Les mises en scènes d`une mémoire locale. Les événements d
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Les mises en scènes d`une mémoire locale. Les événements d
ARIESE Les mises en scènes d'une mémoire locale Les événements d'octobre 1990 à Vaulx-en-Velin et l'expérience de la visibilité publique Janvier 1995 AHMED BOUBEKER I PRÉSENTATION DES TRAVAUX QUESTIONS ET MÉTHODE 2 I - QUESTIONS D'OBSERVATEURS. I-1 De la médiatisation des banlieues Le 21 juin 1993, en prévision d'une émission de La Marche du siècle sur le thème "Etat-d'urgence : banlieues", le maire de Vaulx-en-Velin adresse un courrier à ses administrés: "...il est certain que Vaulx-en-Velin, comme c'est devenu l'habitude sera à nouveau sur la sellette... Les détours médiatiques se retournent contre l'image de la ville et de ses habitants tant les médias ont concentré sur le nom de notre cité tout le mal vivre du pays. Je viens donc, à cette occasion, redire combien notre ville a des atouts, combien des gens y travaillent au quotidien à développer un riche tissu social et ce, loin des tapages médiatiques." Mais le cours de l'émission en question va à l'encontre des craintes de la municipalité. Le reportage sur Vaulx-en-Velin, loin de revenir sur le "mal-vivre", met en perspectives toutes les avancées depuis octobre 1990 en insistant sur le rôle de médiation de l'association Agora, une association de jeunes créée au lendemain des émeutes d'octobre 1990. Le maire doit donc reconnaître qu'il s'est trompé, d'autant que le reportage a suscité des dizaines de lettres de soutien venues de tout le pays. Pour justifier la position municipale, le responsable de communication évoque le souvenir de tous les reportages qui ont réduit Vaulx-en-Velin à un cliché de ghetto tandis que l'auteur du reportage reconnaît qu'il a pris quelques libertés avec la déontologie journalistique pour privilégier les expériences positives, quitte à leur accorder une importance qu'elles n'ont pas encore. Tout le dilemme de la médiatisation des banlieues se retrouve dans cet exemple. -La municipalité comme les habitants et les associations considèrent que les reportages qui collent à la nouvelle image "grand public" de Vaulx-en-Velin ne correspondent pas à la réalité vaudaise et ne remplissent pas leur fonction de communication à force de stigmatisation. La médiatisation qu'ils appellent de leurs voeux, c'est celle d'autres images publiques plus localisées qui correspondent à l'action de multiples réseaux sociaux. -A l'opposé et en dehors d'un journalisme militant qui ne cible que les "expériences positives", les médias dont la fonction n'est pas d'extrapoler mais d'informer refusent de donner la priorité à des images marginales, qui relèvent parfois du domaine privé et qui ne 3 pèsent guère face à l'image que les émeutes d'octobre ont rendu publique. Ils expliquent que le journalisme ne se limite pas à une seule classe d'informateurs, qu'il s'agit de procéder à un recoupement des sources d'informations et que l'image médiatique est une image de synthèse Mais, qu’il privilégie les situations positives ou la déontologie, le journaliste qui enquête sur les banlieues voit sans cesse son objet d'investigation lui échapper. Il en dit trop ou pas assez. L'image publique que son reportage renvoie est toujours excessive ou réductrice. Pourquoi est-il si délicat de médiatiser Vaulx-en-Velin sans susciter les passions ? Ou plus largement, pourquoi est-il si difficile de parler de ces banlieues qui se veulent invisibles dans une totale visibilité, comme si elles étaient des mondes mystérieux dont chacun pourrait dire n'importe quoi sans prendre le risque d'être contredit ou à l'inverse ne rien dire sans être systématiquement critiqué ? Question de journaliste: Qu'est ce qui fait la pertinence d'un événement relatif à l'immigration et aux banlieues ? Ce dossier est ainsi depuis une décennie l'exemple le plus révélateur d'un malaise à la base même du traitement de l'information relative à de nouveaux espaces de communication. Le journaliste intervient dans le cours des choses et de l'histoire immédiate en vue d'en exprimer le sens fugace qui doit être livré au public. En suivant l'événement, il l'analyse et cherche à exprimer un sens. Son écriture doit donc rassembler les multiples directions possibles dans lesquelles on peut envisager les conséquences, en collant toujours à ce qui se passe. Mais si ses cadres de perception l'incitent à survoler de trop haut faits et phénomènes, il perd de vue l'événement. Il est vrai que pour la démarche journalistique, traduire la réalité des banlieues implique le plus souvent une refonte de la façon dont les habitants présentent les choses enfin de les présenter dans des termes qui sont ceux du grand public (et c'est justement ainsi que les choses se perdent). I-2 De l'ethnologie en banlieue Il ne s'agit pas là de se livrer à une critique des clichés médiatiques qui mettent en avant "le problème des banlieues" comme une trame d'actualité des mutations et des dysfonctionnements de la société française des années 80, et cela au détriment d'une histoire locale de ces lieux. Depuis une décennie, les événements spectaculaires qui touchent ces sites sont aussi des événements fondateurs de l'émotion publique et de la mobilisation politique. C'est sur une scène nationale que se joue la nouvelle actualité des banlieues qui nous parle à la fois de précarité et d'immigration, de ghetto et de ville à deux vitesses. Nombreux sont les critiques de ces images médiatiques qui abordent le paradoxe de l'invisibilité des habitants de ces cités soumis pourtant à une totale visibilité 4 publique. L'actualité ramène régulièrement ces banlieues excentrées sous les feux de la rampe. Mais les projecteurs médiatiques ne feraient qu'accentuer l'anonymat des résidents, anonymes dans une totale visibilité. Les banlieues réelles resteraient inexplorées. Leur vie publique est balisée d'un côté par le crime raciste ou le drame sécuritaire, de l'autre par l'émeute, l'explosion de violence née d'une vie sociale dégradée. "Ces deux événements types, écrit Jean-François Lae, fondateurs de l'émotion publique et de la réaction politique, sont un trait constant qui montre à quel point nos jugements sont obsolètes. Toute l'histoire des grands ensembles est marquée par ces deux événements fondateurs qui forment les référents animant le savoir sur la vie dans les grands ensembles. Piètre savoir." 1 Pour sortir les banlieues de cette invisibilité ou d'une réalité pré-construite par la surenchère des discours publics, les critiques préconisent une dimension du récit monographique basé sur l'histoire locale qui devrait rendre compte du temps long des mutations culturelles. Mais après de tels événements de rupture, les banlieues ne peuvent plus être considérées comme des enclaves; la figure de l'habitant cède le pas à celle de l'acteur de réseau et les récits monographiques trouvent une nouvelle dimension lorsque ces acteurs se réapproprient les symboles de la médiatisation pour donner un nouveau sens à l'histoire locale à travers ces événements. Question d'ethnologue : Pour lui le sens de la traduction repose sur une démonstration de la logique de la présentation des choses par les "indigènes". Mais peut-on faire aujourd'hui cette démonstration en négligeant l'expérience de la visibilité publique? Sans tenir compte des médias vus non seulement comme des surfaces de représentation mais aussi et surtout comme des lieux de l'action2 au sens ou l'entend Goffman ? Pour retrouver cette dimension du récit au travers de l'expérience de visibilité publique qui la recompose, il s'agit pour nous de naviguer entre deux types de descriptions : - observer d'une part localement des logiques d'action sur des espaces et des rôles. - retrouver d'autre part dans ces observations les représentations qui se jouent dans une dramatisation médiatique. Il s'agit donc ni d'un suivi local des politiques publiques ni d'un recueil d'opinions et d'analyses de discours, mais plutôt d'une exploration de la vie du site de Vaulx en Velin. En mettant en avant les implications en termes de réseaux et de rôles d'un ensemble d'attitudes et d'actions qui se structurent dans des moments de visibilité publique. 1 2 J.-F.Lae. Ensemble dans les grands ensembles. Libération, 14 oct. 1990. I. Goffman. Les Rrites d'interaction. Minuit, 1972. 5 II PRÉSENTATION DU RAPPORT Dans la première partie de nos travaux, des carnets d'exploration où nous sommes à l'écoute des discours des gens du Mas-du-Taureau . Ce type d'exploration mêle à la fois: - des observations générales et celles de situations stratégiques, - des entretiens avec les populations résidentes sur l'histoire et la situation du quartier - des considérations sur les effets locaux de la visibilité publique en fonction des réactions des habitants ou des acteurs locaux. - Cette première phase de recherche où la référence à la médiatisation des émeutes d'octobre 1990, "les événements" comme on les appelle ici, est constante, nous a conduit à une analyse de la revue de presse sur cette période. La médiatisation étant un processus continu, nous avons identifié d'autres moments forts de visibilité publique depuis cette période dans le but de trouver des ruptures ou des continuités qui nous permettraient de cerner le concept de "mémoire médiatique" que nous avons avancé dans notre projet de recherche. Les différentes trames de l'histoire locale se réfèrent en effet à d'autres événements spectaculaires qui ont marqué les mémoires vaudaises et la médiatisation joue un rôle dans la mise en scène et la mise en intrigue de ces récits médiatiques. Des rodéos de la Grappinière entre 1979 et 1981 aux émeutes du Mas-du-Taureau, nous avons tenté de mettre en perspective un enchaînement des actualités. En confrontant l'économie des discours publics sur les banlieues aux témoignages locaux et en prenant soin de ne pas perdre de vue l'évolution de la thématique de ces discours publics et les malentendus ainsi générés. Sans la médiatisation d'événements des émeutes de 1981 ou de 1990, le clivage qui existe entre une version de l'histoire locale qui s'appuie en particulier sur une parole institutionnelle (municipalité, police, presse locale) et d'autres récits qui relèvent de l'expression de la parole des minorités n'aurait pas eu de traduction publique. L'actualité met en scène des acteurs locaux dont les récits sont souvent divergents, construits sur des spatialités et des temporalités qui s'opposent. Le débat public entraîne une confrontation de ces histoires aux visages multiples et parfois contradictoires. L'événement d'actualité et sa médiatisation apparaissent dès lors comme une référence obligée qui permet d'éclairer les trames discontinues d'une histoire locale qui se construisent elles-mêmes en référence à des trames d'actualité plus larges. C'est en ce sens un champ ouvert d'actions et si l'on conçoit l'identité comme une définition qui n'est jamais achevée mais plutôt comme une tension perpétuelle, une continuelle redéfinition entre passé et avenir, on peut comprendre ce champ de la médiatisation de l'événement spectaculaire comme une dimension constitutive de l'identité urbaine de ces sites. 6 - La médiatisation apparaît comme une dimension constitutive de la vie des grands ensembles qui ont été soumis ces dernières années à l'épreuve de la visibilité publique. Il s'agit donc de saisir la liaison entre l'événement et la structure de signification plus générale à laquelle l'événement porte témoignage. Pour ne pas tomber dans l'abstraction vide, nous devions donc ne ne jamais laisser dans l'ombre le vécu de nos interlocuteurs de terrain. L'étude de rumeurs nous a permis de mettre en perspective les fondations communes aux récits médiatiques et aux récits des gens. II- 1: NOTRE ÉTUDE PRIVILÉGIE DEUX AXES : - La dissociation des images publiques: Les grands ensembles ne sont pas parvenus à résoudre la contradiction entre vie rurale et vie urbaine. Vaulx est à la fois une ZUP, un bourg et une zone industrielle. La capitale du cardon du siècle dernier a tenu à le rester malgré l'urbanisation : l'espace vaudais juxtapose les passés de la ville, les imbrique parfois. Cette fragmentation des temporalités qui sont autant de territorialités différentes ne favorise pas l'unité d'images publiques que cherchent à faire valoir les différents acteurs sociaux. La mémoire vaudaise est de ce fait multiple mais en favorisant une histoire critique de la mémoire, la médiatisation des événements d'octobre 1990 induit sans doute un changement du rapport des Vaudais à leur passé. Leur réaction aux clichés de la nouvelle image grand public de Vaulx-en-Velin ne se réduit pas à la nostalgie et exprime aussi la volonté de re-fabriquer dans le présent une mémoire habitable à la mesure de l'avenir urbain de leur cité. - Le paradoxe de l'observation. L'une des critiques essentielles sur le travail des journalistes en banlieues consiste à leur attribuer la création de toute pièce de l'événement ou du moins son grossissement. Les analystes de la presse insistent quant à eux sur une dimension du secret inhérente à tout événement médiatique : l'excès ne serait pas du côté où on le déplore d'ordinaire. Il y aurait un trop à connaître conféré à l'événement, une surcharge de sens ajoutée à son sens. Nommer les choses, ce n'est pas les créer mais les situer. En focalisant leur attention sur les banlieues, les journalistes sont parvenus à qualifier des problèmes qui se posent à l'ensemble de la société française. Mais que l'on parle d'insécurité ou de violence 7 urbaine, on cible spatialement un ensemble de symptômes sans en identifier la source et, comme lorsque on parvient à isoler un virus sans antidote, on en reste à la localisation. Les banlieues deviennent des éprouvettes sociales et les positions d'observation des journalistes enferment dans un moule les modes de vie locaux. La tentation est alors grande pour certains observateurs de dénoncer le faux problème des banlieues au nom d'une homogénéisation culturelle des sociétés de consommation, d'une atomisation et d'une massification du public urbain. En jouant sur l'ambiguïté des images publiques et des mots clefs de la médiatisation (ghetto, exclusion, immigrés...) d'aucuns prônent de réduire au fait divers le traitement de l'actualité des banlieues. Le clivage entre presse locale et presse nationale est en ce sens très marqué mais cette logique est aussi celles d'acteurs politiques locaux et nationaux qui prônent un retour à des modes de gestion des populations et des problèmes sociaux qui ont fait preuve de leur inefficacité à la fin des années 70. Pour saisir la portée nationale de la symbolique vaudaise, il faut aussi dépasser les clichés comme celui de la cohabitation ou encore celui qui attribue à l'urbain le malaise des banlieues. Mais ces raccourcis médiatiques sont aussi le fruit de thématiques publiques qui réactualisent parfois une mémoire de la conception des grands ensembles et qui servent de mots d'ordre politiques. Ce paradoxe de l'observation ne concerne pas en fait que les journalistes. Le dialogue ethnographique à Vaulx-en-Velin est aussi marqué par les excès de la médiatisation. Face aux questions de l'ethnologue qui rejoignent une certaine obscénité médiatique qui exige que le temps se remplisse d'une histoire immédiate, nos informateurs biaisent. Ils jouent sur une dimension du secret qui leur permet à la fois de se faire valoir et d'échapper à un regard public objectivant. A partir de là, notre démarche doit consister à dépasser une emphase méthodologique pour procéder à une superposition de registres d'observations qui mêle le traitement de scènes, d'anecdotes et de portraits à une description des nouveaux contextes de communication qui sous-tendent des jeux de rôles et les échanges entre les acteurs locaux et leurs modes rhétoriques. La description doit s'orienter selon un plan d'observation où l'on retrouve les concepts opérateurs de l'inventaire ethnographique: rapports entre générations, entre activités économiques et culturelles, structures familiales, rituels quotidiens, organisation de l'espace... Nous n'avons pas pour autant tiré de conclusion hâtive sur une quelconque culture des banlieues ou sur une mentalité unique même si nous mettons en perspective des croyances implicites qui sous-tendent des modes de comportement. Après relecture de nos travaux, sans doute notre étude manque t-elle d'une observation soutenue des réseaux qui réunissent des gens et des lieux à des moments particuliers, observation qui rendrait compte d'un brouillage des limites et des définitions de la ville. Sans doute avons nous touché là un des problèmes majeurs de l'écologie urbaine " qui a constamment oscillé entre une attention pour les rapports spécifiques d'une identité et d'un territoire (ghettos, 8 aires naturelles) et un intérêt pour tous les phénomènes délocalisants des sociétés urbaines."3 Le réseau permet en effet des équilibres et maintient des territoires qui distinguent le lieu de résidence du lieu d'activité sociale. Mais il ne fonctionne pas de la même manière pour tous et il faut établir une distinction entre milieux sociaux. Dans cette étude, nous avons privilégié des observations sur les jeunes, les "Zupiens", dont les comportements s'inscrivent en rupture avec certaines traditions (encore s'agit-il de préciser à quel point ces jeunes refusent le fait de "se la jouer" ou de "se la laisser compter" par la presse). Au delà de la diversité de la population vaudaise, les émeutes ont mis en perspective l'existence d'une pluralité conflictuelle et nous avons tenté d'analyser comment s'opèrent depuis octobre 1990 des conflits et des partages entre différents milieux sociaux. A partir de là, il s'agit de restituer ces diversités toujours en référence à un contexte de communication. Passer en revue les domaines d'activité de la vie quotidienne, mettre en rapport des conduites régulières avec les conditions objectives de l'existence des groupes pour rechercher les principes, les modes de croyance et d'opinion qui constituent une réponse à des conditions d'existence, puis comprendre comment le débat public et la rivalité orientent ces catégories et sont eux-mêmes influencés par le attentes de ceux qui y participent. II- 2 : LES ZUPIENS EN QUESTIONS Qui sont les Zupiens ? Ils ont entre 15 et 25 ans et ils partagent une même expérience de l'école à l'ANPE. Ils disent souvent nous, quant ils parlent d'eux-mêmes et ils insistent avant tout sur leur situation de précarité : ils habitent le plus souvent tardivement chez leurs parents ; guère de modèles de réussite sociale dans leur entourage, plutôt des exemples vivants de l'échec. Sans lieu pour se réunir, ils investissent le bas des tours, les galeries marchandes ou les bistrots. A défaut de moyens financiers, entre un stage de formation et des petits boulots, ils se débrouillent en "combinant". Conscients du fait que leur univers est fermé de toutes parts et qu'ils n'ont guère d'avenir possible à l'école ou au travail, ils s'installent donc dans le présent d'une adaptation à la précarité. Mais à chaque fois que nous tentons de dégager les caractéristiques typiques du "milieu de vie" des Zupiens, nous nous heurtons à des paradoxes et notre intention explicative nous renvoie à une série de questions: 3 Isaac Joseph. Le Passant considérable. Librairie des méridiens, 1984. p. 23-24. 9 - Question 1. Le territoire (géographique ou situationnel) des Zupiens est celui de la précarité, mais faut-il pour autant limiter l'expérience de ces jeunes à une "sous-culture" de la galère4 comme l'on fait certains observateurs qui mettent en avant certaines spécificités dans les modes de discours ou de raisonnement, ou encore dans les croyances implicites qui sous-tendraient les modes de comportements ? Certes, l'appartenance à un groupe peut être liée à une logique de la différenciation en jouant sur des systèmes d'opposition symbolique. Les Zupiens se définissent souvent en réaction au regard de l'autre : ils sont conscient d'appartenir à des familles repérées, conscients aussi d'habiter dans des quartiers stigmatisés où leurs origines ethniques sont souvent montrées du doigt. Le vécu de la précarité ou de la différence ethnique débouche sur des formes d'alliance, des codes communs des signes de ralliement, des créations linguistiques ou symboliques (le terme Zupien est à l'origine une auto-dénonimination), qui donnent lieu à des interprétations communes sur ce que l'on vit ensemble dans une temporalité particulière. Mais c'est précisément au moment où l'on croit les cerner que nos interlocuteurs zupiens nous échappent. Ils ne désespèrent pas du possible et ils l'affichent par un sens particulier de l'humour, le génie de la frime et de la provocation, une mimique, une manière de sourire et de se détacher des choses, un certains mépris dans le regard... Ils ont l'art des façades et ils excellent dans ce travail de retranscription des situations, cette façon subtile de reconsidérer les choses en se définissant "ailleurs". Stratégie de l'ambiguïté ou du secret : ne pas révéler son engagement pour ne pas être jugé, laisser croire qu'on refuse le jeu. Stratégie du joker : jouer sa vie à pile ou face tout en cachant ses atouts. Ou encore jouer sur plusieurs tableaux pour être certain de se retrouver avec un bénéfice à la fin. Dans la perspective d'une vision culturaliste ou d'une version substancialiste de l'identité, les idées et les croyances reflètent des structures ou se conforment à des processus sous-jacents. Mais face à la duplicité des Zupiens de Vaulxen-Velin qui sont à la fois, délinquants et moralistes, conformistes et marginaux, français et étrangers, on ne peut limiter leur expérience aux contenus spécifiques d'une sousculture de la précarité. Il s'agit donc d'être attentif aux situations de mise en scènes de mouvements exploratoires et de tensions structurantes d'une identité sociale toujours au seuil de sa définition. 4 Cf F. Dubet, La galère. Voir aussi, F. Dubet et D. Lapeyronnie, Quartiers d'exil. Seuil. 1991. 10 Question 2. Les adolescents de Vaulx-en-Velin ne sont pas tous des zupiens, des galériens, ou même des enfants d'immigrés. Alors pourquoi focaliser nos observations sur une population dont les contours sociologiques restent flous et qu'on ne peut pas évaluer statistiquement ? Précisément parce que nous parlons de ceux dont parle l'actualité, ceux qui constituent des groupes repérables dans les espaces publics et qui dans les circonstances particulières au lendemain des émeutes d'octobre 1990 peuvent être considérés comme des analyseurs qualitatifs de la situation vaudaise, ou plus largement du "malaise des banlieues". Le zupien est en ce sens une figure générique qui se constitue en catégorie médiatique. - D'autres observateurs mettent ainsi en avant le rôle des médias qui fabriqueraient collectivement une représentation sociale qui aurait des effet de stigmatisation "parce qu'elle ne fait bien souvent que renforcer les interprétations spontanées et mobilise donc d'abord les préjugés et tend par là à les redoubler ." 5 Telle n'est pas non plus notre orientation. Il ne s'agit pas de limiter notre propos à une dénonciation des stéréotypes ou des clichés médiatiques en arguant du fait que l'expérience des gens dont on parle ne peut être réduite à des catégories qui seraient préconstruites par les présupposés tacites du sens commun, quand bien même s'en revendiquent-ils publiquement (c'est en effet autour d'un logique duelle que se maintiennent ces catégories, entre une volonté médiatique d'objectivation et une réaction à ce regard public de la part des personnes ciblées) - Au lieu de chercher à identifier nos interlocuteurs par des contenus culturels spécifiques ou par des trajectoires sociales que recouvriraient les clichés médiatiques, notre démarche consiste plutôt à mettre en avant des tensions structurantes dans les modes d'échanges et de conflits entre individus qui se jouent dans des contextes de communication. Des comportements et des discours qui renvoient à des logiques qui échappent au sens commun trouvent ainsi une pertinence au travers de figures génériques comme celle du zupien, qui se construisent autour de la diversité des ressources dont disposent à la fois les membres du groupe et leurs interlocuteurs comme moyen de parvenir à une interprétation, même si celle-ci n'est que provisoire. Il s'agit donc pour nous de situer en premier lieu nos observations sur un plan du contact-mixte qui recoupe les territoires de l'interactionnisme que définit Isaac Joseph : "Tout territoire implique une définition négative, par défaut, de ce qui est public et une négociation sur le seuil. On peut appeler cette négociation "publication" et on remarquera que le territoire d'un acteur social ou d'un groupe d'acteurs c'est, en deçà de toute appropriation, une région de rôles accessibles. C'est l'espace de situations significatives.(...) Il s'agit souvent de relations qu'aucun langage constitué ne structure 5 P. Champagne, "La Vision médiatique" in "La Misère du Monde" sous la direction de Pierre Bourdieu, p. 62. Seuil, 1993. 11 de manière univoque. Les langues dominantes se chevauchent, tantôt importées, parfois assimilables aux invasions barbares, souvent tonitruantes plus que dominantes. Il n'en reste pas moins qu'il n'y a pas de territoire sans proclamation, marqué par des cérémonies de territorialisation, des rituels ou par des auto-proclamations qui pallient le manque de légitimité symbolique de la relation par une emphase. Les gestes ici se joignent aux paroles et l'on se fait passer pour frères ou cousins alors qu'on est à peine voisins. C'est ce qui explique que les territoires demeurent des représentations plus ou moins métaphoriques de la parenté.6 Question 3. Au delà du plan strict de l'interaction où les enjeux deviennent relationnels et s'inscrivent dans la durée, des figures comme celle du Zupien ne masquent t-elles pas des stratégies identitaires et n'entretiennent-elles pas un malentendu entre un sens littéral et métaphorique ? Dès lors la figure du Zupien minimiserait les variantes de l'expérience individuelle et rejoindrait le stéréotype. Elle négligerait aussi une dimension qui lui est antérieure : le propre regard des acteurs sur leurs activités, les conventions ou les traditions dans lesquelles elles s'inscrivent ou dont elles s'éloignent. C'est l'illusion de la transparence qui permet en effet de penser que les énoncés doivent directement parler aux observateurs alors que ceux-ci ne disposent pas des contextes dans lesquels ils doivent être compris. Pour ne pas sacrifier à une figure qui se constitue en catégorie médiatique, il s'agirait donc de procéder à une analyse des contextes pour mettre en perspective la problématique qui structure les rapports sociaux dans lesquels sont engagés les acteurs. C'est en ce sens qu'analysant la culture du pauvre, Richard Hoggart prétend que les gens du peuple ne se préoccupent pas des contradictions de leurs attitudes ou de leurs systèmes de pensées où l'on peut à la fois "croire et ne pas croire" : "parce qu'ils vivent dans un autre univers où ils peuvent rester fidèles à leurs certitudes concrètes... Si les classes populaires ont changé sous l'influence des moyens modernes de communication, c'est dans des directions et sous des formes dont les valeurs de la culture traditionnelle fournissaient déjà le principe"7 Nous partons quant à nous de l'hypothèse que la figure, dans un contexte social de communication, est une mise en scène des rapports sociaux et qu'elle exprime par là "un incessant va et vient des expériences individuelles aux expériences collectives" (I. Joseph) Lorsqu'elle se constitue en catégorie médiatique, il s'agit d'être attentif aux changements de perception qu'elle entraîne du fait même de la modification des cadres de la communication. C'est précisément parce qu'il ne peut plus vivre dans un autre univers, en sécurité dans les images de lui-même et parce qu'il prend désormais le risque de voir 6 7 lsaac Joseph. Le Passant considérable. Librairie des méridiens, 1984. p. 23-24. Richard Hoggart. La Culture du pauvre. Minuit, 1970. 12 sa vie privée envahie par une image publique que le Zupien est soumis à des tensions structurantes. contraint à de perpétuels ajustements entre la nécessité d'intégrer les situations et celle de sauvegarder son intégrité. La figure du Zupien produit dès lors de nouvelles régularités: on ne peut plus croire et ne pas croire dans le même temps et l'on se retrouve au défi de justifier son activité et de clarifier les rapports entre activité et croyances: la question de la co-présence devient celle de l'être ensemble, celle de la fusion débouche sur celle de la solidarité. Soumis au regard public, le Zupien quitte dès lors sa niche et c'est à ce moment que s'impose une problématique de l'identité en relation. Notre exploration du monde du Zupien se déroule quant ce dernier est sur le point d'improviser en prenant le risque de s'arracher au milieu de vie auquel il s'était adapté. Sans aucune garantie de réussite, il décide de se lancer dans l'aventure de la construction d'espaces sociaux intermédiaires qui devraient l'inscrire dans une topologie relationnelle en réseau. La création de l'association Agora participe sans doute de cette logique de la mobilité sociale individuelle et collective, mais la plupart de nos observations se situent encore en deçà de ces lignes d'alliances provisoires : au moment où l'intrusion médiatique déstabilise des relations localisées fondées sur le postulat d'un sens commun. Le contexte social de la communication met en perspective des stratégies ou des tactiques des acteurs qui cherchent à mystifier leurs interlocuteurs pour conserver un secret ou pour contrecarrer l'assignation à un statut au cours de la rencontre interactionnelle. Les cadres médiatiques sont aussi des cadres de perception publique qui orientent le regard de l'observateur qui se veut détaché de l'actualité. Au delà des jeux de rôles et des masques empruntés par mes interlocuteurs (le provocateur qui cherche une faille, le silencieux qui aurait trop de choses à dire, celui qui ne veut pas parler et qui explique pourquoi des heures durant...), jeux de rôles qui laissent filtrer des informations dans une véritable mise en scène, les modes de régulation de cette tension du secret qui permettent de parler à ses interlocuteurs et que nous avons repérés le plus nettement chez les jeunes Vaudais sont liés à des figures de la communication sociale. Des figures qui dédoublent celle du Zupien dans des cours d'actions, des figures dont la prise en compte permet ce que Pierre Bourdieu appelle "une communication non violente": "c'est essayer de porter au jour la représentation que l'enquête se fait de la situation, de l'enquête en général, de la relation particulière dans laquelle elle s'instaure, des fins qu'elle poursuit et d'expliciter les raisons qui le pousse à accepter d'entrer dans l'échange..."8 - Celle du traître. Le plus souvent il tente de monnayer la révélation du secret même si celle-ci est décevante. Nombre de journalistes utilisent ses services, mais, à trop vouloir répondre à la demande "il en fait trop", son témoignage "ne fait pas vrai" et il suscite le soupçon. Ce personnage est parfois identifié comme "le combinard", "le vicelard"9. 8 9 Pierre Bourdieu, La Misère du monde. Seuil, 1993. p. 905 Ahmed Boubeker, Quartier Cousin. Temps Modernes, 1982. 13 Lorsque il parvient à se faire payer assez cher, loin d'être critiqué, il suscite l'admiration de ses pairs. La seule opprobre reste celle des militants comme l'explique Nordine Iznasni: " Aujourd'hui, dans chaque mouvement de banlieue, lorsqu'une télé pointe son nez, chacun guette tout le monde. Pour coincer celui qui va se faire mousser un peu dans le but de gagner des tunes ou s'incruster. On est parvenu à un tel niveau de misère, que dès qu'il y a une petite cerise, tout le monde se bat pour gratter n'importe quoi." 10 Mais le traître peut être aussi celui qui n'est plus tenu par la "loi du silence", celui qui a vécu dans le quartier et l'a quitté pour trouver d'autres milieux de référence, ou celui qui y vit encore mais qui a assimilé le principe de la délocalisation des rapports sociaux. Il est toujours soupçonné de vendre la mèche pour rien sinon l'illusion de donner une preuve d'intégration à un nouveau milieu de référence. Alors qu'en fait "il désigne sur la carte des statuts et des identités des zones instables (...) le traître est constamment pris dans une pulsion dynamique (engagement-désengagement, mobilité-immobilisation) qui implique que l'on définisse l'espace public par son déséquilibre même, par l'incomplétude de ses territoires symboliques..."11 - La seconde attitude est celle du stratège. Il accepte la communication avec des confidents qu'il choisit dans une stratégie déterminée. Il fait du secret un objet d'échange, ciment d'un lien social ambivalent qui se nourrit d'une tension perpétuelle entre la position d'observateur et l'implication. La proximité sociale est une condition qui favorise l'accès à ce mode de dialogue. L'observateur devient dépositaire du secret mais au bout d'une logique qui tend à rompre toute distance, il devrait renoncer à sa pratique professionnelle ou du moins accepter d'être investi d'une autre mission. C'est ainsi que pour négocier des positions d'observation au sein de l'association Agora, il m'a fallu accepter de jouer un rôle de journaliste-militant pour la réalisation d'un petit film sur le quartier du Mas-du-Taureau. Plus largement et au delà du simple milieu des jeunes Vaudais, on constate que la plupart des journalistes habitués du site se voient dans l'obligation d'instaurer des relations privées avec leurs interlocuteurs privilégiés. Que ce soit avec le milieu associatif ou la mairie qui sélectionne aussi les journalistes depuis le traumatisme d'octobre 1990, le reporter doit accepter de ne jamais révéler tout ce qu'il sait au risque de s'aliéner ses sources d'information. - La troisième attitude est celle du confident. Il livre spontanément ses informations en se situant d'emblée dans une relation d'intimité avec son interlocuteur. En fait, il tente de contrôler l'interaction et de résister à l'objectivation pour imposer ses définitions de la situation. Il joue sur une logique du double jeu où chacun trompe l'autre dans la confirmation mutuelle des identités. 10 11 A. Boubeker, Mogniss H. Abdallah, Douce France, Im'médias. 1993. p.27 Isaac Joseph, op. cit. 14 II-3: MÉTHODE D'ENQUÊTES "Les explications des subjectivités (...) peuvent être édifiées sans qu'il soit besoin de prétendre à des capacités plus que normales d'effacement d'ego et des sentiments de similitudes (...) Comprendre la forme et la contrainte des vies intérieures des indigènes pour employer une fois de plus un mot dangereux ressemble plus à saisir un proverbe, discerner une allusion, comprendre une plaisanterie que cela ne ressemble à atteindre une communion."12 Il ne s'agit donc pas là de livrer la méthodologie de nos techniques d'enquêtes pour rester fidèle à un idéal de rigueur scientifique qui obsède les sociologue à tel point que selon C. Geertz, cette discipline finit par s'éparpiller en cadres. Mais on doit préciser que les multiples entretiens que l'on retrouve soit comme tels, soit par bribes, tout au long de notre rapport dont ils constituent le fondement, sont liés à un parti pris. Loin de chercher un échantillon représentatif des populations concernées et de définir une grille d'entretien très précise ou un questionnaire, nous avons choisi nos interlocuteurs parmi des relations que nous avions précédemment nouées à Vaulx-en-Velin. Puis, celles-ci nous ont servi de relais pour établir de nouveaux contacts locaux. Cette démarche se veut pragmatique et s'inspire des travaux de W. Labov13 et de Pierre Bourdieu. "La proximité sociale et la familiarité assurent en effet deux des conditions principales d'une communication non violente. D'une part lorsque l'interrogateur est sociologiquement très proche de celui qu'il interroge, il lui donne par son interchangeabilité avec lui des garanties contre la menace de voir ses raisons subjectives réduites à des causes objectives, ses choix vécus comme libres à l'effet des déterminismes objectifs mis à jour par l'analyse (...) Et l'interrogateur ne peut davantage oublier qu'en objectivant l'interrogé il s'objective lui-même".14 Il va sans dire que les limites d'une telle démarche sont liées aux présupposés communs et qu'il s'agit d'éviter cet écueil en orientant l'entretien sur ce qui apparaît évident, entendu et qui est au centre d'une communauté d'interprétation entre l'enquêteur et l'enquête. Faut-il aussi préciser que n'importe quel observateur ne peut pas utiliser cette méthode ? En ce qui me concerne, je dois mes relations privilégiées à une longue expérience du terrain et à de multiples rencontres avec mes interlocuteurs. Les entretiens retenus dans le rapport n'ont en effet rien de spontané, ils sont le plus souvent le résultat d'un processus de dévoilement qui se déroule sur plusieurs mois. A l'opposé des sociologues qui s'interdisent d'influencer les personnes interrogées pour ne pas travestir une "parole vraie", nous avons joué d'une proximité sociale et culturelle pour aider nos interlocuteurs à exprimer leur point de vue. Et l'on découvre ainsi qu'au delà des stéréotypes médiatiques et de la platitude des témoignages recueillis par l'illusion de la neutralité 12 C. Geertz, Savoir local, savoir global, PUF, 1986. p. 90 W Labov, Le Parler ordinaire. Minuit. 14 Pierre Bourdieu, Op. cit. 13 15 scientifique, les gens de la banlieue peuvent être aussi des poètes ou des philosophes. Quant à la transcription de ces entretiens, nous reprenons encore à notre compte la démarche de Pierre Bourdieu : "transcrire, c'est nécessairement écrire, au sens de réécrire: comme le passage de l'écrit à l'oral qu'opère le théâtre, le passage de l'oral à l'écrit impose des infidélités qui sont sans doute la condition d'une vraie fidélité." 15 Mais au contraire de ce sociologue qui reste fidèle au dogme du mot à mot, notre traduction des propos de nos interlocuteurs respectent d'avantage l'esprit que la lettre. Nous nous inspirons là de Karl Popper qui conseille de " ne jamais céder à la tentation de prendre au sérieux les problèmes concernant les mots et leur signification. Ce qui doit être pris au sérieux, ce sont les questions qui concernent les faits et les affirmations sur les faits."16 III - LE MAS-DU-TAUREAU A VAULX-EN-VELIN III-1 Présentation du quartier Notre étude porte sur Vaulx-en-Velin et son expérience de la visibilité publique. Nous avons axé nos observations sur la ZUP et plus particulièrement sur le quartier du Mas-duTaureau. Le programme de construction d'une ZUP de 8500 logements s'est effectué de 1972 à 1982: il est à l'origine d'une croissance de la population qui passe de 8000 habitants au début des années 60 à 45 000 aujourd'hui. La ZUP compte actuellement 23 722 habitants soit 53,75% de la population vaudaise. Le Mas-du-Taureau est un des quartiers de la ZUP dont le nom est connu nationalement depuis des émeutes d'octobre 1990 : - Un sas d'entrée dans la ZUP Pour les aménageurs, ce n'était qu'un ensemble de 1500 logements : 10 immeubles à financement HLM ou PLR dans la première étape du programme de construction de la ZUP. La plupart des familles françaises installées au début des années soixante-dix, soit 90% de la population installée en F1, F2, F3, ont utilisé ce quartier comme un lieu-relais vers les nouveaux quartiers de la ZUP. En revanche, une forte proportion des familles nombreuses (60% immigrées) installées dans des F4 et F5 sont restées sur place et à la fin des années 70 le Mas-du-Taureau est le quartier de la ZUP qui compte le plus d'étrangers (28%). 15 16 Pierre Bourdieu. opp. cit. Kar1 Popper. La Quête inachevée. Calman Lévy. 1981. p.23 16 -Une vitrine de la réhabilitation Comme d'autres cités de grands ensembles, ces quartiers de Vaulx-en-Velin connaissent une grave crise au début des années 80 : dégradation du cadre bâti, flambées de violence, paupérisation d'une population résidentiellement captive. Quelques années plus tard, la réhabilitation va tenter de donner une nouvelle image de la ZUP, centrée sur la quartier du Mas-du-Taureau. La voie du renouveau débute en fait à partir de 1985. Mis au pied du mur par une gestion catastrophique, le maire Jean Capiévic doit laisser sa place à son premier adjoint Maurice Charrier. En trois ans, la ville, la Courly et l'Etat vont dépenser 36 MF dans la réhabilitation du Mas-du-Taureau pour créer "une vie de quartier au coeur de la ZUP". Au delà de la réhabilitation des immeubles, le réaménagement du centre commercial du Mas apporte une première solution aux problèmes posés par la situation relativement excentrée du nord de la ZUP. La construction d'une tour d'escalade, équipement de centralité urbaine, apparaît comme le symbole de la fin des clichés d'un quartier sensible et la définition du Mas-du-Taureau a alors tendance à s'élargir jusqu'à désigner la ZUP nord de Vaulx-en-Velin : c'est le "grand Mas" des milieux chargés de la gestion sociale des quartiers dégradés et de la réhabilitation pour lesquels le Mas-duTaureau est alors un modèle de réussite de micro-chirurgie urbaine. La municipalité met en avant l'image d'une ville de "gagneurs", haut lieu du sport en site urbain et en plein développement économique : après des années de mauvaise réputation, Vaulx-en-Velin attire en effet des investissements privés : de 844 entreprises installées sur la commune en 1985, on en compte 1100 en 1990. C'est alors que, surprenant tous les observateurs et les professionnels impliqués dans la gestion du quartier, surviennent les émeutes d'octobre 90 qui font du Mas-du-Taureau un symbole médiatique de la crise des banlieues et de la ville. - Une identité urbaine incertaine Dans la foulée des opérations de restructuration urbaine et de l'actualité médiatique se dessine une nouvelle définition du Mas-du-Taureau, aux contours géographiques encore hésitants : celle du "Grand Mas" qui s'oppose aux clichés médiatiques du ghetto-enclave, foyer d'explosions violentes, celle du Nouveau Mas, portée par une part des acteurs locaux, (notamment les chargés de communication du DSU qui identifient ainsi des espaces de communication à travers conseils de quartiers et publications locales). Mais cette définition ne devient pas pour autant opérationnelle sur le plan de la gestion des logements sociaux, ni en matière de production d'informations statistiques et sociales. Ces définitions à différentes échelles du Mas-du-Taureau, témoignent d'une identité territoriale en recomposition, qui s'éloigne de la définition initiale des aménageurs pour s'orienter vers une identité urbaine incertaine, à la fois héritière de l'ancienne approche centrée sur le résidentiel, et orientée vers de nouveaux découpages. Il faut souligner que ce mouvement dans la définition du Mas-du-Taureau est actuellement renforcé par les 17 difficultés de la surface commerciale du centre ville, le Grand Vire et la fermeture d'Auchan qui déplacent vers la place Guy Mocquet des micro-centralités commerçantes et des parcours de chalandises. Conjoncturellement, c'est la pertinence de ce nouveau découpage au regard de l'armature urbaine générale de la commune qui se trouve renforcé, mais cette pertinence reste fragile, pour partie dans la dépendance des opérations de restructuration du centre ville. - Symbole du malaise des banlieues Le cliché des cités impose sa marque sur l'image du Mas-du-Taureau et de la ZUP. La municipalité ne cesse d'affirmer que Vaulx-en-Velin n'est ni un ghetto ethnique ni une banlieue enclavée. Que le béton voisine avec des espaces verts. Que la ZUP elle-même ne prédétermine pas les aspirations et les attitudes des habitants. Qu'est ce qui fait qu'un quartier est dit en crise ? - La morphologie urbaine ? Les immeubles du Mas-du-Taureau et ceux de la cité du paradis dans le vieux Vaulx ont une architecture semblable mais ces deux quartiers ont des réputations opposées. - L'absence d'équipements, le délabrement ? La cité Marcel-Cachin dans le bourg est nettement plus délabrée que tous les secteurs de la ZUP nord mais elle ne pose publiquement aucun problème. - L'origine ethnique de la population ? Certains immeubles du bourg ont des taux de présence étrangère aussi élevés que les immeubles du Mas, mais les problèmes dits de cohabitation, y sont plus rares. - La situation économique des habitants ? Sans toucher aux proportions de certains secteurs de la ZUP nord, les taux de chômage dans certaines zones pavillonnaires sont alarmants et certains copropriétaires se disent sinistrés. Il n'y a plus d'équivalence entre la localisation du quartier et la position sociale et le statut d'occupation des résidents. D'où certaines rivalités. Comment circonscrire dès lors la crise urbaine ? La version grand-public du malaise des banlieues suppose que l'on mette l'accent sur les seuls problèmes créés par les habitants des grands ensembles. Mais la hiérarchie des espaces laisse la place à une juxtaposition indifférente des hommes, des formes urbaines et des territoires. Comment en finir avec les grands ensembles ou comment sortir d'un questionnement lié à une perspective dépassée dès lors que les mutations sociales et urbaines invalident le thème de la ville à deux vitesses ? Le sens de la cité, la réunification de la ville apparaissent comme des fictions médiatiques qui structurent les jeux et les enjeux dans la sphère politique mais elles sont parfois sans pertinence auprès des populations concernées. Le fantasme des quartiers à problèmes est aujourd'hui commun aux journalistes et aux hommes politiques : 18 "Au point ou on peut se demander si ce n'est pas cette représentation diffuse mais unanime de la réalité urbaine qui, plus que la situation matérielle des habitants impose sa marque sur leur vécu dans ces quartiers. Aussi a-t-on envie de dire que la banlieue, en tant que problème social est une construction mentale tout autant qu'une situation urbaine concrète et que, pour la comprendre, il faut aller au delà des faits sociaux eux-mêmes et ne pas se contenter d'adopter un point de vue objectiviste sur les habitants et sur le bâti des quartiers concernés. Il convient même d'aller au delà des événements qui y surviennent. Ainsi le thème des quartiers en crise nous donne un témoignage sur le fonctionnement de notre société, et pour le saisir... on doit mettre au jour les mythes mi-catastrophistes, mi misérabilistes que portent les médias et qui submergent le réel. 17 III-2) Repères statistiques Les définitions à différentes échelles du Mas-du-Taureau compliquent le travail de production d'informations statistiques et sociales, qui au-delà d'un état des lieux se donne des objectifs de comparaison (d'un quartier à l'autre de la commune, de la commune par rapport aux autres communes de l'Est lyonnais) et de repérages d'évolution (en matière d'emplois, de chômage, d'activité économiques, ou de démographie locale). Les éléments ci-dessous proviennent des traitements statistiques fondés sur les données du recensement de mars 1990, et publiés par la direction du développement urbain, service études et programmation de la ville de Vaulx-en-Velin. Ils concernent le quartier Mas-duTaureau et Grôlières (Q5), retenu comme unité dans le document ci-dessus désigné, à la fois -parce que ce quartier ainsi défini concerne plus de 5000 habitants, -et que sa tendance s'écarte de plus ou moins 4% de la tendance de la commune. Les chiffres clefs mis en exergue ci-dessous sont ainsi à comprendre non comme des indicateurs permettant de dimensionner des dynamiques ou des processus d'évolution, mais comme des indications évoquant le paysage démographique, économique et social d'une unité statistique et territoriale dont la pertinence n'est pas établie de manière incontestable. 