charles taylor aux sources de l`identité

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charles taylor aux sources de l`identité
CHARLES TAYLOR AUX SOURCES DE L'IDENTITÉ
Luc Terlinden
Editions du Cerf | Revue d'éthique et de théologie morale
2012/HS - n°271
pages 111 à 119
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Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Terlinden Luc, « Charles Taylor aux sources de l'identité »,
Revue d'éthique et de théologie morale, 2012/HS n°271, p. 111-119. DOI : 10.3917/retm.271.0111
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ISSN 1266-0078
CHARLES TAYLOR AUX SOURCES DE L’IDENTITÉ
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CHARLES TAYLOR
AUX SOURCES DE L’IDENTITÉ
Parler d’identité, pour Charles Taylor, revient inévitablement
à parler des biens qui animent le sujet. Identité et biens sont
inséparables. En effet, nous nous définissons le plus souvent
par ce qui compte vraiment pour nous, ce qui a de la valeur à
nos yeux : notre nationalité, notre profession, notre état de vie,
notre religion, etc. En même temps, ces biens qui comptent pour
nous ne nous définissent pas seulement, ils orientent notre vie
et notre agir.
Toute définition de l’identité passe donc par l’exploration des
sources morales du sujet ¹. Les sources morales, dans le langage
de notre philosophe canadien, sont ces biens qui, par l’attrait
qu’ils exercent sur le sujet, l’encouragent à adopter et à suivre
d’autres biens qui leur sont liés et qui entrent dans la définition
que le sujet se donne d’une vie bonne ². Ces biens d’un type
particulier agissent donc comme les sources de l’agir, d’une
manière d’être et de se comporter. Le fait de se tourner vers une
source morale, de la manière qu’il convient, permet au sujet
d’acquérir une force morale et d’être bon. Parce que les biens
qui comptent pour lui sont inséparables de la manière dont le
sujet interprète qui il est, ces sources morales contribuent
également à définir son identité.
Un exemple paradigmatique de source morale est le rôle joué
par l’Idée du Bien dans la théorie de Platon. Pour ce dernier,
les actions et les sentiments sont rendus bons par la relation
qu’ils entretiennent avec l’Idée du Bien. L’amour du Bien permet
1. Voir Charles TAYLOR, Sources of the Self : The Making of the Modern Identity,
Cambridge, Harvard University Press, 1989. Trad. fse par C. Melançon : Les Sources du
moi. La formation de l’identité moderne, Paris, Éd du Seuil, 1998.
2. Voir Ch. TAYLOR, Sources of the Self, p. 93.
REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE ž N 271 ž SEPTEMBRE 2012 ž P. 111-119
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Luc Terlinden
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de faire le bien et d’être bon, il donne un pouvoir moral. L’Idée
du Bien constitue donc, chez Platon, une source morale. Dans
le judéo-christianisme, Dieu joue ce rôle de source morale. Le
croyant fait l’expérience de l’amour de Dieu pour lui et de
l’amour qu’il cherche à lui rendre. Dieu prend donc une place
toute particulière dans sa vie, qui va se refléter dans ses
engagements et ses choix. De la relation à Dieu dépend ainsi
une manière de se comporter vis-à-vis des autres ou le choix
d’un état de vie.
Aborder l’identité à partir du bien et des sources morales
du sujet implique inévitablement la question de la motivation.
Dans notre analyse de l’identité du sujet contemporain, il ne
suffit donc pas de dénoncer les côtés négatifs de la modernité
ou de la postmodernité, comme le subjectivisme ou l’hédonisme ambiant, il faut aussi voir les biens et les idéaux qui
animent le sujet, ce qui le motive à adopter telle attitude ou tel
comportement. Prenons le cas de la sécularisation, qui retient
spécialement l’attention de Charles Taylor ces dernières années ³.
