Les peintres Robert, précurseurs de l`écothéologie actuelle
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Les peintres Robert, précurseurs de l`écothéologie actuelle
Les peintres Robert, précurseurs de l’écothéologie actuelle La contribution de Léo-Paul Robert, Philippe Robert et Paul-André Robert à la réflexion spirituelle et éthique sur la nature et l’environnement 1. INTRODUCTION Depuis décembre 2007, la Fondation Collection Robert propose au public, dans le cadre du Musée Neuhaus à Bienne (Suisse), une nouvelle exposition intitulée « Paradis perdu ? Les peintres Robert et les défis écologiques d’aujourd’hui. » Sur les six peintres renommés appartenant à trois générations de la famille Robert, trois font partie des illustrateurs de la nature les plus importants d’une époque s’étendant approximativement de 1870 à 1970 : LéoPaul Robert (1851-1923) et deux de ses fils, Philippe Robert (1881-1930) et Paul-André Robert (1900-1977). La fidélité de la représentation et le soin apporté au rendu des postures typiques et des milieux caractéristiques font de leurs planches d’animaux et de plantes des chefs-d’œuvres sur les plans scientifique et artistique à la fois. Par ailleurs, la masse de données naturalistes collectées par les Robert contribue à pourvoir l’analyse de l’évolution des milieux naturels d’un précieux point de comparaison : les changements intervenus depuis plus d’un siècle se profilent nettement. Ceci étant, les Robert appartiennent à un courant de pensée d’inspiration chrétienne (et protestante en particulier) qui propage la connaissance et la protection de la nature à une époque où la conscience publique ne commence qu’à s’ouvrir à ce type de préoccupation. Leurs arguments sont esthétiques et humanistes, d’une part, spirituels et théologiques d’autre part. Cet engagement écologiste avant l’heure s’appuie donc sur un approfondissement symbolique remarquable. De surcroît, il est formulé en un style travaillé toujours, admirable souvent. Du point de vue de la spiritualité chrétienne, dans le contexte occidental en tout cas, les peintres Robert offrent de grandes richesses, dans un domaine que cette dernière ne réexplore que depuis peu avec une intensité comparable. Pour toutes ces raisons, l’exposition ajoute à son parcours didactique, scientifique et artistique la dimension spirituelle et éthique si caractéristique des peintres Robert. Le texte que vous avez sous les yeux complète le traitement forcément partiel et condensé de ce thème dans l’espace restreint de l’exposition. 2. MILIEU NATUREL ET VIE INTERIEURE Les défis écologiques d’aujourd’hui sont aussi d’ordre éthique et spirituel. Quelle est la place, quel est le rôle de l’humain dans la diversité du vivant ? Sommes-nous « maîtres et possesseurs de la nature » (René Descartes) ? Ou « bergers des multiplicités » (Michel Serres) ? Quelle est la valeur des formes de vie –espèces et écosystèmes ? La nature a-t-elle des droits ? A-t-elle une signification profonde, transcendante ? Est-elle habitée par un mystère qui nous inspire le « respect de la vie » (Albert Schweitzer) ? A leur manière, les peintres Robert contribuent à ce débat. Conformément à leurs convictions, ils le font dans le registre chrétien et théologique. Ils confrontent leur observation de la nature à leur lecture de la Bible –et inversement. Le livre de la nature et le livre des Ecritures sont 1 mis en relation. Il en résulte une interprétation spirituelle de la nature –et une approche naturaliste, très originale, de la Bible. Quel intérêt pour ceux qui ne sont pas de culture chrétienne ? Celui de découvrir un langage – parmi d’autres –qui valorise la nature indépendamment de son exploitation technique et économique. La nature, la Terre et tous les êtres vivants ont un sens et une valeur qu’il s’agit de respecter et de célébrer : cette conviction est rigoureusement opposée à toute destruction stupide et cupide du milieu naturel. Elle peut émaner de traditions diverses –pour les Robert elle est d’essence chrétienne. 3. LA BIBLE –INVITATION A LA PROTECTION DE LA NATURE 3.1. La Bible de la Concorde (1930, illustrations de Philippe Robert) Dans de nombreux foyers protestants romands on conserve une très belle Bible illustrée par Philippe Robert, « Bible de mariage » qu’il était d’usage d’offrir aux époux. Or, le choix des motifs dans cette Bible de la Concorde (1930) s’écarte totalement des traditions convenues ; son programme iconographique est une véritable « éco-théologie » avant la lettre, plaidoyer pour l’observation des merveilles divines dans les créatures vivantes, grandes et petites, familières et étranges ; et, par ailleurs, conscience profonde de la communion de toutes les créatures, communion à laquelle le peintre a voué son art : « L’Art image la fraternité, qui lie l’homme à l’homme, à l’animal, à la plante, au sol, aux cieux éblouissants. »1 Ce programme est annoncé à l’intérieur de la couverture par un abondant décor de lis blancs, assorti de la devise « Observez les lis ». Il s’agit d’une allusion au Sermon sur la montagne : « Laissez-vous instruire par les lis des champs. Voyez comme ils croissent : ils ne travaillent ni ne filent. Et cependant, je