le musée est donc adossé à une école, il sert de lieu d’exercice et de confrontation au réel. Certaines matières sont évidemment plus concernées que d’autres, mais la complémentarité est de mise. L’étude comparative exige de disposer de collections suffisamment riches et vastes pour fournir des occasions de compréhension et de démonstrations poussées. Le musée est d’abord un conservatoire d’étude. Certaines universités développent leur propre musée, comme le Ashmolean Museum, le premier 11 numéro / issue 2 | 2015 C H AU M I E R | Le musée de science d’entre eux à Oxford; a contrario des musées sont adossés à des unités de formation et de recherche, comme c’est le cas durant très longtemps en France, avec le Muséum d’histoire naturelle, le Musée de l’Homme, le Musée national des arts et traditions populaires, le Centre national des arts et métiers, etc. Il s’agit d’appuyer la formation de l’esprit sur des contenus concrets pour engendrer de nouvelles approches. Le musée est un terreau permettant de faire croître les connaissances de demain. Il a moins pour finalité de conserver le passé en lui-même, encore moins de l’idéaliser, que de servir la société de l’avenir, en la rendant plus intelligente, parce que plus instruite, plus savante, l’engageant à plus de conscience. S’il est nécessaire de conserver des collections, c’est dans la mesure où elles servent à mieux comprendre le monde qui nous environne, à le décrypter et ce faisant à le féconder. Car la connaissance incarnée produit des effets par les renouvellements incessants qu’elle produit. Tels ces nains sur les épaules des géants, dont parle Victor Hugo, qui, portés par leurs pères, voient néanmoins plus loin qu’eux. Les musées sont les vecteurs d’un passé, tout entier tournés vers leur finalité : permettre à la société de se réinventer. Ainsi, les musées se déploient selon leur archétype d’origine, le fameux et mythique musée d’Alexandrie, lieu d’études et d’échanges, de confrontation au réel pour construire celuici par une compréhension partagée, négociée et amendée. L’enseignement se complète de la révision de ce qui est transmis, du fait de sa perfectibilité. Ce n’est pas le lieu d’un savoir mort ou figé, c’est un lieu d’exercice où la communauté des savants s’affirme et se régénère. Le musée est pleinement inscrit dans sa société en lui permettant de former, de repérer et d’exprimer de nouveaux talents. En rappelant succinctement ces deux fonctions originelles du musée, la recherche et l’instruction, il est dit combien le musée est alors d’abord tourné vers le présent et l’avenir. La vision purement patrimoniale qui y a succédé tend à en obscurcir la puissance, les collections n’ont pas de valeur pour elles-mêmes sauf à être les reliquats d’une époque révolue. Il est même permis de les considérer comme des obstacles au développement intellectuel dès lors qu’elles sont sacralisées et fétichisées, car elles brident l’imagination en devenant des finalités. Ce n’est pas autre chose que dénoncent les surréalistes quand ils s’en prennent au musée d’art de leur époque, lieu de la standardisation de la pensée. Si le musée est tourné vers le passé et considère ses collections comme des trésors jalousement conservés, il devient une force d’inertie qui stérilise l’inventivité. À l’opposé de sa mission première, il devient un empêcheur de transformation sociale. D’un espace de création et de découverte, il se mue en réserve conservatrice. Le culte du passé et la défiance, voire la crainte en l’avenir n’est alors pas loin. C’est à ce mouvement de balancier que bien des institutions ont cédé au cours des deux derniers siècles, passant d’un vecteur d’innovations à un conservatoire d’archaïsmes, se repliant sur elles-mêmes et sur des collections accumulées et sanctifiées. Mais s’il s’agit d’un balancier, c’est qu’un mouvement de rééquilibrage, voire un renversement complet, peut se produire. LE MUSÉE, LIEU D’ÉDUCATION DÉVOYÉE Avant d’évoquer les tendances les plus récentes en muséologie, arrêtons-nous sur une étape intermédiaire, qui voit les musées se tourner vers une fonction bien connue, celle d’être un vecteur d’éducation. Simplement, on peut dire que l’élève remplace l’étudiant, plus spécifiquement après la Seconde Guerre mondiale, où les institutions reçoivent désormais en masse les scolaires. Il ne s’agit pas toujours de procéder à un transfert de connaissances et d’inculquer de pesantes leçons didactiques, même si c’est trop souvent le cas, dans une visée d’instruction des populations, mais de permettre au citoyen de s’adonner à un exercice de confrontation et donc de découverte de points de vue. En pariant sur la complémentarité de l’école et du musée, il s’agit pour ce dernier de prendre au mot la mission d’éducation, qui consiste à éveiller la conscience, à susciter des questionnements, à décentrer des regards, à formuler de nouvelles propositions. En utilisant cette approche de l’altérité, le musée joue alors son rôle de ferment de nouvelles 12 numéro / issue 2 | 2015 C H AU M I E R | Le musée de science perspectives. Cependant, l’ambiguïté est trop souvent de mise, car le musée s’attache communément à délivrer des informations davantage qu’à être un lieu de mise en intrigue des réalités du monde. La fonction éducative va prendre le pas et devenir la mission affichée et prioritaire des institutions, même si, en fin de compte, le terme peut être chargé de significations assez hétérogènes et être le plus souvent travesti1. En s’apparentant trop à l’école, le musée en a souvent pris les travers, d’autant qu’il héritait également d’une vision positiviste de la science. En conjuguant l’histoire