L`ÉTHIQUE AU RISQUE DE L`ENTREPRISE

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L`ÉTHIQUE AU RISQUE DE L`ENTREPRISE
L'ÉTHIQUE AU RISQUE DE L'ENTREPRISE
Jean-Pierre Le Goff
S.E.R. | Études
2008/3 - Tome 408
pages 331 à 339
ISSN 0014-1941
Article disponible en ligne à l'adresse:
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Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Le Goff Jean-Pierre, « L'éthique au risque de l'entreprise »,
Études, 2008/3 Tome 408, p. 331-339.
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http://www.cairn.info/revue-etudes-2008-3-page-331.htm
Sociétés
L’éthique
au risque de l’entreprise
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J
ean-Pierre Le Goff a développé dans Le Mythe de l’entreprise
(1992) une analyse critique acérée de l’entrée en force du discours
éthique dans l’entreprise. Il démystifie ce rêve de fondre l’éthique
et l’économique qui persiste dans la multiplication des chartes et projets
d’entreprise ou dans certaines pratiques de management. Partout, les
valeurs de « responsabilité » et de « dialogue » sont brandies pour
mobiliser les salariés et les cadres, les impliquer dans le projet d’entreprise. Partout, la confusion domine. Les entreprises se réfèrent à
l’éthique sans lui donner le même contenu : éthique personnelle, éthique des affaires, etc. Ces discours éthiques, pleins de bons sentiments,
apparaissent le plus souvent décalés par rapport aux préoccupations
des salariés et déconnectés des réalités économiques et sociales dominées par le conflit et la compétition. Cela signifie-t-il que l’éthique n’a
pas sa place dans l’entreprise ?
Au cours de cet entretien, Jean-Pierre Le Goff, quinze ans
après sa critique, revient sur cette question et redéfinit de façon éclairante le périmètre de l’éthique dans l’entreprise, sa nécessaire interaction avec le droit et la politique. Loin de toute diabolisation ou, au
contraire, de toute représentation angélique, il rappelle ce que nous
pouvons justement attendre de l’entreprise. On ne peut pas entrer dans
une entreprise comme dans une famille ou une communauté spirituelle. Elle ne peut se faire passer pour un lieu où l’individu s’épanouit
totalement sans risque de manipulation.
* Sociologue au laboratoire Georges-Friedmann (Paris I-CNRS). Vient de publier
La France morcelée, Gallimard, coll. Folio, 2008.
Études – 14, rue d’Assas – 75006 Paris – Mars 2008 – n° 4083
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Entretien avec Jean-Pierre Le Goff (*)
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– Jean-Pierre Le Goff : La référence à l’éthique dans le
domaine économique, comme dans les autres, est devenue
une notion globalisante et fourre-tout. Elle se déploie dans
plusieurs registres qu’il est nécessaire de distinguer : l’éthique personnelle des dirigeants et des managers ; les valeurs
de la collectivité que forme l’entreprise ; les rapports de l’entreprise avec la société et l’environnement ; l’éthique du
monde des affaires concernant les pratiques des placements
en bourse et des investissements ; les rapports économiques
avec les pays pauvres de la planète… On le voit : le champ
recouvert par cette notion d’éthique est vaste ; elle n’appelle
pas de réponses simples et homogènes qui s’ordonneraient
naturellement autour d’une idée du Bien. Il faut considérer
chacun de ces domaines spécifiques et examiner les pratiques
effectives ; sinon, on risque d’en rester à de grandes déclarations de principe généreuses et générales qui peuvent faire
plaisir, mais ne mènent pas loin.