17 Philippe Genestier. La Banlieue au risque de la métropolisation. Le Débat. 1994. 19 Vaulx-en-Velin 44132 habitants ZUP 23722 habitants Nouveau Mas + Grappinière(Q4+Q5+Q7) la Mas-du-Taureau et Grôlières (Q5) 14189 ménages 15568 logements 17534 habitants 5233 ménages 5 979 logements 6721 habitants 2012 ménages 2 260 logements Mas-du-Taureau et Grôlières (Q5) Ces deux quartiers sont composés exclusivement de logements HLM, et tous les habitants sont des locataires. Entre 1982 et 1990, ces quartiers ont continué à fonctionner comme une porte d'entrée par le logement social dans la commune, dans une période marquée par une certaine stabilité de la population. Leur profil démographique est marqué par la jeunesse de sa population, la forte présence de familles nombreuses et de ménages étrangers. Leur population active ayant un emploi est essentiellement ouvrière. Leurs chômeurs représentent 29% de la population active, et le chômage touche particulièrement les moins de 25 ans, les femmes, les étrangers. Loin de fonctionner comme un quartier village qui servirait de cadre à la majeure partie des activités des habitants, ces derniers consomment et travaillent dans leur grande majorité à l'extérieur du quartier. Eléments statistiques détaillés, A- Mobilité résidentielle 38,9% des habitants du quartier en 1990 n'habitaient pas sur la commune en 1982 (commune: 33,1%) 41,3% des habitants n'avaient pas changé de logement depuis 1982 (ville: 46,3%) B- Le profil démographique du quartier est marqué par la jeunesse de sa population, la forte présence de familles nombreuses et de ménages étrangers. 20 La part des moins de 20 ans et des 20-40 ans est particulièrement importante: - 0-19 ans: 2730 soit 40,4% de la population du quartier − 20-39 ans: 2605 soit 38,5% de la population du quartier - 40-59 ans: 1044 soit 15,4% de la population du quartier - 60 ans et plus: 382 soit 5,7% de la population du quartier - Ce profil démographique distingue le quartier des quartiers avoisinants SauveteursCervelières Q4 et Grappinière-Noirettes Q7, dans lesquels la présence des 40-59 ans est plus marquée (respectivement 26,9% et 21,1%), et de l'ensemble de la commune qui globalement est moins jeune (les 0-39 ans représentant 69,8% contre 78,9%, les plus de 40 ans 30,2% contre 21,1%). Il se rapproche du profil de l'Ecoin-Thibaude, quartier faisant partie de la ZUP n°2. Les familles nombreuses sont fortement présentes. - En moyenne le nombre de personnes par ménage est de 3,36 sur le quartier (commune : 3,05). - Les ménages de plus de 5 personnes sont au nombre de 507, soit 25,2% de la population des ménages du quartier (commune: 2638 ménages soit 18,6% des ménages de la commune) - Les appartements habités de plus de 5 pièces sont au nombre de 226 soit 11,2% des logements occupés (commune: 2573 logements soit 18,1% des logements occupés) Les étrangers sont nombreux: - 4523 français, 2138 étrangers soit 31,6% de la population du quartier, et 34,1% des ménages. - La part des étrangers distingue ce quartier de l'ensemble de la commune, les étrangers représentant 22,7% de la population et 23,3% des ménages et du quartier Sauveteur Cervelières (19,7% de la population et 18,9% des ménages), et le rapproche du quartier Grappinière-Noirettes (32,5% de la population et 33,2% des ménages). C- La population active ayant un emploi est essentiellement ouvrière, et on peut estimer que 30% d'entre eux travaillent sur Vaulx-en-Velin. Les chômeurs représentent 29% de la population active, et le chômage touche particulièrement les moins de 25 ans, les femmes, les étrangers. La population active représente 2741 personnes soit 58,3% de la population de plus de 15 ans, parmi lesquelles 2031 ont un emploi soit 74,1% de la population active totale. Cette dernière proportion est la plus faible de toute la commune. Parmi les actifs ayant un emploi : 21 − 23,1% n'ont pas précisé leur profession (commune: 17,8%) − 26,1% sont manœuvres ou ouvriers, plus d'un actif ayant un emploi sur 4 (commune: 18,8%) − 21,1% sont ouvriers qualifiés, un actif ayant un emploi sur 5 (commune: 19,3%) − 18,1% sont employés de bureau, de commerce, agents de services (commune: 21%) − seulement 2,9% sont agents de maîtrise, techniciens, instituteurs, fonctionnaires, ingénieurs, cadres... (commune:16,1 %) Le chômage concerne 25% de la population active, soit 686 personnes (commune: 16%): − 33,2% des jeunes de moins de 25 ans sont touchés (commune: 24%) − 26,2% des 25-29ans (commune: 19,7%) − 31,7% des femmes (commune: 20,1%) − 36,2% des étrangers (commune: 31,5%) − En octobre 92, 791 demandeurs d'emploi habitant dans le quartier étaient recensés à l'ANPE, soit 29% de la population active.18 D-Le quartier et les comportements d'achats Selon une enquête sur les comportements d'achats des ménages de la région lyonnaise, réalisée avant la fermeture d'Auchan et dont certains éléments ont été publiés dans Repères n°7, Mai 93: − les habitants de la ZUP achètent à Vaulx 64% de leurs produits alimentaires. Auchan Continent, Lidl captent 43% des ces achats, les commerces de la ZUP 10% − les habitants de la ZUP achètent à Vaulx 28% de leurs produits non alimentaires. Les commerces de la ZUP captent 7% de ces achats. Selon ces chiffres, les commerces de la ZUP et de la place Guy-Mocquet ne capteraient au mieux qu'entre 7 et 10% des achats des habitants de la ZUP. E-Le quartier et les migrations de travail Sur l'ensemble de la commune, parmi les actifs salariés ayant un emploi, 29,2% d'entre eux travaillent à Vaulx-en-Velin, 26% à Lyon, 16,7% à Villeurbanne, et aussi à Bron, Caluire, Vénissieux, Décines, Meyzieu, Chassieu... 18 Source : Repères, informations économiques, n°7, Mai 1993, p 43-44 22 II LE DISCOURS DES GENS CARNETS D'EXPLORATION "On croit parfois se reconnaître dans le temps, alors qu'on ne connaît qu'une suite de fixations dans des espaces de la stabilité de l'être, d'un être qui ne veut pas s'écouler qui, dans le passé même quand il s'en va à la recherche du temps perdu, veut suspendre le vol du temps. Dans ses milles alvéoles, l'espace tient du temps comprimé. L'espace sert à ça." (Gaston Bachelard, La Poétique de l'espace) 23 I DEUX FAMILLES MODÈLES I-1 : LA FAMILLE DE MOHAMMED B Jeudi 11 octobre 1990. Chez M. et Mme B., un appartement HLM dans le quartier du Mas-du-Taureau. Quelques ornements sur les murs rappellent l'Algérie d'origine. Mais l'appartement meublé à bon marché pourrait être celui de n'importe quel ménage modeste de l'hexagone. Quarante années d'immigration ne sont pas parvenues à ternir la ferveur de M. B. A la retraite depuis deux ans, le regard encore vif et la mine altière, cet ancien manoeuvre kabyle croit toujours à un prochain retour au pays. "La France en a marre des étrangers, pourquoi rester plus longtemps dans un pays qui tue nos enfants ? " Le père B. est pourtant le parfait exemple d'insertion locale : "jamais un seul problème avec les voisins, trente-huit ans de boulot sans une journée d'absence !" Ses valeurs sont celles de la plupart des immigrants : le travail avant tout, même si après tant d'années de sueur son compte à la caisse d'épargne reste vide, la famille, le respect scrupuleux du pays qui lui a donné asile. Arrivé dans l'agglomération lyonnaise au début des années cinquante, il a connu ces jours de Vaulx-en-Velin dont tous les anciens se souviennent, nostalgiques : " A l'époque Vaulx était un village, Français, Arméniens, Italiens ou Arabes, nous étions tous pauvres mais solidaires. A la fois ouvriers et paysans. On dormait autour de l'usine, dans des baraquements au toit qui prenait la flotte, on bossait comme des nègres toute la semaine mais le dimanche on se retrouvait tous au bord de l'eau, dans les maraîchers. Et personne n'était interdit de kermesse. Vaulx-en-Velin était en effet depuis le début du siècle un trou de verdure au terreau multiracial. En vingt ans, le petit village tranquille est emporté par la politique 24 d'urbanisme et par une véritable explosion démographique. Quelques huit mille habitants à l'arrivée de Mohammed B., quarante cinq mille aujourd'hui. La zone agricole se retrouve peu à peu coincée entre le fleuve et les immeubles en construction. M. B. s'installe dès 1973 dans la ZUP qui ne sera achevée qu'au début des années quatre-vingt. "Les gens venaient de partout raconte-t-il, des familles immigrées mais aussi des lyonnais qui rêvaient d'une salle de bains. C'était la ruée vers le confort HLM. On ne savait rien encore de la grande misère du béton." La ZUP est un exemple du destin des grands ensembles de l'hexagone. Le logement social attire les couches sociales les plus démunies de l'agglomération et peu à peu le site urbain est identifié comme un réservoir de "populations à problèmes". L'anarchie de ce peuplement liée aux carences de la politique de logement (aucune concertation entre les offices HLM ), les difficultés liées à l'urbanisme comme l'absence d'équipements collectifs et la dégradation, l'isolement de la municipalité face au désintérêt de l'Etat, ces problèmes débouchent à la fin des années 70 sur une tension permanente qui menace de déchirer le tissu social. Les cadres et les fonctionnaires à l'esprit pionnier profitent des facilités d'accès à la propriété pour déménager. Le turn-over de la population s'effectue en quelques années. Restent au début des années quatre vingt les laissées pour compte du quart monde face aux exilés du tiers monde. Tout a déjà été dit sur la lente dégradation de ces immeubles, des boîtes aux lettres défoncées aux cages d'escaliers-urinoirs. A Vaulx en Velin, pas plus qu'ailleurs on n'a donné la priorité aux crédits d'entretien et les discours sécuritaires ont été alimentés par ces dégradations quotidiennes. Comme les Minguettes, les quartiers de la Grappinière ou du Mas-du-Taureau se transforment en territoires de la relégation sociale. Longtemps dans les coulisses du pouvoir, on feint d'ignorer l'étendu du désastre et les uns et les autres se renvoient la balle de la responsabilité. Les immeubles du Masdu-Taureau sont bien représentatifs d'une architecture dite "typifiée". Le M 400 qui prédomine est un type de lotissement qui conduit à une banalisation du paysage urbain : l'hégémonie du fonctionnel a été à l'origine de ce type d'urbanisme déshumanisé. La logique des promoteurs est à l'époque prioritaire et on ne concevait pas que les ouvriers pouvaient avoir d'autre souci que le loyer: " L'urbain, c'est un délai, un prix, à la rigueur une façade" déclarait en 1973 un architecte en mission à Vaulx-en-Velin. Les enfants de M. B. sont nés dans ce décor. Trois garçons: "Ils ont poussé tordu murmure le père, comme des glycines sur un mur. Le premier s'est calmé avec l'âge, il est toujours chômeur mais il garde au moins le respect des anciens. De ses deux derniers, le kabyle ne dira rien. Pudeur musulmane. Mais lorsqu'il parle des "vauriens" qui ont saccagé le quartier, on comprend qu'il parle avant tout de ses fils. "Même les animaux ne détruisent pas leur tanière ! Les commerces 25 brûlés, comment leurs mères feront-elles les courses dans le quartier ? Plus de respect, plus de dignité, ils ont vendu leur race pour Michael Jackson ! Ln France leur a mangé le cœur, et c'est pourtant à cause d'eux que les voisins deviennent racistes !" Comme la plupart des vaudais, après quatre jours de violence dans un quartier pourtant réputé tranquille, M. B. s'est réveillé ce matin avec la gueule de bois. Comment une telle rage pouvait-elle sommeiller dans le coeur de ses fils sans qu'il s'en rende compte ? Des années lumière semblent séparer le retraité étranger des étranges "Zupiens" comme ils se surnomment. Aucun dialogue ne semble possible entre ce vieux travailleur de force et ces jeunes chômeurs longue durée. Dépassé par les événements, Mohammed B. n'a apparemment plus rien à dire. Ici pourrait s'arrêter son histoire comme celle de l'immigration qui rasait les murs de la société française. Même domicile. 12 avril 1993. Je suis retourné voir Mohammed B. deux ans et demi après ce premier entretien. Cette seconde rencontre a été brève. Alors qu'il m'avait accueilli comme un convive au lendemain des émeutes, il me reçoit d'abord sur le palier de la porte pour ma seconde visite, puis craignant l'écoute des voisins, il me fait pénétrer dans son hall sans m'inviter à m'asseoir. M. B. ne cesse de répéter qu'il est désolé pour la froideur de son accueil, que je ne suis nullement en cause, mais " trop parler, ça provoque des histoires". Je lui demande si mon article publié par le magazine Politis lui a causé du tort : "je ne l'ai même pas lu, avoue-t-il, ici pour tout le monde le journal c'est le Progrès. " En fait la vie de Mohammed B. a bien changé depuis les événements d'octobre 1990. Le retour au pays, il n'y songe même plus avec l'escalade de la crise algérienne. Il vit donc sa retraite à Vaulx-en-Velin, avec sa femme et son fils aîné. Ses deux autres enfants? Il n'a plus de nouvelles d'eux depuis plus de six mois : "je sais que leur mère les voit une fois par semaine, mais moi je ne veux plus en enttendre parler . Comme tout le quartier le sait je n'ai plus rien à cacher: la drogue et la page des faits divers me les ont volés !" Les émeutes avaient été une occasion que M. B. avait tenté de saisir pour renouer un dialogue depuis longtemps rompu avec ses fils. "Je savais qu'ils faisaient des conneries mais je mettais ça sur le compte de leurs fréquentations. J'ai discuté avec eux et c'est un peu pour me remettre en cause que j'avais accepté de vous rencontrer à l'époque. Ils m'ont promis de changer mais c'est ma vie qui a changé quand ils ont sali mon nom dans le journal." 26 M.B. ajoute qu'au lendemain des événements d'octobre 1990, la médiatisation a changé certaines règles du jeu au sein même de sa famille : "Auparavant, s'ils ne me respectaient pas, ils me craignaient; ils faisaient leurs mauvais coups en cachette et moi je leur laissais le bénéfice du doute. Le malentendu qui nous permettait malgré tout de vivre en famille a été levé. Trop de choses ont été écrites ou dites à la télé à ce moment; moi j'ai tenté de parler pour sauver mes enfants; eux ils ont pris ça pour de la faiblesse de la même manière qu'ils ont cru que Vaulx-en-Velin leur appartenait parce que la police avait reculé devant leur révolte et parce que les journaux les ont comparés aux noirs américains." En bouleversant une ancienne économie des malentendus, la médiatisation a cassé l'équilibre communicationnel de la famille Békouche. Selon U. Hannerz, les exigences contradictoires de certains rôles ne peuvent être satisfaites qu'en procédant à des ruptures radicales dans l'organisation de son existence. La médiatisation favorise la transparence des situations alors que dans ces quartiers la ségrégation des rôles est souvent une nécessité vitale : d'une part, la carrière des "Zupiens" se déroule dans la plus grande dispersion et seule une stratégie de l'ambiguïté leur permet d'assumer ces contradictions; d'autres part cette opacité des situations recouvre en fait des clivages inter-générationnels qui se constituent sur un même espace des territorialités différentes. I-2 LA FAMILLE DE MOHAND Z La famille de Mohand Z n'a pas été aussi marquée que celle de Mohamed B par les émeutes de Vaulx en Velin. La famille Z habite Vaulx-en-Velin depuis 17 ans, mais elle garde une certaine distance avec l'actualité vaudaise. Lorsqu'on pénètre dans l'appartement, l'Algérie s'impose : photographies, ornements, mobiliers, soieries ou tapis. Jusque dans le discours : chez M. Z, la crise algérienne est le principal sujet de discussion. A 1' âge de 60 ans, cet ancien maçon originaire de Blida vit avec deux de ses fils et sa fille rentrée depuis peu du pays. Sa femme est retournée en Algérie mais lui hésite toujours. "Vaulx-en-Velin, c'est plus tranquille que l'Algérie pour vivre sa retraite". Lorsqu'on évoque devant lui les émeutes d'octobre, il pense à octobre 1988 à Alger. Quant à octobre 1990, il se sent bien entendu concerné en tant que vaudais, mais pour paraphraser un ministre algérien, il se souvient d'un "chahut de gamins". Ses enfants se sentent aussi aujourd'hui d'avantage touchés par la crise algérienne même s'ils sont nés en France. Comme pour la plupart des jeunes de leur génération, l'Algérie, cette contrée perdue qui "existe parce qu'elle n'existe pas" comme l'écrivait 27 jadis le poète Nabil Farès, ne fut longtemps que le simple respect de la nostalgie parentale. Carte d'identité française en poche, les fils de l'immigration se revendiquaient d'une nationalité algérienne avant tout pour ne pas briser les rêves de retour de leur père. Parler en famille d'intégration à la société française, c'était jusqu'à récemment encore une véritable trahison. Certes, les vieux immigrés semblaient résignés à leur sort. Souffrance et misère, truelle, gamelle, ciment, tristesse du foyer Sonacotra, insultes du chef sur le chantier: encaisser toute sa vie en serrant les dents. Mektoub. Mais s'ils ont accepté ces humiliations, baissé la tête, c'est parce qu'on ne pouvait les atteindre. Leur vraie vie était ailleurs. Un jardin secret. Refuge caché. Dernier îlot de résistance. Inviolable. Sacré. La nostalgie du pays, c'est l'étoile fixe de l'immigré. Au nom du mythe du retour, des milliers d'hommes ont ainsi choisi de ne pas vivre leur histoire de France. De rester coincés en transit. L'actualité de la crise algérienne a souvent ravagé ce refuge imaginaire. Mais cette actualité permet paradoxalement aux enfants d'immigrés de retrouver leurs origines. L'Algérie, ce n'est plus ces reliques d'un corps social perdu que transmettait jadis la nostalgie de papa, c'est devenu un sujet d'actualité comme le malaise des banlieues. Momo, le fils cadet se présente à 21 ans comme "un ancien d'octobre 1990" et il ne cache pas ses sympathies pour le FIS : "notre combat est le même, l'Algérie est devenue une grande banlieue depuis octobre 1988. Il y a la tchitchi qui flambe les pétro-dinars et ceux comme nous qui flambent leurs bagnoles!" Momo jette un regard critique sur l'histoire de la génération de son grand frère. Les beurs, ceux qui se reconnaissent sous cette étiquette, ne sont pour lui que de nouveaux harkis qui ont renié leurs origines. Ce déni serait à l'origine du succès public de la mode beur au début des années 80. "Beur: pour ne pas dire arabe. La République française a voulu voler la mémoire de l'immigration et la clique de Chaadli a tenté de franciser l'Algérie. Ici comme là-bas, nous nous battons au nom de la mémoire et du respect de nos traditions culturelles." Djamel le second fils de Mohand Z a 24 ans. Il milite aujourd'hui dans l'association Agora, une organisation de jeunes née au lendemain des émeutes de Vaulx. En octobre 1988, il était à Alger lorsque éclatent les émeutes réprimées dans un bain de sang: "Depuis cette date, les masques sont tombés et le pouvoir a montré son vrai visage de dictateur. Je n'ai aucune sympathie pour les barbus mais le FIS est conscient d'être l'instrument de la vengeance de tout un peuple dans un contexte international marqué par la montée de l'Islam. 28 Les autorités sont aujourd'hui aux abois. Personne ne contrôle la situation et chacun bricole pour sauver sa peau" Ce que Djamel déplore le plus, c'est que le peuple algérien ait cédé aux passions plutôt que de jouer sereinement le jeu de la démocratie : "Les événements d'octobre 1988 ont imposé les urnes, mais alors qu'ils tenaient pour la première fois les cartes de leur destin, les Algériens ont perdu le sens de la mesure. Au lieu d'assumer le pluralisme démocratique, ils ont choisi le FIS et le retour au Moyen Age pour se venger. Aujourd'hui, ils n'assument même plus ce choix et ils se prennent à regretter l'ancien temps d'une crainte du pouvoir à laquelle ils s'étaient habitués." Quant à l'avenir du pays, Djamel est plus circonspect : "Comment imaginer un pouvoir musulman dans un pays où il y a des millions d'antennes paraboliques. De même que Vaulx n'est pas un ghetto, l'Algérie ce n'est plus un bled de l'Islam du VIIe siècle. Ici où ailleurs, on ne lutte pas contre les médias !" Tout autre est l'opinion de Mohand Z.: "la crise va permettre de résoudre toutes les contradictions qui paralysent le pays depuis l'indépendance" Il voudrait minimiser le problème algérien : "Il ne faut pas exagérer, je n'ai pas vu de barbu aux Ouhadias où je viens de passer deux mois de vacances. En revanche, pour la première fois j'ai trouvé du beurre hollandais et de la vaisselle asiatique. Bien entendu c'est la crise, mais vous connaissez un pays aujourd'hui où il n'y a pas des nouveaux pauvres ?" Son fils Momo ne voit pas les choses de la même manière. L'Algérie est devenue un sujet de débats qui permet enfin d'établir le dialogue entre générations. " Tu ne pas comparer la crise économique en France et en Algérie, ici la viande ne coûte pas trois cents francs le kilo !" Ne jamais dire du mal de l'Algérie en public, Mohand Z voudrait rester fidèle à cette attitude traditionnelle des immigrés algériens. La crise permet au fils de briser la loi du silence: Djamel : " L'amicale des algériens en Europe n'est plus là pour nous museler, il ne faut pas avoir peur de critiquer le régime. C'est en suscitant un large débat que nous pouvons apporter notre pierre à la reconstruction du pays et sauver la révolution algérienne." Révolution, c'est le mot en trop qui fait sortir le père de ses gonds: " nous l'avons fait pour pouvoir vivre dans notre pays mais depuis trente ans la révolution a servi de prétexte pour nous exiler et figer le pays dans l'immobilisme. C'est toujours la faute aux autres, aux Français, aux profiteurs; au lieu de regarder sa misère en face l'Algérien préfère rêver. Il a rêvé hier avec le FLN, il veut rêver demain avec le FIS." 29 Dans la famille Z, personne n'est exclu du débat et Farida peut se permettre de couper son père: " En France, même si Le Pen arrive au pouvoir, il existe des institutions qui garantissent les droits des citoyens mais à défaut de démocratie, l'État algérien s'est construit sur le dos de la société civile. FIS ou FLN, tous les hommes politiques sont issus du même sérail et ils continuent à régler leurs comptes comme au lendemain de l'indépendance." Monsieur Z laisse parler sa fille, même s'il ne peut pas admettre que l'on confonde le FFS de Hocine Aït Hamed avec le FIS et le FLN. " C'est vrai que les partis de la démocratie sont minoritaires, mais c'est vrai aussi qu'ils font l'unanimité en Kabylie. Arabes et Berbères, nous étions tous unis contre l'occupant mais depuis l'indépendance on nous a obligés à taire nos différences. Je veux rester optimiste pour l'avenir de mon pays. Penser que la crise actuelle va permettre de repartir sur des nouvelles bases." -II LA BRASSERIE CENTRALE DU MAS-DU-TAUREAU. Située face à la place du Mas, ce bar accueille tout ce que la population vaudaise compte de piliers de bars. Mais en fonction de l'horaire, on y retrouve aussi des VRP ou des journalistes de passage, des collégiens venus siroter un diabolo entre deux cours, des ouvriers, des fonctionnaires, des cadres des petites entreprises locales ou de petits trafiquants. Nous avons passé plusieurs journées d'observation dans ce café réputé comme un lieu de rendez-vous vaudais, une plaque tournante des sociabilités locales. La plus intéressante est sans doute liée à la continuité des observations où nous avons sans arrêt écouté ou interpellé les différentes vagues de clientèles de la brasserie. 6h : L'heure du petit blanc des ouvriers en route pour l'usine. La plupart ne travaillent pas à Vaulx-en-Velin mais dans les entreprises des communes voisines comme Villeurbanne, Décines ou Lyon. Ils empruntent les lignes TCL (Transports en Commun lyonnais) pour lesquelles la place du Mas-du-Taureau est l'arrêt central à Vaulx. Cinq lignes de bus, 7, 51, 57, 37 et 56 desservent la partie nord de Vaulx-en-Velin (bourg et ZUP) tandis que quatre lignes, 16, 64, 68 et 95 desservent le sud (la cote ). La ligne 52 dessert les deux secteurs. A l'exception des lignes 57 et 51 qui circulent jusqu'à minuit, les autres finissent leur service avant 22h30. Cette question du transport est une dimension récurrente des discours au comptoir du bar. La rumeur raconte que le prolongement à Vaulx-en-Velin d'une ligne de Métro souhaité par tous est repoussé aux calendes grecques à cause de la réputation désastreuse liée aux émeutes d'octobre 1990. Rumeur d'exclusion interprétée sous l'angle du stigmate qui se mêle aux multiples témoignages d'agression dans les bus pour expliquer la mauvaise desserte de la ville par les TCL. 30 " Aujourd'hui, commente un maçon de Décines, il y a les petits chefs qui utilisent leur voiture aux frais de la boîte, les voyous qui volent nos bagnoles pour aller pointer à l'ANPE, et les travailleurs qui sont les seuls soumis aux caprices des transports publics. Bientôt, on restera les derniers à ne plus pouvoir sortir de Vaulx-en-Velin. Le ghetto, c'est pour notre pomme, mais pour nous on ne verse pas de larme dans les journaux !" Par opposition au temps présent où n'existe plus "ni la sécurité de l'emploi, ni celle du transport", ni celle encore "des bons citoyens", certains évoquent avec nostalgie l'âge d'or des cités ouvrières de Vaulx. Les bus allaient alors chercher les ouvriers devant leur immeuble comme c'est toujours le cas pour la vieille cité Marcel-Cachin. Il existait alors à Vaulx-en-Velin comme dans toutes les banlieues, une culture ouvrière. A l'origine la ZUP permettait à une municipalité communiste depuis 1929 d'installer à demeure un électorat ouvrier. Mais avant même la construction de la ZUP, cette gestion électoraliste de salariés syndiqués reposait sur le sud de la ville et la cité TASE. Pour loger les ouvriers, les Textiles artificiels du sud-est avaient en effet besoin de bâtiments type HLM. Cette cité Tase reliée aux cellules du parti communiste a été durant des années une formidable machine d'insertion locale et de socialisation ; de multiples vagues d'immigrés sont devenus vaudais via la cité Tase. Mais la Tase a cédé la place à Rhône-Poulenc qui a fermé l'usine en 1982. Celle-ci est devenue une sorte de mini zone industrielle pour PME. Pourquoi la rumeur d'exclusion notamment sur la question du transport utilise t-elle un argument comme les événements d'octobre 1990 qui peut apparaître comme un exutoire facile ? Les plaintes et la nostalgie ouvrière vaudaise ne se rattachent -elles pas plus largement à la décomposition du monde ouvrier, à un sentiment d'insécurité qui lui est inhérent ? "Si on ne peut plus bouger de notre ville, demain de notre quartier, c'est ni plus ni moins une interdiction du territoire explique un jeune ouvrier marocain en verve. Le ghetto, c'est pas la faute aux Arabes et aux Noirs comme ils disent à la télé, c'est un lieu où personne n'est à sa place, où personne n'est traité comme il le mérite : les tricheurs gagnent et ceux qui jouent le jeu paient la note. On finit par croire que cette situation est normale parce que c'est le mensonge qui crée le ghetto et les médias nous font gober que le pôle nord est au pôle sud." La rumeur d'exclusion, la plainte, la nostalgie et le refus du ghetto, tels sont les quatre piliers de l'affect qui entoure ces événements et qui débouchent sur une critique des 31 médias. Les émeutes apparaissent comme un moment clef fondateur d'un mensonge public générateur d'exclusion pour les destins privés qui refusent les stéréotypes de banlieue. Ce "syndrome d'abandonnite" débouche parfois sur des réflexes sécuritaires et l'on a vu de nombreux ouvriers participer aux réunions publiques des "Masses silencieuses", ce groupe de copropriétaires qui a aujourd'hui perdu de son audience mais qui en 1991 menaçait de créer une milice d'auto-défense à défaut d'une véritable politique sécuritaire. Pourtant chaque jour dès l'ouverture, le sujet d'actualité le plus commenté reste la crise algérienne. Vaulx-en-Velin parle d'avantage de l'Algérie que du malaise des banlieues. Et on lit encore plus la presse algérienne que les faits divers du Progrès. La quarantaine grisonnante, le barman qui n'est autre que le fils aîné de M. D., Ballem D. est toujours "fier d'être algérien" même s'il n'envisage plus désormais l'avenir de sa famille outreméditerranée. Il pique sa crise Ballem, lorsqu'un lascar se prétend d'avantage concerné par "le couvre feu de la tune" qu'impose le chômage en France. Pour Ballem, le drame algérien est en effet une épreuve de vérité pour toute la communauté immigrée. "Nous sommes concernés malgré tout, tant qu'il y aura des Le Pen et une actualité qui réveille en nous la fibre algérienne. En octobre 1988 déjà, nous n'avons pas bougé une oreille! Si nous formons une vrai communauté, sommes nous capables d'avoir une position commune qui pourrait influencer le cours des événements dans notre pays d'origine?". L'Algérie moderne n'est plus celle de la nostalgie immigrée, "nous avons arrêté le temps à notre départ comme le FLN a voulu arrêter l'Histoire à la date de la révolution, c'est un prétexte pour jouer les rentiers sans se mouiller, sans faire de choix !" Ses choix, Ballem lui les a bien mesurés. Le retour au pays, il en a fait l'expérience au début des années 80. Le virage de l'Algérie vers un début de libéralisme incitait alors au développement d'une infrastructure touristique. Ballem saisit l'opportunité et il investit toutes ses économies dans un hôtel restaurant en bord de mer. De 1983 à 1987, il s'échine trois ans durant à monter cette affaire avant de faire un constat d'échec : "l'entreprise individuelle se heurte là-bas à toutes les barrières administratives, les autorités ne sont pas avares de promesses mais lorsqu'il faut signer le moindre bout de papier il n'y a plus personne. C'est ce qui explique aujourd'hui la crise: le FLN a promis la lune mais la vie quotidienne des Algériens reste terre à terre depuis l'indépendance." Et le même de faire un rapport avec Vaulx-en-Velin : Ici, c'est un peu la même chose. On nous dit de créer des entreprises pour casser le ghetto , mais dès que tu ouvres un commerce, tu as les 32 flics et le fisc sur le dos. Les seules boîtes qui marchent, ce sont les délocalisations !" 10h. L'heure des chômeurs et des "hommes d'affaires". Les uns sont de retour de l'ANPE où ils ont encore une fois épluché toutes les petites annonces. Les autres sont en rendez-vous d'affaire dans un coin du bar qui leur sert de Q.G. Le chômage touche 35% des moins de 25 ans à Vaulx-en-Velin. Les statistiques locales sur le public ayant demandé le RMI depuis sa création en 1988, traduisent une situation dramatique : 1386 personnes dont la majorité a moins de 35 ans. Cette situation est d'autant plus mal vécue que la ville dispose d'une pépinière de quelques 1400 entreprises sur son sol et que les chômeurs ne comprennent pas que les emplois soient occupés par des personnes extérieures. La zone la plus touchée est sans conteste la partie nord-ouest de la ville qui correspond à la partie de la ZUP à laquelle appartient le Masdu-Taureau. On y retrouve 55% des chômeurs vaudais alors que cette zone ne représente que 39% de la population en âge de travailler. Entre 1990 et 1993, le nombre de, nouveaux inscrits à l'ANPE s'est démultiplié (+11%). Cette situation dramatique que toutes les mesures de traitement social du chômage ne parviennent plus à cacher s'inscrit dans le cadre général de la crise de l'emploi dans les "quartiers défavorisés" . A Vaulx, sans en être une conséquence directe, elle est liée aux événements d'octobre 1990; " Nous avons vu à cette époque la plupart des entreprises retirer leurs offres d'emploi sur Vaulx-en-Velin, explique un agent de l'ANPE locale. Nous pensions alors qu'il ne s'agissait que d'une tendance passagère mais avec la nouvelle détérioration de la situation de l'emploi et la banalisation du refus d'embauche de Français d'origine étrangère, le problème perdure et la mauvaise réputation d'un quartier devient un prétexte d'exclusion." Les mesures de traitement social du chômage sont une véritable panacée à Vaulx-enVelin et elles concernent une population "jeune" en majorité. Depuis les événements spectaculaires de 1981, ce problème d'adolescents sortis du milieu scolaire sans qualification incite le dispositif national de formation à se rapprocher de ce nouveau public qui reste mal cerné. Les réponses en termes d'individualisation de la formation, de contrats pédagogiques, de mise en place de lieux ressources ou de centres individualisés de formation n'ont pas souvent servi de passerelles vers l'emploi. Dans le même temps, le dispositif s'est pourtant rapproché du local et la formation est devenue un enjeu impliquant autant les municipalités que 1'Etat. A Vaulx en Velin, la mission locale pour l'emploi fait ainsi partie de l'action municipale depuis le début des années 80. Quelques 1100 personnes sont aujourd'hui en contact avec cet organisme qui les met en relation avec les dispositifs de formation (stages et crédit formation) et qui tente de définir dans chaque situation, en fonction de handicaps ou d'atouts, un parcours de formation. Malgré 33 la volonté affichée d'une recherche de passerelles avec l'entreprise, à Vaulx-en-Velin comme ailleurs le dispositif de formation a du mal à se rapprocher d'un monde économique qui reste éloigné de la culture des formateurs. Les formules du type CES destinées à favoriser la formation en entreprise n'ont pas de résultats probants. Toutes ces difficultés liées à des problèmes d'élaboration, de savoir-faire, à une fragilité de la coordination entre partenaires sociaux et à une répartition institutionnelle des compétences ne doivent pas faire oublier certaines expériences innovantes. La Mission locale de Vaulx s'investit ainsi de longue date dans la recherche de formes d'offres d'emploi intermédiaires (régie de quartier, entreprises d'insertion...). Ces expériences ont pourtant du mal à se généraliser et la gestion de l'attente prend souvent le pas sur des dynamiques de professionnalisation. " Malgré tous nos efforts, explique un responsable de la Mission, les causes du malaise nous échappent. Nous n'avons ni les moyens ni les compétences pour résoudre localement ce problème qui s'inscrit au niveau national dans un développement des villes à deux vitesses. Tout au plus pouvons nous apporter notre contribution à la mise en place d'une véritable politique de la ville en servant notamment de relais, de traducteur des difficultés des jeunes." Les problèmes liés à l'emploi ne sont pas tant liés à l'absence d'entreprises locales qu'à une absence d'opportunités sociales et à la difficulté de prendre des initiatives propres. Les jeunes des banlieues sont héritiers de travailleurs qui se sont inscrits dans les standards de l'industrialisation des années de croissance. Face à la crise, ce mode de vie révèle toutes ces carences et entraîne plusieurs coupures avec le monde du travail : - une coupure psychologique liée à l'absence de groupe de référence ou de modèle, - une coupure morale liée à l'absence d'une culture du travail, - une coupure sociale liée à la faiblesse d'une surface relationnelle du milieu familial. Ils sont déracinés d'un milieu relationnel où ils pourraient ancrer leurs images d'euxmêmes et fonder des projets de vie individuels ou collectifs. La socialisation syndicale et le militantisme politique de la grande industrie ne fournissent plus de structure d'intégration. A trente-deux ans, Karim, l'aîné des fils de M. B. est "un chômeur sans droits". Chaque jour, à 10h30, il vient boire son café au bar, seul, avec des journaux d'annonces. Il est pourtant diplômé de l'enseignement supérieur : un DEUG d'économie. Mais trois ans après avoir quitté les bancs de la Fac, il est toujours sans emploi. Visage 34 sombre et boutonneux, avec un éternel fond de barbe, il semble terrassé par l'inactivité. "Je perds mon temps, mais j'ai au moins cette certitude. Alors qu'à la fac, je faisais de même sans le savoir. si tout était à refaire, je choisirais un itinéraire pour fils d'arabe : un CAP ou un BEP". Un fatalisme quelque peu justifié par l'expérience. Au tournant des années 80, Karim aborde le marché du travail avec des projets plein la tête. Son rêve : devenir un grand VRP, style beur. Lecteur de Libération, Karim a pris au pied de la lettre l'éditorial de Serge July au lendemain de la première marche pour l'égalité, un article sur les enfants d'immigrés en passe de devenir les grands négociateurs de contrats commerciaux entre la France et les pays arabes. Un peu naïf dans son complet veston, avec son attaché-case vide pour la frime et une "tchatche" à tout épreuve, Karim frappe à la porte de plusieurs entreprises. De Rhône-Poulenc aux grandes surfaces. Personne ne le prend au sérieux, si ce n'est un camelot du marché aux puces de Vaulx. Karim choisit alors de quitter Lyon pour la capitale. Nouvel échec. "J'ai écrit chaque jour des dizaines de lettres, à chaque rendez-vous la place était prise dès qu'on voyait ma face." De retour à Vaulx, le Rastignac éconduit décide de chercher un emploi à travers les circuits traditionnels du chômage. Il épeluche les offres d'emploi de la presse locale mais comme la mention travailleur salarié n'est pas portée sur sa carte de résidence, il ne parvient pas dans un premier temps à s'inscrire à l'ANPE. Après six mois de galère, Karim est bientôt prêt à accepter n'importe quel petit boulot. Aucune entreprise ne l'accepte, vu son look d'intello et son inexpérience de l'usine. Commence alors pour lui la course aux stages de formation professionnelle. Et c'est là que son passé le rejoint. Karim réussit chaque fois brillamment les tests de sélection, mais on le refuse : son niveau est trop élevé, il n'entre pas dans le cadre. " j'avais beau cacher mes diplômes et me la jouer prolo, ils me repéraient toujours. C'est le prix à payer pour les fils d'arabes candidats à la réussite sociale : même plus le droit de se reconvertir en travailleur immigré." Depuis deux ans, Karim ne cherche plus vraiment de travail. Il zone. L'errance perpétuelle, entre sa ZUP et la place du Pont, territoire de tous les petits trafics. "La galère et le décor de mon quartier m'imposent leurs définitions. Je voudrais changer, me tirer, devenir un travailleur anonyme, me fondre à l'universalité française. Mais pour survivre, je dois admettre que je n'ai pas le droit à l'innocence du citoyen en sécurité dans les images de 35 lui-même. La précarité de ma situation est telle que toujours et encore le poids de mes origines se fera sentir, toujours le décor de mon quartier ou le regard des autres me ramènera à ma condition de fin de droits. Je ne peux pas être honnête et croire honnêtement au choix de changer. Sinon il me faut accepter de combattre jusqu'au bout les contraintes de ce choix et accepter de crever ou de devenir fou. Mais je ne peux pas non plus accepter les définitions que m'imposent mon décor et les fantasmes de la société médiatico-française : je ne suis pas non plus un casseur comme mes petits frères" Ce témoignage de Karim B. recoupe les catégories de l'exclusion du discours exprimées par Michel Foucault19. La précarité bloque la pensée catégorielle qui permet à chaque citoyen d'opérer une ségrégation de ses rôles dans les sphères des domaines privés et publics. Elle opère une synthèse de base qui surdétermine la définition des rôles et ramène à la précarité originelle toute velléité de changement, rendant ainsi tout choix irréel. "La conscience de la séparation du soi et du rôle se développe s'il y a des rôles sous forts contrôles normatifs qui sont ressentis comme insatisfaisants, écrit Hannerz, l'individu devient le centre d'une activité symbolique et l'opposition du vrai soi et de la structure sociale devient un thème dominant d'une rhétorique de l'individualité." 