des sciences, construite sur une conception rationaliste qui envisage la production de connaissances dans une extra-territorialité par rapport au chercheur impliqué dans les processus, avec l’histoire de l’enseignement, plus portée sur l’acquisition de connaissances que sur leur compréhension et leur application, le musée part de loin. Il est d’abord un lieu de mise en forme des résultats. C’est ce reproche que fera encore Duncan Cameron en 1986, à l’ouverture de la Cité des sciences et de l’industrie à Paris. Lieu de mise en scène des contenus, produits comme par enchantement par une science révélée et qui peut induire un enthousiasme reposant davantage sur la croyance que sur l’analyse. Comme l’école, le musée a longtemps été ce lieu de présentation des grandeurs devant lesquelles il convient de se pâmer. Exemplarité des productions, importance des collections, magnificence des expôts présentés, génie des savants évoqués, la science est une quête devant laquelle le public est quasiment convié à s’agenouiller. Ce n’est pas pour rien que la représentation de l’art et de la science comme nouvelle religion, et du musée comme temple où officient quelques prêtres-conservateurs, est une métaphore qui a connu un grand succès (Clair 1988). Le public, comme l’enfant à l’école, auquel il est souvent assimilé symboliquement, est placé dans cette attitude révérencieuse et distante qui convient envers les objets sacrés. La production de la science est à prendre en bloc, laissant à penser qu’elle est le résultat d’un consensus et d’un accord sur lequel le débat n’a plus lieu d’être. Ce qui est présenté devient non discutable et non négociable, aboutissement d’une marche inéluctable vers un progrès et une raison triomphante. Les programmes scolaires sont composés et validés par des comités qui en déterminent le contenu, mais ferment aussi la porte à toute discussion. Il convient seulement de les appliquer et l’on sait que toute révision est difficile et laborieuse, qu’aucune discussion n’est tolérée avant que le comité ne décide de revoir sa copie ! Les instituteurs sont seulement les intermédiaires et les passeurs d’une vérité établie par d’autres, qui les surplombent et qui décident de toute autorité. Cette conception induit que les résultats de la science ne se discutent pas, ils sont offerts par les savants à des masses ignorantes à instruire. C’est une manière de dire également la scission entre ceux qui pensent et ceux qui s’en nourrissent, et en conséquence la mise à distance des lieux de production et de décision par rapport aux lieux de réception. LE MUSÉE, TEMPLE DE LA SCIENCE Le musée est évidemment un espace intéressant puisqu’il rassemble, on l’a dit, durant longtemps, en théorie, les chercheurs et les publics dans une même entité. Le conservateur représente cet intermédiaire possible entre la production des connaissances et leur ingestion par des visiteurs avides de savoir. Toutefois, si la proximité supposée peut faire imaginer de possibles communications, la réalité est moins certaine. Demeure ce fossé qui sépare la recherche de la vulgarisation scientifique et surtout cette représentation d’un pôle de sachants et d’un pôle à convertir. Le discours du maître continue de s’appliquer (Lacan 1969), et même s’il est scientifiquement fondé, c’est-à-dire qu’il donne lieu à démonstration, celle-ci est au mieux représentée et expliquée, mais rarement conduite avec les destinataires de ces messages. La connaissance est métamorphosée en croyance devant laquelle il convient de s’exalter d’autant plus que le musée met en scène les résultats les plus probants et les plus exemplaires, et non le tout-venant des résultats de la recherche. Digne de sa mission consistant à dévoiler l’exemplarité et l’exceptionnel, le musée éloigne d’autant plus les fidèles des lieux de réflexion nécessaire à la construction des savoirs. Les débats sont terminés, l’exposition met en scène l’aboutissement et non le processus. 13 numéro / issue 2 | 2015 C H AU M I E R | Le musée de science Ce paradigme a été durant longtemps le cadre organisant les modes de diffusion des connaissances. Il l’est encore dans nombre d’institutions où l’information prime sur la manière de la produire. Ce n’est pas l’esprit de la recherche qui est communiqué, mais ses résultats. Ainsi ne forme-t-on pas les personnes à s’approprier la démarche scientifique, mais essentiellement les contenus auxquels il est demandé de croire sans discussion. En poussant cette logique à son terme, on pourrait estimer que le musée, comme l’école, n’explique pas la science, elle la consacre en nouvelle religion. On le sait, l’exégèse est réservée aux initiés et durant longtemps l’Église a interdit aux fidèles de discuter les textes, herméneutique trop dangereuse pour ne pas la cantonner à ceux que l’on estime capables de prendre ce risque. La conséquence en est à la fois un renforcement du pouvoir de ceux qui y sont autorisés et d’une disjonction entre cet espace sacré, réservé, et l’espace profane, vulgaire, pour la masse inculte. L’homologie avec le rapport aux sciences n’est pas fortuite puisque c’est le même modèle qui a sévi durant un siècle, éloignant toujours davantage les producteurs de science des populations. Alors, il n’est peut-être pas déraisonnable d’imaginer que l’essor du musée de science devient nécessaire au moment même où cet éloignement se manifeste. Alors que les sociétés savantes connaissaient un développement continu depuis l’Ancien Régime, conduisant des personnes intéressées à participer aux recherches et à la production des données — pensons évidemment aux clubs d’astronomie qui ont survécu —, progressivement une captation se fait jour. Les sociétés s’appauvrissent, devenant parfois la société d’amis de tel ou tel musée, sorte de sociétés secrètes pour privilégiés ou vieux obsessionnels. À l’inverse, la science se professionnalise en des endroits spécialisés, mais en se coupant toujours davantage de l’ensemble de la société. Le musée devient alors ce lieu d’une possible compensation, mais aussi d’exaltation de la distance, qui accroit du même coup la sacralité de producteurs aussi invisibles qu’énigmatiques. Les sociétés savantes disparaissent et le musée se charge de rassembler une unité perdue. Certes, il ne faut pas idéaliser la chose, mais dire combien les sociétés savantes et plus largement tout ce que l’on a appelé le mouvement de l’éducation populaire, cherchent alors à construire des lieux de convergence entre des producteurs et la population. Mieux, à faire en sorte que l’ensemble participe de la production des sciences. C’est une matrice qui aurait pu être suivie. Or, elle est mise à mal par le musée qui renforce au contraire la coupure et l’éloignement. Loin de devenir des cercles savants partagés ou des lieux de production populaire, en élargissant les membres impliqués, en démocratisant l’accès, le musée s’affiche davantage comme le lieu de la frontière, qui sépare les sphères davantage qu’il ne les rassemble. En grand ordonnateur, le conservateur, lui, s’accorde le privilège, et donc le pouvoir, de passer de l’une à l’autre. ET L’ART DANS TOUT ÇA ? À ce stade, ne faut-il pas mentionner le rapport à l’art qui suit le même schéma ? Quand les artistes deviennent une caste privilégiée et inaccessible, nouveaux dieux ayant tous les droits, devant lesquels on se prosterne d’autant plus qu’on les sacralise, le commissaire devient alors ce prêtre, initié autorisé à approcher l’espace sacré, à dialoguer et même à transmettre les signes reçus. Il n’est pas anodin de rappeler les origines religieuses et métaphysiques de la médiation (voir Chaumier et Mairesse 2013). Le médiateur, c’est l’intercesseur qui dialogue avec les espaces du sacré, qui, autorisé et déclaré compétent à lire et à interpréter les textes, peut en divulguer la quintessence à des fidèles rassemblés en communauté. C’est ainsi que fonctionnent toutes les religions du livre, monothéistes. Dans le musée, le médiateur est celui qui sait et dont la légitimité est reconnue pour administrer les preuves de la vérité révélée. C’est du moins de là que l’on part, avant que, de mutation en mutation, d’autres propositions ne surviennent. Disons que la production ayant déserté les espaces de la vie quotidienne, le musée se charge d’en effectuer le transfert. Car ce que dénoncent paradoxalement les artistes tout au long du XXe siècle, c’est la coupure, qui retire de la vie les producteurs d’arts pour les constituer en une caste d’initiés. Et l’on redécouvre, à la fin du siècle, les productions populaires, l’art dans les collections ethnographiques (notamment depuis l’exposition Les Magiciens de la terre), l’art brut, le street art, les cultures populaires, 14 numéro / issue 2 | 2015 C H AU M I E R | Le musée de science etc. Toutefois, le modèle demeure ambigu, avec une artification généralisée des producteurs (Heinich et Shapiro 2012), mais dont la finalité est de conquérir les espaces de reconnaissance et de légitimité consacrée, en découvrant les cimaises du musée, davantage qu’en irriguant la vie entière de propositions artistiques. Ainsi, les artistes contemporains produisent surtout pour les musées et les lieux assimilés, même si les autres espaces de la vie quotidienne sont peu à peu réinvestis. La science suit la même trajectoire, alors que les scientifiques dénoncent la coupure existante avec la population (Levy-Leblond 2004). Peu à peu, le désir de renouer et de reconstruire une culture scientifique désertée s’instaure. Constatant le désintérêt trop souvent manifesté pour les questions de science dans les sondages d’opinion (Bon et Boy 1985), mais aussi la diminution des orientations scolaires vers ces disciplines, tout autant que la méconnaissance scientifique d’une grande partie de la population, les institutions muséales sont invitées à agir. Pour cela, le mouvement des centres de cultures scientifiques, techniques et industrielles (CCSTI), initié par Hubert Curien au début des années 1980 (voir Caillet et al. 2014), cherche à renouveler l’intérêt pour les sciences. Des mouvements d’éducation populaire renaissent pour sensibiliser, notamment les plus jeunes, aux sciences. L’association Les Petits Débrouillards, par exemple, les dispositifs tels que la fondation La main à la pâte ou encore un centre comme Ébullisciences, sont autant de manifestations en France de cette volonté de renouer le fil rompu. Ils sont du reste souvent portés ou défendus par des scientifiques désireux d’agir dans ce domaine. Fidèle à l’esprit de l’éducation populaire, l’accent ne sera plus mis sur les résultats, mais sur les processus de la recherche. Il s’agit de donner le goût de produire des sciences et d’expliquer en quoi la démarche scientifique consiste, davantage que de donner à apprendre les aboutissements, ni même de donner à comprendre des conclusions produites. C’est en cela que ces démarches sont souvent innovantes, aujourd’hui encore, pour les musées. Ces derniers sont passés de l’information dispensée à la volonté de démonstration des résultats, ce qui est bien. Cependant, ils sont encore souvent très loin de la troisième phase qui consiste à s’éloigner des contenus pour mettre en avant une démarche. LE MUSÉE PARTAGÉ POUR UNE COMMUNAUTÉ RASSEMBLÉE Dans la seconde phase, il s’agit de