J`ai l`air d`un Boogie Man ? Entretien avec Amazigh
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J`ai l`air d`un Boogie Man ? Entretien avec Amazigh
L’Insatiable > outils > Articles offerts par L’Insatiable > J’ai l’air d’un Boogie Man ? Entretien avec Amazigh Kateb J’ai l’air d’un Boogie Man ? Entretien avec Amazigh Kateb Entretien avec Amazigh Kateb vendredi 26 juin 2015, par Samuel Wahl La première étape du Festival La voix est libre/El Chanti s’est déroulée cette année en Tunisie, un mois après les attentats du Bardo et le Forum Social Mondial. [1] Ces deux événements manifestent, à quelques jours d’intervalle, les enjeux cruciaux auxquels est confronté le pays. Comme en écho, au Kef, un village à proximité de la frontière algérienne, le festival musical nomade proposait une soirée dans un théâtre que des djihadistes avaient peu avant tenté d’incendier… Une rencontre inédite entre le slam de l’inusable Dgiz et la musique stambali des esclaves noirs du Maghreb, menée comme une transe conjuratoire par le musicien Amazigh Kateb, fils du grand Kateb Yacine. La semaine précédente, c’est à La Parole errante, la maison du poète Armand Gatti à Montreuil, que nous l’entendions avec son groupe Gnawa Diffusion, à l’occasion de la fête de la CNT. Nul doute que nous avions quelques mots à nous dire… Ton prénom, Amazigh, donné par ton père, veut dire « homme libre ». Héritage, liberté, peux-tu nous parler de ce rapport ? Mon père m’a inculqué un amour de liberté sans limite, sans compromis. Ce prénom est rare : Amazigh en Algérie, interpelle les deux parties d’un conflit linguistique, culturel, entre les berbéristes et les arabisants. Depuis que je suis tout petit, dès l’école en Algérie, j’ai été confronté à des professeurs fanatiques qui m’interpelaient sur le fait que je ne m’appelle pas Abdallah ou Mohamed, ou, à l’inverse, à des berbéristes qui s’étonnaient que je puisse porter ce prénom sans parler la langue. Je suis berbère d’origine, sans être berbérophone ; cette région d’où je viens, près de Guelma dans le grand Constantinois, a été largement arabisée au détriment de la langue des Chaouis, contrairement aux Kabyles qui, réfugiés dans le massif montagneux des Aurès, ont su préserver leur langue. Je vis au quotidien cette faille de la société algérienne, entretenue par les autorités pour escamoter d’autres problèmes, et parfois créer une ébullition qui justifie la répression. Ceux qui s’y engouffrent, d’un côté comme de l’autre, sont nos ennemis : les tenants de la guerre. De par le monde ce sont souvent des frères qui s’entretuent… Et ton nom de famille veut dire « écrivain ». Kateb, en effet. Nous étions des gens de lettres : mon grand-père était avocat, son propre père était un érudit… Ce sont les Français qui, pendant la colonisation, nous ont donné ce nom, en fonction de notre métier. Mais la transmission était plus orale, selon la tradition des tribus où l’on additionnait les prénoms des ancêtres pour retracer les lignées. La nôtre, celle des Beni (fils de) Keblout, est nombreuse et, aussi loin qu’on s’en souvienne, marquée par une histoire de résistance. En venant ici au Kef, j’ai appris qu’un de mes ancêtres qui avait pris les armes y avait trouvé refuge avant de finir ses jours à la prison de la Goulette à Tunis ! Ahmed Kbeltiya, paix à son âme. Cette tribu est bien colorée, à l’image du pays, de sa terre et de son beau ciel, avec des intellectuels, des gens pieux, un peu fous aussi, c’est le risque de la consanguinité ! (rires) Pour nous la famille a un sens large, mais en lui ôtant son nom, on l’a morcelée. En France aussi la Nation s’est faite sur l’écrasement d’un tas de cultures : occitane, bretonne… des régions entières ont été « colonisées ». Et on trouve des noms à l’apparence banale, réduits à leur fonction sociale : Boucher, Boulanger etc… À une autre échelle, dans un autre temps, c’est déjà quelque chose de la « globalisation » qui commençait. Le langage que tu as choisi c’est la musique, comme un prolongement de cette écriture qui marque ta famille, celle de ton père en particulier ? C’est lié oui. Mon père est passé par la poésie, puis le roman, le journalisme, et enfin le théâtre. Il y a eu un cheminement dans la façon d’amener le propos et d’agir, pour décaler la position narcissique de l’écrivain, dans le souci d’aller vers des formes de plus en plus démocratiques. C’est un bel effort, car face à la feuille posée