vous dis que Salomon même, dans toute sa gloire, n’a pas été vêtu comme l’un d’eux » (Matthieu 6/28b-29).2 Les divers bandeaux, culs de lampe et lettrines dont cette Bible est garnie, abondent d’animaux et de plantes. Dans ses « quelques mots au lecteur »3, Philippe Robert fait luimême référence à « la masse des humbles choses et des bêtes qui nous instruisent de la part de Dieu ». Un exemple particulièrement parlant dans l’Ancien Testament est l’illustration qui précède le livre du Deutéronome. Un autre, choisi dans le Nouveau Testament, est le graphisme ornant l’en-tête de l’Evangile de Marc. 1 Robert, Philippe : Journal de peintre. Neuchâtel-Paris, Delachaux et Niestlé, 1923, p. 55. L’identification botanique précise des plantes mentionnées dans la bible n’est pas toujours aisée, mais depuis le XIXe siècle on estime que les « lis des champs » sont en réalité des anémones rouges. Philippe Robert en était parfaitement conscient (ce qui prouve - si besoin est - le souci d’exactitude scientifique, qui caractérise les Robert). Pour cette raison il fait coexister dans son oeuvre la représentation convenue du lis des champs comme lis blanc (c’est le cas ici) avec la figuration en anémone rouge (par exemple sur le tableau « Jésus et les enfants » à l’Hôpital Wildermeth, Bienne, 1922). Cf. Robert, Philippe : Journal de peintre, Neuchâtel-Paris, Delachaux et Niestlé, 1923, p. 14 : « Ainsi le Christ se pâma d’aise devant la grande anémone des hivers palestiniens, car il avait des yeux, cet homme. » 3 Les « Quelques mots au lecteur » sont un double feuillet inséré dans la « Bible de la Concorde » mais détaché du livre relié. Celui-ci ne fait mention nulle part de l’illustrateur. Conformément à une tradition ancienne, Philippe Robert a considéré ses illustrations bibliques comme une offrande anonyme qui devait faire honneur non à l’artiste mais à l’Auteur de tout art. 2 2 « Si tu rencontres un oiseau... » (le Deutéronome) Sur le bandeau coiffant le frontispice (et sur le dessin de la lettre initiale) on reconnaît des nids de huppe avec des œufs et des oisillons nourris par les parents. En bas et en haut de cette scène animalière, le peintre cite deux versets : « Si tu rencontres [sur le chemin, sur quelque arbre, ou sur la terre] un nid d’oiseau, [avec des petits ou des œufs que couve la mère, tu ne prendras point la mère avec les petits] » - Deutéronome 22/6. Et : « L’Eternel ton Dieu t’a porté durant toute la route » - condensé libre de Deutéronome 1/31. Philippe Robert choisit donc dans le livre du Deutéronome un verset théologiquement marginal –mais décisif pour lui car porteur d’un message de protection de la nature ! Et il le combine avec un autre, plus central car évoquant l’exode du peuple d’Israël, acte fondateur de sa mémoire religieuse collective. Et le point commun entre les deux versets bibliques ? On pourrait l’exprimer de la manière suivante : puisque ton Dieu a pris soin de toi comme un père (comme une mère) tu ménageras de la même manière la créature animale prenant soin de sa progéniture. Sous prétexte d’introduction graphique dans le livre du Deutéronome, Philippe Robert développe donc une théologie de la protection de la nature tirée de la Bible. Il fait un choix unilatéral, mais révélateur et cohérent –une petite « éco-théologie » biblique. « La loi, répétée dans le Deutéronome, s’applique même aux oiseaux, en particulier aux femelles qui nourrissent leurs petits : touchante vision d’amour et de l’amour divin qui descend vers toutes les créatures. » (Philippe Robert) « Comme ces arbres communient avec l’homme... » Le bandeau entourant le titre de l’Evangile de Marc exprime la communion fraternelle de toutes les créatures : la Création végétale devient le théâtre de l’Histoire sainte. Aucun humain n’y est représenté, ce sont les arbres qui sont jugés dignes d’incarner littéralement les figures humaines du calvaire : « Au frontispice, c’est Gethsémané avec l’olivier aux bras tordus, au tronc replié sur luimême et qui s’écrase à terre. Comme ces arbres communient avec l’homme de douleur dans son agonie ! On dirait l’olivier de Jésus à droite, ceux des intimes au centre, ceux des autres, plus distants, à gauche. » 3.2. « Des exemples, des leçons, des paraboles tirées de la nature » (Paul-André Robert) Dans un texte de Paul-André Robert on rencontre, dans des termes plus simples mais très parlants, le même plaidoyer pour une lecture biblique attentive à la grande place qui y tient la nature : « La toute première page de la Bible est consacrée uniquement à la nature. Puis, au travers du livre entier, les passages sur ce sujet abondent ; si l’on faisait le compte des versets qui parlent de la nature, on arriverait certainement à des milliers. Les Psaumes 8, 19, 29, 104, 148, sont presque uniquement des descriptions de la nature. Il en est de même pour plusieurs chapitres de Job, où c’est Dieu Lui-même qui parle. Dans toute la Bible aussi, il y a des exemples, des leçons, des paraboles tirées de la nature, et c’est très frappant que Dieu ait voulu que dans la Bible –cette révélation qui semble n’être à première vue qu’une révélation spirituelle –la nature ait une place si importante ».4 4 Paul-André Robert in : Le Jeune Témoin, novembre 1941. Cité d’après Association Présences (dir.) : Art religieux des peintres Robert, Bienne 2005, p. 26. 