La culture rend-elle l`homme plus humain

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La culture rend-elle l`homme plus humain
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Séance 1 : LA CULTURE
La culture rend-elle l'homme plus humain ?
Repères : universel/général/particulier/singulier, en puissance/en acte.
Introduction générale
1) Le sens des termes
a. Culture :
- Pour quelle raison parle-t-on de culture quand l'homme travaille la terre pour obtenir des
fruits et des légumes ? Quelle modification de la nature est apportée par la culture ? Le mot
"culture" vient du latin "colere" qui signifie cultiver, soigner, entretenir, préserver, travailler,
mettre en valeur un champ, une terre (ex : cultiver du blé). L'agriculture désigne ainsi le processus
par lequel la terre, une fois travaillée par l'homme, produit un fruit que la terre ne pouvait
féconder par elle-même. Le travail des champs, comme la culture de l’esprit, suppose patience et
soin.
- On parle aussi bien de culture physique, artistique ou scientifique. Quel est le sens
commun du mot culture dans ces expressions ? Qu'apporte la culture à celui qui la reçoit ?
La culture désigne ici l'entretien d'une activité (cultiver la natation), l'ensemble des processus par
lesquels l'homme met en valeur ses propres facultés linguistiques, intellectuelles, spirituelles,
morales artistiques, comme il met en valeur la nature en cultivant la terre pour en récolter les
produits. Se cultiver revient à se valoriser, s'améliorer, par l'instruction, l'éducation, la
transmission des arts et des savoirs.
- Que signifie l'expression « avoir de la culture générale » ? suffit-il d'accumuler des savoirs
pour être cultivé ? Culture comme ensemble des connaissances acquises qui permettent de
développer le sens critique, le goût, le jugement. Une personne "cultivée" est celle qui possède des
connaissances étendues dans ces domaines. Être cultivé, ce n'est pas seulement être instruit, avoir
beaucoup de connaissances, accumuler des savoirs, c'est être capable d'assimiler ces
connaissances en vue d'un perfectionnement. Il ne faut pas seulement avoir une tête bien pleine,
encore faut-il qu'elle soit bien faite.
- Culture, au sens large, signifie aussi civilisation. Quels sont les deux sens du mot civilisation
dans ces deux affirmations : « La civilisation méditerranéenne se caractérise par sa cuisine »,
« La civilisation s'oppose à l'état sauvage » ? Au sens ethnologique ou anthropologique, la
culture désigne l'ensemble des techniques et des savoirs, des coutumes et des institutions, des
croyances (comme la religion) et des représentations (comme l'art) forgées par une communauté.
On parle ainsi de la culture européenne, de la culture japonaise. Le terme de culture s'utilise alors
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au pluriel (« les cultures ») pour désigner les manières d’être, les pensées, les habitudes de tout
ordre qui distinguent un peuple ou un groupe d’un autre. La notion de civilisation a également un
sens moral : état d'avancement des mœurs, des connaissances; la civilisation s'oppose alors à
l'état sauvage (état primitif, naturel, animal, de la « forêt ») et à la barbarie (celui qui n'est pas
civilisé).
- Quelles sont, au total, les 3 principales acceptions du mot « culture » ? Qu'ont-elles en
commun ? Culture comme connaissances acquises par l'éducation et l'instruction; culture
comme ensemble des activités et des résultats des activités qui témoignent d’une capacité à
s’écarter de la nature et à la transformer, fût-ce de façon rudimentaire comme c’est le cas pour
certaines espèces animales (primates, insectes, etc.); culture comme civilisation, différentes
manières dont les hommes se sont appropriés un territoire. L'idée de transformation est commune
à ces trois acceptions, transformation de soi, de sa nature, transformation de la nature, de
l'environnement, de la réalité extérieure.
b. Rendre : qu'indique ce verbe sur la culture ? Ce verbe donne l'idée d'une transformation.
La culture et l'éducation permettraient à l'homme de se construire, de devenir humain, voire plus
humain.
c. Plus humain : que désigne cette expression ? peut-on être un homme sans être humain,
en étant inhumain ? L’expression « plus humain » ne désigne pas un « surhomme », mais
renvoie à une forme d'humanisme. Plus humain : devenir meilleur, plus civilisé, plus conforme à
l’idée d’homme ; idée d’un perfectionnement moral, capacité à être bienveillant à l'égard de ses
semblables, compatissant, altruiste, solidaire. On naît homme (ou femme), on devient humain,
processus qu'on appelle l'humanisation : c'est le devenir humain de l'homme, prolongement
culturel de l'hominisation (processus biologique par lequel homo sapiens se distingue
progressivement des espèces dont il descend). Un enfant sauvage est biologiquement un homme,
mais il n'est pas encore humain; un embryon est un être humain en puissance. Est inhumain, au
sens moral du terme, celui qui manque d'humanité, c'est-à-dire qui fait preuve de méchanceté, de
cruauté, d'insensibilité, de sadisme.
d. Distinguez « la culture » (universelle) des « cultures » (générales ou particulières).
Précisez ce qui différencie l'universel du général et du particulier (repères). Les cultures
(habitudes d'une population, d'un peuple transmises par l'éducation) sont particulières ou
générales, la culture est universelle (il n'existe pas de sociétés sans langue, mœurs, croyances,
interdits, techniques, lois, techniques, arts, etc.). La culture au singulier renvoie à l'idée d'une
unification du genre humain qui pousse l'homme à s'arracher à tout ce qui, en lui, relève de sa
particularité naturelle, à se civiliser. Les cultures au pluriel marquent l'appartenance de l'homme à
une culture particulière qui contribue à façonner son identité, au risque de l'enfermer dans celle-ci.
Problème que soulève cette distinction du singulier et du pluriel : la culture est-elle, pour l'homme,
un facteur d'unité et d'unification, ou n'est-elle pas plutôt un facteur de division et de dispersion ?
La diversité culturelle est-elle une richesse et une chance pour l'humanité, ou faut-il y voir un
obstacle ?
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 L'universel : est universel ce qui est valable pour tous les éléments d'une totalité donnée,
partout et toujours, ce qui donc tend à l'unité. Par exemple, est universel le jugement « Tous les
hommes sont mortels » (ce jugement est valable dans tous les cas sans exception).