Faute de repères structurants, on verse, d’autre part,
dans la confusion des genres. En démocratie, chaque domaine
d’activité a ses finalités propres, ce qui ne signifie pas autonomie absolue des activités, mais croisements et conflits possibles entre ces finalités. En d’autres termes, il n’y a pas
d’harmonie entre l’éthique, l’économique et le social, mais
contradictions, difficile équilibre, compromis… La rentabilité, la recherche du profit étant des finalités économiques
inhérentes à l’entreprise, la question éthique intervient sur
les conditions de leur obtention pour ceux qui travaillent en
entreprise, sur la répartition équitable des profits, sur l’impact de l’activité économique dans la société…
Pour chacun de ces domaines, l’éthique de conviction
ne suffit pas – et moins encore les bons sentiments. Elle
implique, pour reprendre la distinction de Max Weber, une
« éthique de responsabilité », qui prend en compte les effets
(non forcément voulus mais bien réels) de ses actes dans une
situation donnée. Ce qui veut dire : sortir des discours généraux et généreux sur l’amour et la fraternité, pour considérer
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– Question : Quel peut être le périmètre de l’éthique dans le
monde économique où priment la rentabilité et la recherche
du profit ?
– Q : L’éthique n’est-elle qu’une affaire de conscience
individuelle ?
– Jean-Pierre Le Goff : Nombre de dirigeants d’entreprise
et de cadres chrétiens conduisent une réflexion sur le sens à
donner à leur activité et sur la façon dont ils la conduisent.
Leur éthique personnelle accorde une place centrale aux
valeurs de l’exemple et du dévouement. Cette démarche
rompt avec le relativisme et le cynisme, mais elle ne s’accompagne pas toujours d’une lucidité sur les effets possibles d’une
telle approche quand celle-ci s’érige en modèle. La tendance
plus ou moins consciente consiste alors à penser les rapports
de travail en entreprise sur le modèle d’une relation duelle
mue par la sollicitude, un dialogue fraternel de personne à
personne. Que de telles situations puissent exister n’implique pas pour autant de vouloir transformer les rapports de
travail dans l’entreprise de la sorte, en gommant idéalement
les rapports de pouvoir et de subordination, les aspirations,
les intérêts, les places différentes de chacun… L’éthique
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les pratiques effectives et leurs effets, que l’on ne maîtrise pas
avec de bonnes intentions. J’y ajouterai, enfin, une autre
dimension essentielle, celle d’« institutions justes » – que
Paul Ricœur n’oublie pas dans sa définition de l’éthique : « La
visée d’une vie bonne par et pour autrui dans des institutions
justes. » Cette définition implique une interaction entre
l’éthique, l’économie, le droit et la politique. Sans la prise en
compte d’« institutions justes », l’éthique verse dans le paternalisme et dans une vision de la société où l’éthique suffirait
à réguler les lois du marché. Sans prétendre vouloir tout
régenter, la politique et le droit n’en sont pas moins des instances essentielles de régulation de l’activité économique.
Autrement dit, la réflexion éthique est amenée à se poser la
question du droit du travail, ainsi que d’une politique économique et sociale régulatrice, dans les nouvelles conditions
historiques (qui ne sont plus celles des « trente glorieuses »),
à l’heure de la mondialisation. Dans ce cadre, la concurrence
économique avec les pays dit émergents, qui jouent sur les
écarts du coût du travail et de la protection sociale – concurrence qui existe aussi entre les différents pays de l’Union
européenne –, est un problème-clef.
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Il n’y a pas de ligne droite entre l’éthique individuelle,
la relation de personne à personne et la collectivité de travail
qu’est l’entreprise. Celle-ci a ses finalités et ses contraintes
propres, qu’on ne saurait vouloir transfigurer ; et l’on ne peut
« faire le bien » aux gens malgré eux, sinon au risque d’un
despotisme qui ne dit pas son nom, en se parant d’une « éthique » qui donne bonne conscience. Faut-il le rappeler : la
volonté de faire à tout prix le bien conduit souvent à faire le
mal. Tel n’est pas le moindre des paradoxes sur lesquels toute
réflexion sérieuse sur l’éthique se doit de méditer, en entreprise comme ailleurs. Comme l’a dit si bien Péguy :
Ce qu’il y a de redoutable dans la réalité de la vie, ce n’est
pas la constante juxtaposition du bien et du mal : c’est leur
interpénétration, c’est leur mutuelle incorporation, leur
nourriture mutuelle, et parfois, leur étrange, leur mystérieuse
parenté.