3 4. LA NATURE –INVITATION A UN REGARD TRANSCENDANT Pour les peintres Robert, la nature, dans toutes ses manifestations concrètes, renvoie à une réalité qui la dépasse. Au creux de la nature se révèle un au-delà de la nature –que la Bible et le langage religieux permettent d’exprimer. Or, pour développer ce regard transcendant sur la nature, il faut la regarder de près, finement et fidèlement. C’est de la rencontre pleinement matérielle avec la nature que naît l’émerveillement spirituel. En cela les peintres Robert sont représentatifs d’un milieu protestant croyant, souvent proche de l’Eglise libre, qui développe dès le XIXe siècle la connaissance et la protection de la nature en Suisse romande. Quelques grandes figures de ce mouvement sont le botaniste Edmond Boissier (1810-1885), l’écrivain, alpiniste et ornithologue Eugène Rambert (1830-1886), le pasteur et entomologue Frédéric de Rougemont (1838-1917) et le jardiniste et horticulteur Henry Correvon (1854-1939). Philippe Robert se rappelle les promenades en compagnie de son père, « les jolis cailloux, les carabes, les chenilles, les tapis des globulaires, le tychodrome dans la carrière abandonnée… » pour résumer ses impressions dans la confession suivante : « Avec lui l’admiration n’avait pas de lasse. L’éducation se faisait dans un festin. En marchant au sentier des pervenches, on croyait lire le plus inédit des livres, un livre de paraboles. »5 La nature un livre de paraboles –c’est là sans doute la caractérisation la plus ramassée de l’attitude des peintres Robert. A quoi ces paraboles nous renvoient-elles ? Qu’est-ce qu’elles disent au juste ? Trois motifs principaux sont révélateurs à cet égard. 4.1. Elévation –la terre aspire au ciel et le ciel visite la terre La fascination qu’éprouve Léo-Paul Robert pour les oiseaux tient aussi à leur mode de vie : la gent ailée évolue « entre ciel et terre ». L’oiseau est une parabole de l’élévation de l’âme. 4.1.1. Le martinet (Léo-Paul Robert) Le martinet en est l’expression parfaite, cet hôte des courants ascendants, qui ne se pose jamais –ou presque. Léo-Paul Robert l’a magnifiquement représenté sur l’arrière-fond de la cathédrale de Rouen. 6 L’architecture gothique et les martinets témoignent d’un même élan spirituel d’élévation mystique. Un autre dessin de la même espèce, beaucoup plus élémentaire et à la manière d’un blason en pierre sculpté, ne l’en associe pas moins au ciel : deux petites étoiles jouxtent l’oiseau des deux côtés.7 « Oh ! le noble jeu ! Offrir au vent une large poitrine, à laquelle jamais le souffle n’a fait défaut ; se laisser bercer dans l’espace ou battre l’air à coups redoublés ; se donner l’ivresse 5 Lettre de Philippe Robert à Charly Clerc. Citée d’après Chenevard, Henri : Philippe Robert, peintre (18811930). Un mystique. Bienne, Amis de Philippe Robert, 1950, p. 22. Cf. pp. 98-99 : « le livre des paraboles fécondes » (l’expression provient du « Journal de peintre », p. 101). 6 « Chacun se rappelle la réponse de Bernardin de Saint-Pierre, qui regardait les hirondelles pendant que son père voulait lui faire admirer les flèches de la cathédrale de Rouen: « Bon Dieu! Qu’elles volent haut ! » Cette exclamation d’un enfant résume ce qu’on peut dire du martinet. Le vol est son existence naturelle » (Rambert, Eugène et Robert, Léo-Paul : Nos oiseaux. Neuchâtel, Avanti Club, 1957, p. 170. 7 Il s’agit d’un cul-de-lampe ornant la première édition des « Oiseaux dans la Nature ». Le dessin est reproduit dans Rivier, Louis : Le peintre Paul Robert. Neuchâtel-Paris, Delachaux et Niestlé, 31930, p. 216. 4 du mouvement ; monter, descendre, décrire des courbes dans les solitudes du haut azur, et tout cela sans vertige, sans effort, comme on marche, comme on respire !... Eh quoi ! ne nous serat-il jamais donné de connaître cette volupté ! Des ailes, des ailes ! disait le poète.8 C’est le cri de l’humanité. De toutes les servitudes, celle de la pesanteur est la plus dure. » (Eugène Rambert)9 4.1.2. La gentiane printanière et la belle-de-nuit (Henry Correvon et Philippe Robert) En se chargeant, en 1907, des planches de la « Flore alpine » d’Henry Correvon, Philippe Robert a fait ses débuts prometteurs en tant qu’illustrateur de plantes. La belle reliure de cet ouvrage délivre un message religieux implicite grâce à la collaboration congéniale des deux auteurs, l’écrivain et l’artiste. Correvon interprète en effet les fleurs en forme d’étoile bleue, celles des alpages et des cimes en particulier, comme une sorte de négatif du ciel étoilé. En ces « astres terrestres » que sont les fleurs, le ciel entre en communion mystique avec la terre. « ‘Terrestria sidera flores ! ‘a dit un proverbe latin. Les fleurs sont les étoiles de la terre, tandis qu’un autre proverbe chinois assure que ‘les étoiles sont les fleurs du ciel’. » (Henry Correvon)10 En raison d’un événement-clé (Schlüsselerlebnis) vécu à 12 ans, Correvon attache une importance particulière aux étoiles bleues de la gentiane printanière (Gentiana verna). En stylisant cette