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Page 1/5 Ce dimanche de janvier, un dimanche matin comme un autre, je chausse mes vieilles tennis, pour tenter un léger footing autour du bassin de la Villette, et tester ce genou gauche qui m’a lâché et trahi, il y a un an déjà. Pour cause de douleurs persistantes, j’avais dû raccrocher les crampons, la mort dans l’âme. Ce matin, je refais une tentative pour repousser l’échéance fatale. Ce monde du dimanche matin me manque, je le sais. Il est ma parenthèse, celle qui me permet de garder un oeil ouvert sur un autre monde, un monde de proximité, tout proche de ceux que j’aime, très loin de la vie professionnelle. Le dimanche matin, j’aime vraiment retrouver les berges du canal Saint Martin ou du Grand Bassin de la Villette, lieux témoins de l’histoire ouvrière de Paris, devenu depuis peu un coins très branché. Ici, se côtoient, au coude à coude, sans vraiment se voir, des gens qui courent ou marchent, des jeunes et des moins jeunes, des hommes et des femmes, des très minces et des moins gros, des solitaires, des couples, des petits groupes... Il y en a qui bavardent, d’autres qui grimacent, halètent ou transpirent. De temps à autre, un SDF apparaît dans leur champ de vision, émergeant d’un porche, d’un abri de fortune sous le pont de la rue de Crimée, d’un carton près de la Rotonde de Stalingrad, la nuit passée sur un matelas sali, récupéré au pied d’un immeuble voisin, regardant hébété ce monde de bipèdes qui s’agitent. Comme souvent, au démarrage, je croise " le clodo de Franprix", on l’a toujours appelé comme ça dans le quartier, étalé directement sur le bitume, dans un état de saleté indescriptible, avec autour de lui des bouteilles vides et des boites de conserve éventrées. J’ai toujours vu ce coin occupé par un SDF, pas toujours le même, trois ou quatre peut-être en vingt ans, plus ou moins sédentarisés, parfois seuls ou avec des potes de bonne ou plutôt de mauvaise fortune. Ce coin semble très prisé, sûrement pour récupérer les produits périmés du magasin, dans la poubelle verte à coté. Chacun défend jalousement ce petit territoire, parfois avec des insultes, parfois avec les poings. Après quelques séjours dans des foyers spécialisés, un beau jour, vieilli avant l’âge, le clodo de Franprix disparaît à tout jamais, sitôt remplacé. Au bout de la rue Alexandre Parodi, mes premières foulées me conduisent sur la berge du canal Saint Martin. Le dimanche, les quais sont interdits aux voitures. Ce matin, j’y rencontre marcheurs et coureurs, vélos, skates et rollers, parents et enfants… Les SDF ne sont pas visibles. Il y quelque temps déjà, ils se réfugiaient Page 2/5 sous le pont de la rue Louis Blanc, à l’abri des regards, m’obligeant à les enjamber ou bien à changer de parcours, ce que je faisais le plus souvent, sûrement pour éviter le face à face, et ne pas rencontrer dans leurs yeux la détresse ou la solitude. Aujourd’hui, je peux passer sous le pont et rejoindre le quai de Valmy. Ce matin, il n’y a rien qui gêne, je peux continuer jusqu’au "Point Ephémère", sans encombre, pas de matelas, pas de cabane en carton, juste par terre quelques canettes et gobelets en plastique, laissés là par les fêtards de la nuit. A l’époque où les enfants de Don Quichotte avaient planté leurs tentes rouges depuis les Écluses des Morts jusqu’à l’Hôtel du Nord, les quais avaient été colonisés par des groupes de réfugiés afghans. Ils avaient installé là leurs campements juste en face du Point Éphémère, sur le quai de Jemmapes, en mitoyenneté avec les services techniques de la Ville de Paris. L’été, le soir, deux mondes, face à face, chacun sur sa rive, coexistaient en s’ignorant, d’un coté les jeunes fêtards de la nuit, de l’autre les réfugiés en transit, en attente d’un départ hypothétique vers Sangate, dernière destination pour rejoindre peut-être un jour l’Angleterre. Lors de journées très chaudes, j’ai pu voir les plus jeunes plonger et nager dans les eaux troubles du canal, à la recherche d’un peu de fraîcheur et de plaisir. Ils ont disparu d’un seul coup, chassés ou reconduits je ne sais où. Depuis, grillages et barbelés ont été dressés pour décourager les récidivistes. Je poursuis ma course vers la