comme un miroir, qu’on s’y trouve beau ou laid, la concentration qu’exige l’écriture impose plutôt une forme de vie d’ermite. Je me souviens avoir déposé une assiette devant sa porte et frappé discrètement, juste pour le lui signaler, sans attendre qu’il ouvre. La poésie reste un peu un domaine réservé, sauf dans certains pays où elle est une vraie respiration - au Moyen-Orient par exemple où le premier venu qui a un peu trop bu se lance dans d’infinies déclamations. Le roman est a priori plus populaire, mais son audience a été limitée en Algérie, où tout le monde n’a pas eu la chance d’aller à l’école, tenue par les Français. Le journalisme lui, visait au moins une petite urbanité indigène, un lectorat quotidien potentiellement plus large. Et finalement le théâtre s’est révélé être le bon outil avec la troupe qu’il avait montée : ACT - Action Culturelle des Travailleurs, où les textes qu’ils écrivait en français étaient traduits en arabe par toute l’équipe. D’abord constituée d’acteurs non-professionnels, apprentis d’un centre de formation, rejoints peu à peu par des jeunes sortant d’écoles théâtrales, elle a tourné pendant 15 ans et j’ai grandi avec elle. Les pièces étaient à la fois historiques et liées à l’actualité, elle pouvaient durer 4 heures, comme La guerre de 2000 ans, qui retraçait toute l’histoire des invasions depuis la Kahina, avant même les arabes, les romains… Le récit aurait pu plonger dans une certaine torpeur à la longue, mais un noyau dur de 4 ou 5 musiciens, qui jouaient pendant la moitié de la durée de la pièce, rythmait les choses. J’ai été éduqué dans cette forme musicale qui est liée au propos, au texte. La musique instrumentale peut me plaire, mais je ne prétends pas être un compositeur : j’écris des chansons. Je n’ai pas immédiatement travaillé sur les textes de mon père : son départ lorsque j’avais 17 ans m’a profondément endeuillé. De lui j’ai surtout gardé l’esprit de ces années de vie artistique collective, cet aller-retour entre l’isolement qu’exige l’écriture et la nécessité d’en partager l’interprétation. Ce souci de partage par la musique s’entend quand tu chantes en français, anglais, arabe, chaouia, kabyle… Oui, je passe de l’une à l’autre y compris dans la même chanson ! En Algérie, selon les régions, toutes les musiques ne se trouvent pas : il existe des magasins où l’on ne vend qu’un type de musique, arabe ou berbère. Et parmi les musiciens Amazigh, les berbères de Lybie ne connaissent pas ceux du Maghreb, où Kabyles et Chaouis ne se rencontrent pas plus. Pourtant, chacun sur son versant de montagne on mange pareillement de l’huile d’olive et des figues sèches, surtout, la langue a une racine commune ! Ces fractures entre populations mitoyennes sont regrettables, mon travail tend à favoriser le mélange. Je chante un peu en anglais, du reggae, et en français bien sûr : j’habite en France et j’ai un public francophone des deux côtés de la Méditerranée. L’identité est quelque chose qui s’habite, comme une maison : suffisamment grande pour être confortable, mais pas trop pour ne pas passer son temps à y faire le ménage, ce n’est pas un château, cela doit rester humble, et léger. On ne l’emporte pas partout sur son dos, comme un fardeau, il faut pouvoir la quitter pour y revenir et s’y sentir à l’aise, elle ne tombera pas en ruine le temps d’un voyage. Le groupe Gnawa Diffusion, une dizaine de musiciens, reflète ces nuances colorées… Notre géographie ethnique couvre une vaste étendue : la session rythmique basse batterie ce sont deux frères français, d’origine italienne et anglo-jamaïcaine, nous avons un guitariste d’origine espagnole, un pianiste lyonnais sans doute un peu polonais sur les bords, un marocain, un algérois, un kabyle de Montreuil… depuis 92, ça respire comme ça. C’est émouvant de revenir ici au Kef, seul cette fois : c’est ici que nous avons amorcé notre première tournée internationale, le début d’un long voyage… Chaque concert est une première étreinte, éphémère, le trac est toujours aussi intense, l’histoire ne se répète pas. Je joue pour les populations avant tout, mais avec des garanties quant aux organisateurs ou une éventuelle récupération médiatique : en Israël, j’ai exigé que si nous jouions d’un côté, pour un public juif qui considère le sionisme aveugle comme une trahison, nous puissions aussi le faire de l’autre côté, en Palestine. C’est un passeport universel. Ton instrument c’est ta