SEMINAIRE ZOLA Vendredi 21 mars 2014 Intervention de

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SEMINAIRE ZOLA Vendredi 21 mars 2014 Intervention de
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SEMINAIRE ZOLA
Vendredi 21 mars 2014
Intervention de Sébastien ROLDAN (Université du Québec à Montréal)
« Comment s'achever lorsqu'on n'achève rien ?
L'esthétique du suicide dans L'Oeuvre de ZOLA»
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La conférence du vendredi 21 mars sur L'Œuvre de Zola aurait-elle été prémonitoire ?
Voilà que six petites semaines après, une lettre de Cézanne datée du 28 septembre 1887
retrouvée et publiée par La Société Paul Cézanne jette une lumière inattendue sur le roman
artistique qui semblait sceller la rupture entre les deux amis aixois, entre l'écrivain et le
peintre qui se serait reconnu sous les traits de Claude Lantier, génie incomplet et raté. Or,
cette courte missive, pour le moins chaleureuse, témoigne de la bonne réception par le
peintre de La Terre et du plaisir que lui promet ce « nouveau rameau poussé sur l'arbre
généalogique des Rougon-Macquart ». Enthousiasme assorti de l'intention de rendre bientôt
visite à son ami, avec qui il ne serait rien moins que brouillé...
L'intervenant du dernier séminaire Zola 2013-2014, Sébastien Roldan, auteur de La
Pyramide des souffrances sur La Joie de vivre, collaborateur au Grand Dictionnaire du
naturalisme, s'intéresse à la vocation spéculative de la littérature, en une philosophie
littéraire qui s'attache à reconnaître ou dessiner dans les grandes œuvres une vision du
monde.
Cette expérience de pensée, mise en œuvre dans sa thèse sur le suicide dans le roman du
XIXème siècle, de Madame Bovary de Gustave Flaubert à Soutien de famille de Léon
Daudet, repose sur une triple approche : thématique, inspirée par les premières impressions
ou images de lecture, tel le rôle du livre pour Emma Bovary ; monographique, chaque
œuvre étant étudiée une à une pour parvenir à une synthèse, sur le comportement ou les
motivations du personnage suicidaire ; philosophique ou esthétique enfin, pour étudier les
scènes de suicide et le personnage suicidaire selon trois discours naturalistes - un discours
médico-scientifique, un discours littéraire fondé sur des repérages intertextuels et un
discours plus proprement ontologique, ciblé sur les doutes et questions du futur suicidé.
Comment s'achever quand on n'achève rien ? Telle est la question lancinante que soulève
le tragique destin de Claude Lantier, le héros de L'Oeuvre. Cet « étranglé de l'idéal »,
toujours insatisfait, qui n'apprécie jamais qu'un coin, un détail de son œuvre, souffre, autant
que d'un mal héréditaire ou d'une impuissance créatrice personnelle, de l'atavisme
romantique d'une génération – comme en témoigne le dialogue de Sandoz et Bongrand lors
de ses obsèques. Le peintre a beau se dire l'héritier de Courbet avec « ses bains de réalité
violente » ou évoluer vers une forme d'impressionnisme par sa palette lumineuse ou des
toiles comme « Plein air », il n'en reste pas moins comme « sa génération […] trempé
jusqu'au ventre dans le romantisme » : nouveau Chatterton, « visionnaire affolé », fanatique
de la forme et négateur éperdu des limites, il semble enfermé dans un symbolisme mortifère,
« avec sa grande Femme nue au milieu des quais, ce symbole extravagant » (L'Oeuvre, éd.
Pléiade, p. 357-358). La chimère létale dont souffre Claude selon Sandoz est une tare
artistique à la fois personnelle et générationnelle ; mais si Bongrand a su intégrer et dépasser
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cet héritage, Claude en est à jamais « le fils révolté », en qui la dualité entre une volonté
naturaliste et une vision romantique, entre « le tourment du vrai » et « l'exaltation de
l'irréel » reste inconciliable (L'Oeuvre, p. 343).
Sandoz, à l'entreprise titanesque et lui aussi épris d'absolu, apparaît pourtant, lui, comme
un artiste accompli là où Claude s'enferme, pour reprendre l'expression de Max Milner, dans
« l'impossibilité de créer » - si ce n'est, fort provisoirement, au retour de Bennecourt.
L'écrivain, comme le romancier dont il est le porte-parole, sait en effet saisir un coin de la
création, raconter un morceau d'histoire, donner une image en miniature de l'humanité. Son
ambition, loin de s'exaspérer à saisir en vain l'Idée et de perfectionner un détail au détriment
de l'ensemble resté inachevé, se décline patiemment au contact du réel, en parcourant les
différents milieux, en envisageant tous les types humains auxquels seront respectivement
consacrés comme autant de jalons les romans à venir du Grand Œuvre.