 Le général : le général, qui provient du terme « genre », s'applique à un vaste groupe (on
parle d'une règle générale); se distingue de l'universel dans la mesure où il souffre quelques
exceptions. Les règles de grammaire, par exemple, ne sont pas universelle quoique générales,
elles ne sont pas valables pour tous les cas d'une langue donnée (il y a des exceptions), mais ont
un degré de généralité. On parle de l'intérêt « général » (celui, par exemple, d'un pays ou d'une
corporation).
 Le particulier : est particulier ce qui est valable pour une partie seulement d'une totalité,
ce qui appartient en propre à un individu, ce qui est unique. Par exemple, est particulière la
proposition : « Quelques Grecs sont des philosophes ». Journal d'achat et de vente de logements
« de particulier à particulier ».
 Le singulier : est singulier ce qui est valable pour un individu ou une totalité individuée :
« Socrate est philosophe », « L'armée soviétique a remporté la bataille de Stalingrad ». Est
singulier donc, ce qui fait qu'un être est unique, original, se distingue vraiment des autres.
2) La problématique et les arguments
- Est-il évident que la culture rend l'homme plus humain ? D'une part, si l'on entend par plus
humain le processus d'humanisation par lequel l'homme se distingue des autres espèces et se
réalise, il est clair que l'homme se construit dans et par la société, l'éducation, le rapport aux autres,
l'histoire. Par la culture, l'homme apprend à domestiquer son animalité, ses pulsions, sa violence
naturelle, son agressivité, son égoïsme. Il construit un monde qui lui est propre, un monde
artificiel peuplé de symboles, d’objets techniques, d’œuvres de toute sorte.
- En quoi la culture pourrait-elle le rendre moins humain, voire inhumain ? Donnez des
exemples. Culture entendue comme ce qui marque l'appartenance de l'homme à une culture
particulière. La culture rend l'homme inhumain lorsqu'elle l'enferme dans son identité, lorsqu'elle
est un facteur de conflits entre les hommes, lorsque les oppose et les divise (guerres, génocides,
colonialisme...). Si l’on entend par culture le savoir qu’a capitalisé une personne cultivée et qui la
distingue des hommes « incultes » (les barbares, les sauvages) ou manquant de culture, force est
de constater qu’on peut être cultivé et se comporter de façon inhumaine (exemple des officiers
nazis pendant la second guerre mondiale) ; à l’inverse, on peut ne pas être cultivé et ne pas être
allé à l’école, par exemple, tout en étant quelqu’un de bien moralement, sans compter que la
définition de ce qu’est la culture authentique relève d’un certain arbitraire.
- Il y a donc au moins deux réponses possibles qui semblent s'affronter. Comment, selon vous,
est-il possible de dépasser cette opposition ? La culture doit permettre de surmonter la
fragmentation de l'humanité et avoir pour but la moralisation de l'homme. Culture comme soin à
l'égard de sa propre nature, de sa propre culture, de la culture des autres.
Il s'agit donc de se demander à quelles conditions la culture permet une moralisation, un progrès,
une unification ou réunification de l'humanité. C’est cette question que nous allons examiner tout
au long de ce chapitre.
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I)
LA CULTURE HUMANISE L'HOMME
La culture désigne la formation par laquelle l'homme parvient à réaliser certaines dispositions
qu'il contient en germe, en s'arrachant à la nature et à tout ce qui pourrait l'enfermer dans une
identité donnée. En ce sens, la culture est le fondement de l'unité du genre humain.
A) LA NUDITÉ HUMAINE (texte de Platon, in Protagoras, 320c-312c)
L'homme est un animal inachevé, indéterminé, qui doit s'éduquer lui-même. Ce qu'il y a
d'humain en l'homme n'apparaît pas originellement : l'homme est le seul être dans la nature qui a à
devenir ce qu'il est, en sorte que l'humanité, pour l'homme, est un idéal, un horizon à atteindre.
L'animal est, au contraire, un être de pure nature; guidé par l'instinct, il est d'emblée tout ce
qu'il peut être. L'animal est achevé car la nature prend soin de lui à la naissance : il est équipé,
peut se défendre à l'aide de ses crocs, de ses griffes, etc.
L'homme a été partiellement abandonné par la nature, comme l'enseigne Platon dans le mythe
du Protagoras (320 c-321 c). Correction du travail à faire à la maison sur le texte de Platon :
Épiméthée est chargé de la répartition des capacités entre les diverses espèces; il veille à équilibrer
les dons, de sorte qu'aucune espèce ne soit menacée d'extinction : les oiseaux ont des ailes pour
fuir dans les airs, les rongeurs savent creuser des galeries où trouver refuge; aux uns il donne la
force sans la vitesse, aux autres la vitesse sans la force. Quand il eut dépensé pour les animaux
toutes les facultés dont il disposait, Épiméthée constata qu'il avait oublié l'espèce humaine.
Prométhée offrit alors aux hommes la maîtrise du feu et des techniques qui vont leur permettre
de travailler et ainsi de compenser leurs faiblesses. Mais les hommes ne connaissent pas l'art de
vivre ensemble, de s'organiser, de se respecter mutuellement. Zeus, craignant alors la disparition
du genre humain, fit don aux hommes de deux vertus permettant justement de vivre ensemble, de
pratiquer l'art politique : la pudeur et la justice. La cité définit le territoire humain entre celui des
dieux et celui de la sauvagerie animale. Contrairement à l'animal voué à l'état de nature dans toute
sa violence, l'homme doté de la raison et du langage peut renoncer à l'état de guerre, entrer dans
l'état politique et y construire le souverain qui agit au nom du peuple.
L'homme est donc originellement nu, imparfait, inachevé; il lui appartient de s'achever luimême, de faire advenir son humanité, et le moyen de cet achèvement est justement la culture. La
pauvreté de son hérédité naturelle est l'envers d'une fabuleuse capacité à inventer;
l'inachèvement de sa nature lui offre une plasticité illimitée qui l'élève au-dessus de l'animal.
Cette capacité quasi infinie d'acquérir progressivement de nouvelles qualités et perfections, de
dépasser le mécanisme et les bornes de l'instinct, Rousseau l'appelle, dans le Discours sur
l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, la perfectibilité, qui s'oppose à la
fixité de l'animal (l’animal ne peut pas dépasser ce que la nature a fait de lui). Nous reverrons
cette notion de fixité à propos du langage lorsque nous distinguerons, avec Bergson, le signe
linguistique humain et le signe animal « adhérent ».