– Q : Le recours à l’argument éthique n’est-il pas parfois un
moyen de contourner le droit du travail ?
– Jean-Pierre Le Goff : Au nom de l’éthique, l’individu
travaillant en entreprise peut être considéré avant tout
comme un membre d’une « communauté de valeurs », lié par
une sorte de contrat moral, et non comme un salarié attaché
à son employeur par un contrat de travail et un citoyen à part
entière. La pluralité et les droits des individus se trouvent
alors dissous dans une éthique décrétée commune et qui
mélange souvent les plans : la discipline productive, les
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individuelle des dirigeants et des cadres peut facilement passer du « je » au « nous » communautaire. L’entreprise tend
alors à être considérée comme une communauté de personnes unies par les mêmes valeurs. Certains, du reste, n’ont pas
hésité à afficher l’éthique et les valeurs comme une sorte de
modèle de référence auquel les salariés sont appelés à adhérer, voire sommés de se conformer. La réaction de ceux qui
refusent d’entrer dans un tel type de relation ne peut alors
manquer d’apparaître comme un geste déloyal et ingrat,
rompant un lien de sollicitude et de valeurs supposées
communes.
Le droit du travail introduit précisément dans l’entreprise un ordre tiers et impersonnel qui reconnaît la pluralité,
l’expression d’intérêts et d’aspirations différents qu’il n’entend pas réduire. Il ouvre ainsi l’espace au conflit possible et
à la négociation, selon des règles supposées connues de tous.
Ce droit du travail ne peut être simplement considéré à partir
des finalités productives de l’entreprise ou d’une pure efficacité économique. Si c’est le cas, il a tendance à être considéré
naturellement comme un frein. Le droit du travail est inséparable de l’idée démocratique, en ce qu’il constitue une barrière protectrice contre tout despotisme, contre les abus et les
pressions de toutes sortes sur les individus. Il pose le principe
de sujets libres, autonomes et pluriels, et institue leurs rapports mutuels selon la modalité d’un contrat dont les termes
sont reconnus et garantis pas la loi. La conscience de ces
principes fondamentaux n’implique pas, pour autant, que le
droit du travail n’ait pas à évoluer, qu’il ne faille pas prendre
en compte la nouvelle situation économique, la nécessité
d’une certaine flexibilité… Mais, du côté patronal, les négociations sur ce point se font souvent implicitement, avec l’idée
que l’évolution du droit du travail n’est qu’une simple question d’adaptation à l’économie considérée comme le fondement du réel auquel les autres domaines n’auraient qu’à
s’ordonner. Là aussi, la réflexion éthique ne peut se passer
d’une réflexion sur la pluralité et la spécificité irréductibles
des différents domaines qui ont leurs fins propres.
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rapports de coopération et la déontologie professionnelle
vont de pair avec un modèle de bons comportements qui va
au delà des nécessités productives et empiète sur les libertés
individuelles. En d’autres termes, la dimension institutionnelle de l’entreprise exerçant son activité dans le cadre d’une
société civile régie par le droit et la négociation est reléguée
au second plan, au profit d’une vision de l’entreprise comme
communauté première d’appartenance, d’où émaneraient
des valeurs et un modèle de bons comportements qui s’imposeraient naturellement et pareillement à tous. Cela peut
permettre d’exiger du salarié une implication dans le travail
qui entraîne surcharge, stress et pathologies diverses.
Combinée à la pression du chômage et l’intensification du
travail, une telle pression morale contribue à la déshumanisation du travail, rend l’ambiance de travail pesante et
délétère.