voix, et ton gumbri… Cet instrument archaïque, avec ses trois cordes, est central dans la culture gnawa, celle des esclaves noirs du Maghreb. On dit qu’il est né dans la forêt, des mains d’un chasseur et d’un bûcheron : il s’agit d’un arbre, coupé dans la longueur puis dans la largeur, creusé, recouvert d’une peau d’animal. Aujourd’hui on utilise le chameau, et les cordes sont en boyau, ou en fil de pêche quand on vient d’une région côtière plus humide. Entre le son aigu des cordes et la gravité du tambour, on passe de la mélodie à la percussion. Son côté mystique et viscéral lui donne une résonance forte, qui renoue avec l’Afrique profonde : longtemps enfoui, il incarne une musique en train de renaître, et est très pratiqué aujourd’hui. J’ai amplifié mon instrument, j’en écoute des interprétations différentes tous les jours, c’est une sonorité qui me nourrit de ses vibrations. Dans une sorte de gospel local teinté de soufisme, c’est l’instrument qui a permis l’affranchissement, l’acquisition d’une autre stature sociale. Cela m’affranchit aussi à titre personnel : je suis héritier des Touaregs qui ont pratiqué le commerce des esclaves. Avoir la chance de pouvoir jouer de cet instrument qui symbolise la fin de l’oppression, c’est une espèce de réparation, avec le cœur. Il ne s’agit pas juste de rembourser une dette de guerre sur un plan pécuniaire, je mets en jeu ma personne. C’est aussi l’opportunité pour la société maghrébine de se réconcilier avec son socle africain. Les histoires sont mêlées, chacun s’y fait face : dans le diwan, le stambeli, les variantes locales de la musique gnaoui, l’islam a été utilisé comme dans les arts martiaux, pour calmer le maître, en lui montrant que malgré ses traitements indignes, les esclaves gardaient un sens du sacré, et louaient le même dieu que lui. Cette utilisation de la religion est d’une grande intelligence, à l’opposé de ceux qui veulent aujourd’hui s’en servir pour trier les purs et les impurs à coups de pétrodollars. Ici au festival Chanti, vous avez travaillé cette musique traditionnelle en relation avec du slam, tu la confrontes régulièrement à des influences contemporaines, pop, reggae… Ce sont des formes musicales aux bases simples, dont les variations sont infinies, on peut facilement les mettre en résonance. Le diwan c’est à la fois le recueil et le lieu de l’écoute du répertoire. En français, ça a donné le divan, voilà une approche ethno-musicale ! (rires) En réalité c’est beaucoup plus animal, ça passe par le corps, ça se danse, jusqu’à la transe. Il y a deux grands types de diwan : le diwan maftouh : celui qui s’adresse au maître, chanté en arabe, avec de nombreuses références à l’islam, de façon à ce qu’il comprenne ce qui est dit. C’est pour passer les chaînes aux mains du maître, le rendre prisonnier de ses mythes, le soumettre au groove, traversé par une énergie qui le dépasse et le renvoie à sa conscience, celle de quelqu’un qui voudrait asservir des êtres qui lui seraient semblables au fond. Parallèlement, le diwan maghlouq, en bambara, en haoussa, en bornou, les innombrables chansons en langues africaines, est directement subversif, avec de véritables insultes au maître. Mais comme il ne comprend pas ce qui est dit, il le reçoit sans pouvoir répondre, c’est très hip hop dans l’esprit ! En même temps ça se danse, comme un combat, comme la capoiera, c’est une culture de la terre, des ancêtres, du courage. Mais pour qu’il ne puisse pas être saisi, ce diwan « fermé » n’est transmis qu’oralement. Il n’y a pas d’école, on écoute les maâlemin, les maîtres, et les khouyous. Les petits gnawis qui grandissent dans la tradition doivent apprendre les castagnettes, les danses, les chœurs, il doivent connaître toutes les chansons par cœur avant de jouer. Aujourd’hui les musiciens veulent vivre avec leur temps, circuler, jouer sur des grandes scènes : ce serait une reconnaissance méritée, mais il y a un risque de simplification avec cette modernisation, pour être plus facilement saisi par un public non initié. Pour ne pas perdre la richesse, la complexité de cette musique, je récolte des enregistrements, et je commence à préparer des retranscriptions. D’une façon ou d’une autre il faut maintenir cette transmission, moi-même j’ai appris avec des cassettes, certains le font sur youtube… Le patrimoine ira vers toutes les formes qu’il voudra, mais on saura à quoi il se réfère. En apprenant seul je jouais