20 Comment assumer la multiplicité de ses rôles sans se désengager dès lors qu'une telle nécessité pèse sur l'existence ? La plupart des Zupiens y parviennent en réintégrant les séquences éclatées de leur vie dans l'ordre du mythe. Un jeu parlé d'enrobades et de dérobades ou l'éternel retour de la précarité devient celui d'un choix sur le retour sur soi. Dissociation entre un moi virtuel engagé dans l'action et d'un moi absolu qui n'a pas à faire ses preuves: " Je ne peux pas accepter de recommencer l'histoire de mon père immigré, explique un autre jeune de Vaulx en Velin, et pourtant si je regarde ma situation, je suis encore plus pauvre que lui et je n'ai aucun moyen de rompre avec cette misère. Ma seule solution c'est de ne pas croire en leur vérité et de créer ma voie" Si leur précarité sociale leur impose certaines définitions, ils décident en quelque sorte de ne pas se reconnaître dans celles-ci et d'imposer leurs propres définitions à l'abri de tout événement. En somme, au lieu de réaliser ses propre choix, on proclame que ceux-ci sont immanents et que tout ce qui ne leur correspond pas dans le monde de l'action ne 19 20 Michel Foucault. L'Ordre du discours. Gallimard, 1971. U. Hannerz. Explorer la ville. op cit. 36 compte pas. Cette inversion dans l'ordre de la nécessité suppose la négation de l'advenu et la loi de l'éternel retour. La précarité s'impose comme un destin. Comme un poids des origines. Comme une histoire fondamentale antérieure à toute histoire et qui survient dans l'éternel retour. Le sens donné à l'histoire et au discours de l'évolution apparaît comme arbitraire à ceux-là même qui ne peuvent se permettre de "se la jouer". "Au nom de quoi faudrait-il que j'accepte une situation qui m'oblige à me prendre au pire comme un bougnoule, au mieux comme un raté, alors que mon expérience me permet de comprendre que leur monde est fondé sur le bluff. Je sais qu'il faut la jouer, pas se la jouer!" (Farid, 23 ans) Entre le chômeur et le combinard il n'y a qu'un pas qu'impose souvent de franchir la logique de la survie. Mais il y a aussi une différence de classe, de moralité et de mobilité sociale. Tandis que le chômeur fait parfois de petits coups pour arrondir ses fins de mois et surtout pour avoir des histoires à raconter aux copains, le combinard se veut un professionnel. Les cuillères à café de la brasserie sont trouées, signe d'une présence de l'héroïne. Le bar est en fait sous constante surveillance policière et depuis la fermeture de l'arc en ciel et de la Pergolas, deux autres bars de la ZUP, la place du Mas est un observatoire rêvé pour contrôler les allers et venues de tous les trafiquants fichés par la brigade des stupéfiants. Pour concentrer les "discussions d'affaire" sur un même lieu, la police a même tenté de fermer l'autre bar de la place "la tour du Mas", territoire des "gars des Chalets du mens" (un lotissement des Sans-Abris, situé à Villeurbanne et limitrophe de Vaulx-en-Velin et du Mas-du-Taureau) que les pouvoirs publics soupçonnent d'être une couverture pour blanchir l'argent de la drogue. Mais l'intervention sur place et auprès du préfet de l'association Agora a bloqué l'initiative et les forces de l'ordre ont dû renoncer pour l'heure à leur projet par souci de préserver la paix sociale. Farouk, 25 ans est le fils cadet de Mohammed B. La brasserie du Mas lui sert de lieu de rendez-vous . Il se présente ainsi : Farouk du MontPilas, pour les Vaudais. Farouk de Vaulx-en-Velin pour les autres. Né dans la ZUP, il ne l'a jamais quittée, sinon pour quelques vacances et un séjour en prison. Que représente pour lui le Mas-du-Taureau ? Réponse spontanée : un quartier pourri. La galère. Les mauvaises fréquentations et l'ennui. Mais en y réfléchissant à deux fois: un territoire, un "bon délire" et des copains. Lorsqu'on l'interroge 37 sur le décalage de ses deux réponses, il précise qu'il vit sous influence médiatique. Question : Sous influence médiatique, qu'est ce que cela signifie ? Farouk : ça veut dire que tout ce qu'on raconte sur nous ça finit par nous coller à la peau. On a des réponses toutes faites. Pour les journalistes et tous ceux qui posent des questions. Question : pourquoi ne pas tout simplement répondre par ce que tu penses vraiment ? Farouk : Ce n'est pas ce que tout le monde veut entendre. Si je dis que j'aime mon quartier, on me prend pour un minable, un taré ou pire encore: un gars de la bande à Charrier pour qui Vaulx, c'est toujours beau ! Donc quoique je réponde, les dés sont pipés. Question : Mais ce que tu penses vraiment, c'est que tu aimes ton quartier ? Farouk. Oui. Mais Vaulx c'est aussi une ZUP pourrie. Ici, il n'y a rien, c'est pas une vie ! On ne peut pas aimer un endroit où il n'y a rien. Donc tout dépend du point de vue où on se place. Si je veux dénoncer la zone, je dois dire que mon quartier est pourri. Et si j'aime malgré tout mon quartier, ça ne regarde que moi, c'est personnel ! Question : Tes copains ont peut-être la même opinion. Vous pourriez en parler. Farouk. Je sais qu'ils pensent comme moi, même si entre nous on doit dire le contraire. Quant on zone du matin au soir, on a la mort sur cette ville et on rêve ensemble de partir. C'est un code. N'empêche que tout ceux qui partent reviennent. Ici, on est chez nous. Question : si tes sentiments personnels s'opposent à tes opinions, ce n'est donc pas seulement la faute aux médias. Farouk. C'est encore plus compliqué que ça. Disons qu'avant octobre 1990, on était arrivé à un stade où on ne pouvait plus se la jouer baroudeurs sans quitter le quartier et on finissait par ne même pas se parler. Moi je ne sortais plus de chez mes vieux. J'avais 20 ans, mais j'étais fatigué de délirer. Lorsque le quartier a pété, tout est redevenu possible. On était à nouveau chez nous dans le quartier et même des copains qui étaient parti comme Tchétché sont revenus... Question : Vous étiez fiers d'être vaudais... Farouk: Très fiers ! Et on a cassé les caméras des télés qui racontaient n'importe quoi. Question : N'importe quoi ? 38 Farouk : Des mensonges comme Vaulx est un ghetto. Une cité dortoir. Un centre de la came. Question : Mais c'est justement le discours que vous tenez. En privé et en public. Farouk : Je répète que tout dépend du point de vue où on se place. Nous, lorsqu'on dit que notre quartier est pourri, ce n'est jamais gratuit. Mais quand un journaliste dit la même chose à notre place, c'est comme s'il insultait notre race. Je peux traiter mes copains de rats, je peux penser que mon père a raté sa vie, mais je casse la tête au premier qui leur manque de respect. Question : Résumons nous. Si j'ai bien compris, au fond tu aimes ton quartier comme ta famille mais c'est un sentiment qui ne regarde que toi. En public, tu soutiens le contraire pour faire passer un message; en privé tu fais de même avec tes copains au nom d'un code commun. Avant l'explosion d'octobre 90, tu étais arrivé à un stade où tu ne pouvais plus "te la jouer", selon ta propre expression ; le code ne te permettait plus de communiquer. Avec les émeutes, le quartier est redevenu ton territoire, ton chez toi. Tu peux de nouveau soutenir que ton quartier est pourri, tout en gardant de la distance. Et cette distance entre ton sentiment et tes opinions affichées, tu ne permets à aucun étranger de la réduire à un cliché sur le malaise des banlieues. Ce n'est pas gratuit, dis-tu... Farouk : Là, ça devient trop compliqué ta "psycho"! D'abord, le quartier ce n'est pas mon chez-moi. Chez-moi, c'est toujours ma famille, même si mon vieux m'a chassé. Question : Justement. Pour quelles raisons il t'a renvoyé ? Farouk : Sans commentaires. Question : tu sais que j'ai rencontré ton père. Il dit qu'il a essayé de parler avec vous, toi et ton frère cadet , après les émeutes. Mais tu as eu un problème. Une affaire de drogue... Farouk : arrête le micro! Second entretien. 15 mai 1994. J'ai repris contact avec Farouk B. Après une rupture de communication qui a duré plusieurs mois. Notre rencontre a lieu quelques semaines après de nouvelles émeutes à Vaulx-en-Velin perçues publiquement comme le signe d'une "dérive mafieuse des banlieues". Farouk est de nouveau dans le collimateur de la police. Il s'est rangé, dit-il, il travaille et il vit depuis six mois avec une jeune fille dont l'appartement est situé dans le secteur des copropriétés du Mas-du-Taureau. Une rumeur 39 persistante dans son immeuble l'accuse d'être un meneur des derniers incidents (voir Chapitre IV : "la rumeur du chemin du Tabagnon"). Farouk compte sur mes relations avec la presse locale pour l'aider. Il accepte de reprendre l'entretien après avoir lu le résumé de notre première rencontre. Question : Cette "dérive mafieuse des banlieues", même si elle est fictive, c'est un peu votre faute. Vous avez joué ce jeu avec la presse. Farouk. La dernière fois, je te disais que nos rapports avec les joumaleux, ce n'est jamais gratuit. Cela ne veut pas dire qu'on peut raconter n'importe quoi. Bien sûr, on peut dire que le quartier, c'est la zone et qu'on galère. C'est comme ça qu'on peut s'en sortir, c'est ça qu'il veulent entendre et c'est d'ailleurs ainsi qu'on parle entre nous. Et d'une certaine manière, si on casse les caméras, c'est aussi pour jouer le jeu qu'on attend de nous : lorsque tu vas voir les fauves en cage, tu ne t'attends pas à voir des minous. Nous sommes les "casseurs", et en cassant nous jouons notre rôle. Mon frère a joué le beur et il est en fin de droits... Question : mais tu disais qu'on ne peut pas raconter n'importe quoi... Farouk : On s'est fait piéger par le jeu de la surenchère. On a cru que notre délire, c'était devenu la réalité. Je m'explique : après les émeutes d'octobre 90, on a pris la grosse tête. Quant tu fais peur même au gouvernement, tu peux te prendre pour une vedette. Alors on a joué les flambeurs : un voleur d'autoradio se prenait pour Mesrine. A quoi ça sert de bosser quand il suffit de taper du poing sur la table à la mairie pour partir en vacances ? Mais quand tu flambes trop, tu finis par oublier ta famille, ta race et tes sentiments personnels ! C'est vrai ce que tu disais : le quartier, c'était devenu mon chez moi. J'avais perdu toute distance et fini par me la jouer vraiment. Avant, il y avait des limites au délire. Les histoires de dope, par exemple, on savait que c'était trop grave. Quant t'es "accro", tu voles même le porte monnaie de ta mère. Mais nous étions tellement accro de notre image médiatique que nous avons fini par salir nos familles. Le lascar qui se la jouait dealer dans l'émission 24 heures sur Canal + en octobre 1990, il s'est fait casser la tête. Mais peu à peu une tolérance s'est installée. On pouvait rompre avec le code dans certaines circonstances. Celui qui parlait de la dope dans le quartier, s'il se faisait payer un bon prix, ce n'était plus un traître mais un bon vicelard. Question : un bon prix, c'est quoi ? 40 Farouk : Pas forcément de l'argent. Un bon rôle dans un reportage, c'était encore mieux. Mais au fond le spectacle avait fini par nous lasser. Chacun avait sa propre tactique pour trouver une incruste et se barrer du quartier. Et faire parler de soi, c'était la solution la plus pratique. Question: Autrement dit votre code n'était alors plus d'actualité. Le but de chacun après les émeutes est de quitter la quartier ? Farouk : Non, pas immédiatement. On s'est longtemps contenté du miroir médiatique de nos délires. Les uns brigands, les autres militants... nous étions tous en représentation, sans vraiment se la jouer et c'est pourquoi nous étions ensemble. On retrouvait ainsi une vieille complicité qui datait de l'enfance. Mais au fond, ce n'était qu'un ancien délire... Question : un délire pour un territoire imaginaire ? Farouk : Un territoire imaginaire, c'est ça ! On se croyait maître chez nous mais nos poches restaient vides. J'ai lu un livre d'un auteur arabe où je me suis retrouvé tel que j'étais à l'époque: "Mendiants et orgueilleux" : les héros vivent à la fois sur terre et sur une autre planète, ils fument et se racontent des histoires. Nous avons vécu ainsi notre adolescence. Jusqu'à l'âge ou la réalité de "l'exclusion" comme on dit, nous a rattrapés et nous avons trouvé refuge chez nos parents. Avec les émeutes, nous avons cru au retour du passé mais c'était en fait une illusion... Question : la fin d'une époque, c'est aussi parfois une nouvelle fondation. Je veux dire par là que vous êtes restés encore ensemble ? Farouk : nous sommes ensemble depuis tellement longtemps alors que nous n'avons parfois rien à faire ensemble. Depuis la maternelle, j'ai les mêmes copains. A défaut de faire de nouvelles rencontres, nous n'avons pas cessé de nous redécouvrir les uns les autres en jouant de nouveaux rôles. Par exemple, les mêmes qui hier jouaient les piliers de bar se découvrent du jour au lendemain musulmans purs et durs. Mais ce ne sont jamais des amis, tout juste des compères qui partagent le même délire. A quoi bon rester ensembles dans ces conditions? Les émeutes ont été en fait une rupture. Nous sommes devenus accro de notre image et lorsque nous avons fini par nous prendre au sérieux nous avons compris que nous n'avions rien à faire ensemble. Question : si je comprends bien, la médiatisation a clarifiée les choses. On peut se prendre au sérieux et rester ensemble lorsqu'on a un projet commun ? 41 Farouk : quel projet sinon changer pour rester les mêmes ? Bien sûr il y en a quelques uns qui ont vraiment pris le militantisme et le religion au sérieux. Mais de fait, ils sont très vite parti. Tu ne peux pas rester ici si tu prends les choses aux sérieux. Non, la plupart d'entre nous, c'est notre image que nous avons prise au sérieux. Nous avons cru que ce qui est vrai, c'est ce qui est écrit dans le journal ! Notre sérieux, c'était un jeu personnel, contre le groupe qui de fait n'existait plus ! Même ceux qui jouent un double jeu n'avaient pour but que de protéger leur image. Question : Il n'y avait plus rien d'ambigu dans vos conduites, donc plus de communauté, plus de mouvement... Farouk : L'éternelle impression du déjà vécu. Des gens qui te foutent le plomb parce qu'ils prétendent te connaître. Plus rien ne devient. Tout pourri de l'intérieur. Question. Implose ? Farouk : Oui. Et c'est vrai que les médias ont mis fin au malentendu entre nous. Nous avons sabordé notre propre chez nous. Personnellement - c'est le sujet que je ne voulais pas aborder la dernière fois - j'ai causé du tort à ma famille. Je me suis cru plus malin que tout le monde, j'ai joué au petit dealer dans un quartier bourré d'indicateurs et j'ai gagné ce que je cherchais : mon nom dans le journal et six mois à l'ombre. Question : la fin d'un malentendu, cela peut être constructif. Vous n'aviez jamais vraiment communiqué avec ton père et au lendemain des émeutes il y a eu une amorce de dialogue. Farouk : nous ne vivions pas sur la même planète. Quant on casse les habitudes que les années ont installées, il faut être à la hauteur des nouveaux enjeux. En regardant son propre nombril, on reste trop bas. Question : Aujourd'hui, ta vie a changé. Farouk : Je ne vois plus mes anciennes relations. Comment réussir à changer de réputation autrement ? Depuis qu'ils ont vu mon nom dans le journal, ils m'appelaient tous "le Colombien". C'est à la fois risible et grave. Mon père ne m'a pas pardonné. Ni les flics d'ailleurs. Ni personne. Nous vivons dans des quartiers où rien n'est jamais pardonné. Un journaliste qui ne se souvient même pas de mon nom m'a condamné à perpétuité à la page des faits divers. 42 A partir de 10H, le ballet incessant des allers et venues dans la brasserie du Mas qui offre à la police une base essentielle de ses documents photographiques permet en effet de conclure que le café n'est pas qu'un simple bar de quartier. On retrouve là, non seulement des jeunes de tous les quartiers de la ZUP mais aussi des habitants de Décines, de Bon, de Lyon ou de Villeurbanne. Mais les "rendez-vous d'affaire" tels qu'on les surnomme ici se font à tel point au sus et au vu de tous que l'on peut mettre en doute les interprétations policières. Loin de la discrétion et du sérieux de gangs organisés, les petits trafiquants de la brasserie sont facilement repérables. Ils affichent ostensiblement des signes de la réussite sociale, des grosses voitures notamment, comme pour se donner des airs. Les anciens habitués de la brasserie expliquent que cette clientèle est arrivée du jour au lendemain. Et précisément au lendemain des émeutes d'octobre 1990. Pour comprendre cette attitude des "Zupiens" sûrs de pouvoir mener leurs petites affaires en toute impunité, il faut tenir compte du fait que leur territoire imaginaire s'est recomposé avec les événements d'octobre. La vie se fabrique ici dans la rue. Leur territoire est un espace où il n'existe pas de rupture réelle entre le dehors et le dedans, pas plus qu'il n'existe de séparation entre les loisirs, la vie affective, le bricolage et les petits trafics. L'analyse des architectes de la réhabilitation qui réduit l'appropriation d'un quartier à la création d'espaces publics ne tient pas compte du sens de la territorialité des Zupiens : "La notion même de perception de l'espace réduit la connaissance des arrangements, des usages et sensations que le paysage et le dispositif urbain suscitent ou cristallisent et qui ne sont pas tous de l'ordre du visible" écrit Marcel Roncayolo21 dans La Ville et ses territoires. Malgré les tours trop hautes et la suprématie des lignes verticales, l'imaginaire des captifs du décor trouve toujours une ligne de fuite: les courses poursuites avec la police lors des émeutes d'octobre en sont une preuve. "Avec les émeutes d'octobre, explique un adolescent, nous avons prouvé à toute la France que la ZUP nous appartient. Maintenant plus personne ne nous marche sur les pieds. Ni le maire ni la police ni les commerçants ni les cravateux de la réhabilitation. Vaulx, c'est nous!" L'événement et la campagne médiatique leur ont permis de reconquérir un territoire imaginaire digne des "no go areas" américains. Mais comment ne pas se prendre pour des "parrains" lorsque même les descentes de police se font spectaculaires. On a assisté ainsi en mars 1993, dans le quartier de la Thibaude surnommé "la Colombie", à un bouclage 21 M. Roncayolo. "La Ville et ses territoires". Folio, 1990 43 du secteur digne d'un film policier, avec des hélicoptères et des agents cagoulés qui sont descendus par des échelles de corde pour bloquer le sommet des immeubles. Bilan de l'opération qui a suscité les applaudissements de la population : la saisie de quelques dizaines de grammes. Mais au delà du fait divers, la drogue en banlieue est désormais perçue comme un phénomène de société. A Vaulx en Velin, la médiatisation de ce thème d'actualité s'opère par une référence souvent explicite à octobre 1990. Trois ans après ces émeutes, cette référence qui illustre un processus continu de médiatisation permet de saisir le poids des mots d'un débat public auquel une mémoire médiatique donne sens. - Un cadre national autour d'une thématique publique. Les ravages de la drogue dans les cités illustrent publiquement de nouvelles fractures sociales. Tandis que les dégradations dans ces quartiers et les flambées de violence restaient circonscrites à des espaces perçus au cours des années 80 comme des enclaves, le trafic de stupéfiants et son lot de violences s'inscriraient dans les nouvelles territorialités d'une civilisation urbaine marquée par la dualité. Dans un rapport de causalité, la drogue donne une nouvelle dimension à la thématique du "développement des villes à deux vitesses" qui avait marqué la médiatisation des émeutes d'octobre. On avait alors parlé "d'émeutes de la faim" avec la mise à sac de la surface commerciale du Mas-du-Taureau: dans les commentaires des observateurs, ce phénomène du pillage interprété comme une jacquerie moderne dans un contexte économique difficile se voulait en rupture avec les anciennes catégories de perception du malaise des banlieues. Reste que subsistait de fait une vision qui confondait espace et territoire en opposant centre-villes et poches de pauvreté. Le trafic de stupéfiants révèle que les banlieues peuvent gagner les centrevilles vu que le territoire du dealer s'étend bien au delà de l'espace cloisonné de son quartier. Sur un même espace peuvent coexister des temporalités différentes qui sont autant de sens d'une territorialité : la dualité sociale ne peut se réduire à une dualité spatiale et les réseaux souterrains de l'économie permettent de comprendre qu'un restaurant chic du centre-ville peut être une succursale d'une "dérive mafieuse des banlieues" pour reprendre une expression de Julien Dray qui a fait date. Dans son rapport "sur la violence des jeunes dans les banlieues" où la référence aux émeutes de Vaulx est explicite dès les premières lignes, c'est en ce sens que le député de l'Essonne mesure le risque d'une société éclatée " Ces faits divers répétitifs, ces mouvements sociaux, comment faut-il les interpréter? La violence actuelle aurait-elle pour fonction sociale de faire émerger des formes d'organisation et de contestation de l'ordre établi amenées à remplacer à plus ou moins brève échéance celles du vieux monde en train de disparaître ? 44 La civilisation industrielle est-elle condamnée ? Serions nous en train de vivre une période de transition? Les faits divers seraient alors des processus moléculaires en train de se cristalliser en mouvement sociaux." 22 C'est donc dans une vision de la contagion sociale et en référence à une actualité nationale que le phénomène de la drogue permet d'appréhender les menaces d'implosion d'une société duelle. Début 1993, plusieurs faits divers ont mis en perspective le développement d'une économie de la drogue à Vaulx-en-Velin autour de réseaux dont le territoire et le champ d'action s'étendent au delà des limites de la ville. Il ne s'agirait plus simplement de "petites combines pour la survie", précise le nouveau commissaire de police, mais bel et bien de circuits souterrains qui fournirait une source principale de revenus à des familles entières. - Un cadre international d'actualité. Les émeutes de Vaulx avait été comparées à celle des ghettos noirs américains mais aussi aux émeutes des favelas et des barrios du tiers monde dans une dynamique de la décomposition sociale qui touche les grands centres urbains oscillant toujours entre implosion et déséquilibres dont la démographie n'est pas le moindre. "La dérive mafieuse des banlieues" qui s'inscrit de fait dans une actualité internationale de la drogue illustre dans cette optique un rapport de cause à effet. On retrouve là le "village planétaire" cher à Mac Luhan23: Vaulx-en-Velin rejoint Los Angeles dans une convergence qui mêle le fait divers aux trames d'une actualité internationale sous le regard d'un journalisme de "société". Mais les raccourcis médiatiques rappellent encore une fois que le village fonctionne souvent au ragot. L'actualité de la drogue ramène sur la sellette le thème des bandes organisées typiques des ghettos noirs que les émeutes de Vaulx et auparavant les bagarres inter-ethniques du parvis de la défense avaient mis en avant. En décembre 1990, le sociologue Adil Jazouli rend ses conclusions sur une étude relative à ces bandes de jeunes que lui avait confié le directeur du FAS. "Le phénomène jouit d'une médiatisation importante. J'ai donc commencé mon enquête par les journalistes... Tranchant avec le style affirmatif de certains articles et manchettes, les journalistes me décrivent avec humilité des observations beaucoup plus nuancées sur l'existence et le fonctionnement de ces bandes. En fait ce qu'ils décrivent, c'est l'existence d'un potentiel de rage, de violence, de marginalisation... et de tentatives de construction d'identités éclatées... Beaucoup évoquent aussi le climat particulier créé dans leur rédaction 22 Rapport d'informations pour l'Assemblée nationale sur "la violence des jeunes dans les banlieues", présenté par J. Dray, 25 juin 1992. 23 M. Mac Luhan. Pour comprendre les médias. Ed H M H, Ltée, 1968. 45 autour du phénomène, les articles remaniés par les rédacteurs en chef pour donner plus de relief, frapper les imaginations et participer à la guerre des gros titres." 24 Il n'empêche que la perspective internationale liée à l'actualité de la drogue permet de corriger certaines tendances qui avaient prévalu en octobre 1990. La logique sociale de la thématique de "la ville à deux vitesses" avait ainsi écarté une dimension ethnique des banlieues que le trafic de drogue ramène comme une ressource sur le devant de la scène. C'est donc encore une fois dans une logique de la contagion mais en référence à une actualité internationale que le trafic de drogue permet d'appréhender l'immigration comme le vecteur des menaces d'implosion d'une société duelle. C'est après les dernières élections et sous la houlette du nouveau ministre de l'intérieur que cette dimension devient une thématique des discours publics. Mais au regard de la revue de presse d'octobre 1990, on constate que les éléments de cette controverse publique étaient déjà présents dans l'analyse de certains observateurs. Ainsi de l'article de Robert Solé, "Les petits frères des beurs", publié en une par Le Monde le 14 octobre et auquel le futur premier ministre, Edouard Balladur, a fait référence dans l'émission 7/7. Le journaliste explique que les émeutiers de Vaulx sont une nouvelle génération née de la désintégration des familles immigrées. Un modèle typique des ghettos noirs américains: "sans mémoire" les petits frères des beurs "sont titulaires de la nationalité française et ne connaissent qu'une seule langue, le français. Culturellement assimilés, ils ne sont intégrés ni socialement ni économiquement." Et ils sont de ce fait "prêts à se raccrocher à tout ce qui passe, baigne dans un univers sans règles morales. Le petit trafic de drogue qui s'est beaucoup développé depuis 1981 ne semble pas leur poser de problème de conscience." Un cadre local autour du fait divers. Le week-end du 10 octobre 1992, de nouveaux affrontements se déroulent dans le quartier du Mas-du-Taureau suite à la mort d'un jeune tué par les gendarmes. Le maire, Maurice Charrier qui déclarait en octobre 1990 "comprendre ces jeunes et leur révolte sociale" attribue les nouveau troubles à des "délinquants encadrés par des personnes qui relèvent de la grande criminalité" Et plus précisément: " les trafiquants de drogue qui bénéficient à Vaulx de véritables gangs dont certains enfants de dix ans à peine font partie." (propos rapportés par Libération, 12 octobre 1992). 24 A.Jazouli, Rapport pour le FAS sur les "jeunes de banlieue". dec. 1990. 46 En fait le maire de Vaulx-en-Velin qui se risque même à parler "d'état mafieux" ne fait là que développer l'idée d'une main noire déjà publiquement ébauchée en octobre 1990. A l'époque, de nombreux professionnels de la réhabilitation et du développement social des quartiers, décontenancés par la remise en cause de leur travail, lui avaient emboîté le pas avant de s'aligner sur la version publique de la révolte sociale. Ces réactions s'organisaient autour d'un argument somme toute simpliste : en cassant les ghettos, la réhabilitation casserait du même coup le marché de la drogue. Le 13 octobre 1990, un communiqué de la préfecture de région reprend à son compte cette thèse du complot en dénonçant des "commandos qui pourraient être liés à des trafiquants de drogue, aux gangs qui attaquent dans la région des commerces avec des voitures béliers". Un milieu inter-banlieues qui aurait intérêt à ce que des villes comme Vaulx-en-Velin s'enflamment pour déstabiliser l'action de la police que la réhabilitation a rendu plus efficace25.La résistance des "dealers du ghetto" au processus de réhabilitation, c'est donc le dernier argument du maire de Vaulx-en-Velin pour ne pas remettre en cause sa politique. Tout au long des années 80, l'usage politique de cette notion de ghetto a entretenu la confusion entre quartiers de la misère et quartiers ethniques. Maurice Charrier réactualise le vieux thème des "familles lourdes". Il vise plus exactement quelques familles immigrées vaudaises qui participeraient à un réseau de trafiquants sur les communes alentours, un réseau où l'on retrouveraient d'anciens habitants du quartier de la Grappinière, des membres de "familles lourdes" relogées à l'extérieur de Vaulx en Velin. C'est donc toujours dans une logique de la contagion mais en référence à une actualité locale que le trafic de drogue permet d'appréhender certaines familles lourdes issues de l'immigration comme le vecteur des menaces d'implosion d'une société duelle. Dans une nouvelle conjoncture politique et médiatique, contrairement à octobre 1990, cette version des événements va retenir l'attention des journalistes." Vaulx en Velin, la faute au gangs" titre la page société de Lyon-Libération le 13 octobre 1992. "Nous avons accordé une attention particulière à la version du maire explique le rédacteur en chef adjoint de ce journal, parce qu'elle semblait correspondre à un nouveau climat et à une opinion majoritaire confirmée par la police. Il faut préciser que dans le même temps, on a assisté à une recrudescence des faits divers touchants soit à la drogue soit à des violences collectives contre des voitures de police ou des 25 "La thèse sur Vaulx-en-Velin plaque tournante de la drogue ne semble guère susciter d'écho chez le commissaire de la ville note Libération le 14 Octobre 1990 dans un article intitulé "La thèse du complot". "La drogue, il y en a niais pas plus qu'ailleurs". Ces propos du Commissaire Sarrazin tranchent singulièrement avec ceux de son successeur pour lequel "la dérive mafieuse" est incontestable. 47 équipements. Les associations de jeunes ont été quant à elles particulièrement discrètes..." Ce que le journaliste en question oublie de préciser, c'est qu'à la date du fait divers, très peu de reporters se risquent sur le terrain suite à de multiples agressions et ce contact rompu privilégie un journalisme de bureau, le "desk" qui recueille les communiqués de presse et organise leur suivi par téléphone. Cette couverture médiatique qui concerne avant tout la presse locale se doit aussi de traiter l'événement, non seulement en relation avec une histoire immédiate et un environnement d'actualité politico-sociale mais aussi en tenant compte d'échéances futures prévues dans l'agenda de l'information. Arrêté de longue date pour le 20 novembre, le procès de neuf dealers des "Chalets du Mens" interpellés en novembre 1990 au lendemain des émeutes du Mas-du-Taureau est un événement d'importance de la chronique judiciaire locale qui a servi au cadrage des nouvelles émeutes d'octobre 1992. "C'est le fonctionnement habituel de la PQR (presse quotidienne régionale) explique le journaliste chargé du dossier au Progrès. Contrairement à la presse nationale qui traite l'événement dans son instantanéité et sans lui accorder toujours un suivi, nous sommes tenus par une demande d'information locale qui exige un travail de lisibilité en fonction de l'histoire locale et de futurs rendez-vous avec l'actualité. Nous ne pouvons nous permettre ni l'amnésie, ni une contradiction trop marquée dans les modes de traitement comme peuvent le faire les titres nationaux dont le champ d'informations est assez large pour qu'une nouvelle en élimine une autre. Pour schématiser, lorsque la presse nationale brode, nous sommes des tricoteuses qui tissent les mailles de l'information grâce à un travail de correspondance entre les événements. (NDLR: des événements avant tout locaux)" Mais "les broderies" de la presse nationale constituent parfois le patron de cette couverture locale, et c'est généralement le cas lorsque le fait divers acquiert le statut de "fait de société" comme en octobre 1990. Il apparaît en revanche que les modes de traitements de la presse locale ont prévalu lors des incidents d'octobre 1992. C'est en ce sens qu'il faut lire les comptes rendus de cet événement mais aussi ceux du procès des "dealers des Chalets du Mens". "Arrêtés en 1990 pour trafic d'héroïne à la frontière de Villeurbanne et de Vaulx en Velin, à deux pas du Mas-du-Taureau" peut-on lire dans le chapeau de l'article du Progrès le 21 novembre. Les émeutes de 1990 48 sont en toile de fond de ce procès et l'avocat de la défense utilise cet argument : ses clients seraient "des victimes aliénées à la blanche à qui l'on voudrait faire porter le chapeau des événements du Mas-duTaureau survenus le 6 octobre 1990. Des boucs émissaires facilement désignés. A titre d'exemple dans le cadre d'une pédagogie répressive à l'usage des banlieues empoisonnées." Au delà du fait divers, la figure du dealer, image repoussoir des "cités ghettos" est un des rôles mis en perspective dans un scénario catastrophe d'un développement des villes à deux vitesses qui mêle le fait divers à l'actualité internationale sous le regard d'un journalisme de "société". Ce personnage très mobile utilise son quartier comme base stratégique . De ce fait, il symbolise un nouveau cosmopolitisme qui loin d'être émancipé des catégories ethniques utilise celles-ci comme une ressource. Et par là même, il incarne une évolution à l'américaine en opposition aux principes d'intégration de la société française. Que l'on parle de "bandes ethniques", de "gangs" ou de "dérive mafieuse", on vise bel et bien un retour des communautés sur un mode criminogène mais aussi comme une stratégie d'adaptation à l'exclusion sociale dont on ne peut plus nier aujourd'hui la dimension ethnique. Au lendemain des événements de Vaulx, même le théoricien du " mouvement social" Alain Tourraine, corrige ses catégories d'analyse: "Comment ne pas voir que les catégories ethniques sont en ce moment presque les seules qui produisent une action collective? (...) La réponse aux questions que posent les émeutes de Vaulx-en-Velin ne viendra pas de nos vieux modèles d'intégration dans la société nationale."26 En fait, si l'explosion de Vaulx est apparue publiquement comme le révélateur des ruptures de communication inhérente à une société duelle, le rôle du dealer qui relève selon les catégories d'Hannerz de domaines aussi variés que l'approvisionnement, le trafic, le loisir et le voisinage27 serait l'élément détonant. On ne peut nier en effet comme le note le rapport de Julien Dray certaines manoeuvres d'intimidation de la part des trafiquants pour imposer la loi du silence. La morale du combinard fonctionne effet à partir de l'exclusion réciproque entre la société française et sa communauté de référence. Il prétend qu'il suffit d'accepter sa condition pour être libre: la ruse c'est de savoir que les autres ont besoin de lui, ou plutôt de "nous" car il parle toujours à la première personne du pluriel, et ces autres paient pour "nous" faire adhérer à leurs projets ou à leurs idéaux. On peut alors jouer sur tous les tableaux, mais sans jamais "se la jouer", être dupe. L'essentiel est de se faire payer et d'obtenir le maximum. Comme si l'existence des 26 27 Alain Tourraine. Pour une société multiculturelle. Libération, 15 octobre 1990. U. Hannertz. Explorer la Ville. Op Cit. 49 exclus pouvait n'être qu'adaptation, sans bruit, toujours dans l'ombre, pour ne pas qu'on découvre que leur univers a été créé autour des poubelles de la société française qui regorgent de restes inconnus. Vivre à condition de respecter l'omerta, être des clandestins.28 Et c'est le plus souvent en revêtant les oripeaux de leur communauté que les dealers jouent sur le secret pour préserver leurs activités. Et cela, sans pour autant respecter cette communauté vu qu'on ne peut nier les ravages de l'héroïne dans certains quartiers. Mais faut-il pour autant en conclure comme le maire de Vaulx-en-Velin que les dealers organisent des émeutes pour éviter que l'on touche à leur territoire ? Cette vision du complot fondée à la fois sur la rumeur locale, des réputations surfaites par les récits des soirs de veilles au bas des immeubles, une réinterprétation médiatique de ces légendes et sans oublier les récupérations politiciennes, cette vision du complot surestime les capacités d'organisation du pseudo-milieu vaudais. Les inspecteurs de la brigade des stupéfiants qui ne cèdent pas aux sirènes médiatiques le reconnaissent : la grande difficulté pour lutter contre la drogue en banlieue c'est justement qu'il n'existe pas de milieu structuré ; les petites bandes de trafiquants s'organisent sur un coup pour se redéfaire aussitôt. Il faut sans doute voir cette figure du dealer et plus largement celle du combinard comme le simple chantre d'une logique du secret vécue collectivement et lié à des modes d'adaptation secondaires à la ségrégation. Au delà des explications, qui sans reprendre la thèse du complot, saisissent l'influence locale du dealer au travers d'un climat d'insécurité qui serait à l'origine d'un clivage entre discours privés et discours publics. Ainsi, c'est dans une logique de l'exclusion réciproque et des ruptures de communication que l'on peut comprendre les réactions passionnelles de jeunes Vaudais à un dossier sur la drogue de Vaulx Magazine publié début 1993. A ce propos, les explications de Farouk Bouali, un pilier de la brasserie du Mas qui a jadis "fait philo" se passent de commentaires. Il interprète le malaise des lecteurs de Vaulx Magazine par le fait que ce journal municipal est lui aussi tombé dans le stéréotype comme les grands médias en focalisant l'attention publique sur un phénomène qui certes existe, mais qui n'est nullement le monopole de Vaulx-en-Velin. Lorsque Boualli parle de stéréotype, on retrouve la définition du Secret par Simmel, "une forme sociologique générale qui se tient neutre au dessus de ses valeurs de contenus", comme si la dynamique de l'un répondait à celle de l'autre. " Ce journal qui devrait être le nôtre nous a traité de drogués et nous savons très bien à quoi correspond cette idée dans l'opinion française. Depuis, il n'a plus au sens propre et au sens figuré droit de cité chez nous. Je m'explique. La communication existe du fait que l'on croit connaître autrui alors qu'en réalité celle-ci se déroule justement parce 28 Une image qui peut rappeler le confusion qui s'opère entre dealers et clandestins dans les discours publics depuis "l'affaire des Biscottes" à Lille. 50 qu'on permet à autrui de ne pas être celui que l'on croit qu'il est. Dans une relation avec un inconnu qui précède une véritable communication, chacun garde la main sur son flingue et l'on teste l'autre dans la recherche d'une certitude. La communication qui suppose la proximité exclut cette pesanteur. On laisse autrui dérouler son cinéma, on l'aide même à croire à son délire Par contre s'il dépasse la mesure, la certitude se transforme en son contraire. Les gestes d'autrui sont interprétés dans une même finalité. Or avec l'étranger, le métèque, le banlieusard, la certitude négative qui exclut la liberté d'autrui c'est le stéréotype. C'est une forme médiatique pure mais aussi un lien social, un langage silencieux propre à chaque culture qui permet de surdéterminer le vide inter-individuel par des contenus sociaux. L'harmonie dans la communication est donc un idéal utopiste. Il y a toujours une marge de malentendu que chacun oublie pour faire vivre le consensus. Et lorsque un stéréotype trop marqué empoisonne le procès de communication, le conflit ne peut être évité. A moins de jouer le vicelard ou la prostituée, le partenaire lésé ne peut plus faire l'effort de passer outre les non-dits pour faire vivre la relation. On dépasse le conflit par la négociation. Sinon, le risque c'est que chacun s'enferme dans sa propre vision de l'histoire, son propre délire, et remette en question un sens commun qui repose avant tout sur un consensus." 14h. L'heure des rouilleurs et des joueurs. Ils s'installent par petits groupes dans le bar jusqu'en fin de journée. Le petit combinard qui fréquente souvent les tables de jeu est lui aussi un joueur. On joue pour gagner sa vie certes mais aussi pour avoir l'air de quelqu'un. On vend pour consommer, pour casser la routine. La précarité sociale donne l'impression d'échapper aux normes sociales. Dictature de la survie qui génère son propre antidote: le jeu pour parier sur sa vie et celle des autres au jour le jour: " chasser de son esprit toute émotion pour répondre à la nécessité du présent" selon le joueur de Dostoïevsky. Et il arrive au joueur de se prendre au jeu. Devenir "accroc"; piège du petit dealer. Des années plus tard le Zupien devient un habitué des tables de jeu de la brasserie du Mas. Le temps s'est chargé de saper les illusions de ceux qui se prenaient pour des seigneurs de banlieue. Ils se retrouvent entre deux âges, sommés de payer leur crédit sur la vie. Pour ressusciter les délires abolis, ils s'installent à une table de rami ou l'argent est de mise. Comme un rituel pour retrouver une nouvelle donne dans les cartes du destin. les parties tournantes sont un pèlerinage aux sources. On se jette à corps perdu dans un cérémonial ou les idoles du passé retrouvent une apparence de vie. L'ancien "Ursus de la Grap" oublie les vexations de l'usine et redevient l'homme fort qui fait régner la loi du 51 jeu. Le combinard reconverti échappe au bureau de l'aide sociale pour renouer avec "la flambe". Qu'importent les gains ou les pertes, même si chacun trouve le prétexte du hasard de la fortune pour s'asseoir : le jeu est une fin en soi ; le gagnant pourra offrir une tournée générale. Le jeu, pour se venger de la vie. Nous avons organisé une rencontre sur le thème " jeu et vérité" entre Karim B et Momo Z. Karim est un habitué des tables de rami-poker, Momo le musulman fréquente aussi parfois la brasserie, notamment lorsque avec ses coreligionnaires il tente de ramener les mécréants à la vraie foi. Momo : Tu as étudié. Pourquoi tu gâches ta vie au lieu d'être à la fac ou de chercher un boulot d'intello ? Karim B . Mes copains étudiants, aujourd'hui ils sont profs. J'étais le meilleur, mais la différence entre nous c'est qu'ils prenaient leur rôle d'étudiant au sérieux. Nous autres, on a toujours l'impression de se la jouer lorsqu'on se prend au sérieux. Au fond je n'étais pas étudiant, j'étais boursier. Si je suis resté à la case départ c'est que je savais d'avance que les dés étaient pipés. Au fond la vie c'est comme une boîte de nuit : tu fais le beau et tu crois que tu as le droit à la fête, mais tu restes souvent dehors. Momo : Toi et les gars de ton âge, vous êtes toujours en train de pleurer sur la France qui ne vous aime pas. Vous n'avez pas l'impression d'oublier votre race et votre religion? K. B. Tu fais le malin parce que ton frère n'est pas derrière le bar et tu te prends pour un vrai arabe parce que tu portes une barbichette. Va te déguiser ou jouer aux marionnettes et laisse nous tirer les cartes. Momo: Vous avez peur de vous la jouer mais vous passez vos journées à jouer au rami. Moi j'ai trouvé la vérité dans le Coran. La vie c'est pas un jeu de hasard où le plus vicelard réussit. Malgré tous vos coups de bluff, vous êtes hors jeu et vous ne pouvez même plus faire croire que vous êtes dans le coup. C'est toi qui te déguise en croyant que tu peux refaire le monde et ta vie autour d'une table de jeu. En vérité tu est un looser parce que tu te la joues looser. Laisse tomber ton masque ! 