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– Jean-Pierre Le Goff : Sans verser dans la vision noire de
l’entreprise qui se développe actuellement, force est de reconnaître qu’il existe bien un phénomène de déshumanisation
du travail, qui considère les salariés comme de simples variables d’ajustement d’une activité économique subissant les
pressions financières, et exigeant des retours rapides sur
investissement. Dans les grandes entreprises, la collectivité
humaine de travail se trouve coincée entre les pressions des
actionnaires et celles du « client roi », dans une situation de
concurrence exacerbée. Les objectifs fixés tiennent souvent
de la gageure : produire et vendre au plus vite, avec moins
d’effectifs et à un moindre coût, tout en exigeant une qualité
irréprochable. La culture du « chiffre » et du « client roi »
entretient la pression. La fonction d’encadrement implique
l’idée d’aide et de soutien, en particulier à ceux qui rencontrent le plus de difficultés, ce qui suppose du temps. Cette
fonction s’érode avec l’intensification et la surcharge de travail des cadres – qui ont, comme on dit, « le nez dans le guidon ». Les cadres ont été les premiers concernés par un
modèle de performance individuelle – qui n’imprègne pas
seulement l’entreprise, mais l’ensemble de la société : celui de
performance sans faille et du perpétuel gagnant. Ce modèle,
plus ou moins intériorisé par les individus, entraîne une
course effrénée et sans fin. Il provoque stress et angoisse : eston jamais sûr d’être à la hauteur ? Il entraîne un activisme
désordonné contre-productif, et un climat délétère dans les
rapports de travail. Les cadres n’ont pas non plus été épargnés par les restructurations et les licenciements, après avoir
été placés en première ligne pour « motiver » leurs collaborateurs. Comment un cadre ne serait-il pas démotivé après
avoir vécu deux ou trois plans de restructuration, après avoir
tenu de grands discours mobilisateurs à des salariés qu’il a
vus quitter l’entreprise, ou après qu’il ait perdu lui-même son
emploi ? Le problème n’est pas seulement d’ordre économique et social, il met en jeu une dimension anthropologique :
le travail est un élément important dans la structuration de
l’identité et de l’estime de soi, qui passe par la confrontation
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– Q : Le problème principal des directeurs de ressources
humaines serait aujourd’hui la démotivation des cadres
(François Dupuis, La Fatigue des élites). La pression de la
performance, la difficulté à gérer le stress, à « lever le pied »,
ne sont-elles pas préjudiciables à long terme ?
au réel, le rapport avec les autres et le sentiment d’être utile à
la collectivité.
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– Jean-Pierre Le Goff : Pour être efficace, le travail en entreprise implique nécessairement des rapports de confiance et de
coopération. Ces derniers sont actuellement mis à mal par les
restructurations et les licenciements, l’intensification du travail et des méthodes de management déstabilisantes. Autant
d’éléments qui ne sont guère favorables à la confiance et à la
coopération. Ces dernières ne se décrètent pas ; et les grandes
déclarations de principe, l’affichage des valeurs déclinées dans
les chartes et projets n’y pourront rien changer. Cela ne délégitime pas pour autant l’éthique, mais conduit à la considérer
autrement. Pour les dirigeants et cadres, l’éthique personnelle
en situation est l’une des conditions importantes pour restaurer la confiance et faire émerger le meilleur des capacités de
chacun. Cette éthique personnelle en situation ne se réfère pas
à un ciel de valeurs générales et généreuses, ni à un modèle de
bons comportements auxquels se conformer. Elle est plus
incarnée, personnelle, humble et discrète. Elle implique le
souci de l’autre et des plus faibles, la mise en pratique du principe de cohérence entre les paroles et les actes, l’équité des
décisions dans des situations souvent difficiles. Cette éthique
personnelle en situation n’exclut pas les dilemmes, les contradictions et le tragique. Elle ne s’acquiert pas par des outils, fussent-ils décrétés « éthiques », mais par l’imprégnation d’une
éducation première, par des parcours de vie et de formation
permettant la rencontre avec d’autres milieux sociaux, la
confrontation à la limite et à l’échec, qui sont d’excellents
moyens de devenir plus humble, d’écouter et de comprendre
les autres, pourvu qu’on sache en tirer les leçons. C’est avant
tout cet abord de l’éthique qui me semble décisif pour ceux qui
sont en situation d’action et de responsabilité. « L’indispensable
condition à remplir pour entrer réellement dans l’action est de
se connaître soi-même, d’avoir pris la juste mesure de soi »,
écrivait justement Bernanos.