Rotonde de Stalingrad, fidèle gardienne du grand bassin de la Villette. Elle est occupée depuis peu par un restaurant branché, avec terrasse où je flâne parfois aux beaux jours, après une séance de ciné au MK2. Devant, la place a été nettoyée et purgée de ses dealers qui y faisaient commerce dans les années 90. Ils ont été refoulés vers le périphérique, les braves gens du quartier peuvent circuler et dormir tranquilles. Ce matin, il y bien encore quelques SDF endormis sur les cartons, derrière la fontaine, mais eux ne troublent pas l’ordre public. Après les écluses, le canal Saint Martin débouche sur le grand bassin de la Villette, il change de nom et s’appelle le canal de l’Ourcq. Plus tard, je raconterai peut-être cet autre monde qui est situé tout au bout du canal de l’Ourcq, loin après la banlieue, après des kilomètres et des kilomètres de canaux et de voies navigables, l’Ourcq, la Marne et enfin l’Aisne. Cet autre monde, c’est aussi le mien, c’est un jardin magique construit sur des vieilles pierres marquées par la grande guerre, sur un versant du chemin des Dames. Page 3/5 Arrivé au grand bassin de la Villette, après avoir dépassé la zone des cartons et des odeurs d’urine souvent insupportables l’été, je trottine devant la terrasse du bistrot du MK2 "Quai de Seine" où paressent quelques clients devant une tasse de café, feuilletant un magazine, un journal, un livre… D’un coup , la douleur dans le genou gauche me réveille, je m’arrête, fais demi-tour et rebrousse chemin, le moral en berne. Sur le retour, rue du Faubourg Saint Martin, j’aperçois au loin devant le distributeur à billets, assis sur son siège pliant, le "mendiant de la Poste". Je le redoute, celui-là, car il m’a repéré depuis que ma femme lui a donné un billet de 20 €. Maintenant, quand il me voit, il me tend la main pour me saluer, très aimable et poli, me sourit, engage la conversation, avec des arguments "Il fait froid aujourd’hui" ou "Ça ne va pas très bien aujourd’hui". Je lui donne une pièce, de temps en temps, pas toujours. Un jour de grand froid, j’avais eu l’idée de lui donner des vêtements chauds et, malgré son sourire, j’avais compris que c’était pas vraiment ce qu’il attendait. Souvent originaires d’Europe centrale, dans le quartier, "ceux qui font la manche" occupent toujours la même place, une femme à l’entrée de Franprix, un homme devant le marchand asiatique de légumes, d’autres devant les boulangeries. A ces endroits stratégiques, il est toujours difficile de dire "Non, je n’ai pas de monnaie" lorsque l’on vient de tirer quelques billets ou d’acheter une baguette, une salade. Je n’ai pas envie de le voir, ce matin, le mendiant de la Poste, pas le courage de croiser son regard, de lui serrer la main. Je change de trottoir pour l’éviter, je me cache parmi les gens pressés qui font leurs courses du dimanche. Pas très glorieux cet épisode, j’en conviens, mais la charité chrétienne a tendance à me faire fuir. Bien qu’élevé dans la pure tradition catholique, j’ai rapidement pris mes distances avec toutes les religions. Dans ma société à moi, il n’y a pas de mendiants, chacun doit pouvoir manger, dormir, aimer, avoir des enfants et travailler dans la dignité. N’empêche, de temps en temps, je donne mais je me pose des questions du genre "Je donne ou je ne donne pas ? ", " Combien je donne ? 50 centimes, 1 ou 2 euros ? ", "Je ne vais quand même pas donner à toux ceux que je rencontre !" ou encore "Je lui ai déjà donné hier !" Mes pas me conduisent ensuite vers la boulangerie de la rue Varlin, en face de l’école primaire. Noémie y a appris à lire et à écrire et Benjamin y a sévi comme Page 4/5 animateur de centre aéré. Celui qui fait la manche tous les dimanches est là. Lui, il ne parle pas, il dit juste merci. Souvent, je lui donne la monnaie que le boulanger m’a rendue. Il s’est fait agresser il y a quelques mois, devant moi, par un connard vociférant "Rentre dans ton pays", balançant un coup de pied dans la timbale en plastique qui lui sert à faire la quête. Je me suis interposé, ramassant la timbale et les pièces jaunes. J’aurai dû lui foutre mon poing dans la gueule, je n’ai pas eu le bon réflexe, je l’ai beaucoup regretté ensuite. Je n’oublie pas. Page 5/5