52 K. B. Moi je me regarde en face à chaque seconde de ma vie. J'assume ma galère sans me cacher derrière une mosquée. Ma race, je l'ai dans la peau, dans les tripes et dans la cervelle ! Je ne l'ai jamais oublié un instant et c'est peut-être pour ça que je n'arrive pas à me la jouer. Quand tu sais que le regard du moindre beauf peut te ramener à une position d'immigré et que ta vie peut basculer à n'importe quel moment, tu dois tout calculer pour ne pas être pris au dépourvu. Vous les jeunes, vous êtes tellement français dans votre tête que vous pouvez même vous prendre au sérieux avec un masque de musulman. Momo : C'est bien là votre problème. Votre race, vous l'avez vécue dans le regard des autres. Vous avez toujours cru pouvoir vous cacher en ne vous engageant dans rien Echec ou réussite, rien ne vous touchait vraiment vu que pour vous la vie c'était du cinéma. Je vais te lire une prière d'un sage de l'islam, Cheikh Amadou Kane : "mon Dieu vous avez voulu que vos créatures vivent sous la coquille solide de l'apparence. La vérité les noierait. Mais, seigneur de vérité, vous savez que l'apparence prolifère et durcit. Seigneur, préservez nous de l'exil derrière l'apparence." K. B. Je ne suis pas dupe de la société française! Je sais qu'il faut la jouer, pas se la jouer! Il n'y a que les barbus pour croire en une seule vérité ! Comment accepter le regard que la France porte sur moi : je ne suis ni le terroriste du cauchemar lepéniste ni la victime du melting pot de SOS racisme. Par quel moyen le leur faire admettre pour me faire une place au soleil ? Je n'ai pas d'autre solution que de bluffer, donner un spectacle. Citation pour citation, on ne t'a jamais parlé de Shakespeare dans ta mosquée: "la comédie, c'est le piège dans lequel je prendrai la conscience du roi". Mais attention, je ne suis pas non plus un bouffon ! Il faut jouer en groupe. De notre temps, le respect était une valeur. On pouvait jouer tous les rôles possibles mais on n'oubliait jamais notre race. Votre génération ne peut pas en dire autant ! Momo : C'est shetan (Satan) qui vous guide. Vous croyez ne pas vous la jouer parce que vous ne vous prenez pas au sérieux, mais votre vérité n'est qu'une image dans le regard des autres. Vous vous la jouez entre vous en croyant la jouer aux autres. Parce qu'on vous a jetés comme des malpropres d'une boîte de nuit, parce que vous ne pouvez pas accepter ce rôle d'immigré que vous voyez dans les yeux des français, 53 vous êtes devenus des adorateurs du mensonge. Vous avez cru pouvoir rester vous-mêmes en bluffant, en vous faisant appeler Tonio ou Enrico pour entrer en boîte; mais votre but en fait n'était plus d'entrer mais de la jouer au videur. Et parce que vous faisiez cela en groupe, vous vous êtes créé votre petit monde. La fête ou la vie, pour vous c'est toujours après la fête, quand vous vous vous racontez vos histoires. Au fond, le mensonge est devenu pour vous une religion. Mais on ne construit rien sur du vent. Aujourd'hui vous ne parlez même plus ensemble. Le mensonge vous a bouffés de l'intérieur et vous faites la grimace. K. B. C'est vrai que je suis seul et que je me pose des questions. J'en suis toujours à me demander d'où vient ce flip qui me bouffe les tripes ? Le seul héritage de mon père, la poisse ou le mauvais oeil de tous ceux qui entrent dans ma tête sans frapper ? Mes camarades de jeu qui sont-ils ? Des communiants ou des compagnons de galère inventés par ma cervelle malade ? Mais peut-être que ces questions n'ont aucun sens. Les dates de l'histoire ne sont-elles pas fondées sur la naissance d'un homme qui devint Dieu ? Si je parviens à imposer mon délire comme un sens collectif, je deviens moi aussi un créateur. Etre un fondateur d'histoire ou un pauvre type, là est la véritable question. Mais tout cela, on ne peut pas le comprendre lorsqu'on a choisi la sécurité sociale de la mosquée. La différence entre nous, c'est que tu crois que le ciel est un joker qui te protège du regard des hommes." La vie des Zupiens a un caractère tellement précaire qu'ils ne croient vivre qu'en fonction d'un sursis. Et pour retrouver l'amour propre, ils confondent souvent délire et liberté. Chassant de leurs esprits tout souvenir pour répondre aux nécessités du présent de la survie. Niant toutes les contraintes d'une société conçue par les autres et pour les autres. Toute expérience devient pour eux une simple sensation. Sur leur planète, les beuveries, les racontars tiennent lieu de vérité. C'est ainsi qu'ils sacrifient leur mémoire: en s'exilant dans un monde à-part où l'on choisit de ne pas vivre pour ne pas mourir. Où la conscience de la durée est abolie. Où l'évolution ne signifie plus rien, parce que chaque action reste au stade de la réaction instinctive devant l'événement, au lieu d'être le résultat d'un travail d'organisation autour d'un choix d'être, un choix militant pour l'avenir. Mais avec le temps, les cadavres que l'on planque dans sa tête se réveillent. La bière prend un goût fade, et les ambitions fraternelles du temps des copains font place aux tyrannies de l'intimité: aucune parole échangée, aucune vraie main tendue, personne autour de soi que le silence qui déchire et tue. Les illusions cèdent sous les assauts de la triste réalité de la 54 zone au quotidien. Et l'angoisse apparaît. L'angoisse de finir comme un "zoufri" pleurnichard de mektoub. Une angoisse qui révèle à quel point le monde des lascars a été construit en réaction au regard de l'autre, aux stéréotypes de la société française, aux clichés médiatiques. Car le Zupien a toujours l'impression de se la jouer, de se bluffer lui même lorsqu'il croit à un rôle: La nécessité vitale de prendre en compte la globalité de son existence lui impose un sacrifice constant à la cause de la survie. Tout peut basculer à n'importe quel moment, il s'agit donc de tout calculer pour ne pas être pris au dépourvu. A partir de cette nécessité absolue, les événements sont désacralisés: échec ou réussite, rien ne touche celui dont le but est de demeurer lui-même. Cette inversion des valeurs est consacrée par des pratiques de groupe où la dimension ludique permet d'une certaine manière aux Zupiens de reglobaliser leur vie éclatée. Du moins dans un imaginaire de soi ou dans un monde d'intimités complices qui fondent les relations de coulisses des Zupiens sur une manière de se raconter. Ils ne peuvent se considérer parie prenante d'un lien social qui par l'intermédiaire d'autrui peuple la société française. Ils ne souffrent pas comme le Robinson de Deleuze et Tournier d'une absence d'autrui29. Plutôt de sa présence envahissante qui par l'intermédiaire des clichés sur la banlieue et du racisme voudrait leur imposer ses définitions. Autrui est de ce fait le garant d'une vérité qu'ils ne peuvent cautionner, autrui est le grand mystificateur qui cherche à réduire leur expérience à la violence du stéréotype, autrui est un producteur de formes réductives, autrui proclame l'impossibilité du possible comme l'exprimait plus haut Karim B. Accepter les définitions d'autrui signifie accepter de devenir un pauvre type. Se couper d'autrui aboutit à une la folie. Seule solution pour ressusciter une part du possible, le jeu du simulacre. Proclamer le jeu absolu lorsque autrui impose le sérieux absolu. Autrui, le grand castrateur redevient le champ du possible lorsqu'on l'investit à son insue d'une mission salvatrice: il doit croire au leurre. Quels avantages tirer de cette manipulation? En dehors des intérêts substantiels qu'il s'agit de ne pas négliger dans une nécessaire logique économique, chaque fois qu'un bluff réussit, la tournée en dérision d'autrui proclame l'horizon sacré d'autres apparences possibles au delà des voies balisées qui tisse la conception officielle des liens du monde et le secret de la force du groupe se trouve réaffirmé par la démonstration du mensonge du stéréotype. Mystifier, c'est en quelque sorte démystifier le monde. Comme si tout leurre était un événement universel qui procède à la restructuration du monde. Le sacrifice rituel d'autrui proclame la réalité du secret des Zupiens et sur le cadavre d'autrui le groupe peut consacrer ses fantasmes à 29 Gilles Deleuze, La Logique du sens, Minuit. 1969. 55 l'abri du stéréotype. Les membres du groupes sont des complices. Etre un pair signifie ne pas être autrui. Poussé à l'extrême, le fantasme commun interdit l'action. Inutile même de parler ensemble. Comme si le Zupien était pour le Zupien un autre qu'autrui. Gardien d'un monde à part et d'une conception de la réalité. Mais, "la maîtrise des impressions est une profession qui n'a pas d'avenir devant elle (...) le problème de la construction d'une identité dans une interaction est simplement repoussé" 30 III LE SERVICE SOCIAL DU CENTRE DE PAIEMENT DE LA SÉCURITÉ SOCIALE Le centre de paiement de la Sécurité sociale est situé avenue Dimitrov, face à l'ANPE et près du commissariat. Les voies de communication permettent à la population du Mas-duTaureau un accès rapide par la promenade Lénine qui relie le centre du Mas au grand Vire. A l'entrée, une boîte aux lettres et une urne permettent aux usagers de déposer leur courrier. La disposition du guichet d'accueil près de l'entrée provoque des files d'attente en période d'affluence : un thème constant de plaintes des usagers. Les demandes qui nécessitent un examen du dossier des assurés sont orientées vers deux boxes d'accueil et une salle d'attente. Aucune information n'est affichée sur le fonctionnement du centre. 30263 assurés soit 25795 familles relèvent de cette caisse locale. La fréquentation importante liée à la physionomie sociale des vaudais incite le centre à mobiliser plus de personnels à l'accueil. Les locaux de la Sécurité sociale sont étroits. L'affluence pose d'autant plus de problèmes. Farida Z, la fille de Mohand Z. est depuis peu l'une des assistantes sociales qui accueillent les usagers du service social. Entretien avec Farida, la fille de Mohand Z. : Farida la vaudaise de Blida a toujours eu un tempérament de fugueuse. Comme nombre de jeunes filles de sa génération, elle ne pouvait accepter de se laisser cloîtrer entre les quatre murs de la demeure familiale sans révolte. A l'âge de 18 ans, Farida a donc plié bagages à la recherche de son destin sur les routes de France. Elle ne voulait plus entendre parler de la condition musulmane ni même des Arabes, elle cherchait à se fondre à l'universalité française. De cette période troublée de sa vie, il lui reste, 15 ans plus tard, la passion à fleur de peau. Prise en tenailles entre les fantasmes de la société française et les idées culturelles de ses parents, elle a mené sa vie en s'arc-boutant sur une volonté d'être la seule maîtresse d'elle même, de ne se laisser dicter sa loi par personne. La rencontre avec la peinture lui a permis de réaliser ses "rêves d'intégration". Les artistes 30 lsaac Joseph. op cit 56 n'ont pas de patrie, c'est bien connu, et une certaine réussite sur le marché de l'art moderne lui a permis de jeter un regard plus serein sur ses origines. En 1987, lassée par "l'universalisme à la française", elle abandonne la peinture et s'installe en Algérie. Trois années plus tard, après un mariage raté et une licence de philosophie, elle revient à Vaulx-en-Velin où elle se lance dans des études d'assistante sociale. Ce retour aux origines, elle l'interprète comme une antidote à un sentiment de culpabilité qui la tiraille depuis qu'elle a abandonné les siens. Elle doit régler sa dette : régler de manière professionnelle les problèmes sociaux devant lesquels elle a jadis fuit. "je dois m'intégrer à ma propre histoire ; cette intégration-là est une valeur qu'il s'agit de redistribuer" précise-t-elle. A l'abri derrière une certaine distance professionnelle, elle peut désormais se réconcilier avec son passé. La quête de son identité passe par une mission sociale. Question : Quelles sont les caractéristiques des usagers du service social? Farida Z : Vaulx-en-Velin a la réputation d'être la commune la plus pauvre de l'agglomération. Lors des émeutes d'octobre 1990, on a vu des familles piller des commerces d'alimentation et ces événements ont été rapprochés par les médias des émeutes de la faim de Caracasse. De fait, la rumeur publique, la ségrégation spatiale et un traitement social spécifique désignent comme "pauvres" des groupes de population de Vaulx en Velin, et plus particulièrement de la ZUP. Nous avons comme consigne d'apporter une attention particulière aux demandes de ces usagers même si nous ne disposons guère de moyens supplémentaires. Depuis quelques années, notre public exige un droit à l'aide sociale alors qu'auparavant il ne faisait que réclamer. Difficile de circonscrire une population statistique précise : les demandes émanent aujourd'hui non seulement de la ZUP mais aussi des zones résidentielles. Question : Comment définir la pauvreté à Vaulx-en-Velin ? F. Z. Ce n'est pas simplement une insuffisance de revenus. Parmi mon public, certaines familles au RMI s'en sortent globalement mieux que des co-propriétaires qui ne parviennent pas à réduire leur train de vie : c'est pourquoi le thème d'un développement de la ville à deux vitesses ne me semble pas spatialement cohérent. On pourrait définir la pauvreté comme un écart, un manque relativement à des normes sociales de consommation. Ce qui suppose de sortir d'une vision de l'enclave car localement le discount a changé les modes de consommation. Reste la définition de la pauvreté comme un cumul de précarité, comme une forclusion dans le présent du fait d'un avenir incertain. Mais contrairement à cette culture du pauvre à laquelle semble notamment se 57 référer le Conseil économique et social, l'absence de revenus n'est pas l'absence de ressources et on peut être en situation de précarité et parvenir néanmoins à faire valoir des droits sur le travail des autres. Le recours massif au système d'assistance en est une démonstration à Vaulx. On pourrait en conclure à une désignation sociale de la pauvreté. Les pauvres sont ceux qui utilisent les services sociaux. Ou ceux qui s'approvisionnent chez Ed ou Liddle. Ou tout simplement ceux qui habitent Vaulx en Velin. Ce sont parfois les mêmes, mais comment désigner ceux qui voudrait sortir de ces clichés médiatiques dans lesquels on les enferme ? Question : Peut-on réduire la désignation sociale de la précarité à un problème de clichés médiatiques ? F. Z.: Par clichés médiatiques, je n'entends pas simplement le récit journalistique. J'ai une formation de philosophe et si on se réfère à Foucault, on peut comprendre que les dispositifs de gestion et de contrôle de la précarité produisent eux-mêmes la précarité et des discours sur celle-ci. Inutile d'être grand clerc pour se rendre compte à quel point le problème du chômage et de la précarité ont permis de légitimer les orientations politiques de la municipalité... Question : je ne vois ni le rapport avec l'action des services qui dépendent de l'Etat ni avec la question des images publiques. F. Z. : Il faut sortir d'une vision des services publics comme des mondes clos. Au delà des questions de règles et de procédures, il est nécessaire de re-situer les services dans leur environnement. Dans le contexte vaudais où les rapports entre les services et leur environnement sont très marqués, la solidarité locale se construit au détriment du lien des services avec leur propre organisation. Bien sûr, des administrations comme la sécurité sociale et l'ANPE répugnent à la communication et mettent en avant les prérogatives de leurs mission ; mais en situation de crise, lorsque la priorité est de résoudre un problème, priment alors des interdépendances entre des acteurs appartenant à des structures différentes. Ce qui ne veut pas dire que l'on va résoudre le problème, mais que la relation entre les responsables des services et les autorités politiques locales se renforce, souvent au détriment des employés et du public. On ne peut pas comprendre la désignation sociale de la précarité à Vaulx-en-Velin sans se référer à un système politico-administratif qui se construit sur cette désignation. Question : Mais il n'y a pas qu'une seule catégorie de public ? 58 F. Z. : Ils sont en effet multiples et les jeux d'acteurs au sein des services, qu'ils soient administratifs ou municipaux sont liés à cette diversité, à des capacités d'accès elles-mêmes différenciées. Mais cette diversité est aussi prise en compte au travers des catégories de la désignation sociale. Question. Plus concrètement, vous avez des exemples ? F. Z. : Pour accueillir des publics différenciés, l'ANPE de Vaulx-enVelin distingue les sales boulots des professions plus nobles. Pour ce faire, les offres d'emploi ne sont pas affichées le même jour. Cette initiative est liée à une concertation locale : les acteurs locaux ont pensé que les cadres ne fréquentaient plus l'agence à cause de la présence d'un public trop coloré. Au nom de l'image de l'ANPE et de la ville de Vaulx, on a jugé que l'agence ne pouvait pas se passer de ses cadres. Mais les catégories de la désignation sociale sont aussi fluctuantes et liées à l'actualité : lorsque une population particulière dans un quartier particulier pose un problème à la gestion locale, ses relations avec les services publics s'en trouvent affectés. Question : Pour en venir à votre expérience personnelle. La pauvreté à Vaulx-en-Velin et à Blida, ce n'est pas comparable. F. Z. A Blida il n'y a pas d'itinéraire quotidien possible entre ED l'épicier, les restaurants du cœur et des services sociaux. Cela dit les pauvres savent mobiliser d'autres ressources pour s'en sortir et en ce sens ils font preuve d'une richesse humaine qui n'existe plus dans un pays où les réseaux du pauvre sont institutionnalisés. C'est peut-être ça la véritable pauvreté à Vaulx : une pauvreté sans véritables ressources en dehors des institutions. Question : Vous êtes rentrée d'Algérie en 1990, et vous aviez quitté Vaulx-en-Velin en 1980. Pourquoi ce retour dans la ville de votre enfance ? Farida Z : Je m'étais jurée de ne plus jamais remettre les pieds dans cette banlieue. Il faut dire que la condition des filles arabes avant les années 80, c'était différent d'aujourd'hui. Mon père à l'époque n'avait que l'Algérie dans la tête et à défaut de dater le retour de toute la famille il avait programmé mon mariage là-bas. En fait j'ai vécu ici une partie de mon enfance mais j'ai découvert Vaulx-en-Velin en 1990. Je suis rentrée parce que je n'avais rien trouvé en Algérie. Pas grand chose du moins qui concerne mon identité. Et comme j'avais déjà épuisé mes rêves d'évasion, je mes suis dit que je pouvais peut-être résoudre mon problème à Vaulx. 59 Question : Quel problème ? F. Z. : Une quête de sens et d'identité. Cela peut paraître rétro, mais pour nous la question de l'identité ce n'est pas un débat de salon, c'est vital ! Ma vie est une fuite perpétuelle. Lorsque j'ai quitté Vaulx, les Arabes me débectaient et je voulais devenir française ; puis je n'ai plus supporté les Français et je me suis marié en Algérie sans consulter mes parents. En somme, j'ai fait exactement ce que mon père avait prévu pour moi, ce qui avait motivé ma révolte ! Au fond je n'avais rien à faire là-bas mais j'avais cru réunir la nostalgie du passé et mon désir de liberté par le libre choix de la contrainte. Les Algériens font exactement la même chose aujourd'hui parce qu'ils ont aussi un problème d'identité. Question : Je ne comprends pas le rapport ? F. Z. : La société algérienne se jette dans les bras du FIS pour se libérer du FLN. Ce parti est une créature du FLN, mais il faut comprendre que le FIS est aussi un mouvement de jeunesse. Toute une génération s'est retrouvée hors jeu du fait d'un pouvoir qui associe la gérontocratie et la corruption à l'éternel chantage romantique sur les martyrs de la révolution et les pères fondateurs de l'État. Le rapport de cette jeunesse à l'Islam ne se décline pas uniquement sur le mode de la foi mais plutôt sur une désacralisation de la mission des pères fondateurs. L'Islam est le dernier recours de ces jeunes qu'on appelle les "hittistes" (ceux qui tiennent les murs) non pas pour trouver une place au paradis mais pour retrouver leur part de nourritures terrestres. Et cela grâce à une refondation de la société algérienne. Mesurer cette dialectique du sacré, c'est à la fois analyser les structures mythiques du pouvoir des pères dans la société FLN et les motivations temporelles d'une fuite dans l'illusion des fils. C'est aussi comprendre - et c'est là que je réponds a votre question - que cet ordre de la surenchère du FIS s'opère dans un respect symbolique des valeurs des pères fondateurs, un respect qui seul peut justifier leur meurtre rituel. L'imbrication du spirituel et du temporel typique des sociétés musulmanes prend une dimension tragique lorsque le rituel symbolique se traduit par l'action criminelle. Telle Kronos dévorant ses enfants, la société FLN sacrifie ses fils et l'Hybris de ceux qui tiennent les murs pour passer le temps exprime une sacralisation de la haine. La société algérienne, dit-on, a accouchée de monstres et de mutants, mais il s'agit aussi d'analyser cette irruption du mal à la lumière des sources théocratiques de la tyrannie des pères ! Question: nous dérivons très loin de Vaulx. 60 F. Z. : Je ne pense pas. En tout cas mon expérience et celle de ma famille sont une preuve de cette proximité. Une chose est de refuser le cliché de Vaulx vu comme un ghetto, une autre est de considérer que les gens d'ici n'ont pas que des attaches locales. L'Algérie est bel et bien présente aujourd'hui à Vaulx en Velin. Par le téléphone, par les médias, par les allers et venues des uns et des autres. Et surtout par une dimension symbolique. Question : Au début de la guerre du Golfe, la presse locale avait titrée "Faut-il avoir peur de Vaulx ?" : sous entendu, La ZUP est une zone arabe qui risque d'exploser. F. Z. : Le symbole ne se réduit pas au fantasme. Qu'importe les images publiques ! il faut apprendre à exister collectivement au delà des opinions de Pierre et Paul. La dimension symbolique que j'évoque est liée à un fait communautaire. Je pense que la catastrophe algérienne réinvente aujourd'hui l'Algérie en France, du moins l'identité des Algériens de France. Le clivage dans les familles, notamment celui qui s'était affirmé en octobre 1990 à Vaulx et tout au long de l'histoire de l'immigration, cette opposition des génération est en passe de disparaître. Chez moi, mon père et mes frères communiquent enfin. Et même si les opinions divergent, je crois que le débat invente un sens, un univers de références communes. Personnellement, je me sens enfin chez moi à Vaulx en Velin. Question : Vous êtes revenue en France plusieurs mois après les émeutes d'octobre 1990. Votre orientation dans le travail social est liée à ces événements ? F. Z. : Ces événements ont eu un impact international. En Algérie, les images de Vaulx ont eu de l'effet chez les jeunes. Mon retour n'a rien à voir avec cette actualité. Mais il est vrai que je n'avais aucune vocation pour le travail social et que j'ai utilisé ce moyen pour reprendre contact avec la réalité vaudaise. Je ne pense pas non plus tenir jusqu'à la retraite. Question : Vous voyez d'autres rapports entre Vaulx et l'Algérie ? F. Z. Les situations n'ont bien entendu rien de comparable mais on peut risquer une comparaison sur le souci du contrôle de l'image publique. Là-bas on tue les journalistes, les écrivains et tout ceux dont le discours ne correspond pas l'image mythique d'une société musulmane du passé ou de la société des pères fondateurs de l'Etat. Ici on se contente de maudire la presse. Au nom de l'avenir, le pouvoir municipal rêve d'une image publique sans tâche, qui pour devenir réalité nécessiterait de 61 changer la population vaudaise. Les manoeuvres des apprentis sorciers ont toujours le bien public pour justification et la censure comme solution. - III L' association Agora. Chemin du Mont-Pilas. Nous avons rencontré à de multiples reprises les animateurs de l'association Agora, la principale association de jeunes à Vaulx-en-Velin, créée au lendemain des émeutes d'octobre 1990. Lors d'un entretien avec un porte parole de l'association, je suis soudain pris à parti par un adolescent qui se donne des airs de loubard. "C'est à vous la caméra qui filme dans la cité, il faut d'abord nous demander une autorisation, sinon on va vous la casser votre caméra!" Le jeune en question me confond visiblement avec un reporter. Mon interlocuteur lui répond : "lorsqu'on joue les loubards, il ne faut pas se tromper d'interlocuteur et mon invité n'a visiblement pas de caméra pour filmer ton refus des caméras." Au delà de l'anecdote, cette attitude participe d'un véritable rituel qui s'est instauré entre jeunes et journalistes depuis les événements d'octobre 1990. Les véhicules de la presse notamment ceux de la télévision ont été violemment pris à parti, parfois renversé ou même brûlés, lors de ces émeutes. Ces incidents prouvent à quel point les journalistes n'ont pas bonne presse chez les jeunes de Vaulx. "La presse n'est qu'une indic de la police" affirmaient alors de nombreux jeunes. Une référence directe aux événements des Minguettes en 1983, où les photos des journalistes avaient permis à la police de mettre la main sur certains "casseurs". Le reproche qui revient le plus souvent est en fait la logique du scoop. Une quête du sensationnel qui selon les jeunes a contribué durant des années à la mauvaise réputation de la ZUP. "On ne les voit arriver que lorsque il y a des morts et du sang, sinon ils ne mettent jamais le pieds en banlieue" explique Saadène. En fait les réactions des jeunes à la médiatisation sont plus complexes. Les rodéos et le pillage des magasins, c'est aussi la dernière forme de communication possible pour dénoncer le conflit avec la police par le biais des médias. "Des années que ça dure, expliquait ainsi un adolescent au maire de Vaulx dans une réunion au CALM, des années de militantisme contre les flingueurs de jeunes pour rien! La seule manière de nous sortir de ce 62 guêpier était de nous en sortir publiquement! On regrette pour les dégâts mais il fallait voir les choses en gros pour attirer ici les médias." Les rodéos et les émeutes vus sous l'angle militant d'une mise en scène contre un pouvoir silencieux: comme si les petits frères des beurs ayant constaté l'inutilité des efforts de leurs aînés comprenaient qu'ils n'ont pas le choix entre l'action et le spectacle, que leur seul choix est de donner ce spectacle ou de ne rien faire. Une interprétation a posteriori que l'on retrouve aujourd'hui dans la bouche des animateurs d'Agora mais qui néglige la dimension spontanée et ludique des événements. Nombreux sont les jeunes qui reconnaissent qu'au bout du troisième jour d'émeute, la colère aurait cédé la place à un véritable jeu de la guerre que rendait plus excitant encore la présence des médias. La logique du look et de la frime, la surenchère pour devenir la vedette d'un jour, la fascination des médias qui avait déjà touché les jeunes des Minguettes une décennie auparavant expliquent aussi l'attitude des jeunes vaudais: "Hier à la télé on est passé derrière Israël mais devant Saddam" confiait ainsi un collégien à un journaliste du Monde. La médiatisation a été aussi largement utilisée par les associations naissantes à Vaulx-en-Velin pour s'imposer comme l'interlocuteur des pouvoirs publics. Les querelles de leadership se sont même faites dans un premier temps par médias interposés. Cinq associations se sont constituées à Vaulx depuis les événements d'octobre. La plus active était incontestablement le "Comité Thomas Claudio". L'association a joué un rôle majeur dans le retour au calme du quartier du Mas-du-Taureau et dès sa naissance, la municipalité a mis une salle de réunion à sa disposition tandis que Jeunesse et Sport lui allouait une subvention de fonctionnement de 3,5 millions de centimes avant même le dépôt d'une demande de financement. Depuis que le tribunal de Lyon a rendu son verdict sur la mort de Thomas Claudio, le comité dont la principale raison d'être était le suivi judiciaire de cette affaire est entré en sommeil. Trois époques pour trois rencontres. -Novembre 1992 : le bouillonnement. En quête de réseaux. Les animateurs du comité ont en fait fondé une structure parallèle, l'association Agora, dont la vocation est d'occuper le créneau de l'animation socio-culturelle locale. "On a créé Agora pour répondre au débat sur l'intégration et au monopole de structures socio-éducatives qui prétendent penser à la place des gens, explique le président de l'association, Pierre Didier Tchétché. Agora s'est organisée autour de plusieurs objets, économique, social, culturel et elle a aussi soulevé les problèmes de l'ordre public et de la citoyenneté. On essaie de comprendre le mode de 63 fonctionnement des institutions en général et en particulier celui de la police et de la justice qui nous posent, en tout cas, le plus gros problème. Agora, c'est aussi un clin d'oeil à la démocratie, à la cité grecque, l'assemblée du peuple pour le peuple". Le président de l'association Agora a la taille d'un guerrier massaï et la patience d'un missionnaire. Pierre Didier Tchétché l'africain est le porte-parole des "lascars" de Vaulxen-Velin. Au lendemain des émeutes d'octobre 1990, les médias se font l'écho de son pari d'une reconquête civique dans les cités HLM: il s'impose comme un interlocuteur des pouvoirs publics sur le malaise des banlieue. Rien ne semblait destiner à un tel rôle cet étudiant ivoirien de 27 ans. Timide et bon élève au royaume des enfants terribles des cités. Noir chez les bronzés d'une Afrique blanche, majoritaire. Aîné d'une famille de quatre enfants, Pierre Didier débarque en France à l'âge de six ans. A l'école, on l'interroge sur les images d'Epinal du continent noir: la brousse, les huttes et les lions. Lui se souvient surtout des hélicoptère dans le ciel de la région Gagnoa. Des soldats tortionnaires de la minorité bété à laquelle appartient sa famille. Pierre Didier est avant tout vaudais, "citoyen du chemin du Mont pilat": "je suis passé du cinquième au quatrième étage. Puis à la tour d'à côté". Une jeunesse française, côté périphérie urbaine. Les bandes de marmots pagailleurs. La maraude. Les petits chapardages. Un surveillant général surnommé "Gestapo". Malgré le folklore des cités, Pierre Didier reste bon élève. Il suit l'exemple de son père, un ouvrier devenu docteur grâce aux cours du soir. Après le bac en 1988, la fac de droit l'éloigne de ses copains de galère. La mort du jeune Thomas Claudio qui déclenche les émeutes du Mas-du-Taureau le ramène au bercail. Pierre Didier abandonne pour un temps les études. Rejoint Agora comme on entre en religion. Sa profession de foi, au nom de la cité, de la justice et du droit dérange la torpeur du jeu politique local. Il retrouve l'Afrique à Vaulx-en-Velin grâce à Fanon et Malcom X: "Les banlieues sont héritières du colonialisme. A la mairie ou ailleurs, on voudrait écrire l'histoire à notre place. Mais nous sommes l'avenir de cette ville, non plus une minorité indigène." Tandis que le comité tenait un discours tranché sur les pratiques policières et la partialité de la justice, Agora se veut un lieu de négociation avec les partenaires institutionnels et sociaux. On voit ainsi certains de ses membres participer aux réunions du conseil de quartier, débattre sereinement avec les leaders des "Masses silencieuses" ou encore participer au conseil d'administration du centre social du CALM. C'est ainsi que l'association s'est vue accorder en 1991 la gestion d'une salle du centre social tandis que le ministère de la Ville finançait ses projets à hauteur de plusieurs dizaines de milliers de francs. Mais l'association reste victime d'un soupçon de "double jeu" notamment auprès de la municipalité, un soupçon qui empêche l'Agora de se poser comme l'intermédiaire 64 local des jeunes malgré une stratégie médiatique très au point. D'autant que d'autres associations lui disputent ce rôle. Aujourd'hui, se réclamer de Vaulx-en-Velin auprès des institutions qui subventionnent les projets des jeunes de banlieue, c'est presque une garantie de financement. Les jeunes savent qu'ils font peur. Et ils jouent le jeu dans une surenchère : payer ou on casse tout! Mais les sommes allouées restaient minimes et étaient plutôt destinées à calmer le jeu. Pour le reste, "Aucun traitement n'est effectué, explique l'animateur de la MJC Jérôme Feynel, on se contente d'empiler les dossiers puis de les envoyer en bloc aux financeurs qui les sélectionnent selon leurs propres critères". Cette stratégie du désengagement permet de comprendre pourquoi "on finance tout et n'importe à Vaulx en Velin" ajoute Feynel. A condition bien entendu de savoir rédiger un dossier. Dans ces conditions, les associations para-municipales sont avantagées ainsi que les grosses structures dont la tache essentielle devient de produire des projets. C'est ainsi que l'APRI a acquis ses lettres de noblesses " Le centre multiculturel avait déjà été financé à hauteur de 1,3MF explique une observatrice de la vie locale, alors qu'il reposait sur un reliquat du discours interculturel qui n'a plus de sens que dans les nostalgies administratives du FAS. Les mêmes ont réalisé un festival du cinéma de banlieue avec la bénédiction et les mannes du ministère de la ville, alors qu'il n'y a qu'une salle de cinéma pour 45 000 hab. à Vaulx et bien entendu aucune production locale. Le pire, c'est que les promoteurs de ces projets sont tous des salariés municipaux, les beurs proprets que la mairie avait joué comme vitrines de l'intégration et qui auraient du être logiquement disqualifiés après les événements d'octobre mais que la nouvelle politique des villes replace aujourd'hui en avant. Et cela non pas en raison de choix délibérés mais du fait d'une vacance de rôle d'intermédiaire municipal et d'évaluation locale des projets." On aboutit donc localement à la situation contradictoire où seuls les projets de prestige qui correspondent aux critères d'appréciation des administrations nationales se voient financés par de gros budgets. Face à ces contradictions, Agora qui se réclame de la légitimité des émeutes d'octobre se perçoit volontiers comme victime d'un complot municipal. De fait les leaders de l'association hésitent entre deux attitudes : 65 - Une minorité prône le refus de toute concession. Face aux fins de non recevoir institutionnelles ces irréductibles opposent l'unilatéralité d'un discours. Lorsque les pouvoirs publics promettent, ils exigent. Lorsque la municipalité ou la police craignent de nouvelles émeutes, ils menacent. Leur logique est avant tout une logique de l'affirmation qui a besoin d'un regard extérieur pour exister. Malgré une vive critique des médias, c'est avant tout au travers de ces miroirs que leur refus des demi-mesures et de toute compromission trouve un écho public. - Autour de D. Tchétché, le président, l'autre tendance prône la négociation avec les pouvoirs publics et le jeu médiatique. Ils relativisent la portée de l'action d'Agora et comprennent que les acquis ne sont jamais que conjoncturels. Ils se considèrent comme des acteurs de la construction d'une nouvelle identité vaudaise dans le sens où ils mettent au premier rang la reconnaissance d'une destinée commune. Et au lieu de dénoncer pêlemêle les médias, ils favorisent certaines relations avec des journalistes qui se sont formés sur le terrain en côtoyant les associations. Le clivage entre ces deux tendances s'est affirmé après le verdict du procès en appel des circonstances de la mort de Thomas Claudio. Suite au premier procès qui s'était soldé par un non lieu pour le brigadier Oriol, l'association avait menacé publiquement de ne plus jouer le rôle de médiateur avec les jeunes vaudais. Le verdict est confirmé en appel et la crise éclate à Agora. Ou l'on voit naître la rumeur interne. Ragots. Bruits de couloir sur un complot. Les conflits inter-personnels prennent une dimension publique. La rumeur qui se déploie se nourrit de toutes les contradictions internes et externes. Et l'on sombre alors dans les tyrannies de l'intimité décrites par Richard Sennett. "Les gens croyant qu'ils peuvent changer quelque chose dans leur communauté mènent un combat acharné pour déterminer qui parle réellement au nom du groupe. Les querelles sont telles que le groupe est tellement absorbé en lui-même qu'il en devient aveugle au monde extérieur... Le rapport entre action commune et identité collective se perd. " 31 Ce conflit interne débouche sur de nouvelles orientations. Il ne s'agit plus de jouer directement sur une mémoire des événements d'octobre pour se poser comme des "pompiers de banlieue" ou des "contrôleurs de la machine judiciaire". Il faut à la fois tirer les bénéfices d'une légitimité locale incontestable et se sortir de cette dimension locale en s'appuyant sur les nouveaux enjeux de l'actualité des banlieues. La structure de l'association qui fonctionne en réseau autour de trois cercles de membres actifs va faciliter cette démarche : - Le premier cercle correspond aux nouveaux militants présents sur le quartier et qui en s'investissant dans les activités quotidiennes (éducation, animation, manifestations) permettent d'ancrer l'association sur son site. 31 Richerd Sennett, Les Tyrannies de l'intimité. 66 - Le second cercle correspond à des travailleurs sociaux ou à des sympathisants ancrés dans d'autres milieux sociaux et dont la proximité avec les pouvoirs publics permet d'informer l'association sur les opportunités stratégiques. - Le troisième cercle correspond à celui de conseillers qui se veulent volontiers éminences grises : d'anciens militants vaudais du mouvement associatif beur qui s'inscrivent dans des réseaux régionaux ou nationaux et dont certains projets tentent de faire correspondre une ambition individuelle de professionnalisation à une démarche militante collective. Deux projets dont les bases avaient ainsi été posées depuis plusieurs mois par le second et le troisième cercle vont ainsi orienter la nouvelle stratégie d'Agora. Le premier est une "maison des associations", initiée par des travailleurs sociaux dans une logique des "maisons de citoyens" lancées par le ministère de la Ville. Le second projet est un "Fond commun de placements à risque" autour de "Génération Banlieue", un réseau associatif national issu du mouvement beur et dont la but est à la fois d'aider à la création d'entreprises locales et de rassembler une épargne en provenance d'un public sensibilisé au problème des banlieues en associant les groupes locaux à la gestion des investissements. Si le projet de "maison des associations" retient l'attention du préfet délégué à la Ville qui se lance dans des négociations avec Agora qui vont parfois à l'encontre de la politique municipale, c'est avant tout le FCPR qui suscite des échos médiatiques. La logistique qu'assure le REAS (Réseau de l'économie alternative et solidaire proche des écologistes) donne en effet une certaine garantie de sérieux au projet et cette volonté de mise en oeuvre d'un véritable outil de démocratie économique permet aux jeunes des banlieues d'accéder aux titres de la presse économique (Capital, L'Expansion) et aux pages Finances des quotidiens nationaux (Libération 30 mai 1992). Mai 1993 : premier bilan. Quelle stratégie de pouvoir ? Ce lundi de mai 1993, face au constat des conflits avec le REAS, Agora doit admettre que le FCPR reste un vœu pieux. L'heure est au bilan. Revenir sur l'histoire de l'association. Pour créer Agora et faire vivre cet espace de médiation, il a fallu non seulement exclure à l'usure en jouant sur des réseaux familiaux certains opportunistes des émeutes d'octobre, mais aussi comprendre que le jeu de la négociation doit opérer un double cadrage. Le premier sur un monde extérieur (institutions, médias, responsables des équipements, alliés antiracistes), l'autre sur sa propre base (jeunes Vaudais et réseaux d'alliés naturels). Dans chaque sens, la maîtrise d'une relation aux médias est nécessaire. - Il s'agit avant tout de dépasser les conflits locaux avec la mairie, le centre social ou la police en relançant un processus de communication qui passe par la négociation et l'exposition publique de ces conflits. Même avec les alliés antiracistes, cette attitude est de 67 mise. Les malentendus sont tels qu'Agora doit aussi leur faire violence. Certains prétendent que cette attitude risquerait de les décourager. D'autres répondent que s'ils sont vraiment des alliés, ils doivent prendre le risque de leur choix. Trop ménager ses proches, c'est reconnaître d'une certaine manière qu'ils ont tort de se rapprocher, c'est tomber dans la logique du combinard. La communication ne peut faire abstraction du conflit, il faut l'intégrer pour définir des orientations communes, pour établir une égalité initiale dans la règle du jeu. L'effort ne doit pas venir que d'Agora qui est avant tout un groupe précaire et qui ne doit pas "se la jouer" au risque de ne rien faire d'autre que "se faire accepter", s'exprimer sans garantie d'écoute auprès de partenaires qui dans leurs hauteurs inaccessibles "jugent avec un voyeurisme quotidien". Passer d'une reconnaissance symbolique à une reconnaissance réelle suppose qu'une définition précise des rôles succède à un flou préalable. Saadène S, "natif de Vaulx mais reterritorialisé à Lyon" est revenu dans son quartier suite aux échos médiatiques des émeutes d'octobre pour "permettre à l'actualité de retrouver la mémoire des luttes des jeunes immigrés depuis le début des années 80." . Son rôle de médiateur, il le mène avant tout auprès des institutions judiciaires et policières en mobilisant un réseau régional (JALB) et national ( comité contre la double peine). Il définit ainsi son rôle de médiation: "Les gens normaux sont innocents parce qu'ils ont le droit de se la jouer. Nous sommes présumés coupables et nous plaidons souvent comme tels parce que nous vivons dans la merde et que la naïveté nous est interdite. Mais on peut rêver d'idéal sans se la jouer. Notre réalité comprend en fait deux pôles : la merde et l'idéal. Nous ne pouvons progresser, donner un sens à notre action qu'en respectant ces deux pôles. C'est dans ce clivage que peut s'inscrire un travail de médiation. Parce que le doux rêveur qui ne voit que son idéal se retrouve vite dans la merde. et que le vicelard qui ne reconnaît que la merde se méfie de tout et de tous et finit par rester coincé dans son quartier." Il ajoute: "Nous avons déjà eu ce rôle de médiation en octobre 1990 explique Saadène. Lorsque le commissaire Bardin, investi de tous les pouvoirs de police pour faire face à une situation d'exception m'a reçu, je lui ai dit qu'il n'y avait pas de dialogue possible entre nous tant que certains jeunes restaient soumis à une inculpation de violence sur la voie publique. Devant moi et sans en référer à ces supérieurs il a déchiré les dossiers." 68 - Mais par ailleurs, il ne faut pas non plus négliger sa propre base associative. "L'obstacle est non seulement à l'extérieur, mais aussi parmi nous explique Saadène. Dès que les projets prennent forme et que la tune tombe, on peut être sûr que les langues vont aller bon train. Ils faut donc éviter que la presse se nourrisse de nos propres ragots." Le contrôle du ragot est donc nécessaire dans un premier temps pour préserver son assise locale : cela suppose que nul ne soit exclu a priori, chacun doit donner son opinion dans Agora. Mais l'association en a fait au départ l'expérience, ce type de fonctionnement fondé sur l'ouverture aboutit "au bordel". Chacun parle de tout et de rien pour le plaisir de se défouler. Si la base doit conserver le pouvoir de la critique, les initiateurs doivent définir des hiérarchies dans les enjeux. Certains ont alors été tentés de créer un organe de pouvoir et de décision mais ils ont très vite réalisé que des "Zupiens" habitués à la dispersion ne peuvent pas supporter une discipline trop stricte. Il a donc fallu respecter leur mode de fonctionnement en jouant à la fois sur une sphère de la nécessité et une sphère de l'autonomie pour organiser la dispersion. La militance? Un constat de base : Pour les Zupiens rien n'a changé sinon en pire. Les militants ne comprennent pas pourquoi ils semblent condamnés à l'éternel retour de la précarité. Saadène a déjà vécu cette situation avec les JALB: Ils croyaient entrer dans l'histoire en jouant le jeu de la communication, les beurs sombrent à nouveau dans la légende. Il s'est pourtant passé quelque chose, même si leurs combats n'ont apparemment pas changé leur réalité. Ailleurs, il y a eu un écho, des effets concrets. Ils n'ont pas réussit à transformer les clichés de l'intérieur, mais d'autres ont récupéré les bénéfices. Ce n'est donc pas vraiment l'éternel retour du mythe. Quelque chose a changé. Voilà la seule profession de foi qui peut leur permettre de garder l'espoir. L'espoir de briser l'éternel jeu de miroir des clichés de la France dans ses rapports avec l'immigration. Ne plus seulement servir de caution aux discours. L'espoir de ramener un jour les bénéfices de l'action aux lieux auxquels elle était destinée. Pour vraiment commencer l'histoire. Toute la question est là. Est-ce que tout le tintamarre politico-médiatique sur le malaise des banlieues dont on perçoit au loin la rumeur a de réels effets ? Même si pour les Zupiens la réponse est négative, cela ne veut pas dire qu'il s'agit de simulacres. De leurres. Il faut assumer les grimaces du rôle de médiateur : - La première c'est de maîtriser une image publique co-produite avec les médias alors que les clichés médiatiques illustrent toujours des discours en vogue (la ville à deux vitesses, l'intégration...) qui cherchent à catégoriser. - Leur seconde grimace, c'est le choc avec l'institution. Lorsque les animateurs d'Agora réalisent à quelle point celle-ci pour se maintenir sait recycler les clichés pour ranger au placard les demandes sociales encombrantes. 