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– Q : La démotivation au travail est souvent liée à une perte
de confiance. Comment faire émerger le meilleur de la personne en termes de collaboration et de créativité, à tous les
échelons d’une entreprise ?
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– Jean-Pierre Le Goff : Certes non, mais je me méfie de la
volonté d’injecter à tout prix du « sens » dans le travail. Les
salariés sont avant tout soucieux d’emploi et de pouvoir
d’achat, de bonnes conditions de travail, de reconnaissance
de leur travail par une hiérarchie qui soit capable de se décentrer et de comprendre la mentalité de ceux dont elle a la responsabilité. Le « sens » ne se décrète pas d’en haut ; et la
« motivation » est une notion psychologisante qui laisse
croire qu’on peut aiguillonner les individus à loisir. Nombre
de managers qui entendent « travailler la motivation » ont
des allures d’« ingénieurs des âmes », rôle dévolu autrefois
aux artistes par le saint-simonisme pour encourager l’ardeur
au travail. Ne confondons pas les genres. Les finalités de l’entreprise sont avant tout celles d’une collectivité à but limité :
la production de biens et de services destinés à la vente sur le
marché. Cela ne signifie pas que l’entreprise soit réductible à
cette seule dimension. L’entreprise forme une collectivité
humaine, avec des rapports hiérarchiques et de coopération
dans le travail ; elle est aussi un lieu de libre sociabilité qui
échappe, pour partie, aux normes productives. Les phénomènes d’exploitation et de domination dans le travail n’effacent pas ces dimensions. L’éthique a donc bien sa place en
entreprise ; mais, si elle oublie les finalités bien spécifiques de
cette dernière, elle se trompe de registre. Elle projette alors
sur l’entreprise des aspirations que cette dernière ne peut
satisfaire, et tend à la penser, plus ou moins consciemment,
sur le modèle de la famille, de l’école, de la citoyenneté…
C’est précisément ce qui s’est passé dans les années quatrevingt, où l’on a vu fleurir les discours glorifiant les « valeurs
de l’entreprise » dans la plus grande confusion. L’entreprise
moderne, débarrassée de tous les oripeaux du passé, a été
célébrée comme le lieu enfin trouvé de la réconciliation de
l’éthique, de l’économique et du social. Elle a été considérée
par certains comme porteuse d’une morale faisant défaut à la
société, voire comme vecteur de spiritualité et de projet de
civilisation. Avec le développement du chômage de masse et
la crise de l’Etat-providence, on a voulu en faire le nouveau
pôle central de légitimité sociale auquel l’ensemble des activités sociales devrait s’ordonner. Les restructurations et les
licenciements ont constitué, à leur façon, une épreuve du réel
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– Q : La recherche du profit suffit-elle à stimuler les cadres ?
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Il importe d’être lucide sur les usages entrepreneuriaux de l’éthique qui dénaturent sa signification. Mise au
service de la performance et de l’image de marque, elle est
devenue un outil de management et de communication qu’on
manipule à loisir selon la conjoncture et les objectifs du
moment. Aux antipodes de cette dénaturation, l’éthique
implique une réflexion libre et rigoureuse sur les finalités des
activités productives et commerciales, sur les rapports
humains dans le travail. Cette réflexion libre implique le
« pouvoir de dire non » aux élucubrations et à l’instrumentalisation de l’éthique à des fins qui n’ont pas grand-chose à
voir avec le souci de l’autre et du bien commun.
Entretien avec
Jean-Pierre Le Goff
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pour cet « angélisme d’entreprise » auquel a succédé une diabolisation. Angélisme et diabolisation de l’entreprise constituent les deux faces de la même mystification de l’entreprise.
Les dirigeants et les managers chrétiens devraient toujours
avoir à l’esprit la fameuse phrase de Pascal : « Qui veut faire
l’ange fait la bête. »