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B) L'ÉDUCATION
Repère : « en puissance/en acte »
D'où l'importance de l'éducation qui conduit l'homme vers son humanité. A l'état sauvage,
l'homme n'est qu'un animal ou un monstre, comme en témoigne l'étude par le docteur Itard de
l'enfant sauvage, Victor de l'Aveyron, qui se comporte comme un animal. Il est biologiquement
homme mais pas encore humain : même l'usage de ses sens n'est pas encore humain, car notre
sensibilité elle-même est une création culturelle, elle a besoin d'être éveillée, de passer de la
puissance à l'acte. Cf. film de François Truffaut.
Dans cette optique, Aristote distingue ce qui est «en puissance», pas encore réalisé mais déjà
là, de ce qui est « en acte », c'est-à-dire réalisé, effectif. Correction du travail à faire à la
maison sur la distinction « en puissance / en acte ». La puissance (dynamis) représente tout ce
qui est à l'état de possibilité – le virtuel, le potentiel, des promesses d'existence non encore
réalisées; l'acte (énergéia) désigne les réalités achevées, définies. Un chêne, par exemple, est déjà
tout entier en puissance dans un gland, mais seul l'arbre pleinement développé mérite ce nom. De
la puissance à l'acte, il y a élévation, accès à un niveau supérieur de l'Être, réalisation de la finalité
interne de la nature. L'acte est «entéléchie», c'est-à-dire parachèvement. Il y a donc plus de
perfection dans la réalisation de quelque chose ou de quelqu'un, que dans sa simple possibilité.
L'acte est un triomphe, un accomplissement.
En sorte que l'humanité de l'homme est le produit de la culture. Ce qui définit la nature
humaine, c'est son éducabilité, sa capacité d'être formé. On peut dresser un animal pour lui
apprendre à imiter son maître, mais l'éducation n'est pas de l'ordre du dressage, car elle a pour but
de conduire l'homme à la fin que vise la nature – la liberté -, mais qu'il ne peut atteindre sans la
culture et l'éducation du fait de son inachèvement naturel.
Dans ses Réflexions sur l'éducation, Kant observe que le petit homme, du fait qu'il n'a pas
d'instinct, n'a pas de guide naturel qui lui permettrait de se conduire lui-même : « Par son instinct,
un animal est déjà tout ce qu'il peut être; une raison étrangère a pris soin de tout pour lui. Mais
l'homme doit user de sa propre raison. Il n'a point d'instinct et doit se fixer lui-même le plan de sa
conduite. Or puisqu'il n'est pas immédiatement capable de le faire, mais au contraire vient au
monde pour ainsi dire à l'état brut, il faut que d'autres le fassent pour lui. » Rappelons que le latin
educare signifie « conduire vers ».
Contrairement à l'animal, un enfant laissé seul mangerait n'importe quoi, même ce qui pourrait
lui nuire. L'homme est ainsi le seul animal qui a besoin d'un maître pour l'éduquer. Pourquoi fautil éduquer l'homme ? Afin de le «dépouiller de sa sauvagerie », affirme Kant ! L'enfant doit
apprendre à discipliner ce qu'il peut y avoir de désordonné chez lui.
Le but de l’éducation est donc de conduire l’homme à sa propre humanité et autonomie.
L'éducation vise le perfectionnement du genre humain, lequel se réalise sur plusieurs
générations. L’éducation comporte deux aspects :
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 La discipline (partie négative de l’éducation) doit habituer l’enfant à supporter la
contrainte des lois afin d'apprendre à se maîtriser; l’éducation doit commencer par un travail sur
soi où il s'agit d'apprendre à maîtriser ses instincts et désirs. Civiliser veut dire « polir » notre
nature : on civilise les penchants en apprenant à les dominer. Être poli, c’est justement avoir été
poli par l’éducation.
 L’instruction (partie positive) consiste à former et à enrichir l’esprit par la transmission
du savoir et par l’étude. Le défaut de discipline est plus grave que le défaut d'instruction, car il est
difficile de corriger un manque de discipline, alors que le manque d'instruction peut se combler
par la suite.
Pour exercer pleinement sa liberté, il faut être à la fois discipliné et instruit. L'homme instruit
doit ainsi être différencié de l'homme cultivé. L'homme instruit est certes capable de mémoriser
un savoir, mais cette mémorisation ne s'est pas accompagnée d'une réelle appropriation du savoir,
ce savoir lui reste extérieur.
En revanche, l'homme cultivé est celui qui a été poli, raffiné par la fréquentation d'une culture
intellectuelle, doté d'un savoir large et approfondi; c'est un homme sage, mûri par une certaine
expérience de la vie. L'homme cultivé est plus que l'homme seulement instruit puisqu'il a porté la
nature humaine à sa perfection en lui-même. Kant souligne que « c'est dans le problème de
l'éducation que gît le secret de la perfection de la nature humaine ». La civilisation entendue
comme progrès doit aboutir à une pacification des relations humaines, en substituant la raison à la
violence. Grâce à la culture, l'homme doit réaliser toutes les virtualités de sa nature, en dominant
la nature extérieure grâce à la technique et sa propre nature grâce à l'éducation.
C) LA CULTURE, UNE SECONDE NATURE (texte n°1 de Merleau-Ponty)
La réalisation de l'unité du genre humain est-elle néanmoins possible ? Peut-on véritablement,
par la culture, rendre l'homme plus humain, plus universel, en l'arrachant à tout enfermement dans
une tradition, une culture particulière, une identité donnée (culture comme appartenance d'origine
à une identité culturelle) ?
Or cet idéal universaliste se heurte à un obstacle culturel majeur, celui de la pluralité des
langues, qui rend l'unité du genre humain, la communication des hommes pour le moins
problématique, chaque peuple reconnaissant dans sa langue un élément fondamental de son
identité. D'où le projet d'instituer une langue universelle (exemple de l'espéranto) : faire parler à
tous les hommes la même langue, c'est faire fraterniser des peuples prisonniers de leurs
différences culturelles et conjurer ainsi les conflits par une réforme du langage.