À ses yeux, il n’est pas possible de se contenter des explications
les plus souvent avancées pour expliquer ce phénomène, en
invoquant, par exemple, le développement de la société industrielle ou les progrès de la science. Ces facteurs ont certainement
joué un rôle, mais ils n’expliquent pas tout. Il existe d’ailleurs
des pays où ils ont des effets tout différents. Par contre, ce qui
est vraiment déterminant, c’est la possibilité nouvelle de concevoir des sources morales d’une manière qui ne suppose pas
nécessairement Dieu. Un horizon moral autre que la croyance
en Dieu s’est développé à partir du XVIII siècle. D’abord
concentré sur une élite, il s’est largement répandu, depuis 1960,
en Occident, dans les différentes couches de la population. La
croyance en Dieu est désormais concurrencée par de nouvelles
sources morales sécularisées. Celles-ci sont devenues suffisamment puissantes et motivantes pour faire de la croyance une
option parmi d’autres.
3. Voir Ch. TAYLOR, A Secular Age, Cambridge, Belknap Press of Harvard University
Press, 2007. Trad. fse par P. Savidan : L’Âge séculier, Paris, Éd. du Seuil, 2011.
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REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 271
CHARLES TAYLOR AUX SOURCES DE L’IDENTITÉ
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Quelles sont les sources morales qui caractérisent le sujet
moderne ? Selon Charles Taylor, elles peuvent principalement
être regroupées (sans exclusive) en trois familles : une famille
théiste de sources morales qui fondent, en tout ou en partie, les
valeurs en Dieu ; une autre famille de sources morales attachées
à la dignité de l’agent rationnel ; et une troisième famille de
sources en rapport avec les pouvoirs d’expression et de créativité
du sujet. Toutes les trois ont pour point commun d’être, pour
une part au moins, intériorisées. Toutefois, les relations qu’elles
entretiennent entre elles sont complexes, faites à la fois d’inspiration mutuelle et de rivalité.
Le « retour sur soi » de saint Augustin.
Selon Taylor, saint Augustin occupe une place centrale dans
le processus d’intériorisation progressive des sources morales ⁴.
Car, bien qu’influencé par le néoplatonisme sur ce point, Augustin peut être considéré comme le « père » d’une attitude
de retour sur soi, de réflexivité radicale, qui impose de prendre
une position à la première personne dans le rapport à soi et
au monde ⁵. Le retour sur soi opéré par Augustin le conduit à
faire l’expérience du Dieu « interior intimo meo et superior
summo meo ⁶ ». Cette expérience appartient, pour lui, à la nature
même de l’homme et de sa relation à Dieu. Car la source de toute
vraie connaissance est en Dieu qui, de l’intérieur, vient éclairer
l’âme et rend la raison capable de découvrir le vrai à partir de
sa perception de l’ordre inscrit dans le cosmos. L’accès aux
sources morales est, de ce fait, intériorisé : le chemin vers Dieu
passe par l’intériorité du sujet. Toutefois, le retour sur soi, initié
par Augustin, n’est jamais un repli sur soi. Le mouvement de
4. Voir Ch. TAYLOR, Sources of the Self, p. 127.
5. Tout le monde expérimente et réfléchit sur l’univers qui l’entoure et les différents
objets qui s’offrent à son expérience. Mais si le sujet se met à prendre conscience de
son activité même d’expérimentation et de réflexion, il est capable de devenir conscient
de sa conscience de soi et du monde, de faire l’expérience de sa propre manière
d’expérimenter les choses et de se concentrer sur la manière dont le monde est pour
lui. Cette attitude, qui impose d’adopter le point de vue de la première personne,
constitue ce que Taylor appelle la « réflexivité radicale », voir Ibid., p. 130.
6. SAINT AUGUSTIN, Confessions, III, 6, 11.
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LES SOURCES MORALES
DU SUJET MODERNE
REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 271
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La raison instrumentale.
La modernité va reprendre et développer le mouvement
d’intériorité initié par Augustin, mais celle-ci n’orientera plus
nécessairement vers un Dieu qui transcende le sujet. Elle va
conduire également à l’exploration de nouvelles sources morales
intérieures. Un premier domaine d’exploration de ces sources
morales est lié à l’idéal d’une raison instrumentale et d’un sujet
désengagé. À partir de Descartes, en effet, le mouvement de
réflexivité radicale a conduit à une attitude nouvelle par rapport
à soi et au monde : le retour sur soi conduit à un désengagement et à une objectivation du monde, de son corps ou de
ses sentiments, afin de les placer sous le contrôle de la raison ⁷.