fleur, Philippe Robert a créé le motif de base du tapis étoilé que l’on trouve en couverture de la « Flore alpine ». Pour Correvon, les étoiles roses viennent juste après les étoiles bleues –dans les jardins de rocaille qu’il aménage il combine les deux pour des raisons de complémentarité esthétique. Correvon lui-même cite spécialement les androsaces roses ; mais Robert a opté pour la primevère farineuse (Primula farinosa) dont les tiges, sur la première page de la reliure, sont comme des lignes de force faisant communier la voûte céleste avec le feuillage terrestre. La belle-de-nuit appelée également onagre ou oenothère (Oenothera biennis, grandiflora etc.) est un autre exemple du même symbolisme de l’étoile terrestre qui par ses évocations célestes élève nos regards vers les réalités d’en haut. Symboliquement la belle-de-nuit est complémentaire de la gentiane printanière par sa couleur (jaune plutôt que bleue) et par le rythme de son éclosion (floraison nocturne plutôt que diurne) ; par conséquent, ses fleurs sont non comme un négatif mais comme un positif terrestre du ciel étoilé. La belle-de-nuit est admirablement figurée, dans toute sa luminosité annonciatrice de vie et d’espérance, sur la fresque « Temps et éternité » en salle d’attente de la gare de Bienne (1923). Philippe Robert décrit sa signification dans son « Journal de peintre » (1923) : « L’OENOTHERE. De huit à neuf, ce soir, j’ai contemplé une grande fleur d’onagre. Elle dépliait doucement ses quatre larges pétales pâles, à l’heure où monte la prière de la terre, dans le silence. Aucun souffle extérieur n’accélère cette éclosion. Une force intérieure agit, par pulsations régulières. Tant d’autres fleurs ont laissé choir leurs charmes, tant de corolles se sont refermées. 8 Allusion à un poème de Friedrich Rückert : « Flügel ! Flügel ! um zu fliegen » (recueil « Liebesfrühling »). Rambert, Eugène et Robert, Léo-Paul, Nos oiseaux, op. cit., p. 172. 10 Correvon, Henry et Robert, Philippe: Flore alpine. Neuchâtel-Paris, Delachaux et Niestlé, 31929, p. IX (début de l’introduction intitulée « Les fleurs dans la vie »). 9 5 Pour les papillons des chaudes vêprées, les plusies brunes à gouttes d’or, qui arrivent en vol, la haute « Belle de Nuit » est parée, afin qu’il y ait des étoiles à terre, comme dans le ciel, et que tous soient heureux. Pour les myriades d’insectes, amis du soleil, d’autres fleurs, de toutes couleurs, écloront dès l’aube. On est troublé d’assister, profane, les lèvres souillées peut-être... à ce mystère de la vie, sous les grands cieux, où montent à Dieu, ravies, les nuelles roses. »11 4.2. Abaissement : la grandeur de Dieu dans les petites choses Un motif d’origine antique, aux harmoniques bibliques, récurrent depuis la Réforme, se retrouve chez les peintres Robert : celui d’une inversion paradoxale des valeurs qui fait que les êtres les plus humbles sont revêtus d’une gloire toute particulière. « Rien n’est trop petit, rien n’est à mépriser » dit dans sa devise le pasteur et botaniste allemand Jérôme Bock (1498 –1554) et exhibe fièrement l’ortie, la vilaine, comme sa plante préférée ! Et Olivier de Serres (1539 –1619), père de l’agronomie française vante, dans son monumental « Théâtre d’Agriculture » (1600), les mérites du ver à soie dont la laideur n’empêche pas que Dieu l’ait choisi pour vêtir les princes et les rois. Maxime in minimis miranda –« Elle est la plus admirable dans les plus petites choses » dit de la nature le grand systématicien suédois Charles de Linné (1707-1778). Tous ne font que varier un dicton spirituel qui traverse les siècles depuis qu’on le repère chez St-Augustin (354-430) –sous une forme à peine moins radicale, il est vrai, que celle que l’on récite : « Deus magnus in magnis, maximus in minimis » - « Dieu est grand dans les grandes choses et le plus grand dans les plus petites ». « Il semble que Philippe voue la plus grande tendresse aux fleurs les plus menues, les plus modestes : petites laies au parfum de menthe, humbles bugranes d’un rose lavé, véroniques de tous les bleus » : c’est dans ces termes qu’Henri Chenevard caractérise les premières illustrations de fleurs réalisées par le jeune Philippe Robert.12 4.2.1. La pâquerette (Philippe Robert) La fleur préférée de Philippe Robert est la pâquerette, « parce qu’elle est si humble ». 13 C’est avec plaisir qu’il découvre la même prédilection pour cette marguerite en petit format chez la « petite Thérèse », Thérèse de Lisieux (1873-1897), mystique catholique.14 « UNE PAQUERETTE. Dieu ! je vous aime, parce que vous avez fait la marguerite. Vous n’auriez rien fait d’autre, que déjà je vous en aimerais follement. » (mai 1920) 15 Ce texte a été écrit en Grèce, sur le site mythologique et archéologique prestigieux de Némée… Il ne va de soi d’avoir des yeux pour une banale pâquerette dans ce contexte homérique... 11 “Ce 30 juin 1921.”Journal de peintre, op. cit., p. 161. Chenevard, Henri, op. cit., p. 26. 13 Citation de Philippe Robert, d’après Chenevard, Henri, op.cit., p. 76. 14 Chenevard, Henri, op. cit., p. 120. 15 Philippe Robert, Journal de peintre, op. cit., p. 102. 