Merleau-Ponty montre, dans sa Phénoménologie de la perception, qu'un tel projet est voué à
l'échec parce qu'absurde : il n'existe pas une pensée universelle, un monde intérieur commun à
tous les hommes : un Français ne pense pas la même chose qu'un Allemand ! Le langage invente
la réalité; notre manière de percevoir, de ressentir, loin d'être universelle en tout homme, est
façonnée par notre culture appartenance. C'est ce que montre Merleau-Ponty dans le texte suivant
à propos de la colère et du sentiment amoureux qui sont des institutions, quelque chose de
construit et de culturel.
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De là l'idée que la nature humaine est introuvable et que l'homme n'est que déguisement. C'est
ce souligne Pascal : « Il n'y a rien qu'on ne puisse rendre naturel; il n'y a pas de naturel qu'on
puisse faire perdre » (Pensées, fragment 94). Cette nature humaine a été perdue depuis le péché
originel, perte qui est symbolisée, dans la Bible, par le fait qu'Adam et Ève découvrent leur nudité
et éprouvent le besoin de masquer celle-ci en se couvrant de « peaux de bêtes ». La culture vient
masquer l'incomplétude naturelle de l'homme. En sorte que ce que nous croyons « naturel »
dans l'homme n'est en réalité, la plupart du temps, qu'une institution qui relève de la culture, de ce
que Pascal appelle la « coutume ».
La coutume, qui supplée à la déficience de naturel en l'homme, tend à se faire passer pour une
seconde nature. C'est la coutume qui est toujours première et qui fait les métiers, les titres, les
hiérarchies, etc. La nature, loin d'être une donnée brute et originaire, est déjà une première
coutume. Pascal donne l'exemple du sentiment d'amour des enfants envers leurs parents : «Les
pères craignent que l'amour naturel des enfants ne s'efface. Quelle est donc cette nature sujette à
être effacée ? La coutume est une seconde nature, qui détruit la première. Pourquoi la coutume
n'est-elle pas naturelle ? J'ai bien peur que cette nature ne soit elle-même qu'une première coutume,
comme la coutume est une seconde nature» (Pascal, ibid., fragment 93).
TRANSITION :
La culture nous rend-elle plus humain ? Les facultés virtuelles que l'homme a reçues de la
nature en puissance ne peuvent s'actualiser que par la vie en société. L'homme est un animal
perfectible. On naît certes homme au sens biologique du terme, mais on devient humain, et parfois
inhumain comme on va le voir, par l'éducation. En ce sens, on peut dire que, chez l'homme, la
culture est une seconde nature. Mais si la culture transforme l'homme, jusqu'où cette
transformation nous mène-t-elle ? N’y a-t-il pas une forme de culture et même d'éducation qui
rende l'homme inhumain ?
II) LA CULTURE DIVISE ET DÉNATURE L'HOMME
La culture ne rend pas forcément l'homme plus humain. Les progrès de la civilisation ne
conduisent pas à une société nécessairement meilleure, mais peuvent conduire à l'accroissement
des inégalités, des injustices, de la violence, à l'inauthenticité, au triomphe de l'artificiel et à des
formes régressives de barbarie jamais tout à fait contenues. La culture est aussi ce qui sépare,
dénature, divise les hommes entre eux.
A) L'AMBIVALENCE DE LA CULTURE
Dans le Discours sur l'origine de l'inégalité, Rousseau prend l'image de la statue du dieu
Glaucus, plongée dans l'eau, qui, avec le temps, est recouverte de coquillages, ce qui la rend
méconnaissable. Cette métaphore désigne l'homme civilisé, cultivé, l'homme artificiel, contrenature, devenu inauthentique. La culture se présente comme un instrument de division, alors
que la nature, synonyme de simplicité originelle, est un principe d'unité. Il s’agit de la culture au
sens de l’ensemble des activités par lesquelles l’homme s’éloigne, s’écarte de la nature, ce qui
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inclut l’histoire, la société, le travail, la technique, la politique, le langage, etc. Culture comme
artifice, processus de dénaturation.
Cette division s'effectue d'abord à l'intérieur même de l'homme : sous l'effet de la culture, une
scission s'opère en l'homme entre l'être et le paraître; la vie sociale implique une perte de
spontanéité, une perte de la franchise et de la simplicité de l'homme naturel qui coïncidait avec
lui-même. Ainsi l'homme social est-il devenu hypocrite, il a appris à être faux, inconsistant, à
paraître, à se comparer aux autres. Homme calculateur, dépravé : « L'homme qui médite est un
animal dépravé », Rousseau, Discours sur l'origine de l'inégalité.
Rousseau, dans la Lettre à d'Alembert sur les spectacles, critique le théâtre : la vie en société
peut être comparée à une immense scène, où chacun est acteur d'un rôle contrefait; chacun joue un
personnage avec lequel il ne se confond pas. L'homme social se juge à partir du regard des autres,
comparaison qui fait naître la jalousie, la rivalité, l'envie. Notre culture déguise nos mensonges,
notre hypocrisie. Ici, la culture renvoie aux activités et productions spirituelles ou intellectuelles
considérées par une société comme légitimes et qui témoignent de la part de celui qui s’y adonne
(l’homme « cultive ») la maitrise de connaissances étendues en littérature, musique, sciences,
histoire, etc., un certain raffinement.
Kant, dans la septième proposition d'Idée d’une histoire universelle au point de vue
cosmopolitique, dénonce cette apparence de morale que sont les conventions, les règles de
politesse qui nous accablent et qui ne constituent qu'une apparence de bienséance, que le vernis, la
surface d'une réalité qui n'a rien de morale : « Nous sommes civilisés, jusqu'à en être accablés, par
la politesse et les bienséances sociales de toute sorte. Mais nous sommes encore loin de pouvoir
nous tenir pour déjà moralisés. Si en effet l'idée de la moralité appartient bien à la culture, la mise
en pratique de cette idée qui n'aboutit qu'à une apparence de moralité dans l'amour de l'honneur et
la bienséance extérieure, constitue simplement la civilisation. ». Exemple du pédantisme :
l'homme civilisé est un pédant impénitent !
Au total, la culture divise l'homme à l'intérieur de lui-même; elle divise et sépare l'humanité en
rompant l'unité primitive de l'homme d'avec la nature et des hommes entre eux.