Cette emprise d’une raison instrumentale a infiltré tous les
domaines de la vie – politique, économie, éducation, soins de
santé, etc. – et a permis un progrès technique et scientifique
sans précédent.
Dans un monde « désenchanté », qui n’est plus soumis qu’à
des lois mécaniques, tout est susceptible de devenir objet de
contrôle instrumental. Le sujet se définit par sa capacité à
objectiver son propre corps, ses sentiments ou le monde qui
l’entoure, pour exercer sur eux une maîtrise instrumentale. Ce
sujet désengagé est évidemment bien loin du sujet réel, mais il
constitue un idéal très fort de liberté ou d’autonomie et exerce
un grand pouvoir d’attraction dans la culture contemporaine.
Toutefois, cet idéal est, en même temps, perçu comme une
menace pour l’épanouissement du sujet et un appauvrissement
du sens de la vie. Car la question d’une ouverture à d’autres
horizons de sens se pose particulièrement à une époque où,
par exemple, des choix aussi cruciaux que ceux qui touchent
à la mort et à la vie semblent guidés principalement par des
impératifs d’efficacité ou d’utilité.
Avec la domination de la raison instrumentale dans la
modernité, ce sont aussi les conceptions de la nature, du cosmos
ou de la raison qui ont été profondément modifiées. Désormais,
7. Voir Ch. TAYLOR, Sources of the Self, p. 145-151.
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conversion et de retour sur soi n’a de sens que parce qu’il
réoriente le sujet vers celui qui est superior summo meo. Dieu,
la source morale suprême, est toujours supérieur au sujet.
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la raison ne se définit plus de manière substantielle, à partir de
la vision d’un ordre du cosmos auquel elle doit se conformer.
La raison elle-même va construire un ordre, selon ses propres
normes. La rationalité n’est donc plus définie en fonction de
l’ordre de l’être, mais en fonction d’une procédure, des normes
selon lesquelles les ordres sont construits dans la science et dans
la vie. Être rationnel consiste à suivre la bonne procédure.
Le théologien, dans l’accompagnement des sujets, ne peut pas
ignorer ce changement décisif. En effet, que peuvent encore
vouloir dire, pour nos contemporains, les concepts de « raison »,
de « nature » ou de « loi naturelle » forgés à partir d’une conception substantielle de la raison ? Le passage à une conception
procédurale de la raison ne nous oblige-t-il pas à les revisiter
et à les traduire dans la culture d’aujourd’hui ?
L’expression de soi et la culture de l’authenticité.
Un deuxième domaine de sources morales intériorisées, liées
aux pouvoirs d’expression du sujet, a émergé dans la modernité.
Cet idéal s’est développé en réaction face à l’emprise croissante
de la raison instrumentale sur la vie du sujet moderne. Dans ce
cas-ci, l’intériorité ne doit plus conduire à objectiver son corps,
ses sentiments ou le monde environnant, mais, au contraire, par
une attitude de réflexivité plus radicale encore, elle doit permettre de définir l’identité du sujet dans ce qu’il possède de plus
original et singulier ⁸. L’expressivisme veut donc redonner une
place dans la vie aux sentiments, aux intuitions, à la nature et
aux profondeurs intérieures de l’homme. Le moi expressiviste
cherche à être authentique, à être vrai avec lui-même et fidèle
à sa propre originalité, en revendiquant ses pouvoirs de création et d’auto-expression. Cette aspiration à l’expression de soi
et à l’authenticité se manifeste par certaines tournures en vogue
aujourd’hui : « Fais comme tu le sens ! », « Sois toi-même ! »...