12 6 Déjà dans ses « Fleurs du Jura », Philippe Robert représente la pâquerette avec tous les signes de la gloire dans la modestie : sur la planche dont elle n’occupe qu’une petite moitié, voire à peine plus d’un tiers, elle est comme écrasée par l’illustration précédente. Mais ce cadre trop étroit, elle semble le faire éclater par la profusion démesurée de ses fleurs qui sont comme des perles (« marguerites » en grec !) dans un coquillage débordant des trésors qu’il renferme... « Les derniers seront premiers ... » (Matthieu 20/16). 4.2.2. Les chenilles (Léo-Paul Robert et Paul-André Robert) Comme l’abaissement à l’élévation, les chenilles de Léo-Paul Robert répondent aux oiseaux. Les chenilles, des « vers » en quelque sorte, sont l’exemple-type de la créature humble et méprisée. L’humilité est encore accentuée par le fait que parmi les centaines d’espèces qu’il représente, Léo-Paul Robert en a choisi beaucoup de peu d’apparence, mal connues et qui méritaient d’autant plus, selon le peintre, d’être portées à la connaissance des observateurs et des scientifiques. Il suffit cependant de se rapprocher des chenilles, de se mettre donc à leur échelle de grandeur pour vivre une véritable révélation. Paul-André Robert a décrit dans les termes suivants cette expérience qu’il partage avec son père : « Jetez les yeux sur un dessin, une aquarelle, une peinture quelconque et vous serez vite convaincus de nos étroites et infrachnissables limites. Mais contemplez, au contraire, le plus insignifiant, le plus caché, le plus petit des détails de la Création qui nous entoure, de cette nature qui prouve si hautement à l’homme son incapacité en comparaison de la ToutePuissance de Dieu, prenz le premier brin d’herbe venu, le plus frêle moucheron, donnez-vous la peine de le placer sous le verre grossissant et vous serez émerveillés des richesses et de la perfection que vous découvrirez. »16 A un niveau déjà plus métaphorique, Louis Rivier, ami et biographe de Léo-Paul Robert, a dignement exprimé la haute noblesse de cette apparente vermine plébéienne : « Que dire de ces chenilles, petits animaux parés comme des rois, à l’allure grave et majestueuse, déroulant aux yeux éblouis, l’onde rythmée de leurs anneaux merveilleusement décorés ? L’artiste les a rendues dans toutes les attitudes de leur mystérieuse existence. La beauté, la magnificence de leur parure confond d’admiration. »17 « Etait-il permis à un artiste qui a fixé sur la toile des visions de l’ordre le plus élevé, de s’abaisser jusqu’à peindre des êtres aussi humbles et aussi généralement méprisés ? » demande Léo-Paul Robert dans le discours inaugural de son exposition de 300 aquarelles de chenilles en 1921. Les auditeurs devaient bien se douter d’entendre par la suite une réponse affirmative. Mais tous n’imaginaient certainement pas une argumentation proprement théologique où les illustrations de chenilles sont le dernier moyen d’une parole divine qui n’est pas parvenu à toucher les coeurs par les grandes scènes allégoriques dont le peintre a décoré plus d’un des grands bâtiments publics de Suisse. Dans un langage emphatique, prophétique, d’appel à la conversion, Léo-Paul Robert, explique son dévouement à la représentation méticuleuse et aimante des chenilles par une vocation émanant de Dieu, vocation qu’il exprime par ses mots : 16 17 Robert, Paul-André : Les chenilles de Léo-Paul Robert, Neuchâtel-Paris 1931, p. 152-153. Rivier, Louis : Le peintre Paul Robert. Neuchâtel-Paris, Delachaux et Niestlé, 31930, p. 207. 7 « Peins-leur des chenilles ! En voyant ma gloire resplendir si merveilleusement sur ces vers qu’ils écrasent de leurs pieds avec dédain, peut-être se raviseront-ils et consentiront-ils à vouloir comprendre et à vouloir croire. Mais si, ayant des yeux, ils ne voient point ; si ayant des oreilles, ils n’entendent point ; si ayant un cœur, ils ne l’ouvrent pas à ce qui seul est éternel, alors ils seront inexcusables, parce que ayant vu la perfection de Dieu dans ses œuvres, ils ne l’auront pas glorifié ! » Après cette allusion à un célèbre passage de l’Epître aux Romains (1/20) le peintre ajoute – afin de se défendre du reproche de gaspiller son énergie, mais aussi sa disponibilité de chrétien, pour un tel sujet mineur : « C’est pourquoi je peins des chenilles avec une bonne conscience. »18 Les chenilles, paraboles d’humilité sont en même temps paraboles d’un changement radical : la chenille deviendra papillon… 4.3. Métamorphose : le passage de la mort à la vie Une attitude responsable à l’égard de l’environnement dépend aussi de la façon dont nous acceptons notre finitude humaine : nous sommes des êtres imparfaits et mortels. Notre avenir n’est pas dans la possession et l’expansion illimitées mais dans un renouvellement intérieur qui nous fait préférer l’être à l’avoir. La promesse d’une vie accomplie est au prix de nos deuils assumés, de nos morts petites et grandes. 