faire comprendre l’aboutissement et le résultat que l’on se plait à séquencer en étapes pour mieux expliquer la production de ce qu’on doit, finalement, retenir. Le parangon de cette démarche est celui du Palais de la Découverte, qui dès la fin des années 1930 invite le public à rencontrer des scientifiques en action (Eidelman 1988). Les démonstrations devenues célèbres sont autant d’expérimentations attestant que la science se fabrique et qui visent à faire comprendre la manière dont les résultats présentés sont obtenus. Toutefois, la rencontre est une médiation qui vise à sensibiliser le public pour mieux le concerner. Certes, le scientifique rencontré peut être partiellement désacralisé, mais il demeure néanmoins le conducteur, le guide, le maître, le professeur. Si la révolution de la muséologie des sciences qui en résulte est telle (Schiele 1998), c’est qu’elle rapproche le citoyen de la science en la rendant plus accessible. Elle la magnifie tout en la démocratisant, selon l’espérance des hommes de culture. En cela, l’héritage de la tradition classique qui voit dans la culture et la science de nouvelles eschatologies est accompli, d’autant qu’elle est partagée et sert de gouvernail à l’action publique. La société de demain sera heureuse d’autant qu’elle saura , dans une communauté rassemblée, mettre en commun ce qu’elle a de meilleur parmi les arts, la philosophie ou les sciences. S’il importe que tous l’embrassent pour que l’utopie républicaine soit accomplie, il demeure que les savants et les artistes sont ces guides qui conduisent le peuple rassemblé. (Chaumier 2010). Il faut dans cette seconde approche que le citoyen comprenne et apprivoise ce que le scientifique conduit, qu’il en saisisse la portée. Pour cela, il doit en saisir au moins approximativement les résultats en suivant les principes et la démarche. Il n’est pas nécessaire que tous deviennent aussi savants, mais que le niveau s’élève progressivement pour que tous partagent la confiance envers ceux qui sont les plus instruits et les meilleurs, c’est-à-dire ceux qui ont réussi à l’école ! À cet égard, le musée est mis à contribution, et ce n’est pas un hasard si le public qu’il convient prioritairement d’évangéliser après la Seconde 15 numéro / issue 2 | 2015 C H AU M I E R | Le musée de science Guerre mondiale provient du milieu scolaire, population adulte de demain. Les musées se convertissent massivement alors à ce nouveau credo : non pas seulement compiler des collections comme autant de preuves, de reliques sacrées de la science en acte, mais les accompagner des médiations nécessaires pour les comprendre. Belle évolution à laquelle nous sommes encore très souvent conviés. La plupart des musées servent ce dessein de permettre au plus grand nombre de s’approprier la production réalisée ailleurs par des scientifiques que l’on ne peut qu’admirer. Les médiations sont par conséquent démultipliées et occupent beaucoup d’espace, au point d’effacer même l’idée de collections, comme à la Cité des sciences. Elles sont au service de la compréhension des contenus, de leur appropriation par le visiteur, dans une visée éducative sans cesse réitérée. Les médiations devenues interactives, intégrant manipulations, audiovisuel, technologies multimédias, ou les médiations plus classiques, présentielles ou scriptovisuelles, sont toutes au service d’un même engagement : faire en sorte que le visiteur ingère le propos pensé pour lui. Le programme muséographique devient cet instrument de découpage des contenus et de sélection des données les plus performantes pour que le visiteur s’en empare et reparte comblé. Les musées ne sont pas ces lieux tournés vers l’apprentissage formel, mais vers l’éducation informelle (Eidelman et Van-Praët 2000), qui fait que l’on dispose intellectuellement, mais aussi émotionnellement et sensoriellement des contenus, comme le préconise alors la nouvelle muséologie (de Bary, Desvallées et Wasserman 1994). Pour ce faire, les procédés scénographiques sont déployés et les techniques de médiation diversifiées. Malgré tout, c’est bien le même rapport envers un propos préconstruit qui préside habituellement. L’institution conserve cette autorité, rarement partagée ou remise en question, qui sélectionne et assène des contenus prédigérés (Le Marec 2007). L’EXPOSITION, LIEU DE L’OCCULTATION Alors que l’histoire des sciences dévoile l’espace de production comme un espace de négociations, d’enjeux de pouvoirs et de conflits, l’exposition est le plus souvent ce lieu d’explications des données validées préalablement par le milieu de la recherche et pour l’exposition par un comité scientifique. Il ne s’agit que rarement d’interpréter des controverses, des débats, des opinions divergentes sur telle ou telle production scientifique; l’image donnée demeure le plus souvent celle du consensus. Les principes de l’interprétation, énoncés par Tilden (1957), ne sont encore que rarement appliqués pour révéler des approches contradictoires. La science admet pourtant désormais la nécessaire reconnaissance des subjectivités du chercheur vis-à-vis de son objet (Morin 1986; Stengers 2001), la complexité d’approches contradictorielles sur un même objet, il n’est donc plus possible de tenir Le discours de Vérité au public. Une belle unité de façade demeure pourtant, qui donne à penser à une production homogène d’un milieu. Elle est désormais rarement personnifiée par un chercheur qui, tel le grand inventeur, concentre tous les regards et les hommages, puisque l’idée que la science est une production collective est davantage partagée. L’Histoire faite par les Grands Hommes a cédé généralement la place