Maintes métaphores décrivent la personnalité tourmentée et l'art inachevé de Claude
Lantier. Voulant atteindre un idéal de beauté inaccessible, novateur pour l'époque autant
qu'informulé à soi-même, tout embrasser dans une étreinte impossible, il est un nouveau
Sisyphe, « souffr(ant) comme un damné roulant l'éternelle roche qui retombait et l'écrasait ;
mais l'avenir lui restait, la certitude de la soulever de ses deux poings, un jour, et de la
lancer dans les étoiles. » (L'Oeuvre, p. 235) Dans son perfectionnisme halluciné, Claude
gâche son travail en superposant fiévreusement maintes couches de couleur : « s'il reprenait
vingt fois le morceau, vingt fois il aggravait le mal, tout se brouillait et glissait au gâchis. »
(L'Oeuvre, p. 207)
Son désir de créer, qui explique et exaspère la rivalité entre l'art et la vie, entre Christine et
la Femme nue ─ la jeune femme se donne à lui le jour du Salon des Refusés ─ l'apparente
plus encore à Pygmalion, tel le peintre Frenhofer : le héros du Chef d’œuvre inconnu de
Balzac travaille depuis plus de dix ans à La Belle Noiseuse et se désespère de ne pas trouver
le modèle idéal, pour atteindre, mieux que la vie, la perfection. « Regarde la lumière du
sein, et vois comme, par une suite de touches et de rehauts fortement empâtés, je suis
parvenu à accrocher la véritable lumière et […], à force de caresser le contour de ma figure
noyé dans dans la demi-teinte, à ôter jusqu'à l'idée de dessin et de moyens artificiels, et lui
donner l'aspect et la rondeur même de la nature. » De cette création démiurgique, la
Vendangeuse du sculpteur Mahoudeau donne une vision à la fois bouleversante et dérisoire
puisque, sous l’œil effaré des amis spectateurs auxquels le lecteur surpris, incompréhensif
puis consterné s'identifie tour à tour, la statue semble prendre vie de façon quasiment
magique...Las, ce n'est qu'une illusion grosse d'un terrible retour au réel : l’œuvre est en
train de s'écrouler sous l'effet de la chaleur ! « A ce moment, Claude, les yeux sur le ventre,
crut avoir une hallucination. La Baigneuse bougeait, le ventre avait frémi d'une onde légère,
la hanche gauche s'était tendue encore, comme si la jambe droite allait se mettre en marche
[…] Peu à peu, la statue s'animait tout entière. Les reins roulaient, la gorge se gonflait dans
un grand soupir, entre les bras desserrés. Et, brusquement, la tête s'inclina, les cuisses
fléchirent, elle tombait d'une chute vivante, avec l'angoisse effarée, l'élan de douleur d'une
femme qui se jette. » (L'Oeuvre, p. 223-224)
Notons toutefois que Claude connaîtra sinon son heure de gloire du moins la satisfaction
de voir exposé au Salon son admirable et bouleversant tableau L'Enfant mort, motif de
camée au XIXème siècle, inspiré par le décès de son fils Jacques, même s'il doit cette
chance à l'intervention compatissante de Fagerolles, qui se sent quelque peu coupable de
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l'avoir imité (pillé ?) intelligemment, sans aller aussi loin que lui dans le traitement du plein
air, l'hétérogénéité des motifs ou le mélange des couleurs. C'est selon Sandoz, quoiqu'il soit
fort mal placé, dans un coin de la salle, sur la plus haute cimaise, « un fameux morceau de
peintre » (L'Oeuvre, p. 296), qui rappelle le portait par Pellerin de l'enfant de Frédéric et
Rosanette dans L’Éducation sentimentale de Flaubert. Par « morceau », on peut entendre ici
aussi bien le détail dont Claude a l’obsession maladive, dont il s’enrage quand il nuit à la
beauté de l’ensemble ou se réjouit quand tel aspect de Plein air lui semble réussi que
l’expression métonymique de cette réussite précisément, une image en miniature de son
talent, un jalon prometteur dans la carrière de l’artiste. Et même dans l’inachevé une
parcelle peut suffire, le monsieur en veston ou telle baigneuse…Rappelons que l’œuvre
réalisée par Frenhofer dans Le Chef d’œuvre inconnu et tant attendue par ses confrères
Poussin et Porbus ne dévoile finalement qu’un pied perdu dans une débauche de couleurs, et
encore une parcelle de ce pied – éloge du détail emblématique de la parfaite beauté ou
image d’une certaine impuissance créatrice réduite à ne saisir la totalité que dans la
plénitude du morceau de choix ?
