L`usine, roman Lire demande un long et patient apprentissage

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L`usine, roman Lire demande un long et patient apprentissage
L’usine, roman
Lire demande un long et patient apprentissage. Longtemps, on pense échouer, on se dit que les
signes abstraits n’ont aucun sens, que rien de bon ne peut émaner de leur enchevêtrement.
On cale devant la phrase écrite, on baisse les bras. On reconnaît bien ça et là une lettre, voire un mot
entier, mais la vision d’ensemble nous fait défaut. On peine. On a envie de tout envoyer bouler, on a
envie du confort de l’illettrisme, on se dit que l’on ne sera pas le seul, on se dit que des milliards de
gens ne savent pas lire. Et brusquement, cela fait sens.
On lit, on sait lire.
Qui laisse une trace, laisse une plaie. Henri Michaux.
Lire les livres, l’écriture, c’est le plus facile. Le degré premier de l’apprentissage. Bon nombre s’en
contentent et croient posséder un savoir immense. Ils pérorent et considèrent qu’ils ont quitté la
préhistoire de leur enfance pour entrer enfin dans l’histoire. Ils ignorent que l’alphabet n’est qu’un
infime fragment de l’écriture.
Tout est écriture : les murs, les sols, les nœuds des planches, les ploiements des roseaux,
les emmêlements des herbes, les craquelures du bitume comme la pelade des enduits.
Lire c’est errer. Pascal Quignard.
C’est dans l’évangile de Jean : Jésus écoute les pharisiens qui accusent une femme d’adultère, Jésus
par deux fois se baisse et écrit ou dessine avec son doigt sur le sol. C’est certainement le seul
passage des évangiles où un acte gratuit est rapporté. Rien n’est pourtant laissé au hasard. Aucune
hésitation n’apparaît en dehors de celle-ci. Jésus trace des signes. Il montre que le sol est un livre et
personne ne sait lire le sol.
L’effilochement des nuages inscrit de vastes textes dans le ciel auxquels répondent les nervures
creusées par l’eau sur le flanc d’un coteau.
Fouillant les gravas environnant, l’œil déniche les fossiles.
Et l’usine délabrée est un vaste poème épique dont une chaise abandonnée forme l’unique point
d’exclamation.
Chaque craquelure, chaque rayure, chaque boursouflure, craquèlement, fente, trou, entaille sont les
phrases de ce qui s’est joué ici. Les frottements, les brisures, les éclats, les fractures, les brûlures,
les taches, les salissures, les souillures, les saletés ajoutent des glacis d’histoires au squelette de
l’architecture.
Qui sait lire voit ici la nidification des gestes, la sédimentation du temps, le mémorial de milliers de
corps évanouis.
La forêt d’indice rend fou celui qui sait la déchiffrer : tout est sédiment et trace et témoignage.
Le grand corps déserté de l’usine est une épopée des origines, une geste, un récit mythique et trivial.
L’œil préparé s’y perd tant les histoires foisonnent. Il faudrait des années et des années pour
les retranscrire dans la langue commune.
La réalité, c’est ce qui continue d’exister lorsqu’on cesse d’y croire. Philip K. Dick. La réalité de l’usine
est cousue de phrases qui continuent d’exister alors que les hommes ont cessé de croire à l’usine.
Le verbe premier, les êtres constitués de mots, l’univers maintenu par le ciment de quelques phrases :
les mystiques ont souvent cru lire le monde environnant. Dévoués à leur recherche, ils n’ont peut-être
pas vu que le récit est athée. Que le récit ne parle pas des dieux mais bien des hommes, parce que
seuls les hommes ont besoin des mots.
L’écriture, une fois qu’on la devine, on se rend compte qu’elle n’est ni hiéroglyphe ni alphabet.
L’écriture est un entre deux qui livre parfois un souvenir ou dessine un visage dans les écailles du plâtre.
Chaque entaille, chaque souillure sont comme la gravure d’un microsillon. Il faut un regard de diamant
pour les révéler.
Des peurs, des rages, des rires vrais, des joies, des espoirs et la familière banalité des jours qui passent.
Qu’on ôte un mot et la phrase s’éboule, incompréhensible. Les archéologues réalisent des frottages.
Les photographies préservent le récit.
Inscrites en filigrane, les fables et légendes. Il faut la traversée de la clarté pour les faire apparaître.
D’autres ne se montrent qu’à certaines heures, lorsque la lumière les rase suivant un angle précis.
Voir l’usine nécessite maîtriser aussi la lumière.
Jamais le verre ne se casse au hasard.
La phrase est inscrite dans une phrase qui est inscrite dans une phrase et ainsi de suite. L’usine ne
se lit pas de gauche à droite ou de droite à gauche, ni de haut en bas ou de bas en haut, mais strate
par strate, par superpositions successives.
Peu savent lire ce qu’ils ont sous les yeux pourtant. Une photographe est venue relever les empreintes
fossiles. Certains ont simplement vu que les couleurs et les profondeurs étaient belles. Ils ont goûté
la nostalgie du délabrement, ils n’ont pas vu qu’un roman s’étalait sous leurs yeux.
Même si tu as eu la sottise de te montrer, sois tranquille, ils ne te voient pas. Henri Michaux
Éric Pessan
écrivain I novembre 2012

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