à une Histoire sociale, collective et contrastée. Bien qu’il faille prendre acte de toutes les évolutions positives, demeure malgré tout, in fine, la dissociation entre l’espace de la recherche et l’espace de la réception. Le musée est-il cet espace de débat citoyen qu’il se targue d’être bien souvent ? La caution apportée par les muséologues n’a-t-elle pas pour fonction de donner bonne conscience à une institution peu amène à prendre des risques ? Si les approches sont souvent consensuelles dans les espaces d’exposition sur les sujets traités, le lieu dissimule surtout tous les sujets évacués. Le musée n’a-t-il pas alors pour fonction de cacher ce qu’il occulte ? En dessinant un cadre, en donnant à voir, il fait oublier le reste (Chaumier 2003; Debary 2002). Il est permis de s’interroger à partir de tous les sujets sensibles, alors que nombre de Cassandre expliquent que le monde court à sa perte, notamment sur le plan environnemental, les expositions sont souvent si lisses et si peu polémiques. Sans dresser ici la liste de tous les sujets de société qui peuvent être traités dans des documentaires, des articles de presse et de radio, mais que le musée ignore le plus souvent. Un des arguments souvent entendus est qu’il ne faut pas développer un discours anxiogène pour le public. Nous pouvons alors nous interroger sur le rôle social du musée de science 16 numéro / issue 2 | 2015 C H AU M I E R | Le musée de science comme vecteur de prise de conscience, voire de lanceur d’alerte, ou au contraire comme tranquillisant, voire d’anesthésiant collectif. Ainsi, nombre de commentateurs estiment que le monde s’engage dans des impasses sur les plans social, économique, politique, culturel et environnemental, mais il ne faut pas affoler les populations ! Dès lors, l’exposition s’inscrit bien dans la production des industries culturelles ou de loisirs. Il faudrait, pour explorer plus avant la question, analyser la manière dont les expositions sont financées, le recours au mécénat n’étant pas la garantie la plus grande d’indépendance pour traiter de sujets sensibles et permettre l’expression de la critique, même si la pression de la puissance publique peut également être grande, comme l’a rappelé Yves Bergeron (2014). Il parait indispensable pour se prémunir des effets pervers du financement, d’autant plus prégnants que les budgets de production des expositions ne cessent de croître, d’associer des membres de la société civile, des représentants du public, des comités de visiteurs, des comités d’éthique, aux instances de décision. Les enquêtes et évaluations préalables permettent également de rappeler des paroles neutres, différentes, extérieures et de faire remonter les perceptions, les intérêts, les désirs, les réflexions, d’entretenir une veille, afin de nourrir le bureau décisionnel, le comité de programmation ou l’équipe de muséographie. En mettant en œuvre les principes de la démocratie participative, il ne s’agit pas seulement d’être politiquement correct, il s’agit de faire changer la perception de l’institution dans la société, mais aussi de refléter le changement d’un rapport aux savoirs, qui ne peut plus être délégué à l’expert au risque des dérives et des prises de pouvoir indues. Le musée, comme tout autre organisme, est concerné. Ceci a des incidences sur les méthodes de travail, mais rencontre également des réflexions épistémologiques sur le rapport au savoir que l’on dispense. Cela peut avoir des traductions dans les modes de transmission eux-mêmes, et nous retrouvons maintenant la troisième phase présentée précédemment. L’EXPOSITION, LIEU DE L’AUTOAPPRENTISSAGE Dans la troisième phase, il s’agit d’expliciter le cheminement qui conduit aux résultats, avec la volonté d’y associer celui à qui l’on s’adresse et de l’impliquer dans la compréhension des étapes, et des enchaînements. Cette démarche hypothéticodéductive vise bien sûr à désacraliser la science, à montrer qu’elle n’est pas générée par enchantement par des êtres omniscients. Pour ce faire, ce ne sont plus des résultats, ni même la démonstration des explications qui y conduisent qui sont mis en scène, mais le visiteur lui-même en train de se confronter à un problème scientifique. C’est en quelque sorte au visiteur de chercher ! On pourra voir cette tendance à l’œuvre dans nombre de dispositifs de médiation, et déjà dans les expositions de science les plus courantes, lorsqu’il s’agit, dans une manipulation, de demander au visiteur de résoudre un problème. Avant de lui fournir la solution, on le place en situation d’expérimentation. Ce maître mot du centre de science se diffuse globalement, même si les musées de science ont encore des réserves, les manipulations étant plutôt l’apanage des centres de sciences que celui des musées. Ceux-ci placent encore souvent au centre de leurs préoccupations les collections et les savoirs qui y sont peu ou prou attachés. L’expérimentation est malgré tout partagée et modifie considérablement le rapport au savoir. Il s’agit de faire à la place du scientifique, c’est-à-dire d’occuper sa place symbolique, au moins durant le temps de l’expérimentation. Évidemment, il s’agit d’expérimenter pour comprendre et c’est peut-être pour cela que les centres d’art ne suivent que rarement la même démarche — encore que ce soit souvent le cas dans les ateliers pour les plus jeunes visiteurs qui, par exemple, sont invités à dessiner. Cette compréhension en trouvant par soimême abolit également en partie la distance entre le producteur et le récepteur. Cette annulation des deux sphères est souvent masquée par le fait que l’expérimentation est confinée à un temps limité, canalisée et identifiée comme telle dans un environnement entièrement dédié à la transmission d’un contenu. Les expérimentations sont ainsi placées au service d’un message qui prend le pas sur le processus. Certes, il y a un plaisir ludique à expérimenter, mais la démarche est moins canalisée sur sa propre réflexion que sur les effets et les conclusions auxquelles il convient d’aboutir. C’est ici que les démarches énoncées plus haut, par exemple celles développées à l’extrême par Ébullisciences, proposent une rupture radicale. 