4.3.1. « Les enseignements du papillon » (Alexandre Morel et Léo-Paul Robert) « Dans l’enveloppe de la chrysalide se passe, en effet, une élaboration étrange, un phénomène infiniment mystérieux qui s’appelle l’histolyse. Le corps de l’insecte se dématérialise et se désagrège complètement ; ses tissus disparaissent les uns après les autres jusqu’à ce qu’il ne reste d’eux aucun élément cellulaire visible. L’animal fond en une sorte de bouillie uniforme dans laquelle s’évanouissent les uns après les autres toutes ses distinctions organiques et spécifiques. Et voilà que de cette substance amorphe se dégage la plus brillante des créatures. »19 « Les enseignements du papillon », publiés en 1922 par le pasteur Alexandre Morel (18561929) sont un recueil de méditations spirituelles sur la métamorphose –du papillon et du chrétien.20 De connivence avec les vues de l’auteur, Léo-Paul Robert a fourni pour la couverture une illustration d’Aglia tau21, « hachette » dont les taches blanches en T (« tau » en grec) 18 Robert, Paul-André: Les chenilles de Léo-Paul Robert, op. cit. Préface, p. Morel, Alexandre: Les Enseignements du Papillon ou les joies d’un vieux collectionneur. Neuchâtel et Paris, V. Attinger, 41938, p. 12s. 20 Alexandre Morel est l’un des fidèles amis de Léo-Paul Robert. Il a présidé d’ailleurs le service funèbre de ce dernier. 21 Cf. l’événement-clé (Schlüsselerlebnis) relaté par Alexandre Morel, disciple en cette matière de son célèbre collègue Frédéric de Rougemont: „Alors que, tout jeune pasteur, je gravissais, un certain matin du mois de mai, l’une de nos montagnes jurassiennes, je vis, au bord du chemin, un papillon tout frais qui venait de sortir de sa chrysalide. C’était l’Aglia Tau, ce beau bombyx d’un jaune-fauve, aux quatre ailes ornées d’un œil noir, chatoyant en bleu, dont la prunelle blanche est à peu près semblable à un Tau grec. Cette merveille du monde des insectes, en cette matinée de printemps, m’apparut si radieuse, si pure, si incomparablement belle que, du coup, je fus gagné à l’entomologie. Je résolus de concentrer désormais mon attention, lors de mes courses pastorales à 19 8 rappellent la croix. Quant aux brindilles curieusement bifurquées et entrelacées, elles semblent dessiner des lettres symboliques, X (Chi) et P (Rho), initiales de « Christos », et A (Alpha) et (Omega), première et dernière lettre de l’alphabet grec, expression de la présence vivifiante universelle du Christ (Apocalypse de Jean 21/6). Remarque importante, cependant : une telle espèce au symbolisme chrétien apparemment ostentatoire ne jouit d’aucune faveur spéciale de la part des Robert.22 Elle fait partie, tout simplement, d’une diversité magnifiée comme telle et dont les éléments les moins spectaculaires n’en sont pas pour autant les moins importants. 4.3.2. La libellule : appel à la transformation intérieure (conversion ; Paul-André Robert) Paul-André Robert a publié plusieurs opuscules d’édification dans le style du Réveil protestant, qui fut déjà celui de ses parents. Les paraboles de la nature sont des allégories, c’est-à-dire un langage imagé dont le sens se révèle par un déchiffrage détaillé. Une analogie stricte relie entre eux les caractères matériels et les significations spirituelles. Ce style ne fera pas l’unanimité, mais il faut reconnaître que Paul-André Robert le pratique avec une belle maîtrise et une conviction rayonnante : « La vase où naît la larve, cette matière qui se trouve au fond de l’eau et qui sent mauvais parce que faite de toutes sortes de décompositions, c’est le péché qui nous enveloppe si facilement. L’eau, cet élément tangible, toujours limité, c’est le domaine des choses visibles et matérielles que tant de gens ne veulent pas quitter. L’air, invisible et impalpable, c’est le domaine de la foi qui vient bien s’appuyer sur les choses visibles mais qui, depuis là, est sans limite du côté du ciel ! N’oublions pas le soleil qui joue un rôle prépondérant dans l’éclosion. C’est sa chaleur qui excite l’appétit des larves et les fait croître, gonfle leurs tissus et les pousse à quitter la vase et l’eau pour s’exposer à la lumière. C’est cette même chaleur qui provoque la déchirure et toute la transformation. Dieu seul aussi (la Bible le compare au soleil) peut transformer nos vies. Il nous invite, Il nous appelle, Il parle à notre cœur et à notre conscience par Sa création et Sa Parole. Il nous propose un salut parfait, un avenir assuré, glorieux, éternel, mais Il ne force personne, pas plus que jamais rayon de soleil n’a empoigné larve de libellule pour l’obliger à sortir de l’eau. »23 4.3.3. « Feuilles d’automne » : la beauté de la vie éclate dans la décomposition de l’éphémère Philippe Robert est d’une tout autre trempe : sa foi chrétienne est passée par l’école critique de la théologie universitaire et par l’ouverture interreligieuse. 24 Tourmenté, hanté par la mort, il est fortement intéressé par l’Egypte Ancienne, cette religion de la Vie et de l’immortalité ; son séjour aux bords du Nil en 1924 ne fera que renforcer cette affinité. travers champs et bois, sur ce monde si gracieux des papillons, de façon à leur arracher, si possible, le secret de leur mystérieuse existence. 22 On dirait presque le contraire en consultant le catalogue des originaux répertoriés : aucune trace d’Aglia tau ! 23 Cité d’après Magazine Invitation, été 2006, p. 13. Provient probablement de la brochure « Les libellules sont une parabole ». 