69 Décembre 1994 : Impasse. L'association comme mode de vie. Après l'assemblée générale du 9 décembre, plusieurs administrateurs reprochent au président l'échec patent de l'association. Suite à de multiples conflits avec les acteurs locaux et municipaux, force est en effet de constater que la stratégie de conciliation et d'ouverture pour s'affirmer comme un interlocuteur local incontournable n'a pas porté ses fruits. L'insertion sociale des immigrés fonctionne moins par une adhésion volontaire que par une lente adaptation aux normes de la société d'accueil. Monsieur B. a accepté l'ordre républicain parce que le système "lui a permis de manger et d'élever ses gosses". On oppose souvent le repli ethnique aux valeurs universalistes de la République. Mais, comme l'écrit P. Genestier : "La socialisation et l'acculturation ressortissent principalement à un continuel ajustement par chaque sujet, entre les principes sociaux, ses inspirations individuelles, et l'horizon des possibles qui se présentent à lui. Ainsi la connaissance puis la reconnaissance des valeurs procède bien plus de l'insertion dynamique dans un processus que de l'inscription stable dans un état institué". La politique de la ville aspire à la vie de quartier et à la démocratie locale; mais les procédures générales de gestion du social vont à l'encontre de cette orientation. Elles mettent l'accent sur le dogme républicain et à ce titre elles condamnent le repli ethnique et elles prétendent au mixage des populations en contrôlant notamment l'attribution des logements. Mais dans le même temps, pour limiter l'anonymat et les relations sociales impersonnelles ainsi générées, elle s'appuie sur des associations pour redynamiser la vie locale. Née dans la mouvance de la politique de la ville, Agora fait les frais de ces ambiguïtés qui se traduisent par des conflits de compétences entre l'État et les institutions locales. "Le centre social du Mas-du-Taureau ferme ses portes" titre le progrès en mars 1993: une fermeture mise sur le compte du tiraillement entre associations de jeunes soutenues par le préfet délégué à la ville et institutions du travail social proches de la municipalité. Près de deux ans plus tard, après l'incendie d'un autre centre social en novembre 1994, c'est l'attitude "raciste" du maire qui est dénoncée publiquement par Agora et plusieurs associations de jeunes dès lors que celui-ci explique l'acte de vandalisme par "des pressions visant une conquête du territoire et une atteinte à l'état de droit". Ce nouveau recours à l'invective, loin d'être une stratégie politique "pour occuper le champ social " comme l'analyse la presse locale, traduit en fait une impasse. Agora a perdu localement ses alliés et même le nouveau préfet délégué à la ville ne lui apporte pas son soutien. Un 70 échec qu'on ne peut pas mettre simplement sur le compte d'un complot institutionnel des "gens installés dans le social" ou de la municipalité soucieuse de réduire toute contestation locale. De fait, les associations comme Agora ne répondent pas aux attentes des habitants car elles ne permettent pas de pallier l'absence de solidarité familiale ou ethnique. Point d'identité partagée, point de projet commun. Djamel, l'un des fils de Mohand Z. est un compagnon de route d'Agora. A 26 ans, il se dit autodidacte et salarié du social, "un peu comme ma sœur" : "l'Etat me verse le RMI pour lutter contre les problèmes sociaux, en particulier les miens". Il se dit "moins intégré" que son père à Vaulx-en-Velin comme à la société française : "il n'est pas allé à l'école, il n'a pas la nationalité française mais il a la médaille du travail, une carte d'ancien syndicaliste, un appartement, une voiture, une famille, des impôts et des voisins qui le respectent. Moi , après un quart de siècle dans ce pays, je n'ai rien d'autres qu'une carte d'électeur." Et il ajoute ironique : " la citoyenneté, ça ne veut rien dire sans les devoirs. Je réclame le devoir de payer mes impôts et de travailler !" Sa rencontre avec Agora date de fin 1991. Question : vous ne vous définissez pas comme un militant actif d'Agora mais plutôt comme un compagnon de route. Vous ne croyez pas vraiment à l'action associative ? Djamel Z. : J'avais commencé à m'investir complètement en rêvant d'un poste d'animateur. Mais lorsque je me suis rendu compte de la réalité d'Agora, je me suis éloigné. D'autant que ma soeur aînée me conseillait depuis longtemps de garder mes distances. Question : Pourquoi ? D.Z. : Malgré les médias, Agora n'a jamais eu pignon sur rue. C'est une association qui n'est pas encore parvenue à maturité et qui s'est créée à une époque où les pouvoirs publics déstabilisés localement cherchaient à tout prix un interlocuteur de terrain. Une anecdote résume bien les choses. Lors d'une conférence de presse, un responsable d'Agora définit l'association comme une force de propositions. Mais il n'a rien su répondre aux journalistes à une question sur le détail de ces propositions. Question : A propos des conseils de votre soeur... D. Z. : Elle a beaucoup voyagé : le monde est grand et Vaulx-en-Velin n'est pas le monde. Par ailleurs le partage du pouvoir à Vaulx ne laisse aucune place à la naïveté politique et il faut éviter d'être trop impliqué pour ne pas devenir une vache enragée. Question : Vous pensez qu'Agora a pêché par naïveté politique ? D. Z. : Nous nous sommes rendu compte que nous étions nous-mêmes dupes de notre propre mythification. A force d'être interpellés par la 71 presse et de débattre avec des responsables politiques, nous avons nousmêmes oublié qu'Agora n'est en fait qu'une petite association locale qui fait du social comme tant d'autres associations avec une poignée de militants. Il fallait nous repositionner sur les acquis qui font notre spécificité et nous les avons identifiés : nous sommes la mémoire des émeutes d'octobre 1990, les seuls héritiers reconnus sur le terrain, et quoiqu'en pense la municipalité ou la police, nos rapports privilégiés avec la presse le prouvent. Question : vous n'y êtes pas parvenus, votre stratégie de pouvoir ne débouche sur rien localement ? D.Z. : Aujourd'hui dans le jeu institutionnel local, nous sommes marginaux. Stratégie de pouvoir, c'est un grand mot, mais on peut dire qu'en dehors de la gestion de l'urgence, aucun des enjeux que nous avions fixés n'a été réalisé. La création d'un FCPR a été classée sans suite. Quant à la création d'une maison des associations, le départ du préfet délégué qui nous soutenait a déchaîné contre nous les foudres de la Fédération des centres sociaux et de la municipalité. Notre démarche n'était rien d'autre qu'une prise au mot de la déclaration du président Mitterrand lors des assises "Banlieue 89" à Bron : "il faut que la jeunesse se réapproprie ses espaces de vie". Le centre social du Mas était une structure périmée, mais on a vu la Fédération des centres sociaux dénoncer une tentative d'OPA d'Agora et déclarer que "tout le monde se fiche du droit associatif" . Loin de nous soutenir, la mairie a fait le jeu des notables locaux qui craignaient pour leur situation acquise. Plus récemment, l'incendie du centre social Peyri a mis le feu aux poudres. Après nous avoir mis hors jeu, les déclarations du maire voudraient nous mettre hors la loi. Question : La gestion publique des dernières émeutes s'est faite sans recours à Agora ? D. Z. : Agora est à cheval entre les années 80 et 90. Entre une réponse associative et une gestion policière du malaise des banlieues. Les pouvoirs publics nous ont sollicités après les émeutes d'octobre 1990, mais peut-être ont-ils jugés par la suite que le remède pouvait avoir plus d'implications que le mal. Bref, aujourd'hui nous sommes parfois assimilés à des éléments dangereux qui ont créé des pseudo- associations d'insertion pour recevoir des subventions. Question : Qu'est-ce qui pour vous explique l'échec d'Agora ? D. Z. : Peut-on faire un mouvement avec des pauvres ? Je me suis rendu compte que loin d'être un lieu de prise en charge associative, 72 Agora était devenu pour certains un mode de vie. Aucune distinction entre leur vie privée et cette vitrine publique. Sans même avoir le statut professionnel de permanent, ils n'existent plus que par l'association : ils s'y retrouvent, ils y passent leurs journées, ils y mangent, ils y font des rencontres ou ils voyagent par ce biais. Somme toute, ils gèrent l'association comme on gère sa vie : c'est à dire plutôt au gré de leurs feeling que d'une analyse des rapports de force locaux. Dès lors pour notre public, les engagements d'Agora sont trop parcellaires alors qu'ils devraient concerner tous les aspects de la vie quotidienne. Question : Agora n'est pas parvenue à s'imposer dans le rôle d'un interlocuteur de terrain ? D. Z. : Je ne veux pas citer de nom. Mais x ou y, membres de l'association sont encore régulièrement sollicités par les médias ou par des organismes locaux, nationaux ou internationaux pour donner leur opinion sur les expulsions, les prisons, la vie dans les quartiers, le vote d'une nouvelle loi etc. Je ne sais pas s'ils en tirent un bénéfice personnel en dehors d'une légitimation publique du mode de vie que j'ai évoqué, je ne sais pas non plus s'ils font avancer le débat sur ces différentes questions. Toujours est-il que x ou y, petits lascars de banlieue, ni politiciens, éditorialistes ou grands clercs sont consultés comme des experts de la question sociale. C'est un rôle nouveau dans le domaine de la communication. Mais tout cela n'est pas organisé par Agora et la structure n'en tire souvent même pas un bénéfice symbolique. 73 III LES RECITS MEDIATIQUES LA CARRIERE MEDIATIQUE DE VAULX-EN-VELIN : DU FAIT DIVERS AU FAIT DE SOCIETE "L'histoire telle que nous nous la représentons et croyons la vivre, avec sa succession d'événements t r a n q u i l l e m e n t l i n é a i r e , n'exprime que notre désir de nous en tenir à des choses solides, à des événements incontestables, se développant dans un ordre simple dont l'art n a r r a t i f , l ' é t e r n e l l e littérature des nourrices, met en valeur et à profit l'illusion attrayante. De ce bonheur de la narration, sur le modèle de laquelle des siècles de réalités historiques se sont constitués, Ulrich n'est plus capable. S'il vit, c'est dans un monde de possibilités et non plus d'événements, où il ne se passe rien que l'on puisse raconter. MAURICE BLANCHOT, Le Livre à venir. 74 I - LA COUVERTURE DES EMEUTES D'OCTOBRE 1990: ANALYSE SÉQUENTIELLE Les émeutes de Vaulx-en-Velin en octobre 1990 ont donné lieu à la publication de plusieurs centaines d'articles de la presse locale, nationale et même internationale : − Reportages, enquêtes, interviews, courriers des lecteurs ou tribunes libres d intellectuels, de sociologues, d'urbanistes ou d'hommes politiques, la première séquence de la couverture médiatique s'opère globalement sur trois mois et elle érige ces événements en référence nationale. − La seconde séquence s'étale avec une certaine régularité tout au long de l'année 1991. Tandis que la presse locale donne la priorité au suivi de l'information - soit en fonction des initiatives politiques ou de celles des acteurs locaux, soit par le traitement des faits divers qui réactualisent les émeutes - la presse nationale privilégie plutôt la commémoration (Vaulx-en-Velin, 3 mois, 6 mois, un an après) et un retour chronique du symbole vaudais à chaque explosion de banlieue dans l'hexagone. Comme si Vaulx était le coeur de la mise en scène et de la mise en intrigue de l'actualité des banlieues des années 90. Comme si chaque émeute servait de relance à cet événement fondateur. Les réactions plutôt mesurées de la majorité des journaux après les explosions de la banlieue parisienne courant 1991 sont à ce titre éloquentes: ' "On a mis le paquet à Vaulx-en-Velin, explique Francis Zamponi, chef du service société de Libération, tout a été dit à ce moment là, les erreurs de la réhabilitation, la police, les jeunes, tout était dans Vaulx. Le fait de société redevient un fait divers lorsque les modes de traitement journalistique sur le thème sont déjà épuisés." - La dernière séquence est plus dispersée dans le temps. Entre 1992 et 1993, ce sont des événements locaux (comme la fermeture d'une grande surface) mais aussi nationaux (comme les échéances électorales) qui donnent lieu à un retour sur la symbolique vaudaise. La presse locale assure un certain suivi des faits divers et des initiatives locales mais les moments forts de la couverture médiatique sont liés au niveau national à de nouvelles conjonctures de l'actualité politiques (nouvelles orientations de la politique de la Ville) ou des campagnes sur des faits de société (thème de la drogue). Dans ces cadres d'actualité où se joue une correspondance entre actualité locale, nationale mais aussi internationale, Vaulx-en-Velin apparaît comme un observatoire privilégié de l'évolution des banlieues et du traitement politique de ce dossier. 75 1-1 Les séquences de l'actualité vaudaise : octobre 1990 - janvier 1993 . Séquence 1 Les moments chauds de la couverture médiatique des émeutes d'octobre 1990 à Vaulxen-Velin ne vont pas durer plus de dix jours. L'aspect spectaculaire de l'événement et sa portée symbolique expliquent dans cette période l'importance du rôle de la presse quotidienne. Comme pour les rodéos de 1981, ce "poids des mots" s'inscrit dans une concurrence directe avec "le choc des images" diffusées le soir même de l'événement par les télés. Mais il s'inscrit aussi dans le contexte de rivalités internes à la presse écrite: - D'une part sur le "dossier banlieue" entre presse quotidienne et presse magazine. Les quotidiens ont pris leur revanche sur l'affaire des foulards, explique le rédacteur en chef de Politis, lorsque l'actualité prime sur les commentaires et l'opinion, les news-magazines sont floués." - D'autre part entre presse locale et presse nationale. " Dans un contexte où certains titres nationaux sont décentralisés à Lyon, explique un journaliste du Progrès, la PQR a été la première à réagir à l'événement et à donner le ton pour ne pas nous faire doubler comme à l'époque des Minguettes ." Les titres de la presse commencent le 8 octobre. "L'Emeute" est à la une de tous les titres locaux32. Avec toujours une référence aux Minguettes de 1981. ("Neuf ans après les Minguettes" Le Progrès, "En 1981, les Minguettes déjà" Lyon Matin) . Mais déjà à cette date, s'opère un clivage du traitement de l'information entre PQR et presse nationale décentralisée : - Lyon Libération et à un moindre degré Lyon Figaro jouent sur le symbole Minguettes et la mémoire médiatique des rodéos comme pour mettre en perspective une spécificité lyonnaise des révoltes urbaines. L'actualité des banlieues est de retour à Lyon, son lieu de naissance dans les années 80. La banlieue, réservée depuis des années à des pigistes redevient une terre de grands reportages : 32 En octobre 1990, la presse locale compte six titres. PQR : Le Progrès, Lyon Matin. Presse nationale décentralisée : Libération Lyon. Lyon Figaro. Le Monde Rhône-Alpes. L'Humanité Rhône-Alpes. 76 " Les journalistes qui trouvaient que l'on écrivait déjà trop sur la question se sont découverts une vocation de reporters de banlieue explique le rédacteur en chef de Lyon Libération, et pour réagir à l'événement il a fallu casser les cloisonnements habituels des rubriques." Le retour de l'événement, peut bouleverser les routines institutionnelles et politiques de la ville : c'est le pari des journalistes pour lesquels "un journal de ville" (projet originel de ces titres décentralisés) doit casser le clivage traditionnel entre information locale et nationale. -Pour la PQR en revanche, les enjeux sont autres. Selon un journaliste de Lyon-Matin : "Il s'agit pour nous de montrer que nous savons faire du journalisme aussi bien que la presse nationale et que nous ne sommes pas tenus par nos sources institutionnelles (NDLR: lors des rodéos de 1981, la presse locale avait privilégié les versions policières) Mais notre mission est aussi un suivi local à long terme qui nous incite à un refus des amalgames." C'est ainsi que la PQR refuse d'inscrire ces événements dans un destin lyonnais. ("ça aurait pu se passer ailleurs!" Le Progrès). Les éditoriaux du jour font pour la plupart référence aux limites de la politique de réhabilitation. Titre de Lyon Libération, "Echec à la tour". Mais la PQR relativise ce propos en défendant certains acquis de la politique de réhabilitation. Par ailleurs la question des pratiques de la police est abordée dès le premier jour. La première réaction du maire -il se plaint d'un retard d'intervention des forces de l'ordre- sert déjà de relance à la polémique. Gros titres à la une le lendemain, 9 octobre. "La nuit des casseurs " titre LyonFigaro qui lance ainsi un mot qui va faire sens. "La Guerre est déclarée" (correspondance de la rédaction locale) peut-on aussi lire à la une du Monde. La mise en cause de la police est au coeur des articles : "La police prise pour cible" titre Le Progrès. Et pour marquer une rupture avec 1981, le témoignage du directeur de la MJC : 77 " J'ai vécu les événements des Minguettes et en l'espèce la révolte était née d'un rejet des institutions sociales politiques et autres. Mais à Vaulx, il s'est vraiment agi d'une violente réaction au comportement général des policiers dans la commune". La polémique sur le parallèle avec 1981 s'engage directement avec la presse nationale. Celle-ci met en cause un échec de la réhabilitation. "L'explosion malgré 10 ans d'efforts" (La Croix). "Tout comme aux Minguettes. Les émeutes de Vaulx-en-Velin sont une vieille histoire." (Le Quotidien de Paris). Lyon Matin consacre un éditorial à cette polémique "Parisse": "De grâce, arrêtons les clichés style ghetto, ville dortoir, immigrés brimés, police sauvage, Lyon banlieue. Le déclic de la révolte aurait pu se jouer dans une autre région. Ce sont les fondements d'une politique nationale qui sont en cause mais pas ceux d'une Municipalité." Le même jour, les sociologues et les spécialistes de la réhabilitation ont déjà la parole dans les"dossiers" consacrés à l'événement : Roland Castro trouve ainsi une tribune médiatique pour réclamer la création d'un ministère de la Ville et une péréquation de la taxe professionnelle afin d'entraîner un transfert d'argent des communes pauvres aux communes riches. Pour compléter ce tableau de propositions qui préfigurent des réformes politiques, Michel Rocard lance le mot d'ordre de la communication, repris par l'ensemble de la presse. La communication et le dialogue pour changer les habitudes administratives trop hiérarchiques et permettre l'intégration du service public aux banlieues. Le 10 octobre marque un tournant dans la campagne de presse. Tandis que la presse nationale fait le procès des acteurs de la réhabilitation, pour la presse locale les gros titres font place à la réserve. La ligne de clivage partage parfois un même journal. Ainsi tandis que Le Figaro titre sur "Le grand naufrage des idées reçues" Lyon Figaro place en une "La recherche de l'apaisement " . La nuit a pourtant été encore agitée, les rodéos et les destructions se sont étendus à plusieurs communes de l'est lyonnais notamment aux Minguettes, mais il semble que les journalistes s'interrogent sur leur responsabilité dans la surenchère des événements. "l'enivrant parfum d'émeute" peut-on ainsi lire dans Le Monde Rhône-Alpes, un article où le journaliste explique que les rodéos et les batailles rangées avec la police tournent au rituel pour le seul regard des médias. "La Télé est beaucoup trop complaisante" titre Le Progrès. 78 "Il ne fallait pas rééditer l'erreur des Minguettes et reproduire le syndrome Paris-Match, explique le rédacteur en chef adjoint de Lyon Libération, inutile de verser l'huile sur le feu. L'importance du rôle de la presse locale sur le terrain qui n'a jamais été dépossédée du contrôle de l'information par le national, notre proximité avec les événements et les interlocuteurs locaux, tout cela nous imposait un refus de la surenchère à la limite du devoir civique. Et cela d'autant plus que sur le terrain, l'information au quatrième jour des émeutes ne contredisait pas ce choix rédactionnel." La journée du mardi 9 octobre a en fait été marquée par l'intervention des politiques de tous bords et par l'arrivée à Vaulx du ministre des Affaires sociales, Claude Evin accompagné de plusieurs membres de la commission nationale des villes. La presse retiendra leur compréhension du problème des jeunes avec la police et leur appel à la réaction civique. La naissance locale d'une association, le Comité Thomas Claudio, se fait sous le couvert des médias et des hommes politiques : "A Vaulx-en-Velin: Pas que des émeutiers" (Le Progrès). Les titres de la presse locale se font l'écho des déclarations du maire qui met en cause des agitateurs extérieurs. ("Derrière la révolte, la main des agitateurs"). Certains articles se font l'écho de rumeurs relatives à la présence lors des violences de voitures étrangères au département munies de radios CB. A partir du 11 octobre l'importance de la couverture médiatique décline. La presse insiste à la fois autour de la mobilisation civique autour du comité Thomas Claudio et opère un retour sur les faits par l'analyse de la reconstitution qui a eu lieu la veille. Le Monde publie en une, une enquête de Robert Solé "Les petits frères des beurs" qui inscrit les événements de Vaulx dans l'histoire de l'immigration, démarche à contre courant de la thématique retenue par la plupart des titres : celle d'un développement des "villes a deux vitesses" pour laquelle la dimension ethnique est secondaire. -12 octobre : La presse procède à un premier bilan des événements. Quelques incidents ont encore eu lieu dans certaines communes de l'est lyonnais, mais on passe "La parole aux tribunaux" comme le titre Lyon Figaro. Presse locale et nationale se font aussi l'écho du virage dans la fermeté du gouvernement: la veille, Michel Rocard a mis hors de cause la police après les premières conclusions de l'instruction et promis de sanctionner les "casseurs". Dans la presse locale, c'est l'intervention du préfet qui reprend à son compte la thèse des agitateurs extérieurs qui fait les gros titres ("Les meneurs veulent déstabiliser la police" Lyon Matin. "Des émeutes sur fond de Vaulx connexion" (Le Progrès.) 79 -13 et 14 octobre: les obsèques de Thomas Claudio la veille du week end servent de relance. Une semaine après la mort de l'adolescent, plusieurs titres locaux consacrent un dossier à l'affaire et tentent une analyse des causes et des conséquences des émeutes. L'enquête prime désormais sur le reportage. "Pourquoi Vaulx?" peut-on lire à la une de Lyon Libération. "Le désarroi des politiques" titre Lyon Figaro. Le Monde répond par un éditorial cinglant à la thèse du complot dont la presse locale se fait l'écho : " Quel complot? Ce n'est pas sérieux et c'est grave !" -15 octobre: Le retour au calme semble définitivement acquis et c'est ce qui retient l'attention des journalistes. "L'émeute en pentes douces"(Lyon Matin), "La trêve" (Lyon Figaro). A partir du même jour, les modes de traitement journalistiques cèdent la place à une plus grande importance des tribunes libres accordées aux intellectuels et aux politiques. -16 octobre: Les tribunes libres redoublent d'importance. L'enquête reste le mode de traitement journalistique majeur. La question vaudaise s'étend à toutes les banlieues du pays: "Banlieues en marge" titre la une du Monde, premier article d'une série d'enquêtes sur les sites DSQ de l'hexagone. La loi anti-ghetto dont le but est de mieux répartir le logement social entre communes fait la une de certains titres nationaux. ("Les horizons incertains d'une loi anti ghetto" (Libération). -17 octobre: L'enquête journalistique confirme son importance et donne des résultats: "Les méthodes masquées de la sûreté urbaine" titre Lyon Libération ; un article qui met en cause le comportement de "barbouzes" de certains policiers durant les émeutes. Une enquête qui sera reprise les jours suivants par l'ensemble des titres locaux et qui place à nouveau la police sur la sellette. -A partir du 18 octobre, Vaulx n'est plus qu'à la une des Magazines. Ces derniers s'inscrivent comme la presse quotidienne nationale dans une perspective de dramatisation politique ("Banlieues : la guerre des pierres" Le Nouvel Observateur. "Vaulx-en-Velin: retour de baston... Tout est à repenser." L'Express). Jusqu'au 26 du même mois, chaque jour les titres locaux consacreront des petits papiers aux retombées locales de l'affaire. Mais il faut attendre le 26 octobre et la réaction de colère de Maurice Charrier aux propositions du conseil national des villes pour retrouver Vaulx-en-Velin à la une. Les articles sur Vaulx vont alors peu à peu se faire plus discrets, perdre de leur régularité au fil des jours. L'actualité des manifestations lycéennes tout en ravivant le symbole vaudais avec les "casseurs" va éclipser le suivi local de l'affaire. 80 Pourtant durant plus de trois mois Vaulx va encore revenir à la une, avec des relances événementielles. Nous citerons simplement les principaux titres jusqu'en janvier 1991 : -22 novembre: Lyon Matin "Une conséquence des événements de Vaulx : Leclercq quitte la banlieue". Une polémique s'engage entre le journal de Robert Hersant et le maire de Vaulx suite à l'analyse que fait la rédaction des causes du départ de l'hypermarché de plusieurs banlieues de l'hexagone. -23 novembre: Lyon-Libération: "L'Europe reconnaît Vaulx-en-Velin". La députée lyonnaise du parlement européen Djida Tazdaït tente de faire voter une résolution demandant à la France "de faire toute la lumière sur la mort de Claudio Thomas". La présence sur place d'un groupe de jeunes vaudais donne matière à plusieurs reportages de la presse lyonnaise et des titres nationaux. -28 novembre Lyon Figaro: "Charrier à Matignon" . Michel Rocard reçoit le maire de Vaulx-en-Velin pour faire le point sur les mesures urgentes à prendre pour la reconstruction du Mas-du-Taureau. Couverture nationale de l'événement -29 novembre: Lyon Libération: "Des vigiles au secours de la mairie de Vaulx". Une polémique s'engage entre le journal lyonnais et la mairie de Vaulx suite à la décision municipale de faire garder les écoles par une boîte privée de gardiennage. Séquence 2. -8 janvier : Le fait de société redevient simple fait divers. Lyon Matin "Vaulx en Velin: La rechute". Le week end a de nouveau été chaud à Vaulx-en-Velin avec de nouveaux rodéos et de nouveaux affrontements avec la police. Le journal inscrit ces événements dans une logique du rituel. Les autres titres de la presse locale ne consacreront qu'une brève à l'événement. Aucun écho de ces événements dans la presse nationale. -12 janvier. Retour de la question ethnique. Lyon Figaro "Faut-il avoir peur de Vaulx". Le journal joue sur la symbole des émeutes d'octobre 1990. A quelques jours de la guerre du Golfe, les jeunes de Vaulx redeviennent des "Arabes" pour Lyon Figaro qui enquête sur les réactions possibles de la communauté maghrébine au cas ou les hostilités seraient déclenchées. Tout au long du conflit, de nombreux articles de la presse locale et nationale utilisent le terrain de Vaulx pour la même démarche, mais sans mettre la ville en avant. -1 Mars: une image positive des banlieues. L'initiative de Jérôme Feynel et de la MJC de Vaulx-en-Velin d'organiser une rencontre nationale de boxe inter-banlieue, l'opération "poings communs" pour "canaliser la violence des jeunes" au palais des sports de la ville retient l'attention de la presse locale et nationale. ("Derniers rounds pour poings communs" Libération. "La banlieue marque des poings" Lyon Figaro) 81 -29 mars. Bilan négatif de l'action publique. Tous les titres de la presse locale se font l'écho d'une polémique entre la mairie et les associations de jeunes. ("Polémique pour une lettre" Le Progrès. "Le torchon brûle entre le maire et plusieurs associations de jeunes." Lyon Matin) Maurice Charrier, prenant prétexte d'une persistance des troubles a adressé une lettre au préfet dans laquelle il vise nominalement certains individus. Le comité Thomas Claudio répond par un communiqué à la presse qui traite le maire de "raciste". La presse nationale en profite pour faire un bilan négatif de l'action publique ("A Vaulx en Velin, rien n'est réglé !" Le Quotidien de Paris) Le retour de l'événement inscrit Vaulx dans un destin national des banlieues. Les émeutes de Sartrouville sont comparées à celles de Vaulx-en-Velin dans tous les titres de la presse nationale. "Vaulx n'était pas qu'un simple incident de parcours mais bel et bien le symbole d'une menace sociale et politique d'un développement des villes à deux vitesses."(Le Parisien) -2 avril : sécurité et ordre public. De nouveaux incidents se sont déroulés au Mas-duTaureau. La presse locale tente de dédramatiser et parle d'une "Poussées de fièvre" ( Lyon Matin) "Chaude Pâques à Vaulx en Velin" (Lyon Libération). La plupart des titres évoquent une simple "embrouille entre lascars" (Lyon Libération) qui aurait dégénéré après l'intervention de la police. En revanche Le Figaro insiste sur la sécurité à Vaulx-enVelin : "Faute d'avoir reçu des moyens supplémentaires depuis octobre 1990, la police ne peut plus faire son métier face à une frange de la population qui se croit en terrain conquis." - 6 avril : question ethnique et fermeté municipale. Lors d'une conférence de presse, le maire de Vaulx-en-Velin remet en cause certaines orientations des politiques publiques. Avouant une persistance des troubles, après le dialogue avec les jeunes il prône la fermeté. Et il met en perspective la question de l'immigration qui avait été occultée. Dans une article intitulé "Le maire se remet en cause" Le Progrès résume ainsi les propos de l'élu : "A trop vouloir cultiver les différences, on sépare. Les jeunes issus de l'immigration sont tenus au même devoirs que tout citoyen français." Le Figaro reprend l'information au niveau national: "Le maire dénonce": " La police doit mettre hors d'état de nuire quelques dizaines d'individus". -12 Avril. Descente de police. La presse locale puis la presse nationale se font l'écho d'une descente de police dans des parkings souterrains de Vaulx suite à une série d'agressions de voitures de police percutées par des véhicules volés. (Le Progrès : "300 policiers au petit Matin". Libération : "Opération coup de poing après percutage") -Mai-juin. Les émeutes de Mantes-la-Jolie ramènent à nouveau la symbolique vaudaise sur la sellette. Les commentaires de la presse nationale font référence à Vaulxen-Velin sur les questions de l'ordre public et des relations police-jeunes sur lesquelles il n'y a pas de véritable avancée depuis octobre 1990. 82 Octobre 1991. Commémoration. Presse locale et nationale dresse un bilan un an après les émeutes. (Lyon Libération :" Une année d'attente à Vaulx-en-Velin". Le Monde "Retour à Vaulx-en-Velin.") Séquence 3. Quelques articles de la presse locale et nationale font un retour sur Vaulx avec une démarche d'enquête. Il s'agit là de repérer les évolutions de la situation dans une logique du suivi de l'information. Ces démarches sont le plus souvent isolées les unes des autres et la force de la symbolique vaudaise leur offre un cadre médiatique de pertinence. Nous avons par ailleurs retenu quelques événements qui ont suscité une attention collective des médias. -Mars 1992: Les élections cantonales et régionales se jouent à Vaulx-en-Velin à la lumière des événements d'octobre. L'élection facile de Maurice Charrier est interprétée comme une conséquence de sa démarche de communication durant les émeutes et de sa capacité à gérer la crise. Les bons résultats du Front national sont perçus comme une montée en flèche du climat d'insécurité tandis que ceux du candidat écologiste Jérôme Feynel apparaissent liés à sa médiatisation depuis octobre 1990. -Avril 1992 . L'Echec commercial du centre-ville. La fermeture du centre commercial Auchan est un événement pour toute la presse locale qui met en perspective le déséquilibre que va créer ce départ d'une unité commerciale qui était l'élément structurant du centreville de Vaulx. Nécessité donc d'un nouveau projet urbain. La presse nationale accorde quelques brèves à la nouvelle qu'elle replace dans le contexte économique du développement des "villes à deux vitesses". -Avril 1992. La relaxe du brigadier inculpé pour la mort du jeune Thomas Claudio suscite une controverse publique. La presse locale, mais aussi nationale se font l'écho des explications de la magistrature et de celles de l'association Agora qui menace de se dissoudre. -Octobre 1992. Retour d'émeute sur le thème du complot. Après la mort d'un jeune vaudais tué dans une autre commune par les gendarmes, Vaulx-en-Velin connaît du 9 au 11 octobre trois nuits de violences. Mais la presse locale privilégie une version des "petits groupes de meneurs" contre celle de la révolte sociale. "Habitants, élus et policiers s'accordent pour affirmer que ces émeutes ne sont en rien comparables aux émeutes d'octobre 1990." écrit en une Lyon Libération le 12 octobre. La presse nationale n'accorde que quelques lignes à l'événement. -De décembre 1992 à février 1993. La dérive mafieuse des banlieues. C'est l'actualité de la drogue qui va attirer le regard public pendant plusieurs mois sur Vaulx-enVelin. Enquêtes et reportages de la presse nationale, locale et même municipale répondent à l'interrogation publique sur la "dérive mafieuse des banlieues" mise en perspective par plusieurs rapports publics. 83 1-2 : Conclusions de l'analyse séquentielle Cette couverture de presse nous permet de dégager plusieurs pistes de réflexions sur le processus de médiatisation de Vaulx-en-Velin - Lors d'une première étape, le sujet commandé en urgence correspond à une demande supposée du public dans une logique du scoop qui se réfère à un marché concurrentiel. La méconnaissance du terrain et des modes de vie locaux prime, mais au delà du choc des images, pour cadrer "l'événement spectaculaire", d'emblée le journaliste se réfère à une mémoire médiatique d'événements comparables qui ont par le passé défrayé la chronique. A - Ce cadrage médiatique fonctionne à la juxtaposition de contextes : proximité géographique entre les Minguettes et Vaulx-en-Velin, contextes urbains, politiques, sociaux...La médiatisation aux Minguettes en 1981 a déjà permis un changement des cadres communicationnels en donnant aux rodéos un statut "d'événement de société"33, et à Vaulx les catégories de perception du journalistes intègrent de fait cette dimension. B - Un clivage s'opère sur ce thème entre presse locale et presse nationale, et au sein même de la presse locale entre PQR et presse nationale décentralisée: - Ces oppositions recouvrent d'une part des enjeux d'informations mais aussi localement des visions différentes des pratiques professionnelles: Vaulx-en-Velin relance un débat interne à la presse lyonnaise entre une école du fait divers chère à la PQR et la mise en avant de phénomènes de société que privilégient les journaux de ville. Des démarches qui se sont influencées réciproquement au fil des années et qui utilisent l'opportunité de l'événement pour revenir sur cette interaction au cœur d'une mémoire de la presse locale. -Mais d'autre part, c'est le clivage entre presse locale et presse nationale qui se joue sur cette scène de Vaulx en velin, entre un journalisme de proximité qui se doit de respecter les trames d'une histoire locale de ses informateurs et un journalisme qui se réfère à une mémoire médiatique pour relancer des débats de société qui passent par une critique de l'action publique et qui utilisent une focalisation sur Vaulx-en-Velin pour illustrer des difficultés d'ampleur nationale. - Le rapprochement entre les titres de la presse locale se joue dans un seconde étape par la prise de conscience que la médiatisation est un enjeu pour les acteurs de l’événement et que les journalistes ne peuvent plus prétendre à la position "hors jeu" de l'observateur objectif. 33 Alain Battegay. L'Accès des beurs à l'espace public. Esprit. 1985. 84 Dans le même temps la presse nationale remet à l'heure ses clichés qui dictent aux reporters ce qu'ils doivent voir et elle parvient à définir une ligne éditoriale, à cibler des enjeux d'information qui ne sont pas indépendants des orientations politiques du journal et qui permettent de privilégier des sources d'informations (institutionnelles, politiques, associatives...) A - La nécessité que "l'info avance" provoque : - d'une part un détachement du terrain qui se joue dans un phénomène de redondance intra-médiatique et qui favorise un rapprochement avec les sources institutionnelles et la figure du spécialiste pour définir une thèmatisation qui cadre toutes les dimensions de l'événement ("développement des villes à deux vitesses" ). - d'autre part, cette même nécessité que "l'info avance" dans un contexte des plus complexes incite les journalistes à se couvrir derrière une objectivité du traitement qui fait valoir les multiples sources d'information qui entrent dans le cadre de la thèmatisation. Une logique qui se joue sur la rhétorique journalistique "attention hier tu as dit que... il faut absolument rétablir l'équilibre." comme si la scène médiatique se transformait en forum démocratique permanent ou même la rumeur a droit de cité. B - La médiatisation permet aux acteurs reconnus pour leur expérience de faire connaître publiquement leurs solutions au problème des banlieues et la puissance publique s'inspire de ces propositions. Autrement dit, les cadres d'intervention de la puissance publique ne sont pas indépendants de ceux de la médiatisation : la proposition d'une loi anti-ghetto de l'architecte Roland Castro et celle d'un lycée par le maire de Vaulx-en-Velin ont été exprimées publiquement par voie de presse. Mais la médiatisation permet aussi à des acteurs locaux qui s'inscrivent en opposition à une communication institutionnelle ou municipale de devenir des interlocuteurs publics. C'est ainsi que l'une des trames essentielles du suivi de l'information sur Vaulx-en-Velin est le conflit permanent entre la municipalité et l'association Agora. - Les événements de Vaulx-en-Velin constituent au fil du temps une réserve de sens qui permet aux médias de traiter d'autres événements d'actualité. La référence médiatique à Vaulx-en-Velin dépasse l'espace vaudais et s'inscrit dans un espace-temps qui va des manifestations lycéennes au thème d'une "dérive mafieuse des banlieues". Les journalistes ne se contentent pas de simples retrouvailles avec la mémoire vaudaise, l'actualité leur donne un regard plus informé sur cette mémoire; ils la réinterprètent en fonction d'événements présents qui leur permettent de cibler des enjeux futurs d'information. C'est ainsi que l'actualité de la drogue donne une nouvelle dimension au thème du développement des villes à deux vitesses. 85 II DE LA GRAPPINIERE AU MAS-DU-TAUREAU: du fait, divers au fait de société, On reproche volontiers à la presse d'être amnésique. En se succédant au jour le jour, les événements s'élimineraient les uns les autres. La notion de vitesse des médias serait le fossoyeur de la mémoire car comme l'exprime A. Soljénistsyne, "la presse est le lieu privilégié où se manifeste cette hâte et cette superficialité, maladies du vingtième siècle. Aller au coeur des problèmes lui est contre indiqué. Elle ne retient que les formules à sensation." 34 Les flux continus de l'information, les événements qui se succèdent et se ressemblent sans qu'on ait le temps de les commenter ne seraient pas propices à la construction d'un sens dans la durée. La médiatisation des événements d'octobre 1990 à Vaulx-en-Velin met pourtant en perspective un rôle de la presse écrite dans la "mise en histoire" du fait de société. II-1 LES TRAMES DISTINCTES DE LA MÉMOIRE LOCALE. Les professionnels de la politique de la ville tentent pour la plupart de minimiser la portée de ces événements. Ils parlent d'abord de simple "incident de parcours" à ranger dans la catégorie des dysfonctionnements urbains : la réhabilitation et son accompagnement social sont censés corriger ces problèmes sociaux en changeant l'image du quartier et de ses habitants. La presse, en revanche, établit directement un parallèle avec les rodéos qui ont enflammé l'est lyonnais une décennie plus tôt et qui sont l'événement fondateur de la politique du développement social des quartier. Sans doute faut-il considérer que cette actualité a bouleversé la trame d'une histoire locale et nationale de la réhabilitation qui érigeait le quartier du Mas en modèle d'expérimentation et d'action sociale. Urbanistes, travailleurs sociaux, chefs de projets, élus locaux et nationaux mais aussi certains journalistes locaux ont été déstabilisés par des événements qui résonnent comme l'éternel retour d'une scène primitive dans une logique du mythe ou d'une histoire stationnaire, cyclique35, qui s'oppose apparemment à un sens de la progression historique. Les seuls acteurs à l'aise dans cette logique de l'éternel retour, les premiers à se revendiquer d'une mémoire du syndrome Minguettes-Grappinière sont en fait les jeunes émeutiers. Sans avoir vécu les rodéos de 1981, ils se réfèrent à ce précédent historique en 34 A. Soljénitsyne, Discours américains, Seuil, 1975. Nous nous risquons à l'usage de concepts comme celui de "l'éternel retour" cher à M. Eliade ou "d'histoire stationnaire" développé par C. Lévy Strauss qui relèvent de l'étude des sociétés primitives et qui peuvent paraître inadaptés aux études urbaines. Eliade ne précise t-il pas lui même que la vie moderne est faite de multiples temporalités ou l'on peut parfois vivre dans le sens du mythe. 