17 numéro / issue 2 | 2015 C H AU M I E R | Le musée de science Car l’expérimentation ne devient pas une séquence tendue vers un but, la réception d’un message, mais se justifie par elle-même et pour elle-même, comme moteur de compréhension avant tout de la démarche scientifique. Il s’agit moins de faire comprendre tel ou tel contenu scientifique que de permettre aux personnes impliquées de réfléchir, de poser une hypothèse, d’expérimenter, de vérifier en la validant ou l’invalidant, etc. Bref, l’expérience est d’abord au service de la réflexion et de la construction d’un raisonnement scientifique. Pour cela, nul besoin d’un contenu savant, lourdement didactique, dans une exposition plus ou moins bien scénographiée, induisant un rapport révérencieux à la science. La science, il s’agit de la produire d’abord soi-même ! Non sans évoquer le maître ignorant (Rancières 1987), et en plaçant le participant en situation d’expérimentateur, il s’agit de lui faire prendre la place du scientifique et donc d’annuler la distance entre production et réception de la science. En choisissant des situations d’expérimentation plus ou moins complexes, il s’agit moins de permettre l’expérimentation d’un dispositif en lui-même, que l’expérimentation de la place de chercheur. VERS L’ABSENCE D’EXPOSITION On ne sera pas étonné dans ce cas que ce centre se place en dehors de la logique muséale habituelle, car non seulement il n’y a pas de collections, mais même pas d’expositions à proprement parler ! Juste quelques manipulations et surtout des animateurs pour accompagner les participants dans leur exploration et les aider un peu en cas de blocage afin d’éviter un renoncement. Cette surface à peu près vide pourra paraître osée et marginale, être en quelque sorte l’œuvre d’extrémistes de la médiation scientifique ! Pourtant, elle paraît emblématique d’une tendance de fond, qui voit la multiplication des espaces vides comme autant de potentialités créatrices. Yves Michaud (2003) annonçait déjà que les musées d’arts contemporains se métamorphosaient en surface vide pour accueillir qui plus est un art à l’état gazeux, mais davantage encore, c’est l’expérience elle-même qui devient le centre du motif. Ainsi, dans un autre registre, le Palais de Tokyo annonce sa volonté de mettre à disposition des espaces vides susceptibles d’être appropriés et remplis en fonction des désirs d’occupation des espaces. C’est plus largement ainsi que se définissent bien des lieux actuels où s’inventent le co-working, espaces de fab lab (« atelier de fabrication numérique »), ou encore les espaces vierges amenés à être accaparés, investis collectivement pour expérimenter et développer des propositions novatrices. C’est en l’inventant ensemble que la culture s’incarne alors et que ceux qui s’y adonnent peuvent réellement se l’approprier. Plateaux nus, vides, essentiellement pensés dans leur programme architectural pour être fonctionnels et modulables, investis par des propositions dont nul ne sait à l’avance ce qu’elles seront. Ainsi L’Imaginarium à Tourcoing dont le nom est en lui-même le programme ! C’est l’expérience vécue qui donne forme et sens à un lieu en le révélant comme potentiel. Cette démarche peut paraître éloignée de notre sujet, le rapport aux sciences, pourtant il s’agit d’une innovation transversale, touchant à tous les domaines, qui s’empare de la culture et produit un nouveau rapport, c’est-à-dire aussi une nouvelle culture (Deloche 2007). Ce rapport à des espaces pensés pour eux-mêmes s’incarne dans divers milieux culturels, envisagés comme des lieux essentiellement modulables pouvant accueillir autant des formes classiques (expositions, concerts, salons, performances, spectacles, etc.) que des formes hybrides qui font dialoguer ces différents domaines. En devenant évanescents, les contenus expriment aussi ce nouveau monde, dématérialisé, virtuel, que nous voyons naître. Tous les contenus deviennent omniprésents et invisibles, enfermés dans les centres serveurs du globe, attendant d’être actualisés par leur utilisation en fonction de projets précis2. C’est sans doute ainsi qu’il faut envisager le musée, dont l’avenir réside dans les réserves, vaste conservatoire de programmes, que le centre d’expositions qui l’accompagne peut ou non mettre en action. C’est l’interprétation qui donne alors du sens aux collections. C’est une sorte de retour aux origines du musée, tel que nous l’avons décrit précédemment, qui place celui-ci au service de l’invention d’un avenir collectif. 