Accablé par l'absolu de sa vision et l'infinité de sa tâche pour accoucher d'une œuvre de
vie, Claude reste toutefois le plus souvent insatisfait. Il a le sentiment d'avoir ouvert une
voie mais de n'être pas parvenu à « se faire » lui-même, quand bien même il aurait fait les
autres : « « vois-tu, c'était trop gros pour moi, et c'est ça qui m'étouffe. » D'un geste, il
acheva sa pensée, son impuissance à être le génie de la formule qu'il apportait, son tourment
de précurseur qui sème l'idée sans récolter la gloire. » (L'Oeuvre, p. 297) A cet égard, on
peut se demander si, inconsciemment et au-delà du voyeurisme halluciné avec lequel
Claude peint son fils mort et semble préférer l’art à la vie, Claude n’a pas besoin de la mort
pour saisir enfin la vie, ou ce qu’il en reste, si l’on ose dire. Les gestes de Claude semblent
enfin plus sûrs car son modèle ne bouge plus : l’ensemble comme les détails s’offrent dans
une plénitude apaisée, sans mouvement ni tremblement, sans que rien n’ait changé depuis la
dernière pose. Déjà, dans Le Ventre de Paris, le peintre ne rêvait que de natures
mortes…Claude, que son âpre idéal pousse à gâcher, voire à éventrer ses œuvres dans ses
moments de doute ou de détresse, au point que Christine doit l’aider à les recoudre, est mû
par une pulsion destructrice : ne tue-t-il pas symboliquement et psychologiquement
Christine qui, dans une terrible scène où elle le surprend en pleine nuit attelé à son
impossible tableau de Femme nue sur la Seine, exprime toute la souffrance amère de la
femme délaissée pour une rivale chimérique avec les accents de l’amante outragée et de la
mère éplorée ? Tel le peintre du Portrait ovale d’Edgar Poe, Claude retire peu à peu la vie à
Christine, vampirise ses rêves de foyer, de bonheur tranquille – sans parler de l’enfant non
désiré et qu’on a laissé, littéralement, mourir de faim, de froid et de maladie.
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Dès lors, le suicide apparaît à ce « soldat de l’incréé », selon la formule de Sandoz, comme
la solution artistique par-delà l’échec de sa vie personnelle : se pendre devant sa toile,
comme Monet lui-même a pu en être tenté et un jeune peintre l’avoir fait en 1868, année
pourtant de la vibrante couleur, et dans une mise en scène cruellement symbolique, c’est se
réaliser, c’est « s’achever, selon la formule de Sébastien ROLDAN, quand on n’achève
rien ». S’achever puisqu’on n’a pu se réaliser. Les circonstances mêmes du suicide, une
véritable crucifixion symbolique devant la toile, invitent à sublimer cette mort terrible en un
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accomplissement artistique, d’autant que cette crucifixion-pendaison, finalement choisie
après la défenestration et la noyade envisagées, trouve un écho pathétique dans
l’enterrement misérable à Montmartre, étymologiquement le Mont des martyrs : « Claude
s’était pendu à la grande échelle, en face de son œuvre manquée. Il avait simplement pris
une des cordes qui tenaient le châssis au mur, et il était monté sur la plate-forme en attacher
le bout à la traverse de chêne, clouée par lui un jour, afin de consolider les montants. Puis,
de là-haut, il avait sauté dans le vide. » (L’Œuvre, p.352). Clous, traverse, montant – le
champ lexical de la Croix semble ici d’autant plus prégnant que le confirment d’autres
indices disséminés dans l’œuvre : Christine par son nom comme par la vie que lui inflige
Claude apparaît comme une figure christique dont la face porte les stigmates de la Passion ;
le peintre, au début du roman, habite rue de la Femme sans tête ; de la jeune femme, qui
mourra malade de cette partie du corps, Claude n’a d’abord peint que la tête ; quant au petit
Jacques, rappelons qu’il est atteint d’hydrocéphalie…
Faut-il y voir une réminiscence du « saut dans les étoiles », titre d’un ouvrage de Colette
Becker, et formule emblématique du génie visionnaire par-delà la doctrine naturaliste, dans
une célèbre lettre de Zola à Henri Céard du 22 mars 1885 ? "J'ai l'hypertrophie du détail
vrai, le saut dans les étoiles sur le tremplin de l'observation exacte. La vérité monte d'un
coup d'aile jusqu'au symbole". « Je vais vers mon étoile » − écrira Zola dans une lettre à
Jeanne Rozerot, allusion à ses échecs ? à sa gloire d’apôtre de la vérité dans l’Affaire
Dreyfus ? au succès commercial des Rougon-Macquart ? De la croix à l’étoile se lit une
transfiguration du personnage comme de l’écrivain dont L’Ebauche du roman suggère assez
l’identification à sa création : au début de ce travail, Zola proclame : « Claude, c’est moi »
et le folio 94 du Dossier préparatoire remplace l’expression « Sandoz se mariant » par
« Claude se mariant ».