24 Parmi les nombreux passages du « Journal de peintre », qui en témoignent il y en a un, anecdotique mais profond, qui se réfère à l’Islam : « Si j’avais deux miches de pain, j’en vendrais une pour acheter des jacinthes pour nourrir mon âme, » disait Mahomet (p. 132). On rencontre d’ailleurs des variantes de cette même citation, souvent reprise de nos jours dans des contextes divers. Parfois les narcisses remplacent les jacinthes –ce qui montre bien que la botanique biblique n’est pas la seule à présenter quelques problèmes de détermination univoque. 9 Bien avant, en 1909, Philippe Robert publie son plus somptueux recueil, les « Feuilles d’automne ». Le choix de ce thème est original, pour un illustrateur de plantes de surcroît : la botanique se consacre très peu à l’aspect automnal des végétaux. Même au début du XXIe siècle, d’ailleurs, la fonction biologique précise de la coloration jaune et rouge des feuilles est mal élucidée… Or, les feuilles d’automne ne sont-elles pas à leur manière une métamorphose où la beauté de la vie éclate dans la décomposition de l’éphémère ? Dans sa préface, l’écrivain neuchâtelois Philippe Godet (1850-1922), ami des Robert, exprime la teneur existentielle du sujet dans des termes très appropriés : « Ce trésor me fut révélé le jour où j’aperçus, gisant sur la route, une feuille d’érable décorée de dessins noirs et oranges, du coloris le plus riche et de la fantaisie la plus imprévue. A l’examen, il m’apparut, hélas ! que cette brillante aquarelle était le produit de la décomposition et de la mort. Mais je bénis la souveraine Volonté qui ne dédaigne pas de couvrir d’un vêtement royal l’agonie des choses éphémères. Les feuilles mortes –disons mieux : - les feuilles mourantes sont un des plus magnifiques poèmes que puisse déchiffrer le regard des hommes. La nature y déploie ses inépuisables ressources d’invention, elle y prodigue la diversité de son caprice, afin, semble-t-il, de donner à ce qui passe, comme une consolation et une promesse, la gloire de l’éternelle beauté. » Les feuilles de l’Erable sycomore (Acer pseudoplatanus) constituent à cet égard un témoignage particulièrement parlant. Elles séduisent moins par une belle couleur que par un dessin unique de taches noires provoquées par les attaques d’un champignon parasite, Melasmia acerina/Rhytisma acerinum. Philippe Robert les peint avec le réalisme qui lui est propre tout en mettant en valeur la beauté inattendue de tant d’ocelles auréolés. Ne dirait-on pas des feuilles-papillons ? Au moment de mourir, les feuilles sont habillées d’une vie nouvelle, resplendissante. Dans une deuxième approche, Philippe Robert transforme le rendu naturaliste des feuilles d’automne en motif décoratif. A la manière de l’Art nouveau il cherche à introduire les beautés de la vie organique dans le monde inerte, technicien de la fabrication industrielle. 5. PARADIS PERDU ? LA CRITIQUE DU MONDE INDUSTRIEL La crise écologique actuelle est celle du progrès technique et de la croissance industrielle : épuisement des ressources non renouvelables, accumulation des rejets nocifs, dégradation de la biodiversité et des paysages, dispersion et accélération du vécu individuel et collectif. Autour de 1900, quelques précurseurs dénonçaient déjà les effets destructeurs d’un développement dont nous savons désormais qu’il n’est pas durable. Conjuguant conservatisme des valeurs et lucidité prophétique, les peintres Robert font partie de ces premières voix critiques : non par des analyses circonstanciées, certes, mais par des avertissements explicites contenus dans leur œuvre pictural. 5.1. Les paradis domestiques : le Ried, le Jorat, Evilard L’enfance des peintres Robert se passe dans des coins de paradis, paradis domestiques dont la flore, la faune et les sites paysagers sont préservés. 10 Ou en sursis seulement ? Le déplacement de leur centre de vie du Ried au Jorat en 1907/08 marque une coupure : Bienne, cité industrielle en plein essor résorbe le Ried dans son tissu urbain grandissant. « De plus en plus, mes yeux sont blessés par toutes les innovations et tous les vandalismes que Bienne m’inflige. Le Ried a littéralement perdu toute sa poésie depuis que la ville m’enserre et que la commune massacre la belle forêt à laquelle s’adossait ma maison » (Léo-Paul Robert à Eugène Burnand en 1908).25 Le Jorat, paradis substitutif, est créé par l’artiste lui-même –comme la maison que Philippe Robert se fait construire à Evilard en 1924, quittant le Ried après un grave conflit familial. Quant au Ried, paradis perdu, il perdure comme la primeur de la vie inscrite pour toujours dans l’intériorité du peintre : « Jamais ne s’effaceraient de mon souvenir les émotions de mon enfance en ce petit coin de paradis terrestre. Lorsque les lilas de Perse, les cytises aux longues grappes d’or, les boules de neige, les pivoines et les grosses tulipes rouges, les narcisses éclatants, les iris bleus et bien d’autres corolles encore exhalaient leurs senteurs dans l’air pur d’une matinée de mai en cet Eden en miniature, ma petite âme d’enfant buvait à cette coupe jusqu’à l’ivresse et s’unissait aux pinsons, aux fauvettes et aux mésanges pour louer l’Eternel. Les papillons aussi, que l’abondance des parfums amenait en ce lieu, venaient ajouter le charme de leur beauté mobile à mon ineffable félicité. »26 Les peintres Robert ne seraient pas des interprètes si vivants et des avocats engagés du monde végétal et animal s’ils n’avaient pas été immergés dans cette réalité, dès l’enfance, chez eux. Le constat est trivial. Mais il incite aussi à faire bénéficier nos enfants aujourd’hui, de tout ce que peuvent leur offrir l’initiation à la nature et l’éducation à l’environnement. 