18 numéro / issue 2 | 2015 C H AU M I E R | Le musée de science RÉINVENTER L’ACTION CULTURELLE ? Non seulement les lieux peuvent devenir des lieux de production de formes nouvelles, et pas seulement de simples courroies de transmission, mais ils s’inventent de plus en plus en conviant tout un chacun à s’impliquer dans ces inventions. C’est ainsi que l’on peut appréhender les logiques participatives, contributives et collaboratives que l’on voit invoquer chaque jour comme de nouveaux crédos des formes culturelles. Dans ces trois formes, le curseur est mis à des niveaux différents d’implication des participants dans le dispositif, mais toutes les trois partagent cette dynamique d’un nouveau rapport aux savoirs et aux institutions. Si l’appel à la participation peut sembler un peu « classique », c’est que des formes plus avancées se font jour. Proposer à un public de participer, c’est encore décider des cadres et des contenus et du niveau d’implication des participants qui demeurent des invités. Bien évidemment, le dispositif fonctionne mieux avec des participants, mais la décision leur appartient. En théorie, si personne ne participe, le dispositif fonctionne encore. On peut dire que la participation est agréable. Être dans la démarche contributive va un cran plus loin, puisqu’il s’agit d’alimenter ensemble des contenus en se les appropriant, par exemple des bases de données. Sans investissement des contributeurs, rien de tangible n’est produit. La contribution est nécessaire. Quant à la démarche collaborative dans ses formes les plus poussées, elle consiste à fabriquer ensemble non seulement les contenus, mais les cadres de l’action. Non seulement les collaborateurs sont utiles, mais ils sont indispensables. Sans eux, rien n’existe. S’invente sous nos yeux, selon un paradigme porté par l’effervescence du modèle du Web 2.0, une culture du partage qui n’est pas sans renouer avec des tentatives anciennes. Sans remonter aux fondements de l’action culturelle et de l’éducation populaire, on peut mentionner les démarches éco-muséales qui, dans les années 70, ont théorisé ces formes incontournables de l’action culturelle (Chaumier 2011). Car il n’est pas d’action culturelle véritable sans l’implication des intéressés (Jeanson 1973). C’est donc en s’éloignant de cette voie d’une culture produite avec les gens que les institutions culturelles ont produit une culture pour les gens. Les rapports distanciés, et révérencieux car non impliqués, ont conduit aux échecs de la démocratisation d’une culture envisagée comme étrangère à son milieu. Les formes culturelles ont d’autant plus de chance d’être considérées comme ésotériques qu’elles sont produites par des petits cénacles d’initiés qui s’en servent d’éléments de distinction. À l’inverse, c’est aussi ce qui permet d’envisager la culture comme une marchandise produite par les industries culturelles et sujettes à consommation. Deux formes rejetées alors par les tenants d’une action culturelle, engagée et impliquée, mais longtemps ignorée par le ministère de la Culture. C’est donc un retour à ces logiques de production par les gens et de reprise en main de sa destinée, auquel on peut assister grâce aux multiples expressions d’initiatives citoyennes. Il y a là un potentiel de transformation sociale considérable. Est-on loin pour autant du rapport à la culture scientifique ? Il semble que des démarches comparables s’inventent. C’est ainsi du moins que l’on interprète la montée en puissance des sciences citoyennes (Chaumier 2013). En appréhendant la science, non pas générée par un noyau de scientifiques experts auxquels on délègue la production d’un savoir qu’il convient ensuite d’expliquer et de diffuser, mais par un processus collectif auquel il est possible de contribuer, que le schéma du rapport aux sciences s’inverse. Comme pour la culture, la mise à distance ou le rapport de simple consommateur peut se métamorphoser en rapport impliqué. Évidemment, la conscientisation qui en résulte est manifeste. C’est ainsi qu’Internet génère de nouvelles formes de sociétés savantes, plus ouvertes et plus démocratiques, peut-être plus éphémères, mais plus mixtes dans leur principe. Des communautés peuvent s’inventer ponctuellement ou plus durablement selon les sujets. Des dispositifs sont ainsi mis en place pour recenser, inventorier, analyser, collecter des données sur les sujets les plus variés. Mieux appréhender les déplacements dans une ville, les niveaux de pollution sonore, les migrations d’une espèce, etc., permet de collecter des données nombreuses, impossibles à rassembler par des équipes de chercheurs, même bien financées. C’est aussi ce faisant une occasion de solliciter et de rendre plus attentifs, et donc plus responsables, des citoyens conscients de la nécessité de la production de données pour le développement de connaissances. Il est permis de penser qu’ils seront aussi plus sensibles à la présentation des résultats auxquels ils ne manqueront pas d’être associés. 19 numéro / issue 2 | 2015 C H AU M I E R | Le musée de science UN MUSÉE 2.0 Les centres de culture scientifique, et les musées en général, commencent à prendre part à cette dynamique planétaire. Ils vont même parfois encore plus loin. En France, le muséum de Toulouse a été pionnier en invitant à documenter les collections, à participer à la production des connaissances qui y étaient attachées (Casemajor Loustau 2013). Le Muséum de Paris a également porté et continue de porter des programmes de sciences participatives. Océanopolis, à Brest, a lancé un ambitieux programme de recherche sur le plancton en faisant appel à contribution auprès des plaisanciers. Les observatoires mis en place pour étudier des sujets aussi divers que, par exemple, la biodiversité en ville, l’évolution du climat, la présence ou l’absence de telle espèce, etc., sont autant de moyens que les muséums d’histoire naturelle expérimentent désormais (Charvolin et al. 2010). Ainsi se développent des formes contributives, alors que d’autres vont plus loin en impliquant des usagers comme collaborateurs, par exemple au travers de comités de visiteurs ou en invitant telle association à s’investir sur la conception d’une exposition (Duclos 2011). En conduisant ensemble la définition