L’évocation même du peintre supplicié, qui rappelle l'enfant de « La corde », texte des
Petits poèmes en prose de Baudelaire dédié à Manet, suggère un enfantement érotique et
macabre de l’œuvre ainsi achevée, par-delà l’impossible étreinte de l’art en cette vie : « en
chemise , les pieds nus, atroce avec sa langue noire et ses yeux sanglants sortis des orbites,
il pendait là, grandi affreusement dans sa raideur immobile, la face tournée vers le tableau,
tout près de la Femme au sexe fleuri d’une rose mystique, comme s’il lui eût soufflé son
âme à son dernier râle, et qu’il l’eût regardée encore, de ses prunelles fixes. » (L’Œuvre,
p.352). La mise en scène macabre que constitue une pendaison ─ on se souvient de la mort
inattendue de Véronique, servante dévouée mais effacée, à la fin de La Joie de vivre ─
permet à Claude de remplir post mortem le néant du mieux qu'il peut, de tenir plus de place
que de son vivant : il surplombe son œuvre qu'il semble ainsi achever, féconder dans un
accouplement désespéré. Ne pourrait-on voir dans cette abolition des limites entre la vie et
la mort, entre l'art et la nature, une sorte d'installation au sens moderne du terme, d’œuvre
tri-dimensionnelle où le vivant se colle et se mêle à la matière ? Le réalisme terrible de cette
œuvre hors-norme prolongerait cette esthétique de l'exposition in situ dont relève la
sculpture étonnante de Degas qui avait tant choqué ses contemporains selon Jules Claretie
ou Joris-Karl Huysmans : une Petite danseuse de 14 ans combinant corps en cire et
éléments réels tels que ruban, cheveux en soie ou bustier.
Sa mort transformerait donc la vie de Claude en destin, pour parodier Malraux : ou selon
le vers de Mallarmé, « Tel qu'en lui-même l'éternité le change ». Tout se passe comme si, au
XIXème siècle, la vie et la réussite de l'artiste comptaient plus que son art lui-même, alors
que les avant-garde au XXème oseront privilégier l'art par rapport à l'artiste. Le roman de
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Zola offre certes un véritable panorama des courants picturaux du XIXème siècle, du
romantisme des premiers essais au symbolisme de la Femme nue sur la Seine en passant par
le réalisme de L'Enfant mort et l'impressionnisme de La Place du Carrousel à une heure de
l'après-midi, où le fiacre et les passants semblent se dissoudre dans la lumière comme si la
peinture de Claude était arrivée à un point de non-retour, à une mort de la représentation,
voire du réel ─ prémonition du calvaire de Claude, tant professionnel que privé, et de sa
mort finale ? Il n'en reste pas moins le parcours d'un homme et d'un artiste, ne lui survécût-il
aucune « étude superbe » comme le constate amèrement Sandoz (L'Oeuvre, p. 355), une
méditation sur le rapport entre l'art et la vie, sur la relativité de la notion même de réussite :
faut-il rester fidèle à soi-même au prix de l'échec comme Claude ou, tels Fagerolles et
Dubuche, accepter les compromissions artistiques ou sociales pour une reconnaissance bien
réelle mais profondément médiocre ?
Quelle leçon tirer de cet itinéraire prometteur et désolant ? Quelle morale émane de ce
combat avec l'ange ? Au fol idéal de « vouloir combler le néant dans un orgueil acharn(é) »
(L'Oeuvre, p. 321) alors que « nous ne pouvons rien créer et ne sommes que des
reproducteurs débiles »(Ibid.), Sandoz et Bongrand opposent une sage maxime, plus
ambiguë qu'il n'y paraît : « Allons travailler ». Nous ne savons rien faire d'autre – semble
dire le vieux peintre. Nous ne sommes que des imitateurs, au mieux d'habiles artisans, au
pire des tâcherons sans génie – estime l'écrivain attelé à sa vaste fresque sociale et familiale.
Nous ne pouvons ni ne savons créer véritablement. A moins que nous ne considérions le
labeur comme une noble et modeste activité, qui tente de traduire l'idée et d'approcher la
création : peut-être est-ce ainsi qu'il faut entendre le propos de Léon Hennique tirant en
1930 le bilan des Soirées de Médan lors d'un dernier banquet : « Ils ont travaillé de leur
mieux. »
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