B) HUMANISME ET ETHNOCENTRISME (textes 2 de Lévi-Strauss)
Dans Race et Histoire, Claude Lévi-Strauss montre que la culture peut rendre l'homme
inhumain à partir du moment où une culture tend à se juger supérieure aux autres et qu'elle
prétend imposer aux autres son hégémonie et ses propres valeurs. Cette conception
expansionniste, dominatrice de la culture participe d'une volonté d'uniformisation,
d'homogénéisation qui entend abolir toute différence culturelle. Ce n'est pas tant la pluralité des
cultures qui est un obstacle à l'unité du genre humain que la volonté de réduire cette diversité par
l'imposition d'un modèle dont la valeur ne peut être reconnue que dans une culture donnée. C'est
l'affirmation de la supériorité d'une culture sur une autre qui génère le conflit. Culture ici au
sens de civilisation.
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Le concept de supériorité culturelle découle d'un préjugé fondamental, qui est
l'ethnocentrisme : c'est la tendance à ne voir de modèle de l'humain que dans sa propre culture.
L’ethnocentrisme consiste donc à ériger les valeurs propres à la société à laquelle j’appartiens en
valeur universelle. L’ethnocentriste croit que ses valeurs sont les valeurs et considère sa propre
civilisation comme supérieure comme supérieure, voire comme la seule à mériter le titre de
« civilisée ». Ainsi le racisme, le colonialisme.
Ainsi chaque société a-t-elle toujours tendu à confondre “sa” propre civilisation avec “la”
civilisation, allant jusqu’à rejeter en dehors de l’humanité les hommes qui relevaient d’autres
cultures. Les Grecs appelaient “barbares” les hommes qui étaient étrangers à leurs institutions et
par la suite les Occidentaux n’ont vu longtemps que “sauvagerie” dans les cultures exotiques : «on
préfère rejeter hors de la culture, dans la nature, tout ce qui ne se conforme pas à la norme sous
laquelle on vit» (Lévi-Strauss). L'Occident a inventé le sauvage. L'Europe et l'Amérique l'ont
exhibé, l'ont montré, dans des zoos, des expositions ou des scènes de music-hall pour convaincre
les populations blanches de leur évidente et définitive supériorité sur le monde. Cf.
documentaire : «Les zoos humains» : http://kelpolitique.blogspot.com/2006/10/documentaireles-zoos-humains.html.
Lévi-Strauss accuse l'humanisme occidental d'avoir isolé l'homme de tout ce qui n'était pas sa
culture, en le coupant ainsi aussi bien des autres cultures que de la nature : cf. textes 2 de LéviStrauss. Cette valorisation, par l'humanisme occidental, de la culture et de l'affirmation de
l'homme à travers son arrachement à la nature serait à la source de la destruction moderne de la
nature par la technique, mais aussi de l'anéantissement des autres cultures, notamment sous la
forme de la colonisation :
«J'ai le sentiment, écrit Lévi-Strauss dans un entretien publié par le journal Le Monde le 21
janvier 1979, que toutes les tragédies que nous avons vécues, d'abord avec le colonialisme, puis
avec le fascisme, enfin avec les camps d'extermination, cela s'inscrit non en opposition ou en
contradiction avec le prétendu humanisme sous la forme où nous le pratiquons depuis plusieurs
siècles, mais presque dans son prolongement naturel...».
« C’est dans la mesure même où l’on prétend établir une discrimination entre les cultures et les
coutumes que l’on s’identifie le plus complètement avec celles qu’on essaye de nier. En refusant
l’humanité à ceux qui apparaissent comme les plus « sauvages » ou « barbares » de ses
représentants, on ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes typiques. Le barbare, c’est
d’abord celui qui croit en la barbarie » (Lévi-Strauss, Race et histoire).
C) UN SI FRAGILE VERNIS D'HUMANITÉ (texte n°3 de Freud, in Malaise dans la
civilisation)
La culture, toute culture ne nous rend donc pas forcément plus humain puisque, nous l'avons vu,
elle peut être source de conflits, de division des hommes entre eux et être mise au service d'une
volonté de domination, de stigmatisation de l'autre, d'uniformisation. La civilisation génère donc
des formes de barbarie. Au fond, l'homme n'est jamais quitté par ses pulsions d'agressivité,
d'animalité, de domination. La culture n'est là que pour contenir, sublimer l'animalité. Elle est
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impuissante à le civiliser complètement. C'est ce que montre Freud dans Malaise dans la
civilisation (texte n°3).
On trouve une illustration cinématographique de cette thèse de Freud dans le film de Peter
Brook (1963), Sa Majesté des mouches (Lord of the flies), inspiré du roman de William Golding
écrit en 1954, qui montre la fragilité de la civilisation. Il décrit le parcours régressif d'enfants
livrés à eux-mêmes. Un avion transportant exclusivement des garçons anglais issus de la haute
société s'écrase durant le vol sur une île déserte. Le pilote et les adultes accompagnateurs périssent.
Livrés à eux-mêmes dans une nature sauvage et paradisiaque, les nombreux enfants survivants
tentent de s'organiser en reproduisant les schémas sociaux qui leur ont été inculqués. Mais bien
vite le vernis craque, la fragile société vole en éclats et laisse peu à peu la place à une organisation
tribale, sauvage et violente bâtie autour d'un chef charismatique et d'une religion rudimentaire.
Offrandes sacrificielles, chasse à l'homme, guerres sanglantes : la civilisation disparaît au profit
d'un retour à un état proche de l'animal que les enfants les plus fragiles ou les plus raisonnables
paient de leur existence.
La barbarie va même souvent de pair avec la culture la plus raffinée. On peut aimer la musique
la plus raffinée et la plus complexe, pleurer en l’écoutant, et, dans le même temps, être capable de
la férocité. L’art n’est pas le contraire de la barbarie et la raison n’exclut pas la violence. Exemple
de la musique utilisée dans les camps de concentration. C’est ce que montre Pascal Quignard dans
son livre La haine de la musique : « La musique est le seul, de tous les arts, qui ait collaboré à
l’extermination des Juifs organisée par les Allemands de 1933 à 1945 (…) Il faut souligner, au
détriment de cet art, qu’elle est le seul art qui ait pu s’arranger de l’organisation des camps, de la
faim, du dénuement, du travail, de la douleur, de l’humiliation, et de la mort. »
Mais pourquoi la musique, qui peut être considérée comme la pointe la plus fine de la culture
humaine, a-t-elle pu être mêlée à l’exécution de millions d’êtres humains ? Pascal Quignard
souligne que la musique « viole le corps humain. Elle met debout », en sorte que la musique, étant
un pouvoir, s’associe à tout pouvoir. « Partout où il y a un chef et des exécutants, il y a de la
musique ». La musique, dans cette optique, annihile la pensée, endort la douleur. Elle pénètre à
l’intérieur du corps, s’empare de l’âme, elle capte, captive dans le lieu où elle résonne, ce que
Platon avait déjà souligné dans République III, 401 d. Les soldats allemands organisèrent la
musique dans les camps de la mort pour augmenter l’obéissance, par plaisir esthétique et
jouissance sadique. La musique permet de marcher au pas et de rester en ordre serré. « Là où on
veut avoir des esclaves, il faut le plus de musique possible », affirme Léon Tolstoï (cité par
Maxime Gorki dans les Entretiens à Iasnaïa Poliana).