35 86 argent du fait que malgré tous les discours publics, la situation des jeunes de banlieue n'a pas changé depuis cette période. Dans un article publié le 17 juin 1991 et intitulé "La Grappinière : 10 ans de convalescence." Le Progrès reprend cette opposition qu'il résume par un clivage local entre un lobby cardon et un lobby beur. L'antinomie entre ces deux positions exprime en fait un décalage entre la carrière publique de ces quartiers dont le développement social est une priorité nationale, et la vie privée des habitants qui ne notent guère d'amélioration locales. Elle s'expose ainsi : - Des acteurs publics qui ont apparemment perdu la mémoire de l'événement fondateur de leur action et qui dénoncent les clichés médiatiques pour faire valoir un sens de la durée historique autour de la réhabilitation. Il est toujours difficile d'évaluer les effets de leur mesures préventives vu que ceux-ci se traduiraient par des non-événements (disparition des tensions sociales) : d'où la tentation de réduire au fait-divers vu comme un trompe-l'oeil ces incidents spectaculaires. L'absence d'adhésion des habitants au sens de la durée sur lequel ces discours fondent la pertinence du développement social est souvent expliquée par une forclusion dans le présent : "les gens du quartier, les jeunes notamment, subissent le quotidien au point de mettre l'avenir entre parenthèse : il leur manque une échelle du temps pour se représenter leur propre histoire." (Interview d'un travailleur social, FR3 : 18 octobre 1990) . Un événement qui fait la une des médias peut être oublié des années plus tard tandis qu'un autre plus discret peut être réhabilité. Les élus et de leurs chargés de communication insistent ainsi sur les contradictions inhérentes au développement social des quartiers. Plus la réhabilitation progresserait, plus certains aspects négligés de la situation locale deviendraient insupportables. Plus la vie de quartier deviendrait une réalité, plus l'exclusion sociale du fait notamment du chômage ou du racisme serait criante. En somme plus l'offre de réhabilitation rencontrerait son public, plus une demande sociale en marge de cette réhabilitation se trouverait insatisfaite. A défaut d'une politique globale dont la responsabilité incomberait à tous les partenaires institutionnels et sociaux, cet écart entre les attentes des habitants et les résultats de la réhabilitation ne cesserait de croître jusqu'à parfois provoquer des incidents. -D'autres acteurs de l'événement se réfèrent quant à eux à une mémoire de la précarité et du fait divers investi d'un sens symbolique. Les émeutes de Vaulx-en-Velin et la mort du jeune Thomas Claudio ravivent la mémoire collective d'une multitude de faits divers qui suscite un réveil brutal des passions. Les discours les plus militants se réfèrent à ces événements comme une mise en scène de l'ambivalence du politique et du social, à un éternel retour de la rupture qui tend à privilégier le modèle du mythe ou de l'histoire 87 cyclique à toute vision d'une histoire cumulative. Ils expliquent cette position par le fait qu'ils sont exclus d'un consensus qui permet de passer outre les malentendus : dans cette logique, le sens de la progression historique des observateurs et des acteurs publics des banlieues leur apparaît comme une construction mentale au delà des faits sociaux. Une construction liée à des représentations et des valeurs qui certes structurent les enjeux dans la sphère politique et institutionnelle mais qui ne signifient rien pour les habitants de ces quartiers. Les associations de jeunes insistent ainsi sur l'absence d'adhésion d'une grande partie des vaudais au projet de réhabilitation, sur le renforcement de certaines dualités intra-urbaines. L'épreuve des faits et le retour de l'événement auraient donc mis hors jeu une politique d'image de marque de la ville et la réduction du social à l'urbain. Mais au delà des questions urbaines et du discours militant, c'est à une longue liste de bavures et à de multiples vexations policières que se réfère le récit collectif de ces acteurs d'un événement magnifié dans le sens d'une consécration publique du fait divers, de la petite histoire. Chacune de ces deux interprétations des événements d'octobre 1990 s'est donc construite en référence à une version différente de l'histoire locale et elles se réfèrent à deux visions du fait divers. La couverture de presse permet de revisiter ces mémoires au delà d'un point de vue objectiviste sur les habitants. Pour notre part. nous nous proposons de faire de même tout en tenant compte des thématiques publiques oui permettent d'inscrire les médias comme des acteurs qui assument sans l'avouer un rôle dans la construction et l'élaboration des histoires plurielles de Vaulx en Velin Il-2 : L'APPROCHE URBAINE: LA RÉHABILITATION CONTRE LE GHETTO L'ensemble des dispositifs institutionnels sur les banlieues sont apparus au début des années 80 suite au constat des échecs successifs des pouvoirs publics. Des zones entières du tissu urbain se retrouvent à l'abandon d'autant plus que les relais officiels des politiques publiques font défaut. Logements dégradés mais aussi absence d'équipements et de structures, carences du service public, faillite du travail social. Une situation qui débouche sur des conflits de compétence entre les différents échelons des pouvoirs publics, chacun renvoyant aux autres la balle de la responsabilité. Et surtout sur une absence de cadre et de hiérarchie dans l'ordre des priorités de gestion, une carence de représentation avec des rôles flous ou surchargés pour des situations flottantes. L'explosion de plusieurs communes de l'est lyonnais à l'été 1981 qui avait été précédée par une révolte d'un quartier de Vaulx, la Grappinière en 1979, met en 88 perspective le danger d'une déchirure du tissu social. "Le malaise des banlieues" devient public. Une commission inter-ministérielle, la commission Dubedout a pour mission de corriger les erreurs urbanistiques des années 60. Il faut se rappeler que dans l'esprit des concepteurs de ces grands ensembles qui ne devaient pas durer plus de 30 ans, le confort des logements et les espaces verts permettraient de dépasser le problème de densité de population dans un horizon de béton. On pensait alors maîtriser la spatialité de la cité HLM par une organisation rationnelle des rues et des équipements collectifs chargés d'assurer la présence d'un espace relationnel entre un espace public lisse et transparent et l'espace privé des appartements. Le social se voyait réduit à l'urbain dans une vision organiciste du corps social: le simple fait d'habiter dans ces quartiers devait entraîner une homogénéisation des populations qui leur donnerait une identité commune liée à un dépassement de leurs appartenances de classe et de leurs autres liens d'allégeance. Pour réformer les mentalités populaires, la planification urbaine a joué sur une pédagogie de la vie collective. Les centres sociaux ont connu alors leurs grandes heures et la figure de l'animateur a émergé comme le garant d'une continuité des relations sociales et le pionnier d'une civilisation des loisirs que préfigurerait la nouvelle modernité des grands ensembles. Mais au début des années 80, les professionnels du travail social semblaient dépassés par l'arrivée de nouvelles populations longtemps jugées inadaptées au mode de vie en HLM. C'est dans l'urgence que les pouvoirs publics tentent de pallier "la déchirure du tissu social" dans les cités de grands ensembles. La réhabilitation du cadre bâti est une orientation prioritaire : on persiste à appréhender les problèmes sociaux sous la forme de dysfonctionnements urbains. Ainsi à la Grappinière, après les émeutes qui suivirent l'arrestation d'Akim Tabet en septembre 1979, toute la citée est repeint de multiples couleurs. L'opération de rénovation se chiffre à 23 MF. "Nouveau ghetto de la délinquance à Vaulx-en-Velin" titre le 16 septembre Dernière Heure. Mais en 1979, ni la presse nationale, ni l'Etat ne considèrent la question des banlieues comme une priorité. Seul le journal Libération dépasse la vision du simple fait divers dans un article publié le 17 septembre "Citées HLM contre invasion policière": "Dans un quartier à 95 % maghrébin, vexations, vérifications multiples, descentes policières ont réussi l'incroyable: ressouder des générations d'immigrés. La révolte du ghetto est plus qu'un coup de sang d'un été finissant. Des Grappinières il y en a tout autour de chaque grande ville." L'animateur F. Hocine explique ainsi la situation à l'époque : "Tous les travailleurs sociaux étaient conscient que ces quartiers devenaient de véritables poudrières mais la municipalité de Vaulx-en-Velin se retrouvait seule à gérer le problème et le PCF exigeait publiquement "le départ des 89 empoisonneurs" . Les contrôles de police et le contrôle du peuplement sont devenus la panacée. La presse locale se faisait épisodiquement l'écho des incidents. Au pis en termes de faits divers et de délinquance où prévaut une version policière, au mieux en termes de problèmes d'urbanisme et de ghetto maghrébin qui ne tenaient pas compte du vécu des populations. Les événements de la Grappinière et leur médiatisation devenaient pourtant peu à peu une véritable épopée urbaine dans la culture des jeunes des banlieues de l'est-lyonnais dont le territoire ne se limitait pas déjà à l'époque, au "quartierghetto" Des Minguettes à Vaulx en Velin, les rodéos de l'été 1981 prennent une dimension régionale. Dans un contexte politique lié à l'arrivée de la gauche au pouvoir, le nouvel environnement médiatique leur donne une audience nationale. En relisant la revue de presse sur ces événements on retrouve la trame de multiples histoires. Celle des grands ensembles et des échecs successifs de la puissance publique sur ces sites ou celle de l'immigration et de ses héritiers. Malgré tous les dérapages36, la couverture médiatique nationale bouleverse les pratiques journalistiques des localiers et apparaît comme un kaleidoscope d'informations qui permettent d'éclairer à la fois le passé, le présent et l'avenir des banlieues. Mais il s'agit de distinguer dans ces articles une dimension de reportages et d'enquêtes et une dimension éditoriale. Si la première en reste aux faits, les commentaires de la seconde sont en phase avec une thématique politique de l'époque Le danger de la création d'enclaves sur le territoire national avec pour corollaire l'insécurité et les problèmes de cohabitation, telle est la perspective retenue sur le malaise des banlieues. En somme, deux décennies après les ambitions modernistes de la planification urbaine, la même idée règne. "Elle a été juste renversée, écrit Philippe Genestier, ces grands ensembles coupent leurs habitants du reste de la population nationale en leur donnant une identité propre, cette fois marginale et pathogène."37 La réhabilitation centrée sur la quartier du Mas-du-Taureau, à deux pas de la Grappinière tente de donner une nouvelle image de la ZUP et de redessiner le paysage urbain. Les opérations de 1987 à 1988 visent ainsi à donner une centralité au Mas-du-Taureau. Pour aérer le quartier et permettre aux habitants de s'identifier à celui-ci, de nouvelles voies de communication sont ouvertes et la création d'espaces publics devient une priorité. Cette restructuration de l'espace urbain aboutit à la création de la place Guy-Moquet autour de laquelle se greffe toute une infrastructure commerciale. On y ajoute des équipements administratifs, un centre médico-social et un local polyvalent intégré dans la procédure DSQ et rassemblant deux antennes: CAFAL et Sécurité sociale. Mais la clé de voûte de 36 L'une des références publiques reste le "syndrôme-Minguettes" vu par Paris-Match, magazine dont un journaliste avait payé des jeunes pour obtenir des photos de voitures brûlées. 37 Philippe Genestier. Op cit. 90 cette politique de réhabilitation est avant tout la construction de la tour d'escalade, monument unique en Europe et destiné à porter très haut une image de marque sportive de la commune. 45 m de grimpe sur le mur d'une tour de 15 étages revêtu d'un vélum indigo éclairée la nuit et visible à des Km comme le symbole du terrassement des clichés du ghetto. Les mots d'ordre à forte légitimité publique et la mise en place d'administrations de mission ne permettent pas pour autant de régler le problème. De l'Etat à la commune, les conflits de compétence entre les multiples partenaires de la réhabilitation s'expriment aussi à partir de clivages politiques et cette situation est renforcée par la décentralisation. Dans les faits, on en revient à légitimer sous un autre angle certains principes qui avaient présidés à la création des grands ensembles. " Il ne s'agissait pas de remettre en question l'existence des grands ensembles explique l'urbaniste M. Bouzid, mais avant tout de corriger des incidents de parcours. Au delà d'une remise en question de la conception du cadre bâti, tous les efforts se sont orientés d'une part sur les équipements collectifs chargés d'assurer une centralité de la vie sociale et que les erreurs de montage financier n'avaient pas permis de développer. Et d'autre part sur la question de la cohabitation des différentes populations qui loin d'être une nouveauté en 1981 n'est que la réactualisation du problème de l'équilibre dans le brassage des classes sociales à l'origine même de la conception des grands ensembles." En dehors du Mas-du-Taureau, l'investissement sur les équipements collectifs est essentiellement marqué par le développement des structures du travail social. Animateur, éducateur, assistante sociale, ces métiers deviennent même une filière professionnelle pour des jeunes "issus des milieux défavorisés" en quête de mobilité sociale. Même s'il s'agit là de gérer le malaise, on reste dans une logique ancienne où le centre social en offrant des loisirs à la carte par classes d'âges doit pallier le vide social né de la dispersion communautaire comme à l'époque où il devait permettre l'affirmation d'une culture de masse. De même, la question de la cohabitation même si elle apparaît après l'été 1981 sous un angle inter-ethnique et dans un climat d'insécurité, n'est qu'une réactualisation d'une logique d'équilibre du "corps social" des concepteurs des grands-ensembles. Dans ces "cités radieuses", synthèse du village et du faubourg ouvrier mais aussi préfiguration d'un nouveau mode de sociabilité où coexisteraient enfin l'ouvrier le fonctionnaire et le petit commerçant, le brassage des classes sociales se pose en effet dès l'origine en termes de cohabitation. On veille alors à faire respecter des seuils (taille des familles, seuils démographiques...) dans ces lieux conçus avant tout pour accompagner la promotion 91 sociale. La Grappinière dont les premiers immeubles ont été construits dès 1963 pour accueillir les fonctionnaires locaux et les rapatriés voit ainsi sa population se modifier dès 1979. Le grand nombre de F5-F6 attire les familles nombreuses parmi lesquelles une majorité de ménages immigrées. " Le maire dénonçait depuis longtemps le poids social des familles lourdes, explique Jean Pierre Lachaise responsable d'une coordination locale pour le droit au logement, et l'été 1981 donne une légitimité publique à tous les maires de l'est lyonnais qui pratiquaient en sourdine la politique des quotas. A partir de cette date, et c'est un effet de la médiatisation dont les élus ont su tirer profit, les immigrés sont globalement perçus comme les responsables des dégradations et des tensions locales." C'est ainsi qu'au début des années 80, la notion de seuil de tolérance devient un credo des société HLM et de certains élus locaux. On bloque l'accès de toute une population au logement social au nom de la lutte contre les ghettos. Les ménages immigrés sont désormais identifiés comme des "familles à problèmes", "des familles lourdes" qui mettent en danger l'équilibre sociologique des quartiers. Le déménagement de la population française continue pourtant, laissant des logements vacants que les quotas justifient. Les immigrés restent à défaut de relogement. La dégradation des immeubles et l'immigration dessinent alors une figure de ghetto à la française, et à partir de 1981 et tout au long des années 80, l'usage politique de cette notion de ghetto entretient ainsi la confusion entre quartier de la misère, et quartier ethnique. Et sur le plan du développement social des quartiers et de l'aménagement urbain, la plupart des opérations reprennent à leur compte ce stéréotype. Attirer des couches moyennes, bloquer l'arrivée des familles immigrées pour changer l'image publique des "quartiers défavorisés" deviennent une fin en soi. La politique de développement social des quartiers part du présupposé que la mixité des catégories de la population dans un quartier produit de la cohésion sociale alors que la ségrégation serait à l'origine de tensions. Les sociologues avaient pourtant déjà démontré que les cités fonctionnent comme un amplificateur spatial des distances sociales39 9. Les dispositifs de réhabilitation ne sont pas parvenus à sortir d'un discours de l'affirmation des principes républicains. Ni à dépasser de ce fait des pratiques volontaristes. Les émeutes du Mas-du-Taureau et leur médiatisation ravivent les mémoires. 38 Cf Jocelyne Béart, Analyse des effets de la mobilité sur la structure par nationalité des ménages de la Grappinière. Juillet 1980. 25% des habitants de 1978 ont déménagé en 1979. Un tiers d'entre eux est resté sur Vaulx-en-Velin. 10 ont pris un nouvel appartement dans le quartier. 18 ont pris une FILM dans la ZUP. 5 ont accédé à la propriété dans la zup et 13 se sont installés en dehors. 39 J. C. Chamborédon et M. Lemaire. "Proximité spatiale et distances sociales. Les grands ensembles et leur peuplement." Revue Française de Sociologie XI, 1970. 92 " La réhabilitation n'est pas pour nous explique un ancien locataire de la Grappinière, lorsque j'entends les pouvoirs publics parler de mixage des populations et de nouvelles entreprises, ce parti pris me rappelle le début des années 80 et les efforts municipaux pour recomposer la population de la Grappinière. On cherchait alors à attirer des travailleurs salariés avec un projet de zone industrielle qui créerait 3000 emplois que l'on attend toujours." Certains discours publics au lendemain des émeutes donnent aussi l'impression que les ambitions locales d'une gestion urbaine à long termes reposent sur des logiques qui ont déjà fait preuve de leur inefficacité. "Lorsque j'entends le maire parler de familles indésirables à Vaulx en Velin, j'ai l'impression d'entendre Capiévic qui dénonçait publiquement en 1979 certains éléments troubles. Lorsque les travailleurs sociaux brodent sur l'irresponsabilité des immigrés qui laissent traîner leurs gosses, j'ai vraiment l'impression qu'après les beaux discours sur la communication on en revient à la gestion du fantasme. En 1979 à la Grappinière on désignait déjà du doigt les familles lourdes (7 familles ont été officiellement expulsées cette années); on délirait sur les bandes de loubards et la "pègre locale" qui aurait incité les jeunes à la violence; on pénalisait financièrement les familles dont les enfants causaient des problèmes notamment à l'école." (Kamel B. militant associatif) 93 II-2 : L'APPROCHE CULTURELLE : LA SOCIÉTÉ INTERCULTURELLE DES, BANLIEUES. Le ministère de la Ville tente aujourd'hui de pallier d'urgence la dégradation de "points chauds" sur le territoire; pourtant la sirène d'alarme était tirée depuis longtemps. Depuis le premier été chaud de l'est lyonnais, Vénissieux, Villeurbanne, Vaulx-en-Velin au début des années 80. Les rodéos constituèrent l'événement de rupture majeur qui ramenèrent les banlieues sur la scène publique et firent découvrir la "seconde génération" . La France mit longtemps à reconnaître la présence sur son sol d'une génération issue de l'immigration. Aucune références à ces jeunes dans la couverture de presse relative à l'immigration au début des années 70. Elle restait le plus souvent un aspect des faits divers traités par la presse locale ; pour la presse nationale elle était intégrée à des modes de traitement sur l'immigration très limités qui relevaient d'une rubrique "Social". Mais à Vaulx-en-Velin comme aux Minguettes, le "festival des voitures brûlées" n'apparaissait pas comme une attitude de travailleur immigré rasant les murs de la société française. Cette intrusion médiatique semblait inaugurer une ère nouvelle en incitant la société française à crever les abcès de sa propre histoire. Les pouvoirs publics décrétaient l'urgence de la réhabilitation des banlieues pour éviter la déchirure du tissu social; les médias évoquaient la nationalisation des jeunes immigrés. De rodéos en grèves de la faim, de manifestations en marche pour l'égalité, la colère de ces jeunes se transformait peu à peu en mouvement qui allait donner naissance à la "mode beur". Au début des années 80, l'irruption publique de la "génération beur", sans se réduire à cette dimension peut être analysée sous l'angle d'une nouvelle figure qui permet d'abolir publiquement le partage entre communauté et société. Dans l'espace public de ces cités, espace sans histoire où a été gommé toute aspérité, la dissolution des anciennes communautés (ouvrières, villageoises ou immigrées) pose le problème du lien social. Les militants du cadre de vie croyaient à l'origine que l'émergence d'une nouvelle culture urbaine autour d'une modernité des équipements collectifs allait apporter une réponse. Ils ont dû déchanter. La médiatisation des banlieues s'organise autour de la figure du jeune de la seconde génération qui serait né d'une rupture socio-culturelle dans l'immigration. Des rapports publics se font l'écho du rôle social de ces jeunes dans les grands-ensembles, de leur fonction potentielle d'intermédiaires culturels : "Pour que ça change, il convient d'inventer de nouvelles modalités d'insertion dans une société qui n'est pas fixe et immuable mais au contraire en voie de bouleversement et de restructuration Se priver des capacités d'ouverture, de disponibilité, de créativité de ces jeunes limite considérablement le changement social. Pour qu'ils y participent 94 autrement que par des contestations ponctuelles, il faut d'une part que les adultes soient à l'écoute de leurs comportements et d'autre part qu'on leur donne les instruments individuels et collectifs nécessaires." (Rapport Schwartz)40. Au lendemain de la "Marche pour l'égalité" qui rassemble plus de cent mille personnes à Paris le 3 décembre 1983, ces jeunes désormais identifiés comme des beurs font la une de la presse nationale. La rubriques "Société" de la presse nationale donnent une dimension symbolique à l'irruption publique de cette génération. Les beurs illustrent une nouvelle modernité de la société française, un cosmopolitisme émancipé. Véritable "catégorie médiatique", la mode beur fait valoir une image de pionniers d'un avenir multiculturel de la société française. Un look branché-banlieue, "jeune", "beau", "exotique s'impose comme une voie d'accès à la scène publique; à des carrières dans le spectacle, la politique ou les médias. "Beur is beautifull" et les "succès-stories" de quelques vedettes de la galaxie beur favorisent la création d'une nouvelle vitrine médiatique. Cette image trop aseptisée finit par agacer les jeunes de banlieues; le terme beur devient pour eux péjoratif et ne désigne plus désormais qu'une "beur-geoisie" des centre-villes. Les jeunes immigrés peuvent à raison se sentir dépossédés par la mode beur: elle conditionne la visibilité à une stricte soumission à des légitimités normatives, marginalisant ainsi toute expérience spécifique. Plus largement, certains observateurs mettent en avant le décalage entre la mode beur et la précarité de la situation des jeunes dans les banlieues, dénonçant un "simulacre médiatique au nom de la bonne conscience antiraciste" 41 Lorsque les banlieues reviennent sur la scène publique en octobre 1990, le débat sur l'intégration et la citoyenneté a déjà remplacé la perspective interculturelle des beurs. "Rien n'a changé depuis notre enfance" proclame Farid Benmedhi aujourd'hui éducateur. "Au grandes heures de la Grappinière, pour les médias et les politiques nous n'étions que des loubards arabes. Puis en 1983, on nous a nationalisé et nous sommes devenus l'avant garde multiculturelle de la France. Mais dès 1985, la réhabilitation n'était plus qu'une façade et l'immigration un problème pour l'identité française. Le pouvoir social des populations marginalisées ? La prévention plutôt que la répression ? trop compliqué tout ça! Le pouvoir a préféré les badges de SOS racisme et le droit à l'indifférence pour les immigrés. A Vaulx-en-Velin comme ailleurs, les 40 B. Schwartz. L'Insertion sociale et professionnelle des jeunes. La Documentation française. Sept 1981. 41 Cf La Ruée vers l'égalité. Edition Mélanges. 1985. 95 associations beurs font les frais de ce recadrage politique. Les militants se retrouvent isolés dans leurs quartier au milieu de leurs petits frères qui comprennent que leurs aînés ont perdu toute illusion. "Je les comprends moi aussi ajoute Farid, nos marches pour l'égalité et notre carrière médiatique n'ont pas changé grand chose. Bilan globalement négatif : fallait pas rêver d'intégration et à ceux qui espéraient encore, la guerre du Golfe a ôté toute illusion. Les jeunes sont revenus à la case départ : les copains et la citéterritoire." Au lendemain des émeutes de Vaulx-en-Velin, le thème du "développement de la ville à deux vitesses" et de la participation des jeunes et des habitants à la nécessaire "reconquête civique" dans les quartiers lance le débat public. "Ce que les gens veulent, dit Yves Dauges ancien président de la DIV, c'est s'approprier les lieux et les choses, il faut donc arriver, et c'est très difficile, à rendre la population "porteuse d'un projet". On a besoin du relais des associations, des conseils de quartiers, on a besoin d'écouter les gens, de travailler avec eux et puis petit à petit de créer une ambiance d'égalité entre les citoyens alors que trop souvent les gens ont le sentiment d'être frustrés ou exclus." Ce mot d'ordre de la démocratie locale et de la participation des habitants apparaît comme l'illustration d'une nouvelle politique de la ville. Le but est d'impliquer les habitants et de les faire adhérer à "un idéal de vie social fondé sur l'acceptation de la différence et le partage d'une vie sociale à résonance polyculturelle" 42. Alors qu'en fait la question de l'adhésion des habitants au projet des grands ensembles est un vieux débat. - Commentaire de M. Bouzid, urbaniste et "citoyen vaudais" que nous avons déjà cité plus haut. "La politique de la ville, c'est aussi une rénovation de concepts anciens. A l'origine, une première version de l'adhésion des populations urbaines à leur cadre de vie : la doctrine de l'accès aux équipements collectifs qui devait permettre l'accès aux valeurs culturelles d'une société moderne. Comme si les gens n'avaient pas d'autres centres d'intérêts et qu'ils n'inventaient pas eux-mêmes leurs propres pratiques sociales. Puis une version ethnique, avec les associations beurs et la mode interculturelle pour accéder au travail social et au modèle français d'intégration. Comme si la proclamation du modèle français d'intégration pouvait entraîner de 42 M.Messu, La pédagogie du vivre ensemble ou le cadre de vie au service de l'action sociale, in "Lecture sociologique du travail social", Paris, Ed Ouvrières, 1985. 96 fait l'adhésion des immigrés malgré leurs positions sociales. Aujourd'hui, même les associations de jeunes s'appellent Agora, on nous joue la version hard du corps social fragmenté sur le thème de l'exclusion et l'on s'imagine que les conseils de quartier vont permettre aux habitants et aux institutions d'inventer la démocratie locale. Comme si citoyenneté était un self service en dehors des règles de la vie sociale fondées sur des inégalités. Ces illusions ethnocentriques d'une actualité sociale ou politique qui permettent de mobiliser les bons sentiments. qu'ils relèvent de la militance du cadre de vie. de l'antiracisme ou de la charité publique, obligent néanmoins à ranger dans un même moule des catégories diverses de populations dont on oublie la petite histoire et les véritables processus de marginalisation. II-4: CONCLUSION : LES IMPASSES DU DÉBAT PUBLIC ET LE RETOUR DU FAIT DIVERS. Entre l'approche culturelle et l'approche urbaine, aucune place significative pour les questions d'ordre public. Aucune mesure, aucun débat sur l'exercice des missions de police. Publiquement, au cours des années 80, c'est la question de la paix sociale en banlieue qui fut à l'ordre du jour. Les banlieues ont souvent été perçues comme des poudrières en raison de problèmes de cohabitation français-immigrés dûs à des modes de vie réputés incompatibles, et l'urgence affichée était de réduire ces tensions, sous peine de voir se développer des dérives sécuritaires. Cette dimension sera largement exploitée dans les discours politiques et dès 1983 les succès du Front national donnèrent une dimension nationale au petites peurs de certaines couches des populations des banlieues. Ce malentendu devra attendre Vaulx-en-Velin pour sortir des oubliettes. La mort d'un adolescent renversé par un véhicule de police, les émeutes et le pillage de la surface commerciale qui en découlèrent mettent à la fois en perspective un lourd contentieux entre les jeunes et la police. 97 C'est cette impasse du débat public qui permet d'interpréter publiquement dans un premier temps la révolte des jeunes Vaudais. Ainsi du témoignage du directeur de la MJC: " J'ai vécu les événements des Minguettes et en l'espèce la révolte était née d'un rejet des institutions sociales politiques et autres. Mais à Vaulx, il s'est vraiment agi d'une violente réaction au comportement général des policiers dans la commune". La mort de Thomas Claudio n'est à l'origine qu'un triste fait divers mais il s'inscrit dans une logique de répétition qui lui donne un sens symbolique. Pour les jeunes du Mas-duTaureau, l'événement dramatique ravive la mémoire d'autres faits divers. Au delà de vexations policières quotidiennes que dénoncent ces jeunes, Vaulx-en-Velin a eu son lot de victimes d'une dérive sécuritaire dans les banlieues : Wahid Hachichi en 1982, le petit Barded Barka et Moustapha Kacir en 1985. Chaque fois les associations locales comme Wahid Association et Lignes Parallèles se mobilisèrent. Et la ZUP forma la plupart des militants des JALB, cette organisation lyonnaise qui tenta de sensibiliser l'opinion publique sur ces tristes affaires. Les discours les plus militants parlent d'un "patrimoine commun de luttes liées aux crimes racistes et sécuritaires"43. Limitons quant à nous ce propos à une sensibilité spécifique des jeunes immigrés liée à ces expériences. La dramatisation du fait divers est lié à un récit qui rappelle d'autres faits divers : du lien social se fonde sur cette mémoire qui renvoie à une histoire partagée. Témoignage d'un jeune émeutier dans une émission de FR3 : "C'était trop car ça aurait pu arriver à n'importe qui dans le quartier ! Cela devait arriver un jour car les flics n'arrêtait pas de nous provoquer. Mais on a été tout de même surpris que ça arrive comme ça à côté de chez nous. C'était trop car on arrivait pas à y croire. En plus Thomas, il était handicapé et il n'avait jamais fait de mal à une mouche. On n'a pas réfléchi, on ne s'est pas réuni, mais même ceux qui avaient quitté la cité se sont retrouvés avec nous parce qu'on savait tous qu'il fallait faire quelque chose." Le fait divers déchaîne brusquement les passions car "il parle à son public en mettant en scène le scandale du réel et l'ambivalence de la condition humaine dans une rencontre avec le destin : quelque chose arrive qui aurait très bien pu ne pas arriver, quelque chose qui mêle la distance à la proximité, quelque chose qui surprend mais qui devait arriver un jour, quelque chose qui ne concerne pas directement les membres du public même si chacun pense que cela se passe pour lui."44 43 44 Quo Vadis, journal de l'agence Im'média. Eté 1993. Ralph Steed, Making news-iteni, Ed Borman, USA 1987. 98 Ce qui caractérise le modèle d'information du fait divers, c'est donc que son public peut se le réapproprier alors même que la notion de vitesse des médias donne un caractère fugitif à tout événement. La rumeur prend le pas sur l'information et les commentaires des uns et des autres ravivent les mémoires et permettent de mobiliser. Mais pour en venir aux médias, le mode de traitement de l'information relative à la mort du jeune Thomas Claudio et à ses conséquences ne relève t-il pas plutôt du fait de société que du fait divers ? Journaliste et enseignant au CFPJ, N. Beau évoque une continuité dans la construction du fait divers et du fait de société. " Le fait divers touche directement un public restreint tandis que le fait de société, souvent plus spectaculaire, mobilise un plus large public. Mais de la même manière, on expose les faits en jouant sur des effets escomptés sur le public. La mise en scène des contradictions et la dramatisation d'un aspect excessif de l'événement doivent permettre d'éveiller l'intérêt du lecteur. Il doit se sentir concerné par cette actualité même s'il ne participe pas aux grands événements qui font l'Histoire avec un grand "H" . Au fond le fait de société n'est rien d'autre qu'une consécration du fait divers : la petite histoire prend la dimension d'un phénomène de société. De fait, une certaine trame de la mémoire collective des jeunes de Vaulx-en-Velin devient publique au lendemain des événements d'octobre 1990 comme l'exprime un ancien militant vaudais du "mouvement beur". "Depuis dix ans on s'évertuait à dire que le vrai problème à Vaulx comme ailleurs dans d'autres cités, c'est la police ! Mais on en restait à compter les victimes des bavures tandis que les DSQ, les hommes politiques et les antiracistes écrivaient l'histoire à notre place. Mais les événements nous ont donné raison. La presse aussi, du moins dans un premier temps." L'opposition évoquée plus haut entre deux visions du fait divers qui nous renvoie à des trames distinctes de l'histoire locale prend ici toute sa signification. - Pour les uns, en particulier les acteurs institutionnels et politiques, garant d'une histoire locale officielle, la réduction du fait de société au fait divers vu comme artifice permet de ranger l'événement à "l'incident de parcours", de ne pas réduire à la case départ ce parcours qui est l'histoire de la réhabilitation et d'une certaine politique locale : d'où une critique sévère du travail des journalistes, une critique des clichés médiatiques et une obsession relative à "l'image de Vaulx-en-Velin". - Pour d'autres acteurs de l'événement, en particulier les jeunes et leurs associations, le fait divers qui prend la dimension d'un phénomène de société leur permet d'opérer une 99 inversion du sens de l'histoire locale officielle en faisant valoir une autre trame qui jusqu'alors s'inscrivait dans la rubrique des faits divers ou dans certaines pages société qui ne parvenaient pas jusqu'alors à conquérir un large public. D'où la tentation de se constituer comme acteurs de campagnes médiatiques, sinon comme acteurs associatifs, du moins comme auteurs d'un rituel de l'émeute. Au delà du fait divers qui met en scène une certaine ambivalence de la condition humaine, le fait de société dramatise l'ambivalence du politique et du social. Les titres de la presse locale ou nationale sont évocateurs : "Echec à la tour", "l'explosion malgré dix ans d'efforts", "le grand naufrage des idées reçues", "A Vaulx rien n'est réglé" : l'événement suscite de multiples commentaires et les interprétations des uns et des autres suscitent le débat public. Les questions d'ordre public négligées par l'approche urbaine ou culturelle sont posées publiquement. Dépassant la dimension du fait divers qui d'une certaine manière marche au stéréotype, la médiatisation du fait de société et le débat public qu'elle suscite introduit la distance d'une réflexion collective. L'actualité met en scène des acteurs locaux dont les récits sont souvent divergents, construits sur des spatialités et des temporalités qui s'opposent. Le débat public peut inciter ces histoires aux visages multiples et contradictoires à se confronter. Mais au delà de cette dimension, deux écueils guettent la médiatisation du fait de société : - Le premier relève de son lien constitutif au fait divers. Il génère la rumeur mais à l'inverse du fait divers qui laisse s'écouler la rumeur, pour que "l'info avance" comme mous l'avons déjà évoqué, il se nourrit même de la rumeur. - Le second est lié à une thématisation de l'événement qui permet de mettre en phase une dimension éditoriale et politique. A Vaulx-en-Velin notamment, la thème du développement des villes à deux vitesses occupe la scène au détriment du débat public sur les questions d'ordre public. Celles-ci ne sont pas pour autant oubliées : mais comme nous allons le voir avec l'idée du complot, leur rebondissement est lié à la rumeur et à ses rapports avec la presse. 100 ANNEXE AUX RECITS MEDIATIQUES. VAULX-EN-VELIN DANS LA PRESSE ECRITE DE FEVRIER 1993 A AVRIL 1994 : ANALYSE CONTINUE. METHODE Dans la période relative à l'étude nous avons procédé à une revue de presse quotidienne sur Vaulx en Velin. L'exploitation de cette revue de presse se limite à 14 mois: de février 1993 à avril 1994. Le choix des limites de cette période est lié à deux thèmes d'actualité qui ont ramené Vaulx-en-Velin à la une des journaux. Il s'agit : - d'une part, en février et surtout en mars 1993, de faits divers liés au trafic de drogue . Ils sont médiatisés comme des illustrations d'un fait de société, "la dérive mafieuse des banlieues", thème d'actualité qui entre dans le cadre d'une montée en affaire au niveau national entre décembre 1992 et mars 1993. - d'autre part, en avril 1994, de nouvelles émeutes à Vaulx-en-Velin et Bron qui sont à l'origine d'une large couverture médiatique. Ces événements spectaculaires ne ramènent pas sur la scène publique le problème de la "ville à deux vitesses" qui avait été mis en avant lors des émeutes d'octobre 1990. Ils sont généralement interprétés par la presse comme des agissements délictueux d'une minorité : c'est le thème du "complot mafieux". Entre ces deux moments de une, alternent des périodes de silence public sur l'actualité vaudaise et des formes d'apparition médiatique plus discrètes. En étalant notre analyse de cette couverture médiatique sur 14 mois, notre but est aussi de mettre en perspective les focales variables du regard public sur Vaulx-en-Velin. Notre revue de presse ne tient compte que de la presse écrite quotidienne, la presse magazine (nationale) n'ayant pas accordé un véritable suivi à l'actualité vaudaise. Huit titres de la presse locale et nationale ont été choisis en fonction de leur couverture de cette actualité: il s'agit localement du Progrès ou Lyon Matin (les rédactions des deux titres sont désormais les mêmes) , de Lyon-Figaro, du Monde Rhône-Alpes ; et au niveau national, du Figaro, Le Monde, Libération (Lyon Libération n'existe plus) L'Humanité et Info-Matin. 101 Contrairement à l'analyse séquentielle précédente, notre analyse de la revue de presse de cette période se veut continue. Si comme l'affirme en mars 1993 le chargé de communication de la municipalité : " Vaulx-en-Velin est toujours dans l'oeil du cyçlone médiatique; malgré tous nos efforts notre image publique est toujours fabriquée de toute pièce par les médias!" il s'agit pour nous de définir précisément les caractéristiques de cette couverture médiatique. N'est-elle que le simple prolongement de la couverture des émeutes de 19990 ? Ou bien les médias ont-ils modifié leurs modes de traitement de cette actualité après les critiques dont ils ont été l'objet ? Quels sont les rôles respectifs de la presse locale et de la presse nationale ? L'actualité vaudaise est-elle un véritable enjeu d'information auquel on accorde un suivi ? Les différentes rubriques font-elles une part à de nouvelles sources d'informations liées à de nouveaux rôles de médiation locale ? Deux-cent quatre-vingt-dix articles ont ainsi été répertoriés. Précisons que tous ces articles ont une longueur minimum d'un feuillet (nous n'avons pas traité les brèves) et que nous nous sommes limités à six rubriques qui renvoient chacune à des modes de traitement particuliers de l'actualité : Société, Faits-Divers, Politique, Urbanisme, Education, Economie. Précisons que toutes ces rubriques n'apparaissent pas toujours comme telles dans les journaux que nous avons retenus : notre découpage tend à rendre lisible des modes de traitement communs au delà des différences de classification des nouvelles ( par exemple, pour certains titres, l'éducation et l'urbanisme sont rangés dans les pages Société mais par souci de lisibilité de l'actualité vaudaise nous les avons distingués ). Par ailleurs, nous n'avons pas tenu compte des rubriques culturelles et sportives dont le traitement par la PQR ne présente pas d'intérêt pour notre étude (pour des titres locaux comme Le Progrès, le suivi de l'actualité sportive locale, notamment les concours de pétanque, représente près de 60% du volume rédactionnel accordé à Vaulx-en-Velin) et nous avons regroupé dans la catégorie "autres" ou "divers", quelques articles consacrés aux médias, la santé... etc. Ces rubriques regroupent différents thèmes d'actualité qui nous renvoient à ce que les journalistes appellent des "angles de traitement". Nous les avons classés comme suit: 1 SOCIETE 2 POLITIQUE 3 F.DIV. 4 EDUC. 5 URBA. 6 ECO. 7 DIV. Drogue A Pol ville A Rodeo A Form A Log A CommA Média A Exclusion B Pol local B Vol B Lycée B Amgt B Empl.B Santé B Jeune/Imgr C Disposit C Violen C Violen C Serv.0 Chôm.0 Image C Emeute D Police D TranspD Demog.D Violen/rac.E Drog E Entrep.E Arrest F Mvt socF 102 103 104 2- Commentaires: Le volume rédactionnel global consacré à Vaulx-en-Velin est important : 290 articles en quinze mois, soit une moyenne de plus de cinq articles par semaine. Aucune autre commune de l'agglomération lyonnaise ne connaît une telle couverture médiatique. Mais il faut préciser qu'une bonne moitié du volume rédactionnel est concentré sur quatre mois ( mars, avril, juin 1993 et avril 1994). Nous repérons d'emblée le contraste entre la couverture de la presse locale et celui de la presse nationale. - La presse locale, avec plus de 84% du volume rédactionnel, a une importance centrale. Elle semble opérer un véritable suivi de l'actualité vaudaise, ce qui apparaît comme un changement de perspective par rapport aux années 80. Il nous faut néanmoins distinguer Le Progrès des autres titres et souligner le contraste entre presse de proximité et presse de ville au sein de la presse locale. Plus de 80% de la couverture médiatique sur Vaulx-en-Velin est assurée par Le Progrès : pour ce titre qui est localement le plus vendu, l'actualité vaudaise est devenue un enjeu d'information qui alimente une chronique régulière. Ce qui n'est pas le cas pour les autres journaux locaux. - La presse nationale n'accorde qu'une importance minime à l'actualité vaudaise (15% des articles répertoriés). Le monde joue un rôle moteur et on peut penser que le relais local du Monde Rhône-Alpes favorise cette situation. En revanche, des titres comme Libération et L'Humanité n'accordent plus de place à cette actualité en dehors des moments forts de campagne médiatique : la disparition de Lyon-Libération et des pages Rhône-Alpes de L'Humanité est sans doute un élément d'explication. Le Figaro se distingue de Lyon-Figaro et ne traite de Vaulx-en-Velin que lors des événements spectaculaires d'avril 1994. Notons d'ailleurs que l'essentiel de la couverture médiatique de la presse nationale est concentré sur cette période. 106 108 109 2- Commentaires Les graphiques des pages précédentes mettent en perspective: − Une importance marquée de la rubrique Société. C'est au travers de celle-ci que l'actualité des banlieue est le plus souvent traitée au cours des années 8045 et ce sont les journalistes attachés à cette rubrique qui couvrent le plus largement les événements d'octobre 1990 à Vaulx en Velin. Les modes de traitement sont le reportage et l'enquête dans la perspective d'une mise en scène d'un "fait de société", d'un événement symbolique qui se définit avant tout par ses implications sociales, politiques ou culturelles. Environ 22% des articles publiés entre février 1993 et avril 1994 par les titres que nous avons répertoriés entrent dans le cadre de ces modes de traitement. Précisons néanmoins que seul 5% de ces articles font l'objet de la "une". − Une primauté de la rubrique politique. Plus de 29% des articles répertoriés entre dans ce cadre; 3% sont des éditoriaux et plus de 10% font l'objet de la "une". L'importance de cette rubrique met en perspective la dimension politique du malaise des banlieues qui semble désormais primordiale : Vaulx-en-Velin apparaît comme une référence pour un débat politique qui se joue au niveau local et national. − Le fait divers, tout en gardant une certaine place dans les modes de traitement de l'actualité vaudaise ne concerne guère plus de 14% des articles répertoriés. Précisons que nous n'avons pas retenu les brèves dans notre sélection alors que nombre de faits divers sont ainsi traités. − L'urbanisme et l'économie apparaissent comme deux rubriques qui se développent. Ces modes de traitement de l'actualité vaudaise ne bénéficient pas de la régularité des rubriques Politique et Société. − La rubrique éducation et les autres modes de traitement restent minoritaires. 