diversité cellulaire et moléculaire des stratégies de migration cellulaire

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diversité cellulaire et moléculaire des stratégies de migration cellulaire
DIVERSITÉ CELLULAIRE ET MOLÉCULAIRE
DES STRATÉGIES DE MIGRATION CELLULAIRE
par
P. FRIEDL* et K. WOLF*
INTRODUCTION
De nouvelles techniques d’imagerie, in vitro et in vivo, permettent de reconstruire les dynamiques cellulaire et moléculaire dans des matrices extracellulaires
(MEC) en trois dimensions (3D) et conduisent à de nouveaux concepts sur la diversité et sur les capacités d’adaptation des stratégies de migration. Les lymphocytes
T utilisent un mode de migration « par défaut », amiboïde et non protéolytique,
qui n’entraîne pas de remodelage protéolytique de la matrice. Au contraire, les
cellules mésenchymateuses tumorales en migration utilisent des enzymes de dégradation de la MEC pour protéolyser la matrice péricellulaire. Si ces protéases matricielles sont inhibées, les cellules tumorales évoluent, par un processus d’adaptation
significatif, vers un mouvement amiboïde non protéolytique (transition mésenchymateuse-amiboïde, TMA). La compréhension de cette diversité et de cette capacité
d’adaptation des différents types de cellules en migration est indispensable pour
permettre un ciblage thérapeutique de récepteurs d’adhérence et de protéases capables de dégrader la matrice.
La matrice extracellulaire (MEC) des tissus conjonctifs représente à la fois une
structure servant de support et une barrière pour les cellules en mouvement, comme
les leucocytes de passage ou les cellules tumorales envahissantes. La migration de
cellules à travers des tissus riches en collagène nécessite des réactions d’adhérence
à la matrice extracellulaire et de protéolyse des composants matriciels, en même
temps qu’un cytosquelette d’actine dynamique permettant des changements de
forme polarisés [1]. Des recherches précédentes ont mis en évidence une diversité
dans les stratégies de migration. Le déplacement de cellules en migration peut être
dû a) à la migration d’une cellule isolée ; b) à une migration en chaîne ou c) à la
* Cell Migration Laboratory, Department of Dermatology, University of Würzburg, JosephSchneider-Str.2, 97080 Würzburg, Allemagne.
FLAMMARION MÉDECINE-SCIENCES
— ACTUALITÉS NÉPHROLOGIQUES 2003
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P. FRIEDL ET K. WOLF
migration d’un groupe de cellules [2, 3]. Si les mécanismes cellulaire et moléculaire des migrations en chaîne et en groupe ne sont pas encore connus en détail,
la migration des cellules isolées, dans différents modèles de migration, obéit à
différents paramètres indépendants comme la taille, l’adaptabilité morphodynamique, l’expression et la fonction des intégrines et les vitesses de renouvellement des
interactions cellule-matrice [4, 5]. Les petits leucocytes, comme les lymphocytes
T, utilisent des interactions rapides et de faible affinité avec le substrat MEC et
conservent une migration résiduelle significative après blocage de l’activité des
intégrines, ce qui rappelle le mouvement de l’amibe inférieure Dictyostelium discoideum (« mouvement amiboïde ») [6, 7]. Au contraire, les cellules stromales à
migration lente, comme les fibroblastes ou les cellules des tumeurs solides, développent une morphologie allongée en forme de fuseau et nécessitent un haut degré
d’adhérence par les intégrines et de génération de force, d’où l’émergence d’un
concept de diversité moléculaire dans les stratégies de migration [8]. Alors qu’il
est bien établi que des protéases sécrétées ou présentes à la surface des cellules
sont responsables du clivage de composants de la MEC comme les collagènes, la
laminine et la fibronectine [9], une question encore non complètement résolue reste
de savoir si la protéolyse péricellulaire est véritablement indispensable pour le
déplacement des cellules à travers un tissu interstitiel ou si elle représente une
fonction « accessoire » indépendante.