d’un programme, il s’agit de faire changer le rapport à l’institution, et ce faisant à la légitimité des discours tenus, en participant à la discussion de ceux qui les conçoivent. Un état d’esprit qui bien évidemment ne manque pas de rejaillir sur l’ensemble des visiteurs reçus. Encore timides, les institutions culturelles s’initient à ces nouvelles logiques très progressivement : telle bibliothèque invite ses lecteurs à diffuser des publications en ligne et à partager des critiques, tel musée d’histoire envisage de documenter des collections photographiques en recourant à des appels contributifs, tel musée d’ethnographie recherche un spécialiste pour expliquer tel objet énigmatique, alors que tel musée de beaux-arts invite une association locale à partager le commissariat d’une exposition. Encore trop rares, ces initiatives ne manquent pas de remettre en question des fondamentaux historiques : qui détient la parole légitime ? Qui a autorité pour parler ? Au nom de qui ? Quelle place est accordée aux usagers du lieu ? La position de l’expert, sa légitimité et le pouvoir qu’il en retire, est indubitablement redéfinie. Bien peu de lieux osent encore aller aussi loin dans le processus et inventer des formes nouvelles avec des usagers impliqués, à l’instar d’un Thomas Hirschhorn et de son musée précaire d’Albinet (Hirschhorn 2004). Et encore était-ce là un dispositif réalisé avec des jeunes, ce qui semble alors plus envisageable. Il est permis de se demander pourquoi il existe autant de réserves à partager les démarches de conception. Quel meilleur moyen de sensibiliser aux sciences que demander aux enfants d’une classe de préparer une exposition sur un sujet ? Comment mieux interpeller sur les questions environnementales que de faire se rencontrer des générations différentes autour de la définition d’un outil pour sensibiliser leurs congénères ? En impliquant, en mettant en situation de responsabilité des citoyens, on les conduit à s’approprier les termes de l’expertise, à négocier entre eux, à s’accorder sur un programme, à communiquer et à définir les bonnes formes. Au risque de l’erreur, certes, mais est-ce là l’essentiel ? C’est aussi en descendant d’un piédestal et se faisant modeste que l’institution peut reconnaître le droit à l’erreur, y compris pour elle-même et pour ses propres discours. Bref, ce que l’on dit ici pour le musée est évidemment valable pour l’école dans son ensemble, mais ce n’est pas le sujet. La pédagogie par projet rend les gens intelligents. Or, l’école a bien d’autres fonctions... (Chaumier 2015; voir aussi Chaumier et Mairesse 2013). Les institutions culturelles sont prises à partie dans ce développement fulgurant, menacées de paraître assez vite vieux jeu et dépassées si elles ne s’adonnent pas à une vaste réforme de leur fonctionnement. En cela, la démarche de Museomix, initiée en France depuis quatre ans maintenant, est emblématique de cette tentative de co-construire autrement l’institution (Chaumier et Françoise 2014). Les Musées de la civilisation à Québec ont également accueilli cet événement en novembre 2013, en même temps que six autres sites3. En prenant le prétexte d’inventer collectivement, par petites équipes durant trois jours, dans un vaste fab lab, des médiations innovantes pour les publics, il s’agit aussi de générer 20 numéro / issue 2 | 2015 C H AU M I E R | Le musée de science d’autres liens et d’autres visions du musée. Une des conséquences, qui n’est pas des moindres, est aussi de proposer une transversalité qui passe par les équipes, mais aussi par les personnels du musée impliqués dans l’événement, quels que soient leur niveau hiérarchique et leur connaissance initiale. En brassant le musée de l’intérieur, en le confrontant à des personnes extérieures à qui est laissé le droit de réinventer des moyens de communication des contenus, ce qui est en principe décidé par les experts, que sont les professionnels du musée, il est affirmé que les décloisonnements sont possibles. C’est un début prometteur qui, espérons-le, engendrera d’autres prises de risque. NOTES 1 Voir l’entrée « Éducation » dans le Dictionnaire encyclopédique de muséologie, sous la direction d’André Desvallées et François Mairesse (Armand Colin, 2011). 2 Notons ici le caractère visionnaire de la pensée de Bernard Deloche, dans Museologica : contradictions et logiques du musée (Éd. Vrin, 1985). 3 Voir le site Internet de Museomix : http://www.museomix.org BIBLIOGRAPHIE de Bary, M.-O., Desvallées, A. et F. Wasserman (dir.). 1994. Vagues. Une anthologie de la nouvelle muséologie (Vol. 2). Mâcon/Savigny-Le-Temple : W / MNES. Bergeron, Y. 2014. Les liaisons dangereuses ou les relations troubles entre le politique et les musées canadiens. THEMA. La revue des Musées de la civilisation 1: 127-140. Bon, F. et D. Boy. 1985. La science et l’opinion. Dans La Provocation : hommes et machines en société, dir. E. Barchechath, C. Hermant et P. Rolle, 125-127. Paris : CESTA. Caillet, E. et al. (dir.). 2014. Hier pour demain : une mémoire de la culture scientifique, technique et industrielle, « Première rencontres Michel Crozon ». Paris : L’Harmattan. Casemajor Loustau, N. 2013. Sortir le musée de sa réserve : une archive photographique des collections du Museum de Toulouse dans Wikipédia. Dans Les visiteurs photographes au musée, dir. S. Chaumier, A. Krebs et M. Roustan, 52-65. Paris : La Documentation française. Charvolin, F., Micoud, A. et L. Nyhart (dir.). 2007. Des Sciences citoyennes ? La question de l’amateur dans les sciences naturalistes. Paris : Éditions de l’Aube. Chaumier, S. 2003. 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