45 Se référer à : Alain Battegay et Ahmed Boubeker. Les Images publiques de l'immigration", L'Harmattan, 1993. 110 Pour ce qui concerne la presse nationale, Aucune rubrique d'actualité ne fait l'objet d'un traitement régulier. La rubrique Société avec plus de 55% des articles est centrale. La rubrique Politique (26%) prend de l'importance. Les autres rubriques restent très minoritaires, ou inexistantes. L'absence notable d'articles économiques est d'autant plus significative d'un désintérêt pour l'actualité vaudaise que c'est la presse nationale qui avait mis l'accent sur la thématique du " développement des villes à deux vitesses." Pour ce qui concerne la presse locale, Le Progrès donne le ton. Toutes les rubriques mis à part l'éducation font l'objet d'un traitement régulier. Notons la place de la rubrique Politique qui avec plus de 29 % des articles est nettement plus importante que la rubrique Société (18%). L'ordre des priorités est donc différent de celui de la presse nationale. Le fait divers qui est traditionnellement la base de la PQR reste un mode de traitement marqué de l'actualité vaudaise (15,5%). Les rubriques Urbanisme et Economie font l'objet d'un suivi. 111 1 SOCIETE 2 POLITIQUE 3 F.DIV. 4 EDUC. 5 URBA. 6 ECO. 7 DIV. Drogue A Pol ville A Rodeo A Forma.A Log A CommA Média A Exclusion B Pol local B Vol B Lycée B Amgt B EmpI.B Santé B Jeune/imgrC Disposit C ViolenC Violen C Serv.0 Chôm.0 Image C TranspD Demog.D Emeute D Police D Violen/rac E Drog E Entrep.E Arrest F Mvt socF 115 2- Commentaires. Les thèmes de l'actualité vaudaise de février 1993 à avril 1994. Les graphiques ci-dessus nous permettent de distinguer divers angles de traitements de l'actualité vaudaise au sein de chaque rubrique: A- Les thèmes par rubriques Pour les rubriques société: - Les incidents spectaculaires (émeutes ou 1D sur les graphiques) ont une place centrale dans les rubriques Société ( près de 50% du volume rédactionnel). On peut penser que les événements d'avril 1994 sont déterminants : nous étudierons plus loin leur couverture médiatique. - Les questions relatives à une "dérive mafieuse des banlieues" (drogue ou lA sur les graphiques) ou au développement de "villes à deux vitesses" (exclusion ou 1B) apparaissent comme les deux autres thèmes récurrents des rubriques Société. − En revanche, les questions liées aux jeunes ou à l'immigration (Jeune/ Imgr ou 1C sur les graphiques) et celles liées aux problèmes de cohabitation et de violence raciste (violent / race. ou lE sur les graphiques) qui ont été au centre de la médiatisation des banlieues au cours des années 80, n'apparaissent plus comme des angles de traitement de l'actualité vaudaise. Pour les rubriques Politique. − Les questions liées au jeu politique local (2B sur les graphiques) priment largement sur celles relatives à la politique de la ville (2A) . − Le suivi de l'actualité des dispositif locaux de gestion du problème des banlieues (Disposit ou 2 C) a une place nouvelle dans les pages politiques. − Pour les faits-divers: − Les vols ( 3B) sont traditionnellement les faits-divers les plus suivis par la presse locale. On constate que cette primauté se trouve désormais disputée par "les rodéos" (3A) faits-divers spécifiques aux banlieues. − Le suivi des interventions de police (3D et 3F) n'occupe qu'une place secondaire dans ces pages. − Les faits divers liés aux affaires de drogues ( 3E) et aux incidents violents (3C) sont rares. On peut en conclure que cette actualité devient un monopole des pages Société. 116 Pour les rubriques Éducation. − Les questions liées à la formation (4 A) sont le principal angle de traitement des rubriques éducation. -Le problème de la violence dans les établissements scolaires (4 C) dont le mode de traitement rejoint celui des pages Société occupe une place centrale dans cette rubrique. La question d'un lycée à Vaulx-en-Velin reste un thème récurrent. Pour les rubriques Urbanisme. - Les question relatives à l'aménagement ( 5B ), notamment la restructuration du centreville de Vaulx-en-Velin sont le principal angle de traitement. - Les réhabilitations de logement ( 5 A ) et les problèmes suscités par ces opérations donnent lieu à un certain suivi médiatique. − La question des équipements comme les services publics (5 C) prend une importance croissante. - Les problèmes de transport (5D) ne suscitent pas l'intérêt des journalistes. Pour les rubriques Économie. − Le problèmes des commerces vaudais (6 A ) qui a été largement traité lors des émeutes d'octobre 1990 reste le principal angle de traitement relatif à l'économie vaudaise. − Les questions relatives à l'emploi (6 B ) ne suscitent guère l'intérêt de la presse qui traite d'avantage ces questions sous l'angle du chômage (6 C ) − Les questions relatives à la démographie (6 D ) font l'objet de quelques articles. − Les entreprises vaudaises (6 E ) et les mouvements de salariés (6 F) occupent en revanche une place importante dans ces rubriques Économie. Pour les autres thèmes. Le regard des médias sur eux mêmes (7 A ) est un autre aspect de l'actualité vaudaise. Les questions relatives à la santé (7B ) ou à l'image de Vaulx-en-Velin ne font l'objet que de très rares articles. B- Les thèmes par titres. − Les émeutes et la drogue sont les deux thèmes essentiels des rubriques société de la presse nationale. Celle-ci traite de Vaulx-en-Velin avant tout pour couvrir les événements spectaculaires d'avril 1994 : 37% des articles des rubriques société commentent ces émeutes. Quant aux affaires de drogue à Vaulx-en-Velin dans le cadre de la couverture nationale d'une "dérive mafieuse des banlieues", elles concernent 11% des articles de la même rubrique. Les rubriques politiques se font parfois l'écho des déclarations du maire 117 de Vaulx-en-Velin dont la notoriété politique est désormais nationale mais ce sont surtout les illustrations locales de la politique de la ville qui suscitent l'intérêt des journalistes. Les autres thèmes de l'actualité vaudaise sont réduits a quelques rares articles. Seul le journal L'Humanité se distingue des autres titres en accordant un suivi irrégulier aux questions liées à l'exclusion et au chômage. - Pour la presse locale, on doit faire la distinction entre la couverture du Progrès et celle des autres titres. Lyon-Figaro et Le Monde Rhône-Alpes se font l'écho du jeu politique locale, mais la politique de la ville ne suscite guère d'articles. Pour les rubriques société, ces deux titres locaux prennent pour modèle la presse nationale en se focalisant sur les affaires de drogue et les émeutes. Les autres thèmes de l'actualité vaudaise sont rarement couverts : Lyon Figaro se fait l'écho de quelques faits divers liés à des vols ou des rodéos et des problèmes sociaux dans les entreprises vaudaises ; Le Monde Rhône-Alpes accorde quelques articles aux questions d'aménagement et aux problèmes de la violence dans les établissements scolaires. Tout autre est la couverture vaudaise du Progrès. Le journal joue à la fois sur une tradition du fait divers, sur une adaptation aux modes de traitement de la presse nationale notamment pour les pages société et sur un journalisme de proximité qui lui permet d'opérer un véritable suivi de l'actualité vaudaise. Les différents thèmes que nous avons retenus sont autant d'angles de traitement que l'on retrouve dans Le Progrès. 1 SOCIETE 2 POLITIQUE 3 F.DIV. 4 EDUC. 5 URBA. 6 ECO. Drogue A Pol ville A Rodeo A Form A Log A Comm A Média A Exclusion B 7 DIV. Pol local B Jeune/imgr C Disposit C Vol B Lycée B Amgt B EmpI.B Santé B Violen C Violen C Serv.0 Chôm.0 Image C Emeutes D Police D Violen/Rac.E Drog E Arrest F Transp D Demog.D Entrep.E Mvt soc F 119 1 SOCIETE 2 POLITIQUE 3 F.D1V. 4 EDUC, 5 URBA. 6 ECO. Drogue A Exclusion B Pol ville A Rodeo A Vol B Form A Lycée B Log A Amgt B Com A Média A Empl B Santé B Violen C SPP C Chôm C Image C Emeutes D Violen C Police D Trpt D Demog D Violen/Rac E Drog E Entrep E Arrest F Mvt so F Pol local B Jeune/Imgr C Disposit C 7 DIV, 126 2- COMMENTAIRES. AVRIL 1994: LE RETOUR DE VAULX-EN-VELIN À LA UNE DES MÉDIAS. Avril 1994 est un moment clef dans la médiatisation de Vaulx-en-Velin. Des faitsdivers tragiques qui entraînent une confrontation violente entre jeunes et policiers ramènent à la une de l'actualité la scène d'octobre 1990. Largement critiquée pour sa couverture des événements d'octobre 1990, comment la presse a-t-elle traité cette actualité? -Les articles consacrés à Vaulx-en-Velin au mois d'avril 1994, constituent 30% des articles répertoriés par notre revue de presse entre février 1993 et avril 1994. Plus de 40% font l'objet d'une une. Nous avons par ailleurs noté qu'une dizaine d'autres titres (presse généraliste, magazine ou économique) ont accordé plusieurs articles à ces événements. RUBRIQUES ET ANGLES DE TRAITEMENT. Le Progrès consacre quelques articles à des faits-divers et au grand projet urbain de Vaulx-en-Velin au début du mois d'avril, mais entre le 15 et le 27 du mois, période où l'attention publique se focalise sur des événements spectaculaires, l'actualité vaudaise, pour la presse locale comme pour la presse nationale se limite essentiellement aux rubriques Politique, Faits-divers et Société (Economie: deux article sont consacrés au problème de l'emploi le 24 et le 27) -Les rubriques Faits-divers se font l'écho des rodéos ( Le Progrès, Libération, Le Figaro, Lyon Figaro). -Les rubriques Société sont axées sur des reportages tout en images sur les incidents avec des titres évocateurs: " La mort en bout de course", " Cache-chasse dans la nuit". Ou sur des enquêtes orientées sur le thème du "complot mafieux": " A qui profite le crime? ", "Banlieues: casses gratuits ou organisés." -Les rubriques Politique sont essentiellement centrées sur les réactions des élus locaux. Le thème du "complot mafieux" est mis en avant par des déclarations publiques : "Maurice Charrier dénonce des forces dont le but est de déstabiliser." "Violences orchestrées pour élus consternés". A.Pour la presse nationale. 127 Contrairement aux événements d'octobre 1990, la presse nationale n'accorde qu'une couverture modeste à ces événements (22 articles dont 5 une). Sans doute faut-il y voir une lassitude des journalistes liée à la répétition de ce type d'actualité, des enjeux limités au niveau national, des difficultés de positionnements suite aux critiques publiques de la couverture des problèmes de banlieue. Une autre explication est liée à la disparition du relais des titres nationaux délocalisés comme Lyon Libération et L'Humanité RhôneAlpes. - Libération ne consacre que cinq articles à ces événements dont le premier n'est publié que trois jours après le début des troubles. Tous ces articles sont publiés dans les pages Société : deux sont traités comme des grosses brèves qui relèvent du petit faitdivers; deux autres se font l'écho des initiatives et des déclarations des élus locaux sur "un complot mafieux", le seul article qui corresponde à un mode de traitement Société est une enquête qui accrédite la thèse du complot: "Flambée de violence méthodique autour de Lyon." - Le Monde accorde deux articles à ces événements à partir du 17 avril. Deux reportages-enquêtes dont l'un situe ces événements "Sur la voie tragique des banlieues" tandis que l'autre titre sur "L'Est lyonnais sous tension préméditée"; un article sur les réactions des élus (thème du complot) - Info-Matin : deux articles. Un article, court selon le style du journal, qui rapporte les faits en titrant sur des "violences orchestrées". Une enquête Société sur les difficultés de représentation des banlieues. - L'Humanité : Neuf articles. Trois reportages-Société sur "Deux nuits de violence et de casse". Un fait-divers sur les rodéos. Cinq articles sur les réactions des élus et sur les manifestations organisées par les municipalité de Vaulx-en-Velin et Bron. - Le Figaro. Six articles. Trois enquêtes et reportages Société axés sur le thème du complot et mettant l'accent sur "Le nouveau profil des casseurs". Trois articles sur les réactions politiques locales. - Pour la presse locale. Les événements d'avril à Vaulx-en-Velin et Bron apparaissent comme un enjeu local d'information. La presse locale se mobilise largement dès le 15 avril. Elle joue sur des modes de traitement Société qui tendent à donner une portée nationale à ces événements comme en octobre 1990 et en les inscrivant dans le cadre d'une "dérive mafieuse des banlieues". Ce thème qui prolonge la problématique du développement de "la ville à deux vitesses" qui a déjà suscité de larges débats publics et politiques au niveau national tend à mettre en avant certaines responsabilités délictueuses dans le problème des banlieues. La couverture de la presse locale insiste dès lors sur un "complot" qui serait le fait de bandes organisées de délinquants. Les articles qui se font l'écho des déclarations politiques locales parlent même d'attentat. Les initiatives publiques des municipalités de Bron et de 128 Vaulx-en-Velin touchées par la destruction d'équipements publics tendent à donner un rôle actif aux élus dans la campagne médiatique un rôle qui tranche avec la position de simple interlocuteur des médias qui était la leur en octobre 1990. Le thème du complot avait déjà été évoqué à l'époque par le maire de Vaulx-en-Velin mais le cadrage national sur le malaise des banlieues avait minorisé ce propos. On peut supposer que le rôle prépondérant de la presse locale, vu ses rapports de proximité avec les élus des banlieues lyonnaises, a été le vecteur d'une médiatisation sur le thème du complot mafieux des événements d'avril 1994 à Vaulx-en-Velin et Bron. - Le Monde Rhône-Alpes. Quatre reportages-Société sur le thème du complot. Deux faits divers: rodéo et arrestation d'un "casseur". Une interview du maire de Vaulx-enVelin: "Maurice Charrier: nous sommes à l'orée de l'américanisation de la société." - Lyon-Figaro : Neuf articles. Deux reportages sur la "Flambée de violence dans les banlieues" ou les journalistes mettent l'accent sur le dispositif policier. Un fait divers sur un rodéo. Six articles sur les réactions et les initiatives politiques locales: "Charrier mobilise contre la violence". - Le Progrès. C'est le titre qui consacre la plus grande place à ces événements (49 articles). Le mode de traitement fait-divers (cinq articles) est largement supplanté par les enquêtes et reportages société (18 articles). La couverture du Progrès qui opère les relances donne le ton de la campagne médiatique. "A qui profite le crime ?" "Qui manipule les casseurs ?" "Ne pas accepter cette haine qui monte..." Les articles politiques (19) insistent sur la solidarité entre pouvoirs publics, élus locaux et policiers et sur une version commune d'un "Sabotage des efforts contre la désespérance." Le Progrès met aussi l'accent sur les initiatives publiques et politiques de "Mobilisation contre la violence." 129 IV LES RUMEURS RUMEURS ET COMPLOTS VAULX-EN-VELIN 1990-1994 "La rumeur, en effet, est obsédée par les dessous et les bas-fonds : elle nous renvoie sans cesse à une thématique du pouvoir occulte (...) Une lèpre ronge les dessous de la cité (...) Dès le départ le mythe est gorgé d'une richesse sociologique prodigieuse et tout le pousse à s'incarner : il ne dispose pas simplement du décor quotidien et de la véracité que confirment sans cesse les mass-médias, c'est aussi les mass-médias et le décor quotidien qui l ' i n c i t en t à s'incarner..." (Edgar Morin. La Rumeur d'Orléans) 130 1 RUMEUR DE LA GRAPPINIÈRE ET RUMEUR DIJ COMPLOT I- 1 : LA RUMEUR DE LA GRAPPINIÈRE Les rumeurs les plus folles circulent dans le quartier de la Grappinière au second jour des émeutes d'octobre 1990. La veille, des incidents n'ont pas causé beaucoup de dégâts dans le quartier, mais les commerçants sont convaincus qu'ils sont la prochaine cible des émeutiers et ils parlent publiquement d'organiser la résistance. Le Mas-du-Taureau est un quartier voisin mais nul ne peut répondre précisément sur l'origine de l'information relative à la menace des émeutiers. Les uns font référence à l'important dispositif policier du quartier qui "n'a pas été mis en place pour rien"; les autres évoquent certaines indiscrétions provenant de mystérieuses relations bien informées. Mais le plus souvent, c'est le passé de la Grappinière dont nous avons parlé dans le chapitre précédent et une mémoire collective des habitants qui donne un sens à ces allégations. Enquêtant pour le journal Politis, j'avais à l'époque rencontré des habitants qui avaient le projet d'organiser chaque soir des patrouilles de surveillance. On ne trouvait pas en fait de véritable leader d'opinion dans le groupe, du moins d'après les dires de chacun et pour ce que j'ai pu en juger sur place. Au cours des deux réunions de crise auxquelles j'ai assisté avec une vingtaine de personnes, parmi lesquelles une majorité de commerçants, aucune personnalité ne parvenait à imposer une démarche cohérente. Tous les discours pouvaient être à l'ordre du jour: diatribe contre les étrangers, appel à l'autodéfense, dénonciation du laxisme policier ou déclaration de confiance en la politique du maire. Un clivage était néanmoins très net, entre les anciens de la Grappinière qui avaient déjà connu une crise semblable à la fin des années 70 et entre ceux qui s'étaient installés plus récemment dans le quartier. Le débat, toujours très passionnel, s'opérait en fait surtout entre les membres du premier groupe, tandis que les autres, minoritaires en nombre, se contentaient de prendre parti pour les orateurs qui à tour de rôle se partageaient un temps de parole. Mais lorsque en fin de réunion il s'agissait de se décider pour une action - création d'une milice, élection d'un porte parole, envoi d'une délégation à la mairie - c'est toujours les nouveaux habitants qui tentaient de calmer les esprits quelque peu échauffés pour chercher un consensus sur une solution au problème. Mais il n'y parvenaient jamais car à chaque réunion, c'est toujours à ce moment précis que la plupart des anciens qui semblaient divisés se liguaient contre les nouveaux venus, leur reprochant de ne pas comprendre la gravité de la situation. Un dialogue dont les auteurs me sont restés anonymes illustre ce propos : 131 -Mr "Bob" (c'est ainsi que ses voisins l'interpellent) fait visiblement parti du groupe des anciens. Il se targue d'habiter à la Grappinière depuis 25 ans et de connaître "tous les petits truands du quartier qui empoisonnent la vie des gens honnêtes". Il prétend connaître beaucoup de monde. Et selon ses dires, son savoir est tout aussi étendu. Il sait que ce n'est pas la peine de compter sur la police qui "ne fait rien depuis 1981 ". Il sait qu'on ne peut pas faire confiance au maire vu qu"'il est proche des Maghrébins". Il sait qu'ils vont attaquer la Grappinière ce soir ou demain "parce que tout recommence comme avant et que ça devait arriver : ça me fait peur mais ça confirme ce que je pensais. Parce que je l'ai toujours su!" Il sait enfin que ce n'est pas la peine de faire des tours de garde les mains vides devant les magasins "parce que le quartier est déjà envahi et que la pègre va tout casser; même la santé de ceux qui cherchent à protéger leur bien". M. "Paul", est apparemment un nouveau locataire de la Grappinière. Il interpelle M. "Bob". - Mr P. Il faut pourtant faire quelque chose. Le but de la réunion c'était la mise en place de patrouilles de surveillance. Je propose qu'on passe au vote et que tous ceux qui ont un véhicule s'inscrivent sur la liste pour qu'on organise les tournées. Il faut aussi définir les parcours... -M. B. Moi je veux bien être de toutes les patrouilles. Mais pas les mains vides ! Si vous n'avez pas un fusil Mr P, vous pouvez rester chez vous ! -M. P. Il ne faut pas jouer le jeu de la violence. Pour les armes, il y a la police. Nous devons coopérer avec la police. -M. B. On voit que vous ne connaissez pas encore le quartier. Vous savez pourtant que les flics ne se déplacent même pas lorsqu'on leur signale un truand en flagrant délit. Alors vous pensez, si la pègre débarque à 200 unités ! -M. P. Cessons de parler pour ne rien dire, nous ne nous sommes pas réunis pour rien ! Qu'allons nous faire pour répondre à la menace et protéger notre bien ? Concrètement, que proposez-vous pour nous organiser ? M. B. Qu'on s'organise précisément ! Il faut faire savoir dans tout le quartier qu'ils vont attaquer ce soir ou demain ! 132 Lorsque M. B. répond à M. P., il le toise ou il jette des regards complices à d'autres membres de l'assistance. Ces regards remettent le nouveau venu à sa place en lui montrant qu'il ignore tout du passé et du savoir de ceux qui composent le groupe, un savoir sur lequel s'est érigé le clin d'oeil de la rumeur. M. P. est un néophyte, sa volonté de trouver une réponse concrète au problème prouve qu'il n'est pas totalement impliqué dans la vérité révélée de la rumeur et il ne sait pas que la transmission de celle-ci est une profession de foi qui se suffit à elle-même. Les cadres de référence qui permettent de croire en la rumeur sont différents pour les deux hommes. Pour M. P., c'est l'urgence d'une réponse à la menace et la recherche du soutien d'un groupe pour "protéger son bien" qui motive son acceptation. M. B. en revanche, même s'il n'échappe pas lui aussi au sentiment d'inquiétude lié à la menace, reconnaît que la rumeur conforte ses pressentiments : "je l'ai toujours su !" dit-il. Comme si la rumeur n'était que la réactualisation d'une vieille histoire qui lui permet d'ancrer ses soupçons dans la réalité, de légitimer sa perception des événements et de retrouver un ordre caché derrière le hasard. Lorsque M. B. et les anciens de la Grappinière prononcent un mot comme "la pègre", un mot qu'ils ne cessent de répéter à longueur de discours, on sent que ce mot prend le sens d'un symbole qui échappe au néophyte. En fait si l'assistance ne parvient pas à s'entendre sur une action commune, c'est qu'il y a un malentendu entre les uns et les autres. Tandis que les nouveaux venus s'emparent de la rumeur pour communiquer et échanger de l'information dans une perspective stratégique, les anciens se contentent d'échanger de l'expression et de chercher à élargir le cercle du groupe. Comme si la rumeur elle-même était la fondation du groupe et que plus son public s'élargissait, plus la version de la réalité dont elle témoigne devenait incontestable. 133 I-2 : LA RUMEUR DU COMPLOT Le maire de Vaulx-en-Velin a toujours eu des relations privilégiées avec certains habitants de la Grappinière. Le parti communiste s'est investi très tôt dans ce quartier le plus ancien de la ZUP. Quatre jours après le début des émeutes d'octobre 1990, la thèse du complot est évoquée. "je connais les jeunes Vaudais, je sais qu'ils sont capables de se mettre en colère, mais d'en arriver au point d'aujourd'hui, je dis que c'est une pègre". Toute la presse locale se fait l'écho de ces déclarations le 10 octobre : "haro sur les meneurs" titre Lyon-Figaro ; "Derrière la révolte, la main des agitateurs" pour Le Progrès "Le maire communiste de Vaulx-en-Velin met en cause des agitateurs extérieurs" titre le Monde Rhône-Alpes. La rumeur vaudaise reprend cette information. "On" parle d'extrémistes politiques qui chercheraient à déstabiliser la municipalité communiste ; ou d'une stratégie du gr and banditisme qui aurait trouvé refuge dans la banlieue lyonnaise et qui aurait été déstabilisé par la réhabilitation ; ou encore des motards en colère dont le rassemblement annuel à Neuville-sur-Saône a été interdit... Mais à l'origine même de cette thèse du complot, la rumeur est déjà à l'oeuvre. Quelles sont les bases des allégations de l'équipe municipale ? - le témoignage d'habitants anonymes, parmi lesquels reconnaît la municipalité, des habitants de la Grappinière. Les uns auraient repéré des voitures munies de CB durant les manifestations. Les autres auraient vu des meneurs cagoulés et munis de barre de fer - Un mystérieux rapport des Renseignements généraux dont nul ne retrouvera la trace et qui ferait référence à un cortège de nombreuses voitures immatriculées dans des départements limitrophes. La rumeur est en route. Le 12 octobre, le préfet de région Jacques Monastier se fait aussi porte-parole de cette thèse du complot. "La préfecture contre-attaque" titre Lyon Figaro : "Après la spontanéité des premiers jours, déclare le haut fonctionnaire, on est passé à des groupes de dix à trente individus organisés et très mobiles. " Le préfet qui pense à un complot criminel "pour déstabiliser la police" n'exclut pas l'hypothèse de trafiquants de drogue, " même si cette seule explication parait excessive". Quant au préfet délégué à la sécurité, Michet Diefenbacher, il voit aussi "la main du milieu lyonnais" derrière l'agitation des banlieues. D'autres élus de communes proches s'associent à cette version des émeutes. Porte-parole du PS et maire de Bron, J.-J. Queyranne soupçonne une manœuvre pour déstabiliser l'État socialiste et il dénonce aussi "ces bandes d'agitateurs plutôt liés à des milieux professionnels de la délinquance". 134 I-3:-LE COMPLOT VU DE LA GRAPPINIÈRE Le jour même de la publication dans la presse locale des déclarations du maire, un article de Lyon-Matin donne une dimension médiatique à la rumeur de la Grappinière. Titre: "De la rumeur à l'angoisse". Avec en exergue le témoignage d'un habitant : "ils ont promis de venir faire exploser le centre commercial de la Grappinière dans la soirée. Il n'y a plus rien à casser au Mas-du-Taureau, ils vont venir ici, c'est sûr !" La publication de cet article dans le contexte d'une campagne politique de dénonciation du complot redonne de la vigueur à la rumeur de la Grappinière. Le mot "pègre" utilisé par le maire a ici une résonance particulière. Au delà d'une vieille réputation d'un quartier de la délinquance liée à des faits divers et aux affrontements entre jeunes et policiers à la fin des années 70, la Grappinière est aussi connue pour le grand banditisme. Quelques habitants de ce quartier ont en effet défrayé la chronique pour leurs relations avec le milieu lyonnais, notamment le gang des postiches et le clan Vacarizi. Dès lors toute une trame de l'histoire de la Grappinière en lien avec la page des faits divers rejoint l'actualité de l'émeute vaudaise. Le mot pègre qui avait fini par désigner la petite délinquance retrouve son vrai sens et l'usage ambigu du terme "casseur" qui devient à la mode dans le discours des élus politiques et de la presse permet de désigner une alliance hypothétique entre la petite délinquance et le milieu. Alors que le maire témoigne de sa vision des émeutes " je les (les jeunes : NDLR) ai vus se replier de la fenêtre de mon bureau et se faire renvoyer face aux policiers par des adultes" (Lyon-Figaro, 10 octobre), au bistrot de la Grappinière, le même jour, d'autres témoins prétendent avoir identifié des meneurs comme des proches d'anciens parrains du quartier. La rumeur s'accompagne d'un cortège de témoignages et de preuves et elle constitue alors un système explicatif cohérent à une multiplicité de faits épars liés à l'actualité et à une trame de la mémoire locale. En octobre 1990, je n'ai pas pu rencontrer à nouveau les membres du groupe qui avaient le projet d'organiser des patrouilles de surveillance. Une méfiance à l'égard de la presse était désormais affichée. Mais en octobre 1994, un habitant du quartier qui a participé à l'époque à toutes les réunions témoigne : " Avec les articles dans la presse, ceux qui étaient les moins déterminés et qui avaient peur de représailles ont quitté le groupe. Ce sont surtout les commerçants qui voulaient s'organiser en milice. Ils avaient des liens avec les commerçants du Mas-du-Taureau et surtout avec ceux du village. On pouvait donc compter sur d'autres soutiens. Mais une réunion à la mairie 135 a calmé le jeu. Les pouvoirs publics ont pris la menace au sérieux et le représentant du préfet nous a donné l'assurance d'un quadrillage policier du quartier. Le commissaire lui même était sur les lieux. C'est pour ça que la quartier n'a pas été attaqué par une masse de casseurs et j'ai moi même été étonné de lire dans la presse que le bureau tabac qui est à 10 m de chez moi avait flambé. Je ne sais pas d'où ils ont sorti cette information ?" I- 4 : LA RUMEUR REJOI NTE PAR L ' I N F O R M A T I O N . Au quatrième jour des émeutes, la presse se fait l'écho d'un déplacement des incidents en soirée vers le quartier de la Pépinière. Ces informations sont démenties par les services de police qui reconnaissent que quelques pierres ont été jetées en direction des policiers mais qu'il s'agissait de manœuvres de provocation opérées par des petits groupes. Les journalistes quant à eux se souviennent "d'une situation très embrouillée où les rumeurs se succédaient" et ceux qui ont parlé d'incidents graves à la Grappinière reconnaissent parfois qu'ils n'étaient pas sur place à 22h30 et qu'ils ont écrit leurs articles dans l'urgence vu les délais de bouclage. Sans toujours pouvoir vérifier les informations livrées par des sources locales. La thèse du complot trouve de nouveaux relais médiatiques. Les journaux télévisés du soir du 10 octobre se font l'écho d'une orchestration des émeutes par le milieu lyonnais. Tous parlent de trafiquants de drogue : ainsi Guillaume Durand, présentateur du journal de la Cinq à 19h45 déclare : "Selon une dépêche de l'Associated Press - une agence de presse venant de Lyon- les événements de Vaulx-en-Velin auraient été commandés par des trafiquants de drogue..." Mais la presse nationale écrite et ses titres décentralisés ne joue pas le jeu. Un éditorial du Monde le 14 octobre dénonce une confusion entre rumeur et information. Titre de l'article: "Quel complot ?" "Disons le tout net : ce n'est pas sérieux et c'est grave !" Le même jour, Lyon Libération, dans un article intitulé "la thèse du complot" écrit : "Quant à la thèse de Vaulx-en-Velin plaque tournante du trafic de drogue, elle ne semble guère susciter d'écho chez le commissaire de la ville". Lyon Libération enquête néanmoins sur ces rumeurs. La rumeur vaudaise parle d'hommes en cagoules porteurs de barres de fer qui apporteraient un soutien aux manifestants. De mystérieuses voitures avec des passagers casqués. De fusils à pompe qu'on aurait vu poindre par des portières. Le 17 octobre, un article de Lyon Libération "Les méthodes masquées de la sureté urbaine" confirme ces rumeurs. Mais en recoupant de multiples témoignages, les journalistes prouvent que les 136 prétendus meneurs sont en fait des policiers de la sureté urbaine. Même des gardiens de la paix, cités dans l'article, reconnaissent que "certains policiers ont dépassés les bornes de la légalité". Lyon Libération cite aussi les déclarations de François Roussely, directeur général de la police nationale, qui confirmerait que les agents de la sureté urbaine utiliseraient des méthodes peu orthodoxes : " les opérations de maintien de l'ordre ne doivent pas se faire le visage masqué par des cagoules. " La plupart des titres de la presse locale et nationale reprennent l'information et une polémique s'engage. Le préfet dénonce "un odieux amalgame" et il précise que si les policiers portaient des cagoules, c'était pour se protéger des gaz lacrymogènes. Mais de fait, la rumeur du complot a débouché sur un débat public sur les opérations de maintien de l'ordre durant les événements de Vaulx-enVelin. Le 18 octobre, le commissaire Mercier, responsable de la section criminelle de la Sureté urbaine de Lyon donne une interview au journal Lyon-Matin. Il reconnaît que dès le 8 septembre, le directeur départementale des polices urbaines a pris la décision d'utiliser les personnels en civil : " pour réaliser des opérations en "flag", nous nous sommes munis d'un équipement adapté aux circonstances." Il évoque une nécessité de mimétisme opérationnel "Pour approcher des groupes d'émeutiers afin de les identifier, et cela explique le port des cagoules." Le même responsable policier, dans une interview à Paris-Match, qualifie de bavardages la thèse des commandos professionnels venus de l'extérieur et manipulés par le milieu : "le milieu n'existe plus à Lyon. La grosse majorité des jeunes que nous avons interpellés habitent la commune... Ils n'ont besoin d'aucun appui pour embraser la cité." La rumeur du complot ne disparaît pas pour autant. Elle change de sens. On se souvient à Lyon des événements des Minguettes et de la rumeur persistante selon laquelle ces derniers avaient été organisés par la hiérarchie policière pour déstabiliser le gouvernement socialiste. Le même scénario se jouerait-il à Vaulx-enVelin ? Au sein de l'institution policière, tout laisse à croire que la rumeur circule ."La haute hiérarchie policière, dans le cadre d'une tentative de déstabilisation du ministère de l'Intérieur aurait favorisé le développement des troubles de Vaulx" : cette déclaration rapportée par la presse émane du Syndicat des commissaires et hauts fonctionnaires de la police nationale, dans le but "d'allumer un contre feu et désamorcer une pure invention malveillante." Il n'empêche: que François Roussely se voit dans l'obligation de prendre son bâton de pèlerin pour visiter les commissariats de la banlieue lyonnaise et rassurer les policiers de base dont les 137 syndicats réclament "la mise en place d'une commission d'enquête afin que toute la lumière soit faite sur les conditions d'intervention." La thèse du complot organisé par la "pègre" ne fait dès lors plus recette dans le discours des hommes politiques locaux. Le Maire de Vaulx-en-Velin déclare : "réduire les événements d la thèse de la manipulation extérieure, c'est vouloir gommer les véritables problèmes de la jeunesse." (Le Monde) 138 I I LE RETOUR DU COMPLOT : LES ÉVÉNEMENTS D'AVRIL 1994 À VAULX-EN-VELIN. RUMEURS ET MÉDIATISATION. II-1 LA RUMEUR DU CHEMIN DU TABAGNON La zone de copropriétés Cervelières-Sauveteur est dans le périmètre du grand Mas. Selon M. Durand, responsable de l'association D'accord, le quartier était en plein développement avant octobre 1990. On avait un quartier bien équipé, une piscine, un tennis, les enfants vont à l'école à pieds, le collège est juste derrière les immeubles, on appréciait vraiment la qualité du cadre de vie et je pensais que le quartier allait prendre de la valeur". Les événements ont été un véritable traumatisme pour les copropriétaires des 1500 logements. L'intrusion de l'actualité a déstabilisé l'équilibre de leur quartier. La tendance déjà latente à une appropriation exclusive de l'espace s'est accélérée: les affichages du caractère privé des lieux se sont multipliés tandis que les dispositifs techniques comme les codes et les interphones marquent la séparation dedans-dehors. Un territoire marqué qui a la particularité d'échapper à ses propriétaires: les chemins leur appartiennent mais ils ne peuvent pas s'opposer à la circulation d'un quidam, ils paient l'éclairage des rues alors que celui-ci est public. Dans une situation de crise, la présence de l'intrus stigmatise le divorce entre l'espace et le territoire imaginaire. Un sentiment de "gangrène spatiale" qui entraîne deux types de réactions : - L'amputation: l'exil chez soi accompagné d'un cortège de plaintes pour exiger une prise en charge des espaces publics par les pouvoirs publics. - Le rejet: une demande de quadrillage du quartier ou la prise en charge de la protection des frontières du territoire, la stratégie du bunker illustrée par le groupe "les Masses silencieuses". Tourné vers les différentes zones de la commune, le quartier n'a plus d'échange qu'avec le village. Les copropriétaires d'origine française évitent tous les espaces publics fréquentés par les immigrés: Continent, installé sur la commune en donnant comme localisation "les 7 chemins", reste la seule grande surface vaudaise où ils s'approvisionnent. Le sentiment de "gangrène spatiale" est d'autant plus marqué que certains immigrés du secteur locatif s'installent désormais dans les copropriétés. "Il y a de nombreux acheteurs qui viennent de la ZUP, explique un responsable d'API, société de transactions immobilières 139 installée à Vaulx quelques temps après les événements d'Octobre. Un F4 en locatif revient à 2500F par mois et à l'achat 250 000F, ce qui avec 90% du coût en crédit fait 2600F par mois." D'après ce spécialiste, les médias seraient à l'origine d'une fluctuation des prix et les événements d'octobre se seraient soldés par une baisse de la valeur des appartements. " La chute des prix s'est fait sentir parce que les acheteurs ont été moins nombreux et que le marché s'est centré sur les Vaudais. Localement les effets de la mauvaise réputation ne se sont pas faits sentir et les transactions sont restées stables. Les prix ont donc baissé, et ils sont si bas qu'ils ne peuvent que remonter. Des marchands de biens se présentent donc sur le marché et ils achètent à bas prix. Ils ont confiance dans l'avenir de Vaulx, commune bien située par rapport à Lyon, bien desservie en voies de communication, et ils font probablement une affaire." Cette chute des prix est bien entendu le principal thème de la complainte des copropriétaires. Mais les intentions affichées de quitter le quartier sont plus nombreuses que les départs réels. Farouk B, que nous avons déjà présenté dans la première partie de notre rapport, s'installe dans ce quartier à l'automne 1993. Il partage un appartement dans un immeuble du chemin du Tabagnon avec sa compagne Olga R., fonctionnaire de l'Education nationale et locataire en titre (le propriétaire qui n'habite pas Vaulx-enVelin loue plusieurs logements dans le quartier mais un seul dans cet immeuble). Dans le contexte d'une actualité marquée par de nouvelles émeutes à Vaulx-en-Velin en avril 1994 et par un retour public de la thèse du complot pour expliquer ces événements, Farouk B se retrouve dans la position du bouc émissaire d'une rumeur persistante dans son immeuble : il serait l'un des auteurs du complot des trafiquants de drogue contre Vaulx-en-Velin. .II-2 : LA PRESSE ÉCRITE ET LE THÈME DU COMPLOT DANS LES ÉVÉNEMENTS D'AVRIL 1994 À VAULX EN VELIN. Nous avons déjà noté dans la partie consacrée à la revue de presse, l'importante reprise de la thèse du complot dans la couverture médiatique consacrée aux événements d'avril 1994 à Vaulx-en-Velin. Le fait divers et sa thématique publique. Le 14 avril 1994, trois jeunes domiciliés à Vaulx-en-Velin ou Bron (commune limitrophe à Vaulx) sont tués dans un accident de voiture, suite à une course poursuite avec la police après un vol de BMW. "La mort en bout de course" titre la 2.1- 140 une du Progrès, le lendemain. Le préfet de région, Paul Bernard, commente l'affaire en insistant sur le "palmarès impressionnant" des victimes déjà fichées par les services de police et comparées à de "véritables kamikazes". Le soir même, des incidents éclatent à Vaulx-en-Velin, en particulier dans le centre-ville, et le toit du palais des sports est incendié. "Incidents à Vaulx-en-Velin " : titre du Progrès, le 16 avril, pour un petit article de deux feuillets qui insiste sur le fait que les jeunes en colère ne sont qu'une vingtaine. Le même jour, un communiqué du maire de Vaulx-en-Velin donne une autre portée à cette affaire : "Brûler un gymnase est un attentat criminel !" Le 17 avril, dans un article de une "Le sabotage des efforts contre la désespérance", alors que les incidents se multiplient à Vaulx-en-Velin et Bron, le même journal reprend la thèse du complot criminel pour expliquer ces événements en donnant uniquement la version des pouvoirs publics. Maurice Charrier explique ainsi que des équipements publics vaudais sont pris pour cible depuis plusieurs mois : alors que la commune serait sur le point de redresser son image publique ternie par les émeutes d'octobre 1990, on assisterait à un combat entre ceux qui "utilisent la désespérance des jeunes et ceux qui luttent contre cette désespérance." "Tout porte à croire, conclut Maurice Charrier, que ces groupes choisissent les opportunités pour déstabiliser les institutions." Quant au préfet du Rhône, il déclare à propos des nouveaux émeutiers : "En rupture avec la loi, ces malfaiteurs ne peuvent en aucun cas être assimilés aux jeunes de nos cités." 2.2 - L'environnement du fait divers. a- L'actualité vaudaise et la rumeur du complot. Localement, le fait divers renvoie à une série d'autres faits divers qui ont marqué la commune depuis octobre 1990. La presse locale se fait l'écho de dégradations criminelles d'équipements publics de plusieurs casses à la voiture Bélier dans la communes et de percutages organisés de voitures de police. Mais c'est l'actualité liée aux affaires de stupéfiants qui génère le plus de commentaires. Le 13 octobre 1992, de nouveaux incidents liés à la mort d'un jeune Vaudais, tué par un gendarme dans une commune voisine incitent le maire de Vaulx-en-Velin à renouer avec la thèse du complot : il accuse "les trafiquants de drogue qui bénéficient à Vaulx de véritables gangs dont certains enfants de dix ans à peine font partie"(Lyon Libération) Mais seule la presse locale se fait l'écho de ces déclarations. D'autres faits divers locaux semblent confirmer la vision du maire. Ainsi, le 13 mars 1993, 800kg de haschich sont saisis à Vaulx-en-Velin. Trois personnes sont arrêtées, parmi lesquelles un ancien caïd du milieu. En juin 1993, 60 policiers du GIPN interviennent dans le 141 quartier de l'Ecoing-Thibaude, pour arrêter 5 individus soupçonnés d'avoir écoulé 1,5 kg d'héroïne. "La tour de l'héro" titre Le Progrès le 22 juin. On comprend dès lors que la ville bruisse de rumeurs relatives à un complot pour déstabiliser la municipalité et ruiner les efforts entrepris pour réhabiliter la ZUP et rénover l'image de la ville. L'usage politique de cette thèse du complot (contrairement à octobre 1990, les meneurs ne sont pas toujours considérés comme des éléments extérieurs à Vaulx-en-Velin) devient un thème récurrent de mobilisation de la population autour de ses élus. Le clivage relatif à l'acceptation de cette thèse qui séparait auparavant les jeunes de la ZUP d'autres catégories de population, ce clivage n'est plus aussi tranché : la presse locale se fait l'écho d'opérations "musclées" de groupes de jeunes contre les trafiquants de drogue accusés d'être à l'origine de tous les maux de la cité. b- Cadres médiatiques de pertinence. Nous avons déjà vu dans la première partie de ce rapport comment "la dérive mafieuse des banlieues" devient un thème majeur de l'actualité relative aux problèmes des cités de grands ensembles. Mais d'autres événements spectaculaires qui se sont déroulés quelques semaines auparavant, permettent d'inscrire les incidents d'avril 1994 à Vaulx en Velin, dans un enchaînement d'actualité qui ramène les banlieues à la une. - Fin décembre 1993, une flambée de violence à Bron fait suite à la mort d'un jeune de 19 ans, après une course poursuite en voiture avec la police. - Début mars 1994, un adolescent est tué dans une cité de Garges-les-Gonesse dans la région parisienne. La rumeur de la libération du meurtrier présumé déclenche plusieurs soirées d'affrontement avec la police. - Le 15 mars 1994, à la suite d'un rodéo, des incidents inexpliqués éclatent à Vénissieux et dans la galerie commerciale de Lyon-La Part-Dieu. - Mars 1994, c'est aussi l'actualité des manifestations étudiantes anti-CIP avec un retour des "casseurs" de banlieue à la une des journaux. 2.3 - La campagne médiatique du complot. Dans la partie consacrée à la revue de presse, nous avons noté l'importance de la presse locale, et en particulier Le Progrès, dans la couverture médiatique qui se fait l'écho de la thèse du complot pour expliquer les événements d'avril 1994 à Vaulxen-Velin. Nous avons noté que ce rôle central est sans doute lié à la disparition de titres nationaux décentralisés comme Lyon-Libération et L'Humanité Rhône-Alpes et à une réduction de la pagination "autres titres comme Lyon-Figaro. Si l'on ajoute au tableau la disparition de Lyon-Matin, on comprend qu'il 142 n'existe plus pour la presse lyonnaise à cette période, une situation concurrentielle qui favorise un pluralisme de l'information. Ainsi, à partir du 18 avril, la presse locale et les correspondants régionaux des titres nationaux donnent un nouvel écho à la thèse du complot mise en avant par le Progrès et le maire de Vaulx en Velin. D'autres incidents ont lieu et le gymnase de Bron brûle lui aussi. Jamais la frontière entre Vaulx-en-Velin et Bron n'a été aussi mince et les élus rivalisent de communiqués . Parlant d"'attentat", le maire de Bron, J.-J. Queyranne déclare : " l'incendie du gymnase est une déclaration de guerre. Il s'agit de bandes organisées reliées par des réseaux inter-villes. " Quant à Maurice Charrier, il pose publiquement les termes d'un débat public sur le complot: "A qui profite le crime ?" "Qui manipule ? Des groupes mafieux liés au crime et au trafic, les intégrismes religieux ou les idéologie de l'exclusion qui force est de constater marquent le Front national ?" Un éditorial du Progrès reprend le titre du communiqué du maire de Vaulx-en-Velin. La ligne ne souffre pas d'ambiguïté : "Il n'y a pas comme en 1990 une révolte massive. Nous sommes face à des actes prémédités qui pourraient être méthodiques. Les quartiers sont devenus des bases arrières pour des équipes de voyous qui savent pouvoir y trouver refuge après un coup mené a l'extérieur." La presse locale et nationale emboîtent donc le pas au Progrès. Les journaux parlent de témoins anonymes qui auraient vu "des petites bandes menées par des adultes" (Libération). Info-Matin cite une députée européenne, porte-parole des JALB (Jeunes Arabes de Lyon et Banlieue) qui reprend à la lettre les soupçons de Maurice Charrier. Seul le Canard Enchaîné se distingue le 20 avril: " De la gauche à la droite, tout le monde est d'accord. Mais on aimerait avoir le portrait robot du nouveau grand manitou qui tire les ficelles." Mais à partir de fin avril, certains titres nationaux corrigent leur ligne éditoriale sur cette actualité. Ainsi Le Monde qui dans son édition régionale du 19 avril évoquait un "on" qui recouvre "des jeunes non identifiés dont l'âge et le nombre n'ont pas été établis mais qui pourraient fort bien être commandités" publie en une, une enquête le 3 mai, "Le vertige suicidaire des banlieues" qui se démarque de la thèse du complot : "certains élus ont cru y voir la main des gangs... la réalité est sans doute plus simple et plus alarmante...l'impérieux besoin de casser fait éclater la frontière entre la révolte et la délinquance." 143 II- 3 LE COMPLOT VU PAR LA RUMEUR DU CHEMIN DU TABAGNON 3-1 Le bouc émissaire de la rumeur. Farouk B et Olga R, domiciliés chemin du Tabagnon, locataires d'un appartement dans la zone résidentielle du quartier Cervelières-Sauveteur, se disent "victimes" de cette rumeur du complot qui défraie la chronique. Le récit de leurs problèmes de voisinage débute le 20 avril 1994. La campagne médiatique sur les nouveaux incidents bat son plein, Farouk B. qui "ne veut plus avoir d'histoire" garde ses distances. Mais ce jour là, à 8h30, deux gendarmes frappent à leur porte. Le nom de Farouk ne figurant pas sur celle-ci, les militaires se sont renseignés dans l'immeuble. Somme toute l'affaire n'est pas très grave et elle n'a rien à voir avec l'actualité vaudaise : la gendarmerie recherche le jeune frère de Farouk B. qui ne s'est pas présenté à son régiment le premier jour de son service militaire. Farouk B déclare ne pas savoir où se trouve son frère et après un quart d'heure d'entretien, les deux hommes s'en vont. Quinze jours plus tard, Farouk est convoqué au commissariat de police. Il rencontre un inspecteur auquel il a déjà eu affaire quelques années auparavant lorsqu'il avait été inculpé de trafic de stupéfiant. Celui-ci semble le soupçonner d'être à nouveau impliqué dans une affaire de trafic. Il lui parle aussi des dernières émeutes et des visites fréquentes "de personnes louches" à son domicile. Farouk B. ne comprend pas et proteste de son innocence. D'autant plus qu'il ne reçoit personne et qu'il peut prouver qu'il travaillait les soirs d'émeutes : il est en effet gardien de nuit dans une entreprise de Villeurbanne. C'est alors que l'inspecteur lui sort sa pièce à conviction : une pétition signée par la plupart de ses voisins qui l'accuse d'être un trafiquant de drogue impliqué dans les événements d'avril 1994. Stupéfait, Farouk B. décide de s'expliquer avec ses voisins. Mais tous refusent de dialoguer. Tous, excepté un retraité de la police, pied-noir d'origine, qui n'a pas signé la pétition. Ce dernier lui explique que depuis la visite des gendarmes, leurs voisins sont tous persuadés qu'il est un trafiquant, d'autant qu'ils ne comprennent pas "ses escapades de nuit" : ils ont donc décidés d'alerter la police, n'acceptant pas qu'elle n'intervienne pas après la visite des gendarmes. L'affaire n'en reste pas là. Quelques semaines plus tard, Farouk B. qui discute avec le fils d'un de ses voisins est pris à parti par plusieurs locataires de l'immeuble qui lui intiment l'ordre " d'aller vendre la mort ailleurs". Molesté, il porte plainte. Les voisins font de même. Et la "querelle de voisinage" est renvoyée devant la maison de justice de Vaulx-en-Velin. Le 15 juin, Olga R. reçoit une lettre de son propriétaire. Ce dernier lui signale que d'après les clauses du bail, il est 144 formellement interdit de sous-louer l'appartement. Farouk B. et Olga R. s'interrogent: doivent-ils porter plainte pour diffamation ? 3-2 Entretiens avec les habitants de l'immeuble de Farouk B. a- Echantillon: J'ai rencontré les voisins en question. Grâce à l'intercession du fonctionnaire retraité avec lequel Farouk B. m'avait mis en contact, j'ai pu mener une série d'entretiens avec 11 résidents de l'immeuble. Parmi les onze personnes rencontrées, on ne compte en fait que huit foyers (soit environ 30 % des appartements de la cage d'escalier). Trois entretiens se sont en effet déroulés en couple. Les caractéristiques des personnes interrogées se définissent comme telles : Sexe : 7 masculins, 4 féminins. Professions : 4 agents de maîtrise. 3 fonctionnaires (Poste, EDF), 2 retraités, 2 sans emploi. Nationalité. 9 Français. 1 Italien. 1 Espagnol. Moyenne d'âge : entre 45 ans et 65 ans. Situation dans l'immeuble : 6 propriétaires, 2 locataires. b- Méthode Les entretiens n'ont pas été menés avec un questionnaire écrit ou une grille d'entretien. J'ai en effet été présenté comme journaliste par mon intermédiaire : l'intérêt de mes interlocuteurs qui se considéraient tous dans leur bon droit était d'alerter l'opinion publique. Tout en gardant à l'esprit une grille de questions communes, il s'agissait donc pour moi de m'adapter aux différentes situations d'entretien. c- Le résultat des entretiens: - Les réponses communes : tous mes interlocuteurs déclarent que Farouk B. est un trafiquant de drogue et qu'il a joué un rôle dans les événements d'avril 1994. Ils exigent donc que la police fasse une enquête et que le propriétaire "trouve une solution pour éloigner le trafiquant de l'immeuble". Les éléments de preuve qui motivent cette certitude sont: − Les voisins de Farouk B. connaissent son passé judiciaire. L'un des voisins qui a des "amis dans la police" aurait été alerté quelques semaines après l'arrivée de Farouk B. dans l'immeuble. − La visite des gendarmes durant les événements d'avril n'a fait que confirmer ce que tout le monde pensait. D'après mes interlocuteurs, "la gendarmerie à Vaulxen-Velin ne se déplace que pour de graves affaires" et si Farouk B. n'a pas été arrêté, c'est qu'il dispose d'appuis importants. 145 - Le train de vie de Farouk B., qui visiblement "ne travaille pas et qui sort toutes les nuits" ne peut pas s'expliquer autrement que par des activités délictueuses. Comment expliquer sinon qu'il roule avec une grosse cylindrée dont le prix est estimé à 150 000F par ses voisins? - Depuis les événements d'avril 1994, tous les voisins qui ont participé à la manifestation contre les "casseurs" organisée par la mairie estiment qu'ils ont un devoir de vigilance. La preuve d'un complot des "gangs" a été démontrée. En cas de soupçon, et pour participer à la démocratie locale qui passe d'abord par le maintien de l'ordre, le devoir de chaque Vaudais est donc d'alerter la police qui doit trancher par une enquête. - L'affaire Farouk B. après la manifestation anti-casseurs a créé de nouvelles solidarités dans l'immeuble. Des voisins qui n'échangeaient auparavant que des politesse se sentent concernés par le même problème. Des réunions ont eu lieu chez les uns et les autres et même si chacun reste chez soi, "les gens ont appris à se connaître et à discuter". - Farouk B. ne correspond pas au type de voisin souhaité dans l'immeuble et "ce n'est pas simplement lié à ses origines maghrébine." Il incarne "une dérive du quartier" qui a commencé en octobre 1990 : cette image négative a fait chuter le prix des appartements et même ceux qui veulent vendre ne peuvent pas partir. La seule solution est de louer, mais c'est aussi accepter la spirale de la dégradation. - Le propriétaire qui a loué l'appartement à la compagne de Farouk B. a une mauvaise réputation dans le quartier. D'après des copropriétaires dans d'autres immeubles "Il loue à n'importe qui" et il porte une responsabilité quant au "changement de population du quartier". -Les acteurs de la rumeur Un leader d'opinion : M. G. est à l'origine de l'alliance des habitants de la cage d'escalier de l'immeuble. Il a même essayé de sensibiliser les autres voisins de l'immeuble sans obtenir de véritables résultats. De plus il prétend avoir de nombreuses relations dans le bourg et au cours de plusieurs réunions sur la sécurité organisées par des associations locales, il a évoqué l'affaire Farouk B. : "j'ai des amis influents qui sont prêts à intervenir et à signer des pétitions au cas où la police et le propriétaire ne feraient pas leur boulot " Retraité (il était VRP), il dit qu'il prend le temps "d'observer son monde" et il se targue d'avoir les mêmes intérêts que la ville de Vaulx-en-Velin où il est né. De sensibilité socialiste, il se dit pourtant "à 100% d'accord avec la mairie depuis qu'elle dénonce le complot des truands". Pour lui, aucun doute : les trafiquants sont déstabilisés par la réhabilitation et ils cherchent à faire la démonstration de leur force en "cassant". C'est lui qui aurait été alerté du passé judiciaire de Farouk B. par un ami policier. Une relation qui ne l'empêche pas de penser que la police ne fait plus son travail "parce qu'elle a peur 146 des émeutes". Des citoyens vigilants doivent donc l'inciter à assumer sa mission. Par ailleurs un différent personnel l'oppose à Farouk B. : il est en effet un ancien ami du père décédé d'Olga R (c'est lui qui lui a trouvé l'appartement) et à ce titre, il ne supporte pas "qu'elle fréquente n'importe qui" même s'il reconnaît qu'aujourd'hui entre eux "la guerre est totale". Des relais actifs. Parmi ces derniers, le plus entreprenant est sans doute M. G., un agent de maîtrise italien. Proche de M. G., il l'assiste dans toutes ses démarches (préparation des réunions, envoi de courriers...) Locataire depuis deux ans dans l'immeuble, la rumeur relative à Farouk B. lui donne l'occasion pour la première fois de tisser des relations de bon voisinage. Ce qu'il dénonce avant tout, c'est la peur qui s'installe dans les foyers. Il ne connaît pas Farouk B. et il n'a jamais cherché à le connaître, mais il sait "qu’on ne peut pas faire confiance à celui qui a vendu de la drogue." Il reproche aussi aux "vendeurs de drogues" d'avoir brûlé le gymnase. Lui qui affirme avoir réussi son intégration grâce à un club de football ne supporte pas qu'on touche à des équipements où toutes les races se retrouvaient pour faire du sport. Il ne peut pas accepter les manœuvres "de ceux qui font tout pour que les différences soient de nouveau mises en avant". Des relais passifs: C'est le cas de la plupart des habitants de l'immeuble. Ils ont signé la pétition et ils s'opposent à Farouk B. malgré certains doutes. Au fond, ils ne sont pas convaincus de la culpabilité de Farouk B., même si celui-ci est un ancien trafiquant. Mais la campagne médiatique relative au complot mafieux les inquiète pour leurs enfants. Ils ne veulent donc pas prendre le risque d'avoir "la drogue à deux pas de chez eux" et c'est en ce sens qu'ils acceptent de jouer le jeu de la rumeur. Un récupérateur de la rumeur. M. D., ancien membre des "Masses silencieuses" (un groupe en perte de vitesse qui s'était constitué au lendemain des émeutes d'octobre 1990 et qui avait organisé plusieurs réunions sur le thème de la sécurité, réclamant notamment un quadrillage militaire de la ZUP) n'a pas accepté de me rencontrer. D'après mon intermédiaire, il utiliserait politiquement cette affaire (i l serait membre du Front national : rumeur ou véritable information ?) pour dénoncer un propriétaire qui a loué la plupart de ses appartements à des immigrés et il ferait monter la tension sur le thème de l'invasion étrangère dans le quartier. Un résistant : il s'agit de mon intermédiaire, Mr B. Il n'avait pas de relation particulière avec Farouk B., il reconnaît même que ce dernier l'agace, "comme tous ces jeunes de la cité sans honneur et sans honte". Ni son sens de l'honneur de rapatrié d'Algérie, ni son sens du devoir d'ancien policier ne lui permettent de diffuser des ragots ou d'accuser quelqu'un sans preuve. Il a donc pris le parti de 147 Farouk B. au risque de gâcher ses relations de bon voisinage. Les habitants de l'immeuble ne semblent pourtant pas lui en porter rigueur. En décembre 1994, de guerre lasse, Farouk B. et Olga R. ont quitté leur appartement . On ne parle plus de Farouk B. dans l'immeuble. "L'après rumeur pose la question de la signification du silence. Ne parle t-on plus parce que l'on ne croit plus la rumeur. Ou parce qu'il est devenu malvenu d'en parler. Ou parce que, y croyant, il n'y a plus lieu d'en parler."46 II-4 LA RUMEUR DE L'AVENUE R. SALENGRO : LE COMPLOT EN FAIT DIVERS. "On n'a pas attendu de lire le journal pour se méfier de ces voisins -là! Il y a longtemps que le fils nargue tout le monde dans le quartier : il s'est vanté à plusieurs reprises d'être intouchable. Quant au père, on sait que c'est un islamiste et on a toujours soupçonné quelque chose de louche derrière ses longues absences. Le 7 octobre 1994 Hammouda B., sa femme et son fils Habib, sont incarcérés sous la double mise en examen de "détention d'armes" et de "recel de vols aggravés". Ces arrestations viennent enfler la rumeur de l'avenue Roger-Salengro entre Bron et Vaulx-en-Velin. Les petites peurs aux relents xénophobes de cette zone pavillonnaire qui a été marquée par les événements d'avril 1994 se focalisent en effet, depuis des années, sur "les arabes du 208". L'affaire resterait somme toute un banal fait divers... si Hammouda B. n'était pas le trésorier du CIRA (comité islamique Rhône-Alpes), l'association chargée de la gestion de la grande mosquée de Lyon. L'intervention de la police fait suite à une enquête de la section des affaires générales de la sureté urbaine: Habib, l'un des fils B., est dans le collimateur de la police depuis les émeutes de Bron et l'incendie du gymnase en avril 1994. Tous les articles de la presse locale reprennent l'information le lendemain bientôt relayés par les radios et télés au niveau national. D'après les journalistes, un véritable arsenal d'armes aurait été découvert chez les B, ainsi que deux camionnettes de vêtements volés. De quoi faire frémir l'avenue Salengro. D'autant plus que les vêtements volés proviendraient de casses à la "voiture-bélier" dans plusieurs boutiques de luxe de l'agglomération. Au Merlin, le café du quartier, on ricane sur la passion 46J.N. Kapferer. Rumeurs. Le Seuil 1987. 148 du fils B. pour les grosses cylindrées. Et l'on s'interroge sur les activités commerciales du père. Qui est Hammouda B. ? Un personnage à facettes. A la fois commerçant, président d'une fédération d'associations algérienne, trésorier du CIRA. Un voisin décrié auquel on reproche surtout de "ne pas tenir son voyou de fils" et un notable respecté dans la communauté musulmane de Lyon. Installé dans la région depuis 1962, Hammouda B. est en fait un ancien cacique de l'Amicale des Algériens en Europe. Cette structure, dissoute en 1990, était depuis trente ans l'instrument d'un contrôle du gouvernement algérien sur l'immigration. Durant plusieurs années, Hammouda B. officie ainsi au titre "d'agent social" sur la région Rhône-Alpes et il s'impose comme un interlocuteur des pouvoirs publics. En 1985, il devient administrateur du Comité pour la construction de la mosquée de Lyon: une nomination liée à l'alliance stratégique entre les promoteurs français-musulmans du projet en quête de représentativité locale et la mosquée de Paris sous contrôle algérien. La souscription auprès de la communauté musulmane s'appuie notamment sur les réseaux de l'Amicale. Près de trois millions de francs sont ainsi collectés. Un succès qui permet à Hammouda B. d'accéder à la fonction de trésorier du CIRA. En 1990, après la dissolution de l'Amicale, il crée un petite entreprise familiale spécialisée dans le commerce de la viande hallal. L'Islam, le banditisme et les émeutes de banlieue: l'amalgame devient facile, d'autant qu'il confirme les soupçons exprimés en avril 1994 par le maire de Vaulxen-Velin. Hammouda B. est-il la main noire qui manipule les jeunes de banlieue ? L'affaire est très sérieusement évoquée par la police : les réseaux de l'Islam et de l'amicale des Algériens doivent lui donner une assise sur toutes les banlieues de l'est-lyonnais. Inaugurée le 30 septembre dernier en présence du ministre de l'Intérieur, Charles Pasqua, la mosquée de Lyon se trouve éclaboussée. "Nous avons déjà dénoncé depuis plusieurs mois les influences étrangères et les malversations financières au sein de la mosquée" clame, Hacherai Bounini, l'un des leaders de l'opposition au CIRA de plusieurs associations musulmanes. Situation embarrassante pour la direction de la mosquée critiquée pour ses amitiés algériennes: "le gestionnaire de la mosquée, c'est moi, précise Kamel Kabtane, secrétaire général du CIRA, la fonction de trésorier n'est qu'un titre honorifique." Et d'ajouter "cette affaire relève du 149 droit commun. La mosquée n'est pas concernée. Hammouda Belhout est victime des agissements délictueux de son fils." Il n'empêche que l'information de l'arrestation du CIRA traverse même la méditerranée: "La mosquée de Lyon aux mains des terroristes" titre un journal algérien. L'impact symbolique de ce fait divers est tel, que la presse locale oublie toute règle de déontologie. Trois jours après le début de l'affaire, personne n'avait encore songé à consulter l'avocat de la défense. "D'où proviennent les informations publiées?" s'interroge Maître Hamel. "On a parlé d'arsenal. De stock de vêtements volés. D'après le procès verbal, il s'agit en fait de six armes à feu, dont deux pistolets d'alarme, une arme de collection et deux revolvers à grenaille. Quant aux habits provenant soi-disant de casses à la voiture-bélier, on a trouvé trois pantalons, deux vestes, et un complet noir dans un sac en plastique, sous un escalier. Notre client est victime d'une rumeur manipulée. Nous allons demander sa libération." Effectivement, quelques jours après leur arrestation, H. B. et sa femme sont libérés. La presse s'interroge. D'où provenait l'information que toutes les rédactions -à l'exception de jeudi Lyon-Journal pour lequel j'ai réalisé une enquête sur le sujet- ont diffusé ? C'est un dépêche de l'AFP qui a alerté tous les titres le week-end du 8 octobre. Elle tirait ses informations de la main courante de la police au commissariat central. Nous avons consulté le document en question : il est bien la source de la version donnée par la presse locale. Mais pourquoi ne pas avoir consulté d'autres sources d'information ? " La dépêche AFP, pour nous c'est un peu une parole d'Evangile témoigne un journaliste du Progrès. Il faut reconnaître que nous avons pêché par enthousiasme: ce n'est pas tous les jours que nous traitons un fait divers avec de telles implications. Précisons néanmoins que le week-end en question, nous avons essayé de joindre la police et la justice. Mais le commissaire chargé de l'affaire était absent, tandis que le juge se cachait derrière le secret de l'instruction. Avec la mosquée de Lyon, les relations se sont tendues dès le début de l'affaire et personne ne nous a donné le nom de l'avocat de la défense. Mais il faut reconnaître 150 que dès le début de la semaine, lorsque nous avons eu accès à d'autres sources d'information, nous avons compris que cette affaire n'était qu'un pétard mouillé. Le pire c'est qu'on reçoit maintenant des courriers des gens du quartier qui n'ont pas compris la libération de Hammouda B. Ils pensent que des pressions politiques liées à la raison d'Etat paralysent la justice dans cette affaire et ils s'évertuent à nous donner des preuves pour qu'on dénonce le scandale. La rumeur de l'avenue Salengro renvoie dès lors au mythe de "l'empire du milieu", où la fraternisation secrète des puissances du haut et des forces du bas assure dans les soussols de la cité le règne partagé de la mafia et des notables, de l'establishment et des gangs...) 47 47 Edgar Morin. La Rumeur d'Orléans. Seuil, 1969. 151 POSTFACE Par Alain Battegay 1-Les explorations que propose Ahmed Boubeker ont été conduites sur le thème des banlieues et de leur médiatisation, à partir des événements ou des émeutes d'octobre 90 à Vaulx-en-Velin. Elles empruntent initialement leurs outils et leurs questions au journalisme. Ces questions portent en effet sur le rapport du journalisme à "l'objectivité", dans ce domaine particulier de l'actualité des banlieues et de l'immigration, avant tout caractérisé pour la presse par l'absence d'une grille fiable d'interprétation et de lecture de l'événement. Prenant acte du "malaise du spécialiste de l'immigration"48 , il est conduit, à partir d'hypothèses quant à la façon dont peuvent s'être déroulés les événements, à revisiter les traces qu'ont laissé ces événements sur place. Sur place: moins sur le site de Vaulx-en-Velin que dans les mémoires et les cours d'action actuels de deux types d'acteurs en interaction, d'un côté la presse, de l'autre cet acteur qui est évoqué ici sous le terme de "Zupiens". Ce terme de "Zupiens" mérite quelques explications. C'est une figure journalistique, mise en avant dans des articles de presse écrite au moment des événements d'octobre 90, mais qui n'a pas vraiment fait date. Cette catégorie avait été alors fabriquée et proposée comme un nouveau cliché marquant la fin d'une époque et d'un type de traitement journalistique: il s'agissait de distinguer les petits frères des Beurs des Beurs eux-mêmes, de faire passer au second rang leurs spécificités culturelles d'appartenance à des familles musulmanes, derrière leurs expériences sociales et urbaines, de distinguer les ZUP comme paysage et cadre d'action, des banlieues dans lesquelles elles sont insérées. Bref de proposer une figure journalistique, porteuse de nouveaux cadres d'approches, davantage centrés sur le social, et sauvant la spécificité d'une communauté d'expériences sans la dissoudre avec l'expérience de l'exclusion, désormais largement partagée. Mais le terme luimême, le cliché, n'a pas eu le succès escompté, et n'a pas réussi à s'imposer devant ceux de jeunes de banlieues, d'exclus, de Beurs, de jeunes d'origine algérienne ou maghrébine, de jeunes musulmans de banlieue. Pourquoi alors le reprendre, alors qu'il n'a pas de succès médiatique et que sa pertinence pour décrire un milieu (au sens de l'anthropologie urbaine) reste à établir? Par défaut sans doute d'autres termes, et 48 cf son analyse de ce malaise in Les Images publiques de l'immigration, CIEMI-L'Harmattan, 1993 152 sans doute par économie ou commodité. Mais surtout parce que ce terme est ici pour indiquer qu'il s'agit moins de décrire les contours sociologiques d'une population que d'enquêter sur un acteur d'actualité et d'information sur l'immigration et les banlieues, et une figure singulière de la communication sociale et médiatique. L'exploration qui nous est proposée conçoit ainsi la médiatisation de banlieues, comme une rencontre entre deux types d'acteurs, ou plutôt entre deux "mondes49". Des enquêtes sur les discours des gens, les récits médiatiques, la circulation de rumeurs, éclairent les significations accordées à cette rencontre par ceux qui habitent ces mondes, permettent d'esquisser des procédures et des logiques d'interprétation, et ce faisant d'évoquer des mondes. Du côté des Zupiens, A. Boubeker reconnaît un "monde" fait de codes et de rituels sur fond de précarité, et du côté de la presse, un "monde" fait de routines professionnelles et de cadres d'actualité. Son exploration prend l'allure d'une sorte d'enquête sur la ronde des clichés, et sur leurs réinterprétations et leurs usages dans des mondes différents. 2 - Les événements d'octobre 90 se sont inscrits dans les trames d'une mémoire journalistique et dans des cadres de pertinence médiatique, qui ont leur organisation propre. Les clivages entre presse quotidienne régionale, presse nationale décentralisée, et presse nationale dans le traitement de ces événements sont sensibles: ils renvoient à des constructions différentes des enjeux d'information et des cadres d'actualité qui en font la pertinence, et à des différences d'organisation du travail journalistique. La logique initiale du scoop, dans un contexte d'urgence ne suffit pas à définir ces modes de traitement. Des cadres d'actualité nationaux et locaux orientent la thématisation de ces événements: la presse nationale oriente sa couverture dans une perspective de dramatisation politique où domine l'échec des efforts de réhabilitation, et la réinscription de Vaulx dans un destin national des banlieues, alors que la presse nationale déconcentrée et la presse locale traitent l'événement entre "fait de société" et "fait divers", gardant une certaine réserve pour éviter la surenchère médiatique des rodéos de 1981 aux Minguettes. Ces couvertures de presse se distinguent, polémiquent parfois entre elles, et se rejoignent aussi parfois dans le suivi de la situation vaudaise, d'octobre 90 à février 93, la presse quotidienne régionale joue sur un journalisme de proximité et sur une tradition du fait divers, alors que la presse nationale déplace ses regards vers d'autres sites ou apparaissent des événements "semblables". Au fil du temps, les événements de Vaulx constituent une réserve de 49 En cela le propos peut se situer à proximité de celui de Becker, yui définit la notion de monde comme "l'ensemble des individus et des organisations dont l'activité est nécessaire pour produire les événements et les objets qui sont caractéristiques de ce monde", et se donne comme tâche de décrire, par des types sociaux, les participants des différents mondes. cf Howard Becker, Monde de l'art et types sociaux in Sociologie du travail, n°4, 1983 153 sens qui permet aux médias, nationaux et locaux, de traiter d'autres événements d'actualité. Vaulx devient une référence obligée et partagée des récits médiatiques qui traitent des banlieues, des violences urbaines, des manifestations lycéennes et des casseurs, de la ville à deux vitesse, de la drogue. Entre février-mars 93 et avril 94, c'est la presse locale qui a perdu en ces rangs les titres nationaux décentralisés, qui assure le suivi de l'information sur Vaulx, (notamment Le Progrès avec à lui seul plus de 80% de la couverture médiatique) surtout à travers les rubriques "société" (autour des thèmes de la "dérive mafieuse des banlieues" et des "villes à deux vitesses'), "politique" (autour du jeu politique local plus que de la politique de la ville), et par les faits divers (notamment les vols, les "rodéos", la violence dans les établissements scolaires). En avril 94 (course poursuite entre police et voiture volée qui se termine par la mort de trois jeunes; incendies de gymnases à Bron et Vaulx-en-Velin), la presse quotidienne régionale fait de la couverture de ces événements des enjeux locaux d'information dans le cadre d'une "dérive mafieuse des banlieues", et en insistant sur le thème d'un complot de la part de bandes organisées de délinquants, thème d'ailleurs très présent dans les propos des élus locaux. L'insistance sur le thème de la drogue et sur la figure du dealer argumente une version qui attribue aux dealers la responsabilité et la capacité d'organisation des émeutes. Mais ce ne sont pas les thématisations par les médias de ces événements, qu'il s'agisse du thème de la réhabilitation contre le ghetto, ou de celui de la société interculturelle des banlieues qui font lien avec les mémoires locales, en particulier celle des Zupiens: ce sont les fait divers eux-mêmes, qui peuvent être mis en série avec d'autres faits divers pour faire apparaître des significations dans des récits qui ne s'ordonnent pas à des enjeux d'informations construits par les médias, mais à d'autres cours d'action, et à d'autres trames mémorielles. Entre mémoires médiatiques et mémoires "indigènes", les rapports sont complexes: elles sont contemporaines et interdépendantes. Leurs interactions suivent des chemins tortueux: des stratégies plus ou moins élaborées de communication tentent de les orienter, mais les clichés et les rumeurs restent leurs canaux privilégiés de croisement. 3- Les "Zupiens" ont été placés, depuis le début des années 80, par une médiatisation continue à intensité variable, en position de ceux dont on parle et pas seulement en position de public ou de témoin. L'image qui leur est renvoyée par les médias, les rend témoins de la manière dont ils sont perçus, mis sur le devant de la scène ou négligés, de l'importance des personnages qu'ils représentent, des intrigues dont ils sont porteurs et acteurs. Les logiques d'action qu'ils développent s'organisent autour d'un jeu sur leurs images publiques dont ils ne suffit pas de dire qu'elles sont stigmatisantes pour prendre la mesure de leur efficacité. 154 A. Boubeker reconnaît dans les rapports des Zupiens aux médias, quelques éléments relevant d'usages stratégiques. Ils visent parfois à utiliser les médias et la force des images publiques: ainsi, les rapports aux journalistes et aux médias s'inscrivent aussi parfois dans des stratégies, comme en témoigne le recours à des gestes spectaculaires pour dénoncer des conflits avec la police. Parfois ces événements sont saisis comme des occasions de réorienter des trajectoires sociales: ainsi des étudiants ou des militants ont rejoint Vaulx et retrouvé la cité dont ils s'étaient éloignés. Parfois encore ces événements, dont le déroulement a fait apparaître publiquement la nécessité de rôles de médiateur, créent des opportunités: ainsi, une association qui se réclame de la légitimité des émeutes d'octobre, et dont le destin est reconstruit à travers trois moments clefs de son existence. Cette reconstruction met en scène les rapports entre militants et "Zupiens": c'est sans doute là qu'apparaît la fragilité d'un rôle de médiation de l'association qui d'une part doit tenir compte de l'absence de changements perçus par les Zupiens ("pour les Zupiens, rien n'a changé sinon en pire"), et qui, d'autre part, se veut lieu de négociation avec les partenaires institutionnels et sociaux alors même que pèse sur elle un soupçon municipal de double jeu. Le conflit entre l'association et la municipalité devient une des trames du suivi médiatique local de l'information, et permet à l'association de se poser en interlocuteur public: mais ce rôle d'acteur d'information qui conduit certains de ses membres à devenir des experts de la question sociale et à composer à partir de l'association un mode de vie ne suffit pas à valider l'association dans son rôle de médiation au regard des Zupiens. Fragilité des usages stratégiques de processus de médiatisation. 4 - Un autre type d'interprétation de ces clichés et d'appréciation de ces processus de médiatisation est également évoqué, à travers les discours qui les prennent pour objet, les commentent, bref qui en donnent une mesure, articulée à des préoccupations et des activités quotidiennes. Ainsi, une double grandeur accordée aux événements d'octobre 90 est mise en scène, à partir de deux portraits de familles, d'interviews et de relevés de conversations de comptoir. Dans le dialogue familial et les rapports entre la génération des parents et celle des enfants, deux situations limites sont évoquées: l'une fait de ces événements un moment-clef et une péripétie centrale de la vie locale, l'autre en fait un "chahut de gamins" mesuré à l'aune des événements d'octobre 88 en Algérie. Dans les conversations de bar, Vaulx parle en effet davantage de l'Algérie que du malaise des banlieues, et lit davantage la presse algérienne que les faits divers du Progrès ; dans certaines familles, l'Algérie est devenue un sujet de débats qui permet enfin d'établir le dialogue entre générations, quitte à faire droit à d'autres attitudes que celle, 155 traditionnelle en immigration, qui consiste à ne jamais dire du mal de l'Algérie en public. "La catastrophe algérienne réinvente aujourd'hui l'identité des algériens de France" commente une jeune femme dont le parcours s'inscrit dans ces tensions. Mais ailleurs, juste à côté et au même moment, parfois dans les mêmes voix, les souvenirs des émeutes d'octobre 90 sont toujours vivaces, chargés de sens et réactivés au fil des conversations ordinaires: la position de laissé-pour-compte se construit par démenti des images qui ont été données, et les émeutes et leur médiatisation sont réinterprétées, dans une logique du complot et du mensonge. Dans certaines familles, les émeutes vaudaises marquent un moment fort entre parents et enfants: dans un premier temps, le fait que ces événements fassent la une des journaux a fourni matière à renouer un dialogue suspendu depuis longtemps. Les faits étaient là, exposés aux regards publics, et donnaient lieu à des jugements qui ne se réduisaient pas à une désapprobation générale. La figure des vauriens ou des casseurs était présente, dans les discours publics comme dans les appréciations familiales, mais les comportements se lisaient sur fond d'une rage partagée: entre désapprobation et accusation, s'ouvrait un nouvel espace de dialogue familial, fragile, qui prenait acte de faits désormais publics. Dans un second temps, lorsque le nom de la famille est apparu dans les journaux à la rubrique des faits divers, la rupture de communication est réapparue, d'autant plus forte qu'elle ne pouvait plus désormais fonctionner au silence et au bénéfice du doute. Aux dires du père ce serait la publicité accordée à ces événements qui aurait fait rêver ses enfants, leur donnant une importance et une légitimité qui les auraient autoriser à aller au-delà des limites, en prenant des risques qu'ils n'avaient pas à prendre. Commentaire convergent du fils: "nous étions tellement accro de notre image médiatique que nous avons fini par salir nos familles". 4- Mais les notes d'exploration d'A. Boubeker, saisissent aussi l'usage de ces clichés dans des manières de parler pour donner à comprendre des procédures d'interprétation et d'attribution de sens. Ainsi en ce qui concerne les images de Vaulx, quartier-pourri, quartier-ghetto. Le refus de ces images, de ces clichés, de ces mots eux-mêmes apparaît comme une constante des déclarations tenues en public, non seulement par les autorités locales mais par les gens eux-mêmes. Pourtant, et notamment parmi les Zupiens, ces expressions sont fréquemment utilisées dans leurs rencontres quotidiennes, et pas seulement dans une logique de retournement du stigmate, qui consiste à revendiquer des identités attribuées et stigmatisantes pour les positiver. Dans les manières ordinaires de parler, elles valent comme des clins d'œil, des mots de passe, des signes de reconnaissance qui changent de sens lorsqu'ils sont énoncés par d'autres. Et c'est 156 précisément cette valeur de mot de passe, qui a été mise à l'épreuve par la médiatisation des événements d'octobre 1990: la scène du quartier était devenue une scène de théâtre, et l'expression quartier-pourri, reprise dans les clichés médiatiques, était devenue une insulte à soi-même et aux autres. Pourtant ces événements et leur médiatisation avaient permis à certains Zupiens, pour un temps de retrouver et une complicité entre pairs, déjà sérieusement mis à mal par la fin de l'adolescence, lorsque se défont ou se recomposent les liens avec les pairs. "Les uns brigands, les autres militants, nous étions tous en représentation sans vraiment se la jouer, et c'est pourquoi nous étions ensemble". Mais lorsque ces images et ces rôles ont été pris, par la suite, au sérieux, les complicités héritées de l'adolescence n'ont pas suffi à tenir à distance les rôles qu'autorisait momentanément ce nouveau contexte de communication. L'épisode des émeutes est restée dans la mémoire de certains de ces "Zupiens" de l'époque, comme un sursis associé à la fin d'une époque, sans doute déjà révolue. Une sorte de rite de passage, de sortie de l'adolescence, de ses jeux et de ses territoires imaginaires, et d'entrée dans une autre période du cycle de vie. Ailleurs, dans un autre milieu de ce monde des banlieues, celui d'habitants et de commerçants du quartier de La Grappinière, c'est le terme de "pègre", "un mot qu'ils ne cessent de répéter à longueur de discours", qui vaut comme mot de passe entre les anciens du quartier. Lors de réunions de crise, au moment même des émeutes d'octobre 90, l'usage de ce terme inscrit la situation présente dans le souvenir événements semblables qui datent de la fin des années 70, et rend plus actuel encore et plus plausible la rumeur d'une menace à l'égard du quartier de la part des émeutiers. Sans rien faire d'autre que de répondre à la rumeur par la rumeur. Le langage pragmatique des nouveaux venus, installés récemment dans le quartier, et cherchant à définir des actions communes possibles est mis hors jeu dans ce mode de communication faisant appel à une mémoire qu'ils ne partagent pas. Là encore, un terme chargé de clichés politiques et médiatiques, introduit localement à un mode de communication dans lequel il vaut comme signe d'appartenance, et comme mot de passe attestant ou provoquant le sentiment de faire partie du même cercle. Dans ces manières de parler en usant de clichés, la dimension du jeu est essentielle. Jeu de langage, bien sur, mais aussi jeux turbulents de l'adolescence, jeux d'entre deux âges qui ressuscitent les délires abolis et les personnages qui donnent l'air de quelqu'un, jeu du simulacre qui parcourt l'existence des Zupiens qui se connaissent depuis l'enfance et qui se redécouvrent au quotidien dans de nouveaux rôles, jeux de la frime et du look, jeux de rumeurs. C'est autour de cette dimension du jeu dont il fait un principe d'organisation d'une culture urbaine aux contours flous, culture de Zupien, culture de banlieue, qu'A. Boubeker explore les processus de 157 médiatisation. Cette insistance sur les usages ritualisés des images publiques font des processus de médiatisation, une mise à l'épreuve de modes de sociabilités déjà nourris d'images et articulés sur des territoires imaginaires. Les images que renvoient les médias proviennent aussi des personnages qui sont joués sur des scènes locales, dans des interactions quotidiennes et ne font ici que prolonger des jeux d'images qu'ils n'ont pas initiés. Mais ils les font circuler de manière inédite, bousculent des frontières communicationnelles, brouillent des partages déjà confus entre privé et public. Ils rendent alors d'autant plus cruciale et plus ambiguë la différence déjà problématique entre jouer un rôle et le prendre au sérieux, entre jouer un rôle et se la jouer. Les clichés médiatiques envahissent les jeux ordinaires de la mise en scène de la vie quotidienne, et introduisent dans leur fonctionnement même un autrui réducteur. Réducteur et ravageur au point d'ébranler ces liens de complicité effectifs avec les pairs, "garants d'un monde à part et d'une conception de la réalité", pour ne laisser que des connivences laconiques fondées sur la conviction du mensonge du stéréotype. 158 Sources bibliographiques − G. Bachelard. La poétique de l'espace. PUF 1957. − A. Battegay. L'accès des beurs à l'espace public. Esprit. 1985. − A. Battegay, Ahmed Boubeker. Les images publiques de l'immigration L'Harmattan, 1993. − J. Béart, Analyse des effets de la mobilité sur la structure par nationalité des ménages de la Grappinière. Juillet 1980. − P. Bourdieu. La Misère du monde . Seuil 1993. − F. Braudel Écrits sur l'Histoire. Flammarion 1984. − J. C. Chamborédon et M. Lemaire. "Proximité spatiale et distances sociales. Les grands ensembles et leur peuplement." Revue Française de Sociologie XI, 1970. − G. Deleuze, La Logique du sens, Minuit. 1969 − Julien Dray. Rapport d'information pour l'Assemblée nationale sur "La Violence des jeunes dans les banlieues", 25 juin 1992. − M. Éliade. Le mythe de l'éternel retour. Gallimard. 1969. − M.Foucault. L'ordre du discours. Gallimard, 1971. − P. Genestier. La banlieue au risque de la métropolisation. Le Débat. 1994 F.Guattari . 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I PRESENTATION DES TRAVAUX : QUESTIONS ET METHODE I - QUESTIONS D'OBSERVATEURS I-1 De la médiatisation des banlieues I-2 De l'ethnologie en banlieue page 2 page 2 page 3 II - PRÉSENTATION DU RAPPORT II-1 : Notre étude privilégie deux axes II-2 : Les Zupiens en questions II-3 : Les méthodes d'enquêtes page 5 page 6 page 8 page 14 III - LE MAS-DU-TAUREAU A VAULX-EN-VELIN III -1 Présentation du quartier III -2 Repères statistiques page 15 page 15 page 18 CHAPITRE II LES DISCOURS DES GENS I - DEUX FAMILLES MODELES I-1 La famille de Mohammed B. I-2 La famille de Mohand Z. page 23 page 23 page 26 II - LA BRASSERIE CENTRALE DU MAS DU TAUREAU page 29 III - LE SERVICE SOCIAL DU CENTRE DE PAIEMENT DE LA SÉCURITÉ SOCIALE page 55 IV - L'ASSOCIATION AGORA TROIS ÉPOQUES POUR TROIS RENCONTRES page 61 160 CHAPITRE III LES RECITS MEDIATIQUES: I - LA COUVERTURE DES EMEUTES D'OCTOBRE 1990 page 74 I-1 Les séquences de l'actualité vaudaise : octobre 1990 -janvier 1993 page 75 I-2 Conclusions de l'analyse page 83 II - DU FAIT DIVERS AU FAIT DE SOCIÉTÉ page 85 II-1 Les trames distinctes de la mémoire locale page 85 II-2 L'approche urbaine: la réhabilitation contre le ghetto page 87 II-3 L'approche culturelle : la société interculturelle des banlieues page 93 II-4 Conclusion : Les impasses du débat public et le retour du fait divers page 96 ANNEXE AUX RECITS MEDIATIQUES : page 100 -Vaulx-en-Velin dans la presse écrite de février 1993 à avril 1994 : analyse continue page 100 161 CHAPITRE IV RUMEURS I RUMEUR DE LA GRAPPINIÈRE ET RUMEUR DU COMPLOT page 130 I-1: La rumeur de la Grappinière I-2: La rumeur du complot. page 130 page 133 I-3: Le complot vu de la Grappinière I-4: La rumeur rejointe par l'information page 134 page 135 II LE RETOUR DU COMPLOT : LES ÉVÉNEMENTS D'AVRIL 1994 À VAULX-EN-VELIN. RUMEURS ET MÉDIATISATION page 138 II-1 La rumeur du chemin du Tabagnon page 138 II-2 La presse écrite et le thème du complot dans les événements d'avril 1994 à Vaulx-en-Velin. page 139 II-3 Le complot vu par la rumeur du chemin du Tabagnon page 143 II-4 La rumeur de l'avenue R.Salengro : le complot en fait divers page 147 POSTFACE Bibliographie Table des matières page 151 page 158 page 159