But de l’étude
Différents types cellulaires, comme les lymphocytes et les cellules tumorales,
expriment un spectre différent et des quantités différentes d’enzymes capables de
dégrader la matrice. Nous avons recherché si différents types cellulaires, comme
les lymphocytes et les cellules tumorales, utilisent de la même façon les enzymes
dégradant la matrice pour leur migration à travers des matrices de collagène en 3D.
MÉTHODES
La migration des cellules tumorales (HT1080, MDA-MB-231), des lymphocytes T
activés et de cellules de lymphome T (Sup-T1), à travers des matrices de collagène
3D, était analysée par acquisition de séquences d’images en vidéomicroscopie avec
un suivi, assisté par ordinateur, de la trace des cellules en mouvement. L’expression des protéases, notamment de plusieurs MMPs, ADAMs, de protéases à sérine
et de cathepsines, était analysée par cytométrie de flux, Western blot, zymographie
et RT-PCR. Une nouvelle approche de biochimie et biophysique combinées a été
développée pour visualiser et quantifier l’adhérence, la dégradation de la matrice
et les dynamiques cellulaires, par trois techniques récemment développées : a) la
quantification de la libération du FITC des fibres de collagène marquées au FITC,
b) les altérations de la structure physique de la matrice (au niveau macroscopique
et microscopique) et c) la visualisation du clivage in situ focalisé de fibres individuelles de collagène [10]. Le remodelage structurel, par les cellules tumorales, de
l’architecture fibrillaire du collagène a été reconstruit par backscatter des images
de microscopie confocale et confirmé, pour les mouvements in vivo dans le derme
de souris, en utilisant la microscopie à deux photons. La protéolyse focalisée et le
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clivage de collagène au niveau de la surface cellulaire étaient visualisés par des
anticorps spécifiques des sites de clivage et confirmés, pour les cellules vivantes,
en utilisant le quenching des couches de collagène marqué au FITC.
RÉSULTATS
Les cellules de fibrosarcome HT1080 et de carcinome mammaire MDA-MB-231,
hautement invasives et collagénolytiques, utilisaient une stratégie de migration
« mésenchymateuse » en forme de fuseau, qui faisait intervenir l’interaction des
intégrines β1 avec les fibres de collagène, le regroupement des intégrines β1 et
des métalloprotéinases matricielles (MMPs) aux sites où les fibres sont en faisceau
(fig. 1, Planche couleurs I pointes de flèche blanches) et la génération par protéolyse, via des MMPs et d’autres protéases, de défauts matriciels en forme de tube
(fig. 1, Planche couleurs I pointes de flèche noires). Contrastant avec les cellules
tumorales, les lymphocytes T activés migraient à travers le réseau des fibres de
collagène en rampant par un mouvement amiboïde et flexible, dans lequel la cellule
avait une forme arrondie, elliptique et adaptait sa morphologie le long des fibres
de collagène, sans mettre en jeu de fonction collagénase et de dégradation des
fibres [11]. L’utilisation d’un cocktail d’inhibiteurs de protéases à large spectre,
ciblant les MMPs, les protéases à sérine ou thréonine et les cathepsines, a permis
d’inhiber la collagénolyse (jusqu’à 97 p. 100), dans des conditions non toxiques
pour la cellule. En ce qui concerne les lymphocytes T, une telle inhibition des protéases n’avait aucun effet sur la forme des cellules, les facteurs morphodynamiques
ou la vitesse de migration et n’altérait pas les cinétiques d’interaction de la cellule
avec les fibres de collagène [10]. Au contraire, chez les cellules HT1080 et MDAMB-231, l’abrogation des voies de protéolyse constitutives s’est traduite par des
altérations inattendues des stratégies cellulaire et moléculaire de migration. Après
blocage de la protéolyse, la cellule convertissait progressivement sa migration protéolytique de type mésenchymateux en une migration amiboïde non protéolytique
et ceci aussi bien in vitro dans les couches de collagène qu’in vivo dans le derme
de souris analysé en microscopie intravitale [10]. Après suppression pharmacologique de la protéolyse péricellulaire, les cellules tumorales maintenaient des
vitesses élevées de migration, mais maintenant en s’écrasant vigoureusement pour
se faufiler à travers les espaces libres dans la matrice et en formant des anneaux de
constriction au niveau des espaces étroits (jusqu’à 1 µm de diamètre minimal de
pore), alors que la structure de la matrice restait, elle, intacte. De plus, les MMPs
étaient exclues des sites d’interaction de la cellule avec les fibres et la distribution
des intégrines β1 était linéaire sans regroupement, suggérant des changements
concomitants de l’assemblage et du turn-over des contacts cellule-matrice.