On en conclut que l’humanité est un vernis bien fragile. Dans certaines circonstances se
manifeste chez les êtres humains une propension à ne pas agir en accord avec les sentiments de
bienveillance et les principes éthiques qui les animent dans la vie ordinaire. Les hommes sont
perfectibles, disait Rousseau, ils ont le pouvoir de se transformer indéfiniment, pour le meilleur et
pour le pire !
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TRANSITION :
La culture n'est donc pas un gage de moralité. La diversité culturelle peut être une source de
conflits et constituer un obstacle à l'unité du genre humain. La perfectibilité n'est pas
nécessairement synonyme de progrès. L'humanité n'est donc jamais acquise. Elle doit être
conquise, défendue, protégée à tout moment car nous sommes tous des barbares potentiels. A
quelles conditions, dès lors, la culture est-elle susceptible de nous moraliser ?
III) LA CULTURE DOIT MORALISER L'HOMME
La civilisation, alors même qu'elle aggrave les conflits entre les hommes, est néanmoins
l'unique moyen de les réunifier. Paradoxe de la culture qui ne divise que pour mieux réunir.
Cultiver, c'est entretenir son humanité, tenter de la rendre meilleure, prendre soin (colere) de la
nature, de sa propre culture, de la culture des autres.
A) LA CULTURE COMME RUSE DE LA NATURE : L'INSOCIABLE SOCIABILITÉ
Dans l'Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, Kant montre que le
conflit n'est pas tant la cause de la division qu'il n'est le moyen, la médiation permettant de
surmonter la fragmentation de l'humanité. La culture n'est pas à l'origine de la fragmentation.
Cette diversification a sa source dans la nature elle-même (multiplicité de races distinctes, par
exemple), elle est voulue par elle en quelque sorte. Cette volonté de diversité correspond à un plan,
à un dessein providentiel de la nature; elle est le moyen utilisé par la nature pour rendre possible
la dispersion du genre humain sur la terre car chaque race se trouve mieux adaptée à une certaine
situation géographique et climatique.
Par nature, l'homme tend à s'unir à ses semblables en vertu d'un penchant à la sociabilité; il
tend aussi à s'isoler, du fait de cette diversité qui le pousse à vouloir se séparer des autres et à
cultiver ainsi sa différence. Cette opposition se traduit par le conflit qui oppose, en chacun de nous,
les penchants égoïstes et la nature rationnelle. Kant appelle « insociable sociabilité » cette
tendance naturelle qui pousse les hommes, par une sorte de plan caché de la nature, à entrer en
conflit les uns avec les autres.
Cette tendance à la séparation et à la division est précisément ce qui va forcer l'homme à se
cultiver. L'humanité n'est pas tant une nature donnée qu'un idéal à atteindre, par-delà la division
de l'humanité en espèces culturellement distinctes. La concurrence a donc des effets bénéfiques.
Kant prend l'exemple d'un enclos dans lequel se trouvent différents arbres, et le compare à un
enclos où il n'y aurait qu'un seul arbre : là où il y en a plusieurs, ils se développent
harmonieusement et poussent beaux et droits, alors que l'arbre seul ne parvient pas à s'élever.
L'insociable sociabilité pousse l'homme à entrer en conflit avec les autres, amis elle est aussi ce
qui le force à se cultiver.
Le développement de l'homme par la culture lui est « pathologiquement extorqué» : l'homme
ne le veut pas pour lui-même, mais il lui est imposé par la vie en société. D'où l'éloge que fait
Kant des guerres, des conflits de civilisations. La guerre, observe Kant, impose à l'homme une
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certaine discipline, elle oblige les États à discipliner les citoyens. Par cette discipline, la guerre
fait d'abord la guerre à la guerre, car la source des guerres se trouve dans le cœur des hommes,
dans la sauvagerie des impulsions, dans l'absence de discipline. La guerre est une situation
invivable, qui oblige les hommes à trouver des remèdes, des moyens de s'entendre entre eux, pour
entre un terme à ces conflits. La guerre nous force paradoxalement à faire la paix. De même que le
droit interne aux Etats arrache les individus à l'état de nature, de même le conflit des Etats entre
eux, à l'échelle internationale, force les hommes à s'entendre pour mettre fin à l'état de guerre.
La guerre n'est donc pas tant un obstacle à l'unité du genre humain qu'elle n'est une condition
qui préexiste à son avènement. La constitution d'un droit international se situe à l'horizon une
société cosmopolitique, où chaque homme serait reconnu comme « citoyen du monde » sous la
protection universelle des droits de l'homme qui constituent une culture vraiment universelle.
Droit international qui suppose la création d'un Etat multinational ou d’une confédération
pacifique qui préfigure la future Société des Nations. C'est à cette condition que la culture peut
véritablement nous rendre plus humain : elle doit contribuer à unir les hommes, à favoriser la
paix, le droit entre les hommes et les peuples.
B) CULTURE ET ALTÉRITÉ
La culture risque de rendre l'homme inhumain, nous l’avons vu, lorsqu'une culture
particulière tend à se juger supérieure aux autres et à vouloir imposer un idéal unique. Or la
pluralité des cultures est constitutive de la richesse même de l'humanité qui se décline au pluriel.
La civilisation implique la coexistence de cultures offrant le maximum de diversité. La
civilisation mondiale n'est rien d'autre que la coalition, à l'échelle mondiale, de cultures préservant
chacune leur originalité. Toutes les petites cultures peuvent collaborer au sein d'un plus grand
ensemble que Lévi-Strauss appelle civilisation.