Il s’agit donc de scruter les profondeurs du moi, de se mettre
à l’écoute d’une voix intérieure propre à chacun. Les désirs du
sujet sont premiers. Il devient, dès lors, difficile d’accepter un
cadre de références et de valeurs qui serait imposé de l’extérieur. Une valeur ne prendra de sens pour le sujet que dans la
mesure où celui-ci la trouve bonne pour lui. Une « culture de
8. Voir ibid., p. 374-376.
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CHARLES TAYLOR AUX SOURCES DE L’IDENTITÉ
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l’authenticité » s’est ainsi répandue, ces dernières décennies,
dans la société occidentale. Elle consiste, pour Taylor, en une
conception de la vie selon laquelle « chacun de nous a sa manière
propre de réaliser son humanité, qu’il est important de trouver
sa voie et de vivre en accord avec elle, au lieu de se soumettre
au conformisme avec un modèle imposé de l’extérieur, par la
société, par la génération précédente, par l’autorité religieuse ou
politique ⁹ ».
Bien que l’idéal d’authenticité soit, en lui-même, positif, la
nouvelle culture qui l’accompagne n’est pas sans ambiguïtés. Il
faut cependant se garder de n’en retenir que les aspects les plus
négatifs, comme le font parfois ses adversaires, qui n’y voient
que subjectivisme, relativisme, hédonisme, insistance sur le moi,
emphase sur l’émotion... Il est vrai que les institutions ont été
fortement ébranlées par la culture de l’authenticité. C’est le cas,
notamment, de celles liées aux Églises, qui ont connu une forte
contestation, y compris dans leurs propres rangs, d’une part de
leur éthique et de leur style d’autorité ¹⁰.
La culture de l’authenticité n’exclut toutefois pas une quête
spirituelle parmi les jeunes générations. Au contraire, celle-ci
est bien présente, même si elle n’emprunte pas toujours des
chemins très « orthodoxes ». Cette quête peut d’ailleurs, mais
plus nécessairement, conduire à rejoindre les Églises et à y
reconnaître une autorité à l’Écriture, à une tradition ou à un
magistère.
LA PLURALITÉ
DES SOURCES MORALES
Pour Taylor, la modernité est caractérisée par une pluralité de
sources morales. De manière non exhaustive, celles-ci peuvent
être regroupées en trois grandes familles : sources théistes,
sources rationalistes et sources expressivistes. Ces différentes
9. Ch. TAYLOR, L’Âge séculier, p. 811.
10. Les institutions liées aux Églises ont été (et sont encore bien souvent) marquées
par l’« âge de la mobilisation », qui a succédé à l’Ancien Régime. Construites sur l’autorité, elles se sont développées autour de quatre axes : une spiritualité, une discipline,
une identité politique et une image de l’ordre civilisé. Voir Ch. TAYLOR, A Secular Age,
p. 423 s.
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familles entretiennent entre elles des rapports à la fois d’opposition et de fusion. Les combinaisons de sources morales sont,
à vrai dire, multiples. Elles ne concernent d’ailleurs pas seulement les trois domaines qui viennent d’être mentionnés, car
des formes plus anciennes, comme celles attachées à l’éthique
de l’honneur ¹¹, sont encore agissantes aujourd’hui. Cette diversité des sources morales témoigne de la complexité de la
modernité.
La complexité peut se traduire, pour le sujet moderne, par
une difficulté à unifier sa vie. Car il doit faire face à des choix
qui mettent en jeu des idéaux et des biens différents qui sont
incompatibles, mais auxquels il tient tous. C’est, par exemple, la
difficulté qu’éprouve un père ou une mère de famille qui, pour
progresser dans sa carrière professionnelle, doit sacrifier une
bonne partie de sa vie de famille et de son épanouissement
personnel. En fait, un tel dilemme cache souvent un conflit de
sources morales. Car, outre les questions d’ambition personnelle
ou d’attrait du gain, cet exemple révèle aussi une opposition
entre, d’une part, un milieu professionnel de plus en plus gouverné par une raison instrumentale et une logique d’efficacité
et, d’autre part, une aspiration du sujet à l’authenticité et à
l’expression de soi. Le sujet moderne est donc un sujet fragmenté.
Il ne voit pas toujours comment unifier sa vie et trouver un
équilibre entre les différents biens qui l’habitent. Il n’a plus
un cadre de référence à partir duquel il pourrait évaluer ses
choix.