CONCLUSIONS
Les lymphocytes T utilisent un mode de migration « par défaut », amiboïde et
non protéolytique, qui ne s’accompagne d’aucun remodelage protéolytique de la
matrice, alors que les cellules tumorales mésenchymateuses en mouvement
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remodelage de la matrice
péricellulaire
mésenchymateuse
dépendant des protéases
contacts focalisés
dégradation
de la matrice
persistance
directionnelle
allongée
en forme de fuseau
petite
et flexible
distribution
diffuse
des intégrines
adaptation
morphologique
aux structures
matricielles
oscillations
directionnelles
cellules de fibrosarcome
HT-1080
cellules de carcinome mammaire
MDA-MB-231
cellules de mélanome MV3
fibroblastes
HT-1080, MDA-MB-231
+ cocktail d’inhibiteurs
de protéases
lymphocytes T
indépendant des protéases
amiboïde
absence de remodelage
de la matrice
FIG. 2. — Modèle de diversité des stratégies de migration : les différences de contribution
des métalloprotéinases matricielles et du remodelage de la matrice péricellulaire au
processus de migration permettent de distinguer les mouvements mésenchymateux et
amiboïdes.
Des types cellulaires différents peuvent utiliser soit un mécanisme de migration constitutivement protéolytique avec dégradation de la matrice (cellules mésenchymateuses en
mouvement, comme les cellules de fibrosarcome HT-1080 et de cancer mammaire MDAMB-231), soit un mécanisme non protéolytique sans dégradation de matrice (mouvement
amiboïde, comme dans le cas des lymphocytes). En dehors de ces programmes constitutifs,
des phénotypes de migration peuvent opérer une transition, à la suite de l’inhibition des
protéases dégradant la matrice, d’un mécanisme protéolytique dégradant la matrice à un
mécanisme non protéolytique ne dégradant pas la matrice (cellules HT-1080 et MDA-MB231).
utilisent des enzymes dégradant la MEC pour la protéolyse péricellulaire de la
matrice extracellulaire (fig. 2). Alors que la migration amiboïde des lymphocytes
T n’est pas modifiée par une inhibition pharmacologique des protéases, les cellules
tumorales, dont la migration est de type protéolytique, répondent à l’inhibition des
protéases matricielles par un processus d’adaptation significatif vers un mouvement amiboïde non protéolytique, tout en gardant des vitesses de migration élevées
(voir fig. 2 ; transition mésenchymateuse-amiboïde). Le mouvement non protéolytique amiboïde représente donc un mécanisme physique « supracellulaire » permettant à la cellule de surpasser les barrières matricielles et une voie fonctionnelle
pour s’échapper, dans l’invasion et la migration tumorale, qui pourrait contribuer
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au fait que des thérapies par inhibiteurs de MMPs dans le cancer ne parviennent
pas à diminuer la dissémination et la progression des tumeurs [12].
Remerciements
Nous remercions Elena Deyugina et Alex J. Strongin pour nous avoir fourni les
cellules HT 1080/MT1. Cette recherche a bénéficié du soutien du DFG (FR 1155/2-3).
Nous remercions très vivement le Docteur Lise Mecarelli qui a bien voulu se
charger de la traduction de ce texte.
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