du guembri comme on joue d’une basse électrique, je prenais les cordes avec l’intérieur des doigts plutôt qu’avec l’ongle, je tapais à plat avec la paume ou le pouce sans donner toute sa puissance à la résonance de la percussion… Les premiers vrais gnawis avec qui j’ai joué à Marrakech en 1997 ont eu pitié de moi : « mais tu vas te faire mal comme ça ! » Ils m’ont montré comment ça se pratiquait réellement, j’ai souffert pour me réadapter, j’ai failli arrêter. Je me suis enfermé pendant un mois pour retravailler tous mes morceaux, c’est seulement après mon premier concert, dans une prison à Saint-Quentin-Fallavier, que j’ai compris la liberté que ça m’ouvrait, qu’il fallait en passer par là. J’étais enfin déconditionné. Sur scène tu portes un collier de coquillages, et une veste militaire avec plusieurs insignes : la carte de l’Afrique, le marteau et la faucille… Je suis fait d’une histoire que je n’oublie pas : mes ancêtres sont autant communistes que gnawas, berbères ou africains. Les capitalistes qui accusent cette idéologie de tous les maux devraient se questionner sur leur propre degré de barbarie, qui va aujourd’hui bien au-delà. Ils sont en guerre. Les médias se sont accordés sur le même canal de propagande : c’est en boucle, pas de voix discordante, et pourtant, ils prétendent faire de l’info, ils jouent faux. Alors sur scène avec ça, j’ai l’air d’un Boogie Man, d’un épouvantail ? Tant mieux ! L’emblème peut avoir cette fonction, mais je ne suis pas un supporter de foot qui agite son drapeau ; quand je parle de communisme, il faut entendre l’idée : il s’agit de reconnaissance entre humains, pas de récupération par un parti, tout vient des soviets, des assemblées populaires, c’est là que ça se joue. Ce festival, une semaine de rencontres inédites entre des musiciens venus d’horizons très divers et le public tunisien, s’inscrit dans un moment particulier de l’histoire du pays. En jouant au Kef j’ai retrouvé l’esprit des villes de province en Algérie dans les années 60, un esprit à la fois révolutionnaire, combatif, mais tranquille. Ce n’est pas l’agitation des zones côtière et touristiques… ça donne une autre idée du pays. Sur le plan musical, ce n’est pas un « chantier » comme dans le bâtiment, ça j’ai pratiqué, en peinture par exemple quand à la fin l’architecte vient et met une croix sur ton mur : pas assez lisse, à refaire ! Ici, c’est plutôt « work in progress », il n’y pas de fin, cette première édition c’est un début… J’ai rencontré Barta Ben Barka l’année dernière en Tunisie, qui m’a emmené dans cette aventure qu’elle dirige avec Blaise Merlin. Ça m’a permis de travailler avec Cheikh Chedli Bidali, qui a tout appris avec son père dans la tradition, avec qui je commence un travail d’enregistrement. J’ai eu aussi le plaisir de retrouver Dgiz, que j’ai connu il y a longtemps dans une ruelle sombre de Casa, et d’approfondir le travail avec la flûtiste Naïssam Jalal que j’avais croisée sur des plateaux, notamment avec un rappeur libanais qu’elle accompagnait, mais avec qui je n’avais jamais eu l’occasion d’aller plus loin. Ce principe de rencontres musicales, avec les défauts que ça comporte, les difficultés de calage technique, c’est surtout une belle énergie, chacun vient avec sa jeunesse, ça change de jouer les vieux de la vieille, ou devoir montrer qu’on a de la bouteille. Les 4 premiers jours de répétition, on attendait la batterie… j’ai commencé à écrire un nouveau morceau, je vais rentrer j’aurai à le finir ! Ça nous donne des idées pour l’avenir ! Il y a des étincelles, des situations d’urgence, mais notre vraie richesse c’est le temps, c’est à ça qu’il faut travailler, c’est pour ça que ce genre d’aventure doit pouvoir continuer. Propos recueillis par Samuel Wahl et Lena Krause [VIDEO] : J’avance avec le feu - Amazigh KATEB Avec Naïssam Jalal (flûte), Philippe Gleizes (Batterie), Dgiz (slam) Extrait du concert au Whatever Saloon (fermé depuis par décision administrative) Tunis, 16 mai 2015 P.-S. En complément : lire l’entretien avez Youssef Seddik, philosophe spécialiste de la Grèce antique et anthropologue du Coran en cliquant ICI Notes [1] Sur un plan plus personnel, et artistique, ces jours ont été marqués par le décès du metteur en scène et ami de longue date de la revue Cassandre/Horschamp, Ezzedine Gannoun, directeur du Théâtre El Hamra (La rouge), à Tunis. Compte-rendu à lire et à voir en vidéo sur www.linsatiable.org