Selon Lévi-Strauss, les différentes cultures se construisent à partir d'un fonds commun de
possibilités logiques à travers lesquelles les hommes pensent et agissent sur leur milieu de vie. Ce
qui distingue les cultures ce sont seulement leurs façons d'utiliser ces ressources logiques
communes. En Occident, on privilégie surtout l'action, l'innovation, le rendement; l'Inde, au
contraire, privilégie les techniques spirituelles afin d'atteindre la paix intérieure. En sorte que la
diversité culturelle peut se comparer à un jeu de cartes dans lequel les règles communes
produisent, à partir de donnes différentes au départ, une infinité de parties différentes dans
lesquelles les pertes et les gains vont finir par s'équilibrer.
Lévi-Strauss appelle, en outre, à une réconciliation de l'homme et de la nature, dans un
«humanisme généralisé», c'est-à-dire élargi et remanié. Au lieu de prendre pour principe la culture
conçue comme séparation de l'homme et de la nature, il faudrait réintégrer l'homme dans la
nature, prendre pour principe l'identification de l'homme à toutes les formes de vie qui
impliquerait de refonder les droits de l'homme «non pas, comme on le fait depuis l'Indépendance
américaine et la révolution française, sur le caractère unique et privilégié d'une espèce vivante»,
mais en s'efforçant au contraire d'y «voir un cas particulier de droits reconnus à toutes les
espèces.» (De près et de loin). Substituer donc aux valeurs des droits de l'homme celles des droits
de la vie.
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C) LE DIALOGUE DES CULTURES
Mais la thèse de Lévi-Strauss qu'on peut qualifier de relativiste est problématique. On entend
par relativisme en ethnologie l’obligation d’adopter la même attitude vis-à-vis des diverses
sociétés. Idée qu’aucune société n’est supérieure à une autre. Le relativisme conduit ainsi à nier
l’existence de valeurs universelles comme, par exemple, les droits de l’homme.
Or le relativisme ne peut condamner les sociétés qui font de l’esprit e conquête ou de la volonté
de dominer les autres êtres humains une valeur centrale. Il devient alors impossible de sanctionner
des pratiques comme l'excision ou l'interdiction de l'éducation à la gent féminine. De quel droit,
en effet, vouloir faire de la tolérance une valeur absolue, si toutes les valeurs sont relatives et si
toutes les cultures se valent ?
Le maintien et la valorisation de la diversité culturelle peut conduire, qui plus est, à
l'affirmation de l'incommunicabilité de toutes les cultures, ce qui rend évidemment impossible
le dialogue entre les cultures. Le risque est grand, avec le relativisme, de nier l'idée d'une
humanité universelle et de réduire l'homme à son être culturel et social qui se voit interdit toute
distanciation vis-à-vis de sa culture et de sa société au nom de la survie du groupe.
Ainsi, au Québec, les autorités provinciales, souhaitant protéger la forme de société
culturellement française, ont promulgué des réglementations interdisant à la population
francophone d'envoyer leurs enfants dans des écoles anglaises. Toute ouverture de l'individu hors
de l'héritage culturel est alors perçue comme une aliénation, en sorte que le surinvestissement de
l'identité ethnique conduit à l'enfermement dans l'anéantissement de l'identité individuelle. Le
droit à la différence risque ainsi de se transformer en droit à l'oppression des individus par le
groupe.
Les droits de l’homme, loin de se réduire à un pur produit de la civilisation occidentale,
fournissent le ciment qui permettrait l'unification des cultures : au-dessus de la diversité culturelle,
il y a des valeurs supérieures dont le respect doit s'imposer à toutes les cultures sans exception. La
culture des « droits de l'homme » a permis à l'Occident de se critiquer et de se réformer dans ses
propres pratiques.
Rappelons que la culture occidentale européenne s'est elle-même constituée historiquement par
un dialogue permanent entre différentes cultures et héritages, celui de Rome, d'Athènes et de
Jérusalem. Toutes les cultures sont-elles capables d'un tel dialogue ? Toutes les cultures se valentelles ? Ont-elles toutes intégré ces valeurs universelles ? La culture nous rend plus humain, en tout
cas, si elle est capable de dialoguer avec les autres.
Une culture n'est donc pas une entité statique, close sur elle-même, clairement définie, se
refermant sur ses membres. Elle est le produit de processus historiques multiples d'interaction
avec d'autres cultures. Il y a danger lorsqu'un individu se définit uniquement par son
appartenance culturelle et s'enferme dans une définition, lorsque cette identité est réifiée.
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Nous ne pouvons jamais nous réduire à une seule appartenance. C'est ce que montre Amin
Maalouf dans Les Identités meurtrières : originaire d'une famille du sud de l'Arabie et installée au
Liban, cette famille s'enorgueillit d'avoir toujours été arabe et chrétienne; sa langue est l'arabe,
mais il a été éduqué au lycée français, avec une grand-mère turque et un grand-père maronite
d'Egypte : « En extrapolant à peine, je dirai : avec chaque être humain, j'ai quelques appartenances
communes, mais aucune personne au monde ne partage toutes mes appartenances », « Je fouille
ma mémoire pour débusquer le plus grand nombre d'éléments de mon identité, je les assemble, je
les aligne, je n'en renie aucun ».
Amin Maalouf partage quelque chose de commun avec une grande partie de l'humanité, mais
en même temps il peut se considérer comme unique. Cette agrégation d'appartenances
multiples n'est pas vécue comme un conflit en lui-même. Au contraire : la « blessure de la
différence » surgit lorsqu'il se trouve obligé de s'identifier à l'une de ces appartenances (souvent
celle qui est stigmatisée par le regard des autres) au détriment des autres. Or son expérience nous
enseigne qu'il est possible de faire cohabiter en soi et en dehors de soi différentes appartenances
culturelles ou différentes cultures de manière pacifique.
La culture est alors ce qui, en l'homme, lui, permet de s'arracher à une communauté, à une
identité donnée pour parler, penser, agir. Ainsi, dans les grandes œuvres de la culture, il y a un
effort pour dépasser sa culture particulière et pour rejoindre l'humanité de l'homme : ces œuvres
parlent à tous. On lira, à ce sujet, le livre d'Alain Finkielkraut, La défaite de la pensée.
CONCLUSION GÉNÉRALE
La culture nous rend-elle donc plus humain ? Le « nous » de la question renvoie à la fois à
l'individu et à l'humanité tout entière. A quelles conditions la culture peut-elle nous unir, nous
moraliser, nous rendre meilleur(s), plus civilisé(s), tolérant(s), bienveillant(s) à l'endroit des autres
cultures ? La diversité culturelle est-elle finalement une richesse et une chance pour l'humanité, ou
faut-il y voir un obstacle ?