Face à la fragmentation du sujet et à la difficulté d’opérer des
choix, le danger serait toutefois de fuir le dilemme et la tension
existante entre les sources morales. Au contraire, il importe de
pouvoir reconnaître ces sources et de les formuler. Car s’il n’est
jamais possible d’expliciter ces biens de manière complète, la
formulation des biens et du sens de leur importance relative peut
déjà constituer une amorce de solution aux conflits d’un sujet
fragmenté. L’effort de formulation peut apporter, en effet, une
clarté nouvelle sur les différentes sources morales présentes à
l’intérieur du sujet. Il permet, en outre, de se rapprocher de ces
11. Au début de la Grèce antique, l’éthique de l’honneur, inspirée d’Homère, plaçait
la vertu dans l’héroïsme du guerrier ou la participation à la vie publique. Voir Ch. TAYLOR,
Sources of the Self, p. 20.
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LA THÉOLOGIE QUESTIONNÉE
La modernité a exploré de nouveaux domaines de sources
morales du sujet, en approfondissant le mouvement d’intériorisation augustinien. Par ce fait notamment, ces sources ont
des racines théologiques, en partie du moins. Toutefois, elles
viennent aussi questionner la théologie ainsi que la place du
théologien dans l’accompagnement des sujets au sein des
institutions.
D’abord, du point de vue de la dogmatique, comment concilier
une culture de l’authenticité et une religion révélée ? Comment
reconnaître une autorité aux Écritures, à une tradition, à un
magistère ou aux Églises, alors que le rapport à l’autorité est
remis en cause par la nouvelle culture ? Il n’y a toutefois pas
nécessairement contradiction entre authenticité et autorité. Ce
sont les chemins d’accès qui ont changé. Le sujet contemporain
peut reconnaître une autorité en ces domaines, pour autant,
toutefois, que celle-ci s’impose de l’intérieur et non pas de
l’extérieur ou qu’il l’expérimente comme quelque chose de bon
pour lui.
Par ailleurs, du point de vue de l’ecclésiologie, l’individualisme
(qui peut être associé d’une manière ou d’une autre à chacune
des familles de sources morales) ne menace-t-il pas la communauté ecclésiale ? Dans le même temps, la recherche d’expression
de soi et de reconnaissance ne favorise-t-elle pas aussi les
groupes identitaires forts, où peut se manifester l’appartenance
à un peuple, une culture, une religion ? Entre ces deux extrêmes,
un nouvel équilibre se cherche dans nos communautés, sans
doute appelées à accepter une plus grande pluralité dans les
manières de vivre la foi en leur sein.
Du point de vue de la morale, la question d’un cadre de
référence commun se pose tout particulièrement face au relativisme et au subjectivisme. Ici encore, il nous faut explorer de
nouveaux accès vers un ordre du bien capable de fonder des
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sources et du pouvoir moral qu’elles procurent. À une époque
où les repères sont devenus assez flous, cet effort de formulation
peut d’ailleurs contribuer à faire retrouver un cadre et une
certaine autorité.
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idéaux forts, y compris ceux qui ont été encouragés par la
modernité (bienveillance, justice universelle, liberté, égalité) et
qui, pourtant, sont menacés aujourd’hui par le subjectivisme.
Cette exploration ne pourra toutefois faire l’impasse sur le rôle,
devenu incontournable, de la subjectivité et de l’intériorité du
sujet dans l’accès à un ordre du bien ¹².
Enfin, du point de vue de la pastorale, comment accueillir la
quête spirituelle, parfois confuse, de nos contemporains ? L’idéal
d’authenticité nous invite d’abord à une attitude d’accueil et
d’écoute des questions et des expériences, en évitant tout
autoritarisme. À partir de quoi un cheminement est parfois
possible, sur le modèle du catéchuménat des adultes. Car, dans
la culture de l’authenticité, l’adage de Tertullien est sans doute
plus que jamais d’actualité : « On ne naît pas chrétien, on le
devient ».
Luc Terlinden,
Docteur en théologie morale (Bruxelles).
12. Sur ce point, je me permets de renvoyer à mon ouvrage : Luc TERLINDEN, Le Conflit
des intériorités. Charles Taylor et l’intériorisation des sources morales : une lecture
théologique à la lumière de John Henry Newman, Rome, Editiones Academiae
Alfonsianae, « Tesi Accademia Alfonsiana » 2, 2006.
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