5.2. « Un discours écologique avant l’heure » : le « Val-de-Ruz » de Léo-Paul Robert « Le village d’Engollon et sa prairie fleurie, une des meilleures réalisations du peintre, accueillent la généreuse figure de l’Abondance. La nature, après avoir été profanée par les actions humaines, symbolisées par deux démons, se voit réhabilitée par son Créateur. Un discours écologique avant l’heure, mais sous le regard de Dieu… » (Nicole Quellet-Soguel) 27 Le « Val-de-Ruz » fait partie du monumental triptyque (1886-1893) ornant la cage d’escalier du Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel. La lecture proposée, celle d’une critique « préécologiste » est d’autant plus convaincante que le « Val-de-Ruz » fait face à « La Chaux-deFonds », incarnation de l’industrie : dans cette scène complémentaire, Léo-Paul Robert représente l’industrie comme une idolâtrie de l’argent, la recherche du profit engendrant l’injustice sociale. Il est plausible que Léo-Paul Robert exprime la critique sociale dans un contexte urbain et la critique écologique dans un contexte rural. Quand on regarde de plus près les deux démons égorgeant des oiseaux, on voit que l’un incarne la force brute et l’autre l’intelligence maléfique de l’instinct de chasse. Allusion à un progrès industriel incontrôlé, univers de machines, qui se qualifie par un déploiement d’énergie inconnu jusque-là et, de l’autre côté, par l’esprit systématique et stratégique de la 25 Cité d’après Chenevard, Henri, op. cit., p. 17. Cité dans Fondation Collection Robert: Le Ried et son peintre Léo-Paul Robert, Bienne 2007, p. 1. 27 Quellet-Soguel, Nicole: La cage d’escalier du Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel. Un ensemble décoratif total. in : Botanique et Art nouveau. De la plante vivante au décor d’apparat. –L’Ermite herbu. Journal de l’Association des Amis du Jardin botanique de l’Ermitage (ADAJE), numéro spécial, mai 2006, p. 13-18, ici p. 14. 26 11 science technicienne ? Hypothèse trop précise, peut-être, mais compatible avec les suggestions allégoriques de cette scène expressive. 5.3. « Je ne connais pas vos petites minutes » - les peintures murales de la gare de Bienne (Philippe Robert) De nombreux ravages écologiques sont dus au désir ou à la nécessité de « gagner du temps ». Plus fondamentalement, certains théoriciens de la crise écologique expliquent celle-ci par des temporalités qui s’entrechoquent : les millions d’années de l’évolution du vivant, les millénaires des civilisations, les siècles des époques, les décennies d’une vie humaine ne concordent plus avec l’accélération du progrès technique et la progression dramatique de son impact sur l’environnement. Les énergies fossiles –charbon, pétrole, gaz –fruit de processus biologiques et géologiques de plusieurs centaines de millions d’années, sont brûlées en un siècle… Quelques générations humaines seulement consomment le dépôt d’un passé immémorial en spoliant les générations futures. Le reflet quotidien de ce phénomène n’est-il pas l’emprise du temps chronométré sur les temps de la vie ? Les peintures murales que Philippe Robert a réalisées en 1923 pour décorer la salle d’attente de la gare de Bienne nous invitent à nous interroger sur l’aliénation du temps. Dans l’enceinte même de ce temple moderne qu’est la gare, Philippe Robert à créé un îlot de résistance au temps chronométré, une chapelle qui invite à méditer sur le sens du temps. Des cycles temporels fondamentaux –la ronde des heures, les saisons et les âges de la vie –entourent une scène intitulée « Temps Eternité » sur la paroi même ou l’horloge attire les regards des voyageurs en attente. En attente d’un train ? En attente d’une certitude pacifiante ? On regarde une femme qui regarde, et qui regarde non pas l’heure qu’il est, mais le Temps de toujours qui recueille nos vies. « Tel un fleuve coulant à l’océan, le jour et ses heures, l’année et ses saisons, la vie et ses âges nourrissent la féconde éternité. » Au-dessus de la pendule, un visage humain nous regarde ; il est entouré d’un énoncé énigmatique : « Je ne connais pas vos petites minutes ». Qui ne connaît pas ? Quelles petites minutes ? Le visage n’a-t-il pas les yeux fermés ? Ce visage humain n’est-il pas un miroir de chacun de nous ? Cet autre moi-même, rêve-t-il en dormant? Part-il vers l’éternité en mourant ? Combien elles peuvent être futiles, en effet, mes petites minutes de voyageur pressé… Donner du temps à ce qu’il en a besoin –espèces, milieux, paysages, climat et océans. Et à l’humanité en nous… Ce n’est pas le moindre des défis écologiques actuels. Otto SCHAEFER, chargé d’éthique/théologie, Fédération des Eglises Protestantes de Suisse (FEPS), Sulgenauweg 26, CH-3000 Berne 23, tél. (41) 31-370 25 54, [email protected] 05/12/07 - OS 12