La culture rend l'homme inhumain lorsqu'elle l'enferme dans son identité, lorsqu'elle débouche
sur l'ethnocentrisme, lorsqu'une culture particulière veut imposer aux autres un idéal unique,
lorsqu'elle est un facteur de conflits entre les hommes, lorsqu’elle les oppose et les divise (guerres,
génocides, colonialisme...). La culture rend l'homme inhumain lorsqu'elle l'isole des autres
cultures et des autres êtres vivants.
La culture désigne le soin, l'entretien à l'égard de sa propre nature (c'est notamment la
fonction des droits de l'homme), de la nature extérieure (c'est la tâche de l'écologie), de sa
propre culture (c'est la mission de l'école qui doit veiller à la conservation du passé et de notre
héritage culturel) et de la culture des autres (c'est ce à quoi veille en particulier des institutions
comme l'UNESCO).
Il est ainsi possible d'affirmer à la fois l'unité du genre humain, la capacité, pour les hommes,
de partager certaines valeurs fondamentales (celles des droits de l'homme, par exemple), tout en
reconnaissant l'irréductibilité, voire l'incommensurabilité, des cultures entre elles. Dès lors,
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une société n'est vraiment civilisée que si elle est capable de faire coexister des cultures
différentes.
La civilisation n'est pas un fait comme la culture, mais un processus historique, un idéal
moral, un horizon à atteindre. De ce point de vue, la civilisation serait plutôt synonyme de
progrès, tandis que la culture serait synonyme de tradition. La civilisation comprend les valeurs
morales et politiques qui ne sont pas inscrites spontanément dans le tissu culturel. Aujourd'hui, il
est difficile de ne pas associer à l'idée de civilisation celle des Droits de l'homme et du citoyen.
C'est bien au nom des Droits de l'Homme que sont condamnées certaines coutumes archaïques
portant atteinte à l'intégrité physique et morale des personnes (excision...).
SUJETS DE DISSERTATION
- La culture rend-elle l’homme plus humain ?
- L’homme est-il un être à part ? Peut-on dire d’une civilisation qu’elle est supérieure à une autre ?
- Peut-on juger la culture à laquelle on appartient ?
- La pluralité des cultures est-elle un obstacle à l’unité du genre humain ?
- Peut-on parler à bon droit d’hommes “sans culture” ?
DÉFINITIONS A CONNAITRE
- La culture : l'ensemble des faits symboliques qui ajoutent à la nature une signification dont
celle-ci semblait dépourvue; la formation spirituelle ayant élevé le goût, l’intelligence et la
personnalité à la dimension de l’universel; au sens sociologique, la culture est un ensemble
complexe incluant connaissances, techniques, traditions, et caractérisant une société ou un groupe
donné (il n’y a donc pas de sociétés humaines sans culture).
- La civilisation : au sens moral, impliquant un jugement de valeur, la civilisation est la conquête
spirituelle de l’homme par lui-même, par opposition aux énergies qui seraient purement animales
ou «barbares»; processus de perfectionnement orienté vers un progrès du genre humain.
- L'ethnocentrisme : tendance à considérer le groupe socio-culturel auquel on appartient comme
un centre, un modèle de référence, une norme, et à rejeter ainsi la diversité culturelle.
- Le relativisme culturel : conception selon laquelle il n’existe pas de valeurs universelles et de
civilisation supérieure à une autre ; toutes les cultures se valent et sont respectables.
Repères : universel/général/particulier/singulier, en puissance/en acte
- L'universel : est universel ce qui est valable pour tous les cas sans exception, partout et toujours,
ce qui est reconnu pour tous les hommes.
- Le général : ce qui correspond à la grande majorité des cas ou ce qui a été constaté à chaque
fois, mais dont nous ne pouvons pas affirmer qu'il en sera toujours ainsi sans exception.
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-Le particulier : est particulier ce qui est valable pour une partie seulement d'une totalité, ce qui
appartient en propre à un individu.
- Le singulier : est singulier ce qui est valable pour un individu ou une totalité individuée, ce qui
fait qu'un être est unique, original et se distingue vraiment des autres.
- En acte / en puissance» : «En puissance» renvoie à une promesse, une potentialité, à quelque
chose qui est possible mais qui n'est pas encore réalisé. «En acte» renvoie à une réalité, au fait que
la promesse ou la possibilité a été effectivement tenue et mise en œuvre.
CITATIONS A RETENIR
« L’homme est l’animal qui n’est pas encore fixé de manière stable » (Nietzsche, Par-delà bien et
mal, § 62).
« C’est dans le problème de l'éducation que gît le secret de la perfection de la nature humaine »
(Kant, Réflexions sur l’éducation).
« Tout est fabriqué et tout est naturel chez l’homme » (Merleau-Ponty, Phénoménologie de la
perception).
« Il n'y a rien qu'on ne puisse rendre naturel; il n'y a pas de naturel qu'on puisse faire perdre »
(Pascal, Pensées, fragment 94).
« L'homme qui médite est un animal dépravé » (Rousseau, Discours sur l'origine de l'inégalité).
« Le barbare, c’est d’abord celui qui croit en la barbarie » (Lévi-Strauss, Race et histoire).
BIBLIOGRAPHIE
-
-
-
Alain Finkielkraut, La défaite de la pensée.
Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, PUF, 1971.
Emmanuel Kant, Traité de pédagogie, Hachette Classiques, 1981
Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, Bordas,
1988.
Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, Gonthier, 1961.
Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, Grasset et Fasquelle, 1998.
Blaise Pascal, Pensées, fr.93 et 94, Garnier-Flammarion, 1976.
Pascal Quignard, La haine de la musique, VIIe Traité, pp.197-233, Gallimard, 1996.
Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les
hommes, Garnier-Flammarion.
Lettre à d’Alembert sur les spectacles, Garnier-Flammarion.
Michel Terestchenko, Un si fragile vernis d’humanité. Banalité du mal, banalité du bien,
La Découverte, 2007.
Films :
-
Peter Brook, Sa majesté des mouches (Lord of the flies).
François Truffaut, L’enfant sauvage